Un point sur l’histoire économique de l’Antiquité
p. 75-81
Texte intégral
1L’Antiquité est un domaine chronologiquement et géographiquement très vaste et je n’ai pas l’ambition d’évoquer tous les aspects de son histoire économique dans les remarques qui suivent1. Je me concentrerai donc sur la période gréco-romaine qui est celle évoquée le plus souvent dans les références à l’Antiquité chez les non-antiquisants et qui intègre en partie au moins certains aspects des civilisations voisines comme l’Égypte ou, à un moindre degré, la Mésopotamie. Il faut d’emblée signaler que ce choix est aussi le résultat des spécialisations académiques (postes universitaires et bibliothèques) et qu’il ne faut en aucun cas s’appuyer sur elles pour construire les logiques historiques. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises les liens entre l’économie gréco-romaine et les autres économies antiques, dont les économies « orientales », seront soulignés et rappelés en conclusion.
2Quatre points pour centrer cette intervention :
I. L’existence centrale d’un débat historiographique entre modernisme et primitivisme
3La réflexion historique est parfois un héritage qui se transmet de génération en génération. Pour l’Antiquité, l’un des exemples les plus spectaculaires est celui de l’interprétation de l’économie antique. Elle a été profondément marquée depuis le XIXe siècle (et même parfois depuis le XVIIIe si l’on songe à David Hume) par un souci de comparaison avec l’économie du monde moderne. Cette comparaison se situe dès l’origine sur un terrain évolutionniste. Au XIXe siècle, le débat se cristallise autour d’une typologie de stades historiques rigoureusement différenciés par Karl Bücher : l’économie domestique fermée, l’économie urbaine (avec échange sans intermédiaire) et l’économie nationale (avec une série d’intermédiaires). Selon que l’on plaçait l’Antiquité dans le premier ou le second stade, on était primitiviste ou moderniste au sens « plein » du terme et la différence était considérable, puisqu’elle portait sur les structures et pouvait passer pour quantifiable. Dès ce moment, s’est affirmée l’impression d’incompatibilité entre les deux camps. Le débat a été surtout présent en Allemagne et peu évoqué en France, si ce n’est dans deux articles des Annales où Louis Gernet en 1933 et Édouard Will en 1954 se faisaient l’écho des discussions outre-Rhin2.
4Ce débat s’est maintenu longtemps en grande partie à cause de la part non prioritaire de l’histoire économique dans l’Antiquité dont l’étude était plutôt dominée par les facteurs culturels et politiques. La méfiance académique pour un débat « purement économique » avait été renforcée par l’intervention du marxisme officiel dans la question depuis l’entre deux-guerres.
5L’aboutissement de ce débat a commencé dans les années 1970 avec le succès du primitivisme assuré par Moses I. Finley3 qui s’est beaucoup appuyé sur Karl Polanyi. Le « primitivisme », ou ce qu’on appelle par convention tel, définit deux traits fondamentaux : la différence fondamentale entre l’économie antique et l’économie moderne et le rôle spécifique joué par les paramètres sociaux, dont l’esclavage. Toutefois la domination du courant primitiviste n’a jamais été totale pour deux raisons principales. La première est l’importance de l’archéologie et en particulier de l’archéologie des objets, qui est souvent aussi une interprétation des comportements. La seconde est le lien avec la science économique, surtout aux États-Unis.
6En fait, le succès de M. I. Finley (et en France de Pierre Vidal-Naquet qui a relayé ses idées) reposait sur de très bonnes idées qu’il imposait (car il est incontestable que l’économie antique n’est pas une copie du monde moderne) mais se maintenait toujours sur un fond de polémique universitaire issu des grands conflits d’idées de la guerre froide. C’est aussi ce qui a fait apparaître ces idées un peu datées à un certain moment. Du moins elles sont apparues comme telles et, dans les années 1980-1990, on a assisté à une reconstruction de la réflexion par réaction, comme souvent dans les débats académiques. Un renouveau s’en est issu avec un élargissement et davantage de dialogues entre les publications. Des mouvements parallèles sont nés souvent autour des « Vingt ans après Finley ». En France, après un numéro spécial des Annales. ESC en 1995, c’est le lancement des Rencontres de Saint-Bertrand-de-Comminges depuis 1994, un numéro spécial d’Historiens-Géographes autour de l’AFHE en 2002, et on peut dire que l’importance du renouvellement s’est concrétisée par l’émergence d’une question au programme des concours du CAPES et de l’agrégation d’histoire sur l’économie grecque à partir de 2007. Dans le reste de l’Europe, on note les rencontres organisées par les universités de Liverpool et de Copenhague, Cambridge restant en quelque sorte très « finleyienne ». Aux États-Unis surtout, plusieurs universités dont celle de Stanford ont participé à ce renouvellement, marqué par la parution de The Ancient Economy, Evidence and Models (édité par J. G. Manning et I. Morris) en 2005. Je noterai enfin, sans que cela doit être pensé comme une téléologie, la mise en place d’un GDR International du CNRS en 2007, intitulé « Les marchés dans le monde antique : espaces, pratiques, institutions » qui va essayer de tisser des liens entre ces pôles de réflexion.
7Ces courants ont des points communs, même si cela ne s’est pas fait d’une manière concertée. Ils sont liés à la fin du débat très politique des années 1970 autour du marxisme et de ses « contraires ». Ils constituent et se veulent un élargissement du questionnement en intégrant tous les aspects de ce que peut être une économie. Ils sont liés à un certain « achèvement » de la réflexion sur la cité grecque réifiée comme élément de causalité explicative claire et univoque. Ils sont en rapport avec un renouveau d’une approche sociologique qui insiste sur les groupes à l’intérieur de la communauté politique, voire pour certains, sur les individus, ce qui pourrait parfois être appelé approche « néolibérale ».
II. Une place particulière pour l’économie antique dans le panorama des économies
8L’étude de l’économie antique peut être qualifiée de discipline « non-autonome » pour des raisons essentielles que je résume ainsi.
9La question centrale de la documentation se pose, qui fait que l’histoire économique est fondamentalement une histoire institutionnelle ou sociale. La documentation est en effet non seulement rare mais fragmentée : pas de séries ni de corpus homogènes. Il est certain qu’il y a des pertes brutes ; en Grèce, les contrats privés ont disparu à la différence de l’Égypte. Or l’on sait l’importance des données contractuelles dans le marché de la cité grecque avec l’intervention de magistrats spécialisés comme les agoranomes.
10Une question complexe est celle du statut du document quand il existe. Il est presque toujours politique et issu de la cité. Les listes de prix, par exemple, sont soit des comptes d’achat d’un acteur public (comme par exemple le sanctuaire d’Apollon à Délos), soit des interventions de la cité pour peser sur les prix.
11À côté de cela, il faut noter, pour compenser si l’on veut cette impression « défavorable », un enrichissement constant de cette documentation, toujours fragmentaire dans l’ensemble mais où la série prend corps grâce surtout à l’apport de l’archéologie, qui entraîne à son tour des types de réflexion spécifiques, autour de certains bâtiments comme par exemple les tours dans les campagnes à l’époque hellénistique en Grèce4.
III. Au cœur de l’économie antique
12Trois points à mettre en évidence et qui sont ce qu’on pourrait appeler le « cœur » de l’économie antique : l’agriculture, la place des villes et le monde des échanges.
1. L’agriculture
13Les débats anciens sur la propriété (et la question de l’émergence de la propriété privée) sont un peu oubliés mais essentiels et souvent laissés aux juristes qui apportent leur spécificité car il faut noter la richesse des textes juridiques antiques sur les pratiques économiques. Peu à peu se dégage une autre approche, celle de la question des droits (entitlement) d’accès collectifs ou personnels aux ressources.
14Il y a eu des progrès considérables dans l’histoire des techniques. Dans l’Antiquité, l’étude de l’économie n’est jamais très loin de celle de la vie quotidienne. Et la tonalité générale devient très claire, contre l’idée d’un blocage monolithique des comportements et dans le sens d’une diversification, d’une fluidité et d’une plus grande diffusion. Dans ce cadre, l’étude des campagnes et de l’occupation du sol par les pratiques de surveys et les fouilles apporte des éléments décisifs (par exemple la question des formes d’habitat rural : villages, fermes isolées, la structure de la villa romaine).
15Enfin l’étude de l’environnement, qui porte sur le long terme en intégrant souvent les données préhistoriques, devient un point essentiel de l’aspect pluridisciplinaire à l’intérieur des sciences humaines et en rapport avec les « sciences dures ».
2. Les villes et l’économie urbaine
16Dans ce domaine, très important à cause de la forte urbanisation du monde antique à certaines époques et dans certaines régions, la situation de la recherche est très contrastée. Il y a une spécificité de la réflexion sur la ville antique depuis Max Weber5, repris par M. I. Finley. Il faut cependant la reprendre hors des grands débats souvent faussés par la polémique, type « ville des producteurs et villes des consommateurs ». Mais l’archéologie urbaine est souvent très spécialisée. Par tradition et parce qu’une fouille est une opération avec beaucoup d’enjeux, on a constaté un faible intérêt pour les centres artisanaux et les bâtiments commerciaux, d’où l’étude lancée dans le cadre du GDRI CNRS sur les bâtiments des marchés (différences entre production et vente, structures de commercialisation et de stockage, et phénomène des boutiques).
17On notera aussi l’analyse du fait industriel quand il existe, comme les mines, et qui apporte une documentation étonnante et des enseignements divers, y compris sur les premières destructions d’un environnement naturel par une proto-industrie, comme dans les mines de l’Espagne romaine.
3. La place des échanges
18L’analyse est plus à l’aise dans ce domaine. Pour les transports, on assiste à l’essor de l’archéologie sous-marine, l’une des plus médiatisées qui soit et au coût souvent très élevé. Au départ, elle était une archéologie du trésor et elle s’est tournée ensuite vers une étude complète de la cargaison et de sa structure. De nombreuses questions de fond sont posées par la très grande variété des cargaisons (avec parfois cependant de vraies spécialisations) et la constatation de tonnages parfois importants. On peut dire que la Méditerranée antique est dans ce domaine proche de celle du XVIe siècle.
19La numismatique, l’étude de la monnaie, s’est toujours fondée sur les questions d’identification et de reconnaissance mais de nouveaux champs d’étude ont été ouverts. La question de l’origine de la monnaie est marquée par la mise en évidence de l’intérêt public et la rapidité du succès de cette forme nouvelle. Une meilleure connaissance du fonctionnement monétaire permet de comprendre l’importance très tôt dans l’histoire de la petite monnaie et de la monnaie fiduciaire et, d’une manière générale, le lien entre la monnaie et le commerce. Le phénomène de ce qu’on appelle par commodité « monétarisation » est mieux connu dans sa complexité avec la mise en évidence de périodes de grandes frappes monétaires comme celle de l’expédition d’Alexandre le Grand à la fin du IVe siècle av. J. C. N’oublions pas enfin la place des objets, comme la céramique.
20D’une manière générale, on peut dire que la recherche en économie antique a avancé plus sur les structures d’échange que sur les structures de production.
III. Les enjeux actuels
21Je proposerai cinq groupes de questions, ce qui n’est certainement pas exhaustif et représente, faut-il le rappeler, un point de vue personnel :
- Le quantitativisme qui est une question cruciale dans un monde où les chiffres sont rares, comme la démographie et les discussions passionnées sur les chiffres de population des États antiques, les prix avec un effort très net pour donner sens aux fragments dont on dispose et la question de la validité des rassemblements d’échantillons. Chiffres de production et quantités de monnaies sont aussi des pistes à développer.
- La place de l’échange et de l’économie de marché : c’est la question posée entre autres par Karl Polanyi dont la réponse est restée un peu ambiguë parce qu'il admet implicitement une sorte de « naissance » du marché moderne au cours de l’histoire athénienne classique. Il faut définir et classer les pratiques de marché telles qu’elles apparaissent selon les régions, les produits, et la variété des contextes. Le fait politique (nourrir la cité) a joué dans certains domaines, comme le commerce du blé et pas dans d’autres. Dans ce contexte, deux idées se font jour : étudier l’économie antique comme une économie en voie de développement ou comme une sorte de marché imparfait.
- De ce fait, il faut poser pleinement la question du modèle économique. Un certain éloignement de l’anthropologie historique qui n’a plus tout à fait sa place des années 1970-1980 a fait place à une curiosité plus forte pour certaines idées au moins de la science économique comme l’économie institutionnelle, les problèmes de l’information inégale sur les marchés et la part de l’incertitude.
- Se tourner donc vers une histoire des économies antiques veut dire en étudier la rationalité qui s’y manifeste, en particulier à travers les textes laissés. En insistant sur le peu d’intérêt des corpus de textes de l’oikonomia grecque, l’histoire économique traditionnelle comme celle de Schumpeter voulait parler d’une période « non-économique » et cette idée avait été reprise par Finley. Il ne faut pas en rester à l’opposition wébérienne homo politicus/homo oeconomicus et au contraire dégager les spécificités de cette pensée(et du comportement qu’elle suppose), comme l’idée que l’échange est un rapport de force, donc inégal et insatisfaisant, que la cité, l’État doit corriger. D’où la place centrale de la confiance que les Anciens notent autour de la monnaie (circulation plus importante que la quantité).
- Enfin, reprendre la question d’une éventuelle spécificité de la cité gréco-romaine par rapport aux formes appelées par une mauvaise tradition « orientales ». Il faut pour cela encourager une approche aussi complète et diversifiée que possible pour comprendre les nombreux points communs, mais aussi les diversifications autour de certaines formes économiques et élargir la réflexion à l’ensemble des mondes anciens (par exemple intérêt considérable d’une comparaison entre les textes gréco-romains et l’Arthaşastra de l’Inde védique).
22Et pour terminer, une idée simple mais qui permet de mieux comprendre l’évolution historique. Ce qu’on entend par économie antique n’est pas un donné naturel dont l’évidence sauterait aux yeux, c’est un domaine scientifique difficile qui demande à être véritablement construit de fond en comble en grande partie parce qu’il est issu de pratiques académiques différentes et qui pendant longtemps se sont ignorées.
Notes de bas de page
1 Ce texte est la transcription de l’exposé prononcé devant le conseil scientifique du RTP et l’auteur lui a gardé son style oral.
2 Gernet L., « Comment caractériser l’économie de la Grèce antique ? », Annales. HSS, vol. II, 1933 p. 561-566 (repris dans Les Grecs sans miracle, Paris, 1983, p. 193-200) ; Will E., « Trois Quarts de siècle de recherches sur l’économie grecque antique », Annales ESC, vol. IX, 1954, p. 7-22.
3 Finley M. I., The Ancient Economy, Londres, Chatto & Windus, 1973 (L’économie antique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975).
4 Morris S., Papadopoulos J. K., « Greek Towers and Slaves : An archaeology of Exploitation », American Journal of Archaeology, no 109, 2005, p. 155-225.
5 On lira Weber M., Économie et Société dans l’Antiquité, Paris, La Découverte, 1998.
Auteur
Professeur d’histoire ancienne, université de Bordeaux 3
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