Jalons pour une éthique de l’attitude éducative ?
p. 97-108
Texte intégral
1L’incertitude s’est saisie de l’éducation. Certes, il en a toujours été ainsi, ne serait-ce que parce que les résultats de l’éducation n’ont pratiquement jamais été à la hauteur des espoirs ou de l’espérance qu’on a voulu y mettre. Il n’en reste pas moins que, pendant longtemps, et en particulier, pendant toute l’expansion du système scolaire et au long du développement de la société éducative (Beillerot, 1982), l’horizon éducatif semblait balisé par la certitude. Une articulation sous-jacente entre valeur de l’éducation – valeur de l’institution scolaire –valeur de la société se donnait comme référence rassurante. À ce titre la définition de l’attitude éducative bénéficiait de repères qui semblaient pouvoir être admis de tous. Le cadre éducatif tenait en quelque sorte et les éventuelles errances des éducateurs ou les conflits qui traversaient les causes de l’éducation bénéficiaient d'un fond commun de certitude.
2On peut considérer que ce monde moderne s’en est allé et que désormais il nous faut penser l’éducation dans un autre univers de référence. Que l’on parle de post-modernité, de sécularisation, de pluralisme inhérent, l’acte éducatif s’inscrit maintenant dans une gestion incontournable de l’incertitude (Houssaye, 1998). Ce qui fait que la question de la recherche du fondement du vivre-ensemble dans la société en général et à l’école en particulier devient primordiale. Mais, en la matière, sommes-nous purement et simplement déboussolés, condamnés à errer sans fin, orphelins d’un cadre qui fournit des repères ? Vaut-il encore la peine de chercher à dessiner des traces éducatives ? Au nom de quelles valeurs, au moyen de quels repères ?
3Or il nous semble qu’au regard des réflexions actuelles sur l’acte d’éducation, des jalons peuvent être soulignés qui peuvent servir de signes dans la définition et le fonctionnement de l’acte éducatif. Nous en distinguerons trois : la relation, la responsabilité et la loi. L’attitude éducative prendrait alors forme quand elle se saisirait de ces éléments et les respecterait, dessinant ainsi des lignes de force qui, pour ne pas être nouvelles, se donnent comme un écho de la réalité contemporaine. Notre quête est donc la suivante : en étant à l’écoute de ce qui s’affirme dans la réflexion actuelle sur l’acte éducatif, que peut-on retenir qui puisse être reconnu comme des jalons de l'attitude éducative ?
1. La relation
4Il est très significatif que bien des auteurs ancrent l’acte éducatif sur la relation, même s’ils utilisent des termes différents pour la désigner et l’analyser, reconnaissant par là en quelque sorte une primauté de la relation en éducation. Une telle démarche se décline sous diverses formes, mais souvent par l’intermédiaire d’éloges. Certains vont ainsi faire l’éloge de la bonté. Joannes (1990), par exemple, affirme que la relation éducative se ferme sur elle-même quand elle glisse de l’être à l’avoir, à la causalité, au pouvoir, à la propriété. A l’inverse, elle s'ouvre dans le mouvement qui va de la justice à la bonté. Nous retrouvons là la distinction bergsonnienne entre l’impersonnel-dos et le personnel-ouvert (1932). La bonté apparaît alors comme la vertu éducative majeure, si elle est le nom de la relation la plus féconde qui donne à l’autre accès aux possibilités qu’il tient, de droit, de son être, par une filiation en liberté.
5D’autres vont préférer faire l’éloge de la tendresse. Meirieu est de ceux-là. On sait qu’il tient qu’éduquer suppose que l’on tente de lier deux principes apparemment contradictoires, le principe d’éducabilité, qui veut que l’on attende toujours que l’autre réussisse et que l’on fasse tout pour cela, et le principe de non-réciprocité, qui veut que l’on ait rien à exiger de l'autre, ni sa reconnaissance, ni sa soumission, ni sa réussite. Éduquer, c’est donc tout à la fois vouloir exercer du pouvoir sur l’autre et donner à l’autre les moyens de s’en dégager. Retomberait-on alors dans les contradictions kantiennes (ce qui ne serait pas étonnant puisque le principe d’éducabilité est typique du XVIIIe siècle, comme on a déjà pu le percevoir dans le postulat de moralité kantien) ? Ne justifie-t-on pas ainsi le dressage au nom de la liberté, quitte à continuer à affirmer que la relation d’amitié surpasse la relation d’autorité ? Meirieu s’en défend : « Or je tiens aujourd’hui, grâce à la lecture des œuvres de Lévinas et de Jankélévitch, la tendresse devant le signe de la liberté de l’Autre comme la vertu éducative par excellence... non pas une tendresse niaise mais une tendresse joyeuse, rayonnante, émerveillée et contagieuse, créatrice d’Humanité » (1992, p. 29). La tendresse serait donc le remède contre la violence, la suffisance, la culpabilité ou la résignation qui menacent en permanence la relation pédagogique. Éloge de la bonté, éloge de la tendresse. Qu’est-ce à dire, sinon l’éloge de la proximité relationnelle ? Il y a longtemps qu’Hameline (1982) a montré que le bricolage pédagogique n’avait de sens que fondé sur la pratique de la vertu. Éloge de la vertu, donc. Vertu de la relation, par conséquent. Et l’on voit bien que, pour justifier la relation, on a quitté les eaux du savoir pour recouvrer celles de l’éthique, lieu du rapport maître-élèves.
6En oublie-t-on pour autant le savoir, comme cela est souvent trop facilement reproché aux pédagogues ? Non. La relation se donne simplement comme la condition de l’accès au savoir. Autrement dit, pour apprendre, il faut d’abord que soit fondé le vivre-ensemble à l’école. La relation affective est un préalable à la construction du savoir véritable. Selon Daignault (1985), Socrate avait déjà perçu et posé cela. Il voit bien dans la séduction exercée par les sophistes une sorte d’aliénation de l’intelligence, un obstacle à la connaissance que l'individu peut avoir de lui-même, une barrière à la démarche nécessairement autonome de la pensée. Et pourtant, pour accoucher la vérité de l’autre, il séduit à son tour, et dans un climat de grande confiance qui conduit apparemment à une égalité constante du maître et du disciple. Une relation affective constitue la condition préalable à toute construction du savoir véritable. Cette relation résulte bel et bien d’une médiation de pertinence et vise à faire accepter que le dialogue s’instaure et prenne sens. La relation exclut l'autorité dans le rapport humain pour mieux faire reconnaître l’autorité de la Vérité. Restons simplement en deçà et constatons plutôt que, rapportée au savoir, l’autorité va se donner comme une forme supérieure d’affection. Mais, et c’est ce qui nous intéresse ici, on voit bien que l’affection fonde la relation (et non pas l’autorité). À n’importe quel prix ? Non. Au prix de son renoncement en quelque sorte. En refusant les avances d’Alcibiade, Socrate – qui les avait pourtant cherchées – sublime ainsi son désir pédérastique dans la transmission du savoir. De sorte que la relation affective nécessite l’enjeu du savoir. Abus de pouvoir et refus de savoir se renvoient alors l'un l’autre.
7Au commencement est donc la relation. Elle dit qu’il faut élaborer le vivre-ensemble à l'école, elle dit que l’autorité ne peut servir à masquer ce fait, elle dit que l’autorité ne peut servir à combler ce fait. Elle dit même plus : elle dit que dans la relation l’autorité désigne l’exacerbation du désir du maître. Et donc sa pathologie. En ce sens, l’autorité est le pendant du désir érotique. Socrate renonce au désir érotique dans la relation, il renonce à posséder l’enfant, il choisit le logos contre le désir. Mais si ce renoncement se mue en autorité, alors le maître renonce à la relation. Il la récuse en hypostasiant une supériorité (du savoir, des modèles, de la loi morale ou d’autre chose). Que ce soit dans le désir érotique ou dans l’autorité, l’adulte se cherche dans l’enfant, le réduit à lui, « cannibalise » la relation et détruit la distance qu’elle suppose. En s'identifiant au savoir ou au désir, il abolit la possibilité d’établir des médiations dans la relation. Et il s’exclut de la démocratie, faute de vouloir fonder la classe sur la précarité de la persuasion.
8Analysant les diverses réponses pédagogiques, Hameline (1977) avait déjà fortement souligné, au sein de la tutelle scolaire, l’altération de la démarche éducative prise entre domestication et affranchissement. Il nous proposera par la suite (1986) une morale provisoire : tout éducateur est et doit rester un indigné car il est impossible d’éduquer sans croire, sans espérer, sans s'indigner. Mais comment, souligne-t-il, continuer à tenir ce chant d’amour qu’est le Magnificat face à la quotidienneté d’Apocalypse now ? Que reste-t-il à l’éducateur ? Une « foi » modeste et désespérée, une « foi permanente » dans l’éducation, un labeur qui exclut la gloire et le miracle, un labeur marqué prosaïquement par la tâche, l’obstination et encore l’indignation, un labeur en quête permanente de la relation.
9Nécessité et difficulté de la relation. Voilà bien ce qu’analyse Meirieu quand il définit l’éducation comme une « réalité irréductible : le face-à-face avec un « autre » à qui je dois transmettre ce que je crois nécessaire à sa survie et à son développement et qui résiste au pouvoir que je veux exercer sur lui, face-à-face avec « 'quelqu’un » qui est à mon égard dans un rapport premier de dépendance inévitable, quelqu’un « qui me doit tout » et dont je veux faire « quelque chose » mais dont la liberté se dérobe toujours à ma volonté » (1996, p. 14). La pédagogie serait donc un art de la relation, et d’une relation qui ne peut se jouer qu’entre emprise et échappement. N’est-ce pas affirmer que, si la pédagogie ne se réduit pas à la relation, elle passe d’abord par une prise en compte et une rencontre de la relation en éducation ?
10Il se pourrait bien que la considération des contenus, des méthodes, des techniques, des moyens et des didactiques ne puisse suffire à justifier la compréhension et la « maîtrise » de l’acte éducatif. Car toutes ces entrées en pédagogie se présentent comme une prétention à gérer la certitude. Elles poursuivent le mythe de la modernité, la quête de la certitude, au lieu de respecter le principe d’incertitude qui règle notre société. L’entrée par la relation, elle, induit et autorise une démarche ouverte et tolérante. Comment, en effet, gérer à la fois le pluralisme, qui assure l’affirmation et la liberté des opinions, et la neutralité, qui interdit l’hégémonisme de certaines d’entre elles ? Dans une société pluraliste, les règles ne peuvent être imposées autoritairement, au nom par exemple d’une morale qui serait valable pour tous. Éduquer, c’est donc faire accéder à des compromis provisoires qu’il nous faut construire au fur et à mesure. S’il n’y a pas de vérité absolue, l’éducation se doit de favoriser la construction d’un consensus élargi à travers les confrontations. S’il n’y a plus d’obligation morale comme telle, que reste-t-il sinon une communauté de confiance à instituer (Rorty, 1993) ? Et, dans ce cas, comment la relation pourrait-elle ne pas être privilégiée en éducation ? Nous la considérerons donc comme le premier jalon pouvant servir de point de repère à l’attitude éducative.
2. La responsabilité
11Le second sera la responsabilité. Il serait plus juste de dire : la solidarité ou la responsabilité. Car les deux termes renvoient le plus souvent à la même réalité et à la même volonté, le premier étant en quelque sorte la déclinaison collective de la seconde. Nous retiendrons donc les deux aspects, sans les distinguer en permanence, ne serait-ce que parce qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève de la responsabilité collective et ce qui relève de la responsabilité individuelle. Le principe responsabilité énoncé par Jonas le montre bien : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine. » (1990). Pourquoi la responsabilité est-elle aussi prégnante aujourd'hui ? Parce que les valeurs humaines sont devenues intrinsèquement incertaines. Pour autant, on ne peut accepter la croissance des idéologies monistes, l'extension de ghettos, le développement de l'exclusion, ou la destruction des cultures (Mougel, 1996). Ce qui signifie que la définition d’une éthique négociée passe par l’établissement d’un terrain d’entente entre l’éthique de responsabilité et les éthiques de conviction, ne serait-ce que pour éviter de tomber dans la destruction du pluralisme, de la négociation, de la recherche d’une entente et de l’établissement d’une solidarité.
12Il nous faut donc avant tout préserver la solidarité en éducation. Mais ceci ne peut se faire sans une réflexion sur les rapports entre politique et pédagogie. À la suite de Guillain (1995), considérons un moment la pédagogie comme une stratégie qui s’inscrit socialement dans un ensemble de stratégies. Dans ce cas, la politique éducative correspond au régime d’une époque qui se caractérise par ses techniques de gouvernement. En Allemagne, la pédagogie néo-herbartienne avait confié à l’instruction le soin de réaliser l’unité politique, morale et religieuse de la nation ; elle intervenait directement dans le cours d’un développement naturel qu’elle s’efforçait d’infléchir et d’améliorer en imposant un même type national à la masse des enfants scolarisés. En France, la pédagogie dite traditionnelle a eu la même fonction dans les grandes lois scolaires de l’époque Ferry, sur fond de rationalisme et de positivisme. Aux États-Unis, l’étude de l’enfant telle qu’elle était véhiculée par Hall et Dewey confiait à l’école le soin d’assurer le succès des républiques en construisant l’unité nationale et en maintenant la santé du corps social. Pour ce faire, sur fond de pragmatisme cette fois, elle mobilisait une stratégie libérale qui laisse jouer, au nom de l'adaptation, l’affrontement des différences individuelles et les mécanismes de la régulation naturelle. Le libéralisme va évoluer, comme le pragmatisme, autant en Europe qu’aux États-Unis : apparition des techniques de rationalisation, organisation scientifique du travail et de la coopération vont correspondre au développement d'une psychologie des apprentissages ainsi qu’à une théorie de la mesure en éducation. La pédagogie par objectifs, l’éducabilité cognitive, le retour des didactiques sont portés par tout ce mouvement.
13Et pourtant, selon Guillain, nous serions rentrés dans une nouvelle ère stratégique : « Mais il est possible de décrire aujourd’hui une nouvelle stratégie d’intervention qui s’efforce de lutter contre l’exclusion et la déchirure du lien social en construisant un consensus qui ne refuserait pas les conflits ou les antagonismes. Cette stratégie de négociation qui fonde la cohésion sociale sur l’échange communicationnel nous semble correspondre à la crise de l’État-providence et à l’autonomisation du social qui lui est corrélative. » (1995, p. 2). Si l’État ne peut pas tout, la société civile doit intervenir et des dispositifs intermédiaires de réorganisation des rapports sociaux sont à négocier. La négociation est devenue centrale, en quête d’un consensus précaire. Et c’est la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas (1981) qui fournit la philosophie de référence, non loin de Levinas ou de Ricœur qui s’efforcent eux aussi de penser et de poser le rapport à l’autre. La pratique communicationnelle cherche à réaliser le consensus en s’appuyant sur une raison communicationnelle intrinsèque aux structures même de la discussion. La communication humaine se caractérise par une dimension éthique qui tient au besoin de solidarité que le modèle démocratique se doit de satisfaire.
14Devenue ordinaire et multiforme, la négociation se démocratise. L’éducation n’y échappe pas ; elle se transforme en ingénierie de la négociation et elle reprend à la psychologie les savoirs que l’art de négocier mobilise (analyse systémique, psychologie cognitive). Les compromis négociés régissent aujourd'hui l’école, l’entreprise, le couple et la famille ; ces institutions obéissent à la même logique stratégique de la négociation dont la théorie de l’agir communicationnel fournit la philosophie adéquate. S’agit-il pour autant d’un effacement de la politique au profit d’un consensus infra-politique (en-deça des positions) ou supra-politique (subsumant les différences) ? Il apparaît plutôt qu’il s’agit d’un engagement à construire une société de solidarité. Autrement dit, la critique ne peut se suffire à elle-même, elle ne peut s’empêcher de dénoncer pour proposer.
15La théorie critique (cf. l’École de Francfort) a beau avoir montré que tout savoir-faire technologique, que toute éducation institutionnelle servent finalement les intérêts du pouvoir, et qu’il fallait donc les rejeter. Les post-modernes ont beau avoir montré que le concept de sujet agissant selon la raison (que la pédagogie prend pour modèle) et que l’éducation en tant que fait social ne conduisent pas à la vraie humanité, mais à la terreur technocratique et à ses conséquences paradoxales. Des partisans de la théorie des systèmes ont beau avoir montré que, dans un contexte complexe, systémique, sans aucune causalité manifeste, toute action orientée vers un but est impossible, toute action normative et toute réflexion éthique en pédagogie deviennent superflues. Il n’empêche. De même que l’optimisme rationaliste en éducation n’a jamais réussi à étouffer totalement le pessimisme critique, même s’il l’a précédemment toujours dominé, de même, aujourd'hui que le pessimisme critique semble dominant, l’espoir ouvert par le rationalisme ne peut s’envoler définitivement, tout en requérant un éloge particulier de la vigilance et de la modestie.
16« La recrudescence de la violence, une anomie prenant parfois des dimensions dramatiques ainsi qu’un développement des tendances fascistes dans divers pays montrent que manifestement le jeu gratuit avec la critique de la raison et le retrait de toute action sociale responsable comprennent des risques réels. En d’autres termes, notre tâche est de développer à nouveau une raison sociale et de la mettre en pratique. » (Geulen, 1995, p. 98). La raison des Lumières a beau avoir failli, l’idée et la revendication d'une raison communicative et socialement responsable, comme modèle d’action et de recherche pédagogiques, continuent à avoir sens et nécessité. L’horizon politique de la pédagogie reste bel et bien posé, affirmé et affiché. L’éducation prétend encore avoir à voir avec la justice, la solidarité, la benevolentia et l'action communicative exempte de violence. Pour autant, si l’intention politique demeure en pédagogie, la forme politique ne s’y montre plus comme telle directement. La pédagogie continue à avoir à voir avec la solidarité, tant dans l’intention que dans l’apprentissage, mais elle ne peut plus inscrire immédiatement cette solidarité dans un projet politique explicite. Elle ne peut pas non plus faire comme si les deux champs étaient étrangers. La solidarité les unit, eux aussi, même quand la distance demeure.
17Cherchant à définir les fondements d’une éthique de la responsabilité éducative, Paturet (1995) va insister sur les mêmes éléments. 11 décrit la responsabilité comme une éthique de l’engagement, de la singularité et du don. Engagement, car l’apprentissage de la démocratie, posée comme lieu et expérience de la responsabilité, exige une implication au-delà de l’immédiateté. Singularité, car la pensée éducative suppose la reconnaissance, l’écoute et la non-maîtrise de l’autre tout en maintenant la réciprocité du rapport éducateur-éduqué. Don, car éduquer passe par l’abandon de l’autre à sa responsabilité propre au prix de son propre abandon par l’éducateur. Autrement dit, la responsabilité rejoint explicitement la relation, en tant que repère éducatif majeur, en tant que jalon pour une attitude éducative.
18A ce titre, la responsabilité est une modalité de la relation. On peut la définir comme le souci fondamental, au sein de toute interaction, de se montrer homme avec l'homme. Reprenant Weber, Genard (1992) insiste sur le fait qu'une éthique de la responsabilité est inséparable d’une éthique de la conviction. Dans le monde post-moderne où l’absolu ne peut plus servir de fondement et où l'irrationnel ne peut servir de boussole, il convient de réhabiliter la raison pratique. Considérons la responsabilité comme le répondant subjectif du pluralisme à laquelle la discussion, l'opposition, le conflit sont intrinsèquement liés. Genard précise : « Ni déductibilité, ni irrationalité... la raison pratique se situe dans une zone médiane par rapport à laquelle prend sens cette responsabilité qui est à la fois aptitude à répondre – par des raisons – mais aussi engagement, investissement affectif, où, implicitement, se reconnaît et s’atteste que ces raisons ne s’imposent nullement au sens d’une contrainte logique ou empirique et que dès lors les raisons d’autrui, qui ne sont pas les miennes, relèvent également de cette sphère de la responsabilité où se positionne mon engagement. » (1992, p. 105).
19L’éducation à la responsabilité passe alors par la capacité de générer à la fois des convictions, de la sympathie pour autrui et de l’estime de soi. La conviction navigue entre sentiment de justesse normative et tolérance ; la sympathie pour autrui entre respect et sollicitude ; l’estime de soi entre autonomie et distance à soi. Éduquer, c’est prendre « souci de l’autre ». Éduquer dans un monde post-moderne suppose bien que l’on privilégie la solidarité et la responsabilité. Le pluralisme n’est pas à combattre ou à refuser, il est à vivre. Comment le vivre ? Articulé sur la relation, solidarité et responsabilité peuvent nous servir de jalon dans la définition d’une attitude éducative qui relève d’un tel monde.
3. La loi à construire
20L’enjeu est d'importance. Certes, il est éducatif. Mais, de fait, il est de société. La tension entre le souci de tendre à une universalité des valeurs et le souci de respecter les différences habite la démocratie elle-même, si l’on veut bien admettre que cette dernière ne doit pas être seulement la tyrannie de la majorité mais aussi le débat, la communication, la reconnaissance des demandes plurielles. A l’école aussi la démocratie est à la fois un refus d'un universalisme abstrait, incantatoire et répressif, et un refus d’un communautarisme facteur de haine, de violence et de négation de la personne. C’est bien à l’école qu’il s’agit d’apprendre à vivre ensemble. Le vivre ensemble n’est pas un donné et il ne dépend pas de l’extérieur. Apprendre à vivre ensemble à l’école se joue à l’école et on peut même estimer qu’apprendre à vivre ensemble en société passe aussi par l’école...
21Mais alors, comment cela peut-il se faire ? Suffit-il de se contenter d’une éthique du dialogue, même confortée par une éthique de la responsabilité ? Il n’est pas certain que la confrontation à l’altérité d’autrui soit du ressort de la simple discussion et que l’éducation au conflit, par exemple, se réduise au simple apprentissage d’une éthique de la discussion. Galichet et Manderscheid (1996) insistent particulièrement sur ce point. Nous devons passer d’une éducation à la normalité, où les normes préexistantes étaient acceptées de façon passive et inconditionnelle, à la normativité, qui renvoie à l’exigence dynamique et polémique de l’être vivant pour façonner son milieu. Éduquer suppose l’apprentissage de la gestion de la normativité. « Le rôle de l’enseignant dans cette optique n’est ni de s’ériger en modèle, ni de se cantonner dans la neutralité d’un animateur qui se contenterait de faciliter la réflexion et la production des élèves. Il ne peut être crédible aux yeux de ceux-ci que s’il accepte d’entrer dans le jeu et de ne pas se soustraire à leurs interrogations et contestations. Mais il doit en même temps être le metteur en scène qui organise et dramatise le conflit tout en veillant à ce qu’il ne dérape jamais. » (p. 16). Impliqué et distancié, l’enseignant est à la fois acteur parmi les autres et organisateur de l’ensemble. Témoin et garant de la loi, il en est en même temps dessaisi.
22Nous poserons que le troisième jalon pour une attitude éducative tient à la loi à construire. Touraine n’hésite pas à dire : « Le rôle de l’école n’est pas de fabriquer des travailleurs ou des citoyens, de développer la conscience d’appartenance et le sens du devoir ; il ne peut plus être de guider les jeunes gens vers les valeurs universelles qui se manifestent dans la science, l’art ou les institutions ; il est de plus en plus de les préparer à construire l'unité de leur vie à travers des changements professionnels et économiques, à défendre leur liberté contre la répression, le conformisme et les propagandes, à reconnaître aux autres comme à eux-mêmes le droit d’être un sujet, un acteur de sa propre expérience. » (1995, p. 143). Construire des sujets suppose que l’école accepte qu’elle ne soit plus organisée autour des enseignants et des connaissances ou des normes qu'ils transmettent.
23Dans cette perspective, comme nous l’avons vu, l’école doit être définie comme un lieu de relation et surtout de médiation plus que comme un lieu de transmission. La loi n’est pas donnée, elle est à construire par des sujets en quête de solidarité. L’interactivité ne peut se résoudre à faire participer les élèves dans le cadre de normes ou de règles établies par d’autres. Elle doit résulter de la prise en compte de deux pôles d’importance égale : l’acquisition de connaissances et de techniques et la construction de la liberté personnelle avec d’autres. Le pluralisme, dans la société séculière, ce n’est pas seulement un fait, c’est aussi un droit et un principe d’éducation. L’école du pluralisme peut se donner au moins quatre directions : réussir l’individuation, renforcer la diversité des élèves, favoriser les débats sur les valeurs, affirmer la pluralité des cultures.
24Réussir l'individuation. L’individu ne peut plus se réaliser par l’adhésion à des principes abstraits universels, à une loi supérieure qui rassemble, impose et s’impose. Ces principes se sont révélés des pouvoirs. La construction de chacun suppose d'abord maintenant qu'il réussisse son individuation, qu’il soit différent des autres, qu’il se retrouve dans chacune de ses conduites, passées, présentes et à venir. L’école est là pour permettre à chaque individu de construire le sens de son expérience. Renforcer la diversité des élèves. La culture scolaire qui donnait aux enseignants une autorité complète sur les élèves a tendance à s’effondrer. La diversité des élèves s’impose ; l’école doit non seulement l’accepter mais la renforcer. On ne peut pas retrouver une normalisation des esprits, des corps et des paroles ; on peut par contre empêcher chacun de s’enfermer dans sa particularité et faire en sorte que la diversité devienne confrontation avec les autres et construction de chacun. Favoriser les débats sur les valeurs. Connaissances et sciences ne peuvent plus être détachées de leur insertion sociale. L’école ne peut plus se contenter d’un vague optimisme positiviste ; elle n’a pas à imposer des normes et des choix, mais elle doit apprendre aux élèves à élaborer, exprimer et confronter les principes et les difficultés de leurs propres positions. Affirmer la pluralité des cultures. Reconnaître la diversité culturelle, ce n’est pas se retrancher dans un différentialisme qui conduit à l’incommunicabilité. Une culture n’est pas un univers séparé des autres mais une forme de la construction du sens d’une expérience qui ne peut éviter pour autant le pluriel. L’école n’a pas à choisir entre une raison sans attaches sociales et une culture sans référence à l’universel, elle doit les articuler, les combiner de telle sorte que chacun, avec les autres, puisse s’y construire. Une telle construction, dans un monde sécularisé et pluraliste, passe par une pratique de la loi à élaborer.
25L’école du pluralisme est encore, au sens fort, une école du politique. La politique peut s’y redire, non plus comme projet impositif au nom de l’universel mais comme un dispositif possible et pluriel fondé sur la construction commune de la loi. La loi n’est plus donnée à l’école, elle est à faire. Cette pédagogie de la loi est une expérience du politique à l’école. Cette loi à construire est la source et le moyen de légitimer le vivre-ensemble à l’école. Il ne s’agit plus d’imposer des règles au nom de la loi, il s’agit de favoriser la rencontre de personnes autonomes mises en demeure de construire et justifier la loi. Il devient en quelque sorte nécessaire d’apprendre à vivre-ensemble dans un monde sécularisé où l'éducation apparaît arbitraire. Éduquer, c’est ainsi apprendre à construire la loi ensemble, à se donner des devoirs ensemble, à se contraindre ensemble, sans que ces contraintes puissent être considérées comme préalables ni externes. Un tel apprentissage ne peut se fonder que sur la conciliation, l’égalité, la communication et la démocratie (Houssaye, 1996). L’école n’est pas seulement objet de la politique, elle est surtout expérience et élaboration du politique.
26C’est la démocratie qui exige, en quelque sorte, que l’on fonde l’élaboration du vivre-ensemble sur la primauté de la relation et que l’on veuille bien considérer que ce qui doit conduire les relations relève de ces vertus démocratiques que sont la concorde, la communication, la tolérance, le compromis et la justice. Il se pourrait que l’école ne soit toujours pas démocratique, non pas avant tout pour des raisons d’égalité des chances, mais principalement parce que la pédagogie mise en œuvre de façon dominante se refuse à en respecter les principes. Et pourtant, comme nous venons de le voir, nous ne manquons pas de repères, ni même d’auteurs qui permettent de se repérer. Évoquons par exemple Imbert (1992) qui insiste sur le fait que le surgissement du vivre-ensemble à l’école passe par la recherche de l’élaboration commune de médiations. Dans la classe, il s’agit de faire en sorte que les relations dominantes soient celles que l’enfant entretient avec le monde et les autres enfants à travers les médiations de travail et de relation. La place du maître est celle de garant, de tiers qui autorise et protège. Faute de quoi, l’enfant se trouve confronté directement à une image du maître identifié au savoir ou au pouvoir du maître. Il s’épuise dans les jeux de la soumission et de la révolte ; il n’a plus véritablement accès aux médiations et à la construction de la loi ; il n’est plus qu'un assujetti. La loi à construire apparaît donc comme la source et le moyen de légitimer le vivre-ensemble à l’école. Elle désigne la médiation indispensable entre le maître et l’élève, elle en est le mode d’élaboration. Elle est ce qui explicite les sujets dans leur histoire et leur rencontre, sur fond de relation et de solidarité.
27La société séculière ou post-moderne semble a priori peu propice et même contraire à l’acte éducatif. Ne conteste-t-elle pas qu’il y ait des valeurs, des principes ou des références absolus ? Ne considère-t-elle pas que le pluralisme est un fait indépassable et à préserver ? Comment, dans ces conditions, est-il possible d'éduquer ? Sur quoi, pour quoi et au nom de quoi ? L’incertitude serait-elle rédhibitoire en matière d’éducation ?
28Certes, on pourrait soutenir et développer la thèse que c’est précisément parce qu’il y a incertitude que l’éducation devient pensable et possible. Sans aller jusque là, je voulais avancer que des repères continuent à s’imposer et à fonctionner qui permettent de définir une attitude éducative. Les jalons ne manquent pas. J’en ai présenté trois : la relation, la solidarité et la loi à construire. Il me semble qu’ils sont susceptibles de servir d’éléments de base à la construction de pédagogies qui prennent en compte la réalité contemporaine.
29Ces pédagogies sont d’ailleurs en œuvre. Mais elles se heurtent à une réalité du fonctionnement scolaire qui ne connaît guère la relation mais l’autorité, la solidarité et la responsabilité mais l'individualisme et la concurrence, la loi à construire mais la règle à appliquer et à transgresser. L’école n’est plus vraiment celle d’une société moderne, elle n’est pas vraiment celle d’une société post-moderne, elle cumule la déconstruction de l'une avec l’évitement de l’autre. À qui profite le crime ?
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