La laïcité selon Zola : un évangile socialiste
p. 57-66
Texte intégral
1Pour saisir une variante singulière de l’idéologie laïque, je me propose de parcourir un livre de Zola, le dernier qu’il ait d’ailleurs écrit : Vérité, publié en 1903. Ce livre ultime, qui devait à l’origine s’intituler Justice, succède à Fécondité et Travail dans la série inachevée des Quatre évangiles (un plan de 1897 ne recèle aucune trace d’un quatrième ouvrage), laquelle série vient après les Trois villes : Lourdes, Rome et Paris. Ces romans, qui mettent en scène la même famille, les Froment, furent bien accueillis en leur temps par le public. Lourdes notamment a eu un immense succès. Mais aujourd’hui, par comparaison avec le cycle des Rougon-Macquart, on en parle comme de livres plutôt ratés, une « saga » sans importance, même si elle est placée sous les auspices du Nouveau Testament1.
2En fait, Zola radicalise le combat contre l’Église catholique en transposant l’affaire Dreyfus. Vérité raconte ainsi l’action de l’instituteur Marc Froment en faveur de son collègue juif Simon Lehman, injustement accusé du viol et du meurtre d’un jeune garçon, un orphelin recueilli et élevé par ses soins. Qui est le coupable de ce crime au sommet de toutes les horreurs ? Un troisième enseignant, congréganiste et frère de la Doctrine chrétienne, le Frère Gorgias en religion (de quoi faire sourire les lecteurs de Platon). Pédéraste, pédophile, violeur et meurtrier : voici un maître qui assassine son élève au lieu de le protéger, qui le traite comme un objet de désir au lieu d’en faire un sujet libre.
3Zola, qui concevait Vérité comme le « poème de l’instituteur français »2, y dépeint un monde manichéen, sans nuances : blanc-noir. Le noir, couleur létale de la haine, est porté par le parti clérical, les curés, les jésuites, les frères dans leur école, les capucins dans leur cloître ; autant de personnages qui projettent des ombres crispées sur les murs de la ville. Affublés de noms aussi évocateurs que « l’abbé Cognasse » ou le « Frère Crabot », ils sont tous plus ou moins dégénérés, au moral comme au physique. L’ainsi nommé Gorgias, fils d’une rôdeuse engrossée dans un fossé, est un homme maigre et noueux, aux cheveux crépus, au front bas, avec un nez en bec d’aigle et des dents de loup3. Comment ne pas penser aux caricatures antisémites des années suivantes ? Il est vrai que les stéréotypes de la méchanceté et de la laideur, en nombre limité, ne choisissent pas l’idéologie qui les emploie.
4S’il faut ranger ce livre dans une catégorie, ce sera donc celle de la littérature anti-jésuite, fort abondante au XIXe siècle. Vérité actualise cette manie persistante qui commence en 1825 chez les ultras avec Montlosier et le fameux Mémoire à consulter sur un système religieux et politique tendant à renverser la religion, la société et le trône ; qui continue sous le régime de Juillet avec toutes sortes de publications, brochures, pièces de théâtre etc., stigmatisant l’infamie des « hommes noirs » ; qui comprend aussi les dénonciations par Quinet et Michelet, de la compagnie où règne « l’esprit de mort » (1843) ; ou bien encore Le juif errant d’Eugène Sue (1844-45), une histoire de jésuites qui commettent une captation d’héritage et toutes sortes de manigances pour gouverner le monde4.
5Zola, qui renoue ici avec la veine romantique et lyrique de sa jeunesse, entreprend de reconstruire la société et il annonce un avenir libéré des Églises, des prêtres et des superstitions religieuses. Les Quatre évangiles interrogent le destin du christianisme et prophétisent son expulsion hors de l’histoire ; c’est pourquoi ils nous font assister à de nombreux écroulements d’églises, des autels fracassés, des curés anéantis, foudroyés par des orages cataclysmiques. La faute de l'abbé Mouret suivait aussi l’incoercible croissance d’un arbre mitoyen de l’église, un sorbier, qui faisait un beau jour éclater l’édifice de pierre, rendu aux forces vengeresses de la nature.
6Pour comprendre le sens de cette utopie, il faut la situer dans l’histoire de la pensée laïque – choisissons cette formule sans craindre l’anachronisme de son application à des œuvres ou des auteurs antérieurs à la Troisième République. Elle est de toutes façons préférable aux termes habituels, notamment « libre pensée », qui connote davantage l’anticléricalisme militant5, et « laïcisme », qui est plutôt utilisé par ses adversaires6. La notion de « pensée laïque » invite surtout à distinguer l’« esprit laïque » et la « laïcité instituée » comme le suggère également E. Poulat7, donc à ne pas centrer l’analyse sur les discours directement liés aux événements politiques de la laïcisation, même si Vérité est écrit après l’affaire Dreyfus, au moment où la séparation de l’Église et de l’État vient à l’ordre du jour et où les congrégations enseignantes, déjà exclues du secteur public, vont purement et simplement être interdites en France (1904).
7La question reprise et développée par Zola dans toute son œuvre après les Rougon-Macquart concerne le rapport de la religion avec la démocratie (comme caractéristique d’une société post-révolutionnaire). Une espérance déjà classique supporte le récit triomphant que nous trouvons dans Vérité, à savoir l’instauration d’un nouveau pouvoir spirituel à la place de l’Église, un pouvoir capable de se donner des fins modernes de progrès et de bonheur collectif, conformément aux doctrines de Saint-Simon et surtout de Fourier, auquel se réfère principalement Zola8. Trois types de fins sont clairement définies dans le roman, qui sont dans tous les cas des fins sociales.
81) premier type de fins sociales du nouveau pouvoir spirituel : la formation des intelligences sous l’empire de la science, de l’expérience et de la vérité. Nous sommes en terrain laïque connu (quoique le terme de « vérité » soit disputé à la problématique spirituelle du catholicisme9). Une telle éducation appuie le paradigme de l’induction, si important dans le positivisme et ses dérivés scientistes. Marc Froment incarne en ce sens une « culture de la vérité »10 qui le conduit, dans l’« affaire Simon », à être l’agent des preuves c’est-à-dire du respect des faits et des raisonnements destinés à les établir. La profession de foi signée par le Docteur Pascal et dont Zola empruntait la formulation à l’un des commentateurs de Renan, élevait d’ailleurs « le progrès de la raison par la science » au rang d’un idéal divin, pour une humanité lancée vers son meilleur avenir11.
9Mais selon Zola, le combat de la science prolonge et accomplit celui de la vie face à une Église qui s’avère une « faiseuse d’ignorance et de mort » (p. 176). L’ignorance, ce sont les superstitions qu’elle répand et les « dogmes absurdes » (p. 191) qu'elle enseigne dans un but d’« abêtissement réactionnaire » (p. 1 70). La mort, c’est le déni de la nature et l’horreur de la chair qu’elle traduit dans l’idéal de la chasteté et de la virginité. Dans La faute de l’abbé Mouret, Serge se détourne d’Albine en clamant qu’il veut la mort en effet : non pas le jardin et les feuillages, les eaux et le ciel bleu, mais le visage du Christ déchiré de souffrance, et les larmes rouges12. Nul doute cependant que la grande lutte de la nature et de la religion finira par la victoire de la première sur la seconde, comme la lumière existe pour dissiper les ténèbres – n'hésitons pas à reprendre ici l’un des clichés les plus lourdement didactiques du roman. Au moment où le docteur Pascal achève son travail et son existence, ses papiers et ses recueils vont peut-être flamber, tout une masse d’observations lentement écrites partira en fumée ; mais un enfant naîtra de ses œuvres dernières. La vie est donc la plus forte ; elle coule et se dirige « vers l’achèvement ignoré ! [...] comme une mer sans bornes »13. A la fin de Vérité les chants et danses des jeunes filles vêtues de blanc proclament que « la vie sainement et pleinement vécue » est l’« universelle source de force et de certitude » (p. 626-627).
102) Second type de fins sociales du nouveau pouvoir spirituel : créer une disposition générale à la justice, c’est-à-dire une aptitude des individus à vouloir et à établir entre eux une égalité de fait et de droit. La pensée laïque est donc à la fois une pédagogie de la vérité et une politique de la justice – qui définissent l’essence des rapports humains et de la dignité humaine à partir de ce que Zola nomme une « règle de vie terrestre ».
11Le lien entre vérité et justice est une co-occurrence héritée des polémiques de l’affaire Dreyfus, et que nous rencontrons fréquemment dans le roman sous la forme : « amis de la vérité et de la justice » (p. 121). Si Marc Froment, par exemple, se résout à quitter son école de Jonville pour rejoindre celle de Maillebois, qui est le village de sa femme et le terrain de ses adversaires, il assure qu’il verra ses efforts récompensés le jour où la population de ses élèves, pour l’instant soumise à l’ignorance et au mensonge, sera transformée en « un peuple de vérité, qui seulement alors serait un peuple capable de justice » (p. 192).
12La justice consiste bien sûr dans le traitement équitable que les membres de la cité demandent aux puissances qui les gouvernent et qui ont autorité sur eux, pris dans leur ensemble. Une telle équité se réalise d’une part dans le monde considéré comme histoire, sous forme d’une répartition de capacités, de libertés ou de biens ; d’autre part dans le monde considéré comme nature, sous forme de rencontres avec les événements de la bonne « fortune ». Victime d’un partage inégal ou du « mauvais sort », chacun pourra dire : « ce n’est pas juste ». Sur le premier registre se distribuent des droits qu’on peut toujours revendiquer ; sur le second registre s’attribuent des chances qu’on doit toujours espérer. Ces deux ordres d’équité, que conjoint notre obsession moderne pour « l’égalité des chances », sont exactement illustrés par le scénario de Vérité, puisque l’injustice subie par Simon bafoue ses libertés tout en lui imputant un destin de malheur sans rémission pour l’unique raison d’une particularité de sa naissance – il est juif !
13Or l’Église est incapable d’organiser un monde où les faveurs ne soient pas réservées, parce qu’elle a une prédilection pour une doctrine exactement contraire, celle de la grâce. Par principe, la grâce, qui est un secours accordé par le ciel afin de conquérir le salut, ne descend que sur certaines personnes, sans que le choix de ces élus soit inspiré par un quelconque souci d’égalité. Et pourquoi imaginer un dieu aussi résolument inique ? Sans doute y a-t-il plusieurs raisons à cela. L’une d’entre elles, et non la moindre selon Zola, est réellement commerciale et même fort lucrative. En invoquant un dieu « d’ironie et d’iniquité » (p. 180), un « Dieu de spoliation et de cruauté » (p. 176), on peut répandre la croyance dans les miracles, et persuader les foules qu'elles pourraient obtenir une correction du sort par des prières ou des offrandes adressées à des saints qui n’ont eux-mêmes aucun compte à rendre. C’est ainsi que les capucins du roman, nouveaux marchands du temple, rentabilisent la « divine loterie » et exploitent de façon tarifée un petit morceau du crâne de saint Antoine de Padoue conservé dans un reliquaire et dont la principale vertu est d’entraîner vers les troncs tout ce que la population compte de gens stupide et paresseux à la recherche d’un mariage, d’un héritage ou d’un diplôme.
14Cette antinomie de la justice et de la grâce a été primitivement exposée au XIXe siècle par Michelet. Dans l’Introduction de son Histoire de la Révolution française notamment (1847), Michelet explique que la Révolution s’est élevée contre le christianisme pour autant que celui-ci soutenait, avec le principe arbitraire de la grâce, un « gouvernement de la faveur ». Au contraire, la Révolution aurait engagé la réaction voire la résurrection du droit14. Après Michelet, cette question est également centrale dans la philosophie de Proudhon (dont Michelet prétendit avoir été sur ce point l’inspirateur - ce qui semble fantaisiste). De la justice dans la révolution et dans l’Église (1860), est un vaste traité politique et moral en quatre tomes où Proudhon tire toutes les conséquences politiques du conflit, et où il conclut à l’impossibilité d’une conciliation15. Vérité est bien un roman proudhonien.
153) Troisième type de fins sociales du nouveau pouvoir spirituel, les fins les plus hautes, celles que l’individu ou la société ne peuvent pas se donner à eux seuls car ce sont des fins de l'humanité : la paix, la fraternité, l’association, etc., termes équivalents dans leur connotation anti-individualiste – d’autant plus intéressante que l’idéal de la laïcité est aujourd’hui réduit à la revendication d’une liberté personnelle de penser. La déduction de ces fins à partir de la science et du droit se présente souvent dans le texte de Zola comme une trajectoire, un itinéraire apostolique pourrait-on dire, qui passe « par la vérité, par la justice, pour aboutir à l’amour » (p. 587).
16En fait, Zola pose d’abord l’existence d’un conflit permanent, une contradiction perpétuelle et toujours identique à elle-même entre deux camps, deux Frances ennemies (p. 187) jusqu’à l’opposition décisive de l’ancienne société et de la nouvelle. L’acuité de ce dualisme sans trêve atteint le niveau d'une « guerre des races », notion issue de l’historiographie du XVIIIe siècle16 et très prégnante dans le texte de Vérité. Au delà des injures, il faudrait entendre des charges de cavalerie, des batteries de canons et des obus qui ravagent les vignes, les vergers, les villages (p. 187). Or dans l’eschatologie zolienne, ces divisions sont un jour abolies par la vérité et la justice. L'Église voulait la guerre pour que la séparation de la Nation en deux moitiés la rende longtemps « maîtresse du plus grand nombre, les pauvres et les ignorants » (p. 740). Mais lorsque sa défaite et celle du mensonge sont consommées, lorsqu’une laïcité généralisée entre dans les mœurs, alors disparaissent les « deux classes », les « deux races ennemies […] élevées dans deux planètes différentes, comme si elles ne devaient jamais se rencontrer et s’entendre » (p. 715).
17Il faut immédiatement préciser que si la paix se profile à l’horizon du progrès, elle ne se conclut certainement pas par le statu quo de la tolérance, qui serait un abaissement devant les fauteurs de guerre. La stratégie de Vérité dicte simplement une mesure de conservation de la vie : que l’Église soit tuée pour qu’elle ne tue pas la France (p. 714). Quand l’épouse de Marc est reprise par son éducation, par sa mère et la religion, quand elle fait peser sur les enfants la menace d’une nouvelle soumission aux prêtres, le narrateur exprime en ces termes la protestation de son héros : « Non, non ! la tolérance lui était impossible, il ne pouvait céder de nouveau, sans que son œuvre de délivrance croulât sous le mépris universel » (p. 371). Le docteur Pascal montre la même résolution en regrettant de ne pas s’être comporté en maître absolu de l’éducation de sa protégée, peu à peu ravie par la quiétude illusoire des chapelles.
18Si la tolérance ne peut pas terminer la guerre, si elle n’autorise aucun séjour durable dans la paix, c’est que, dans le fond et la forme, elle n’est pas à la hauteur du processus humain ou plutôt inter-humain essentiel, qui se définit de deux manières. Sur le plan des causes premières de la vie (anthropologie), c’est l'attraction – principe jadis repris par Fourier à la physique newtonienne et tourné dans une incroyable théorie de l’analogie universelle17. Sur le plan des fins dernières de l’humanité (histoire), c’est la solidarité. Dans l’un et l’autre cas, Zola parle volontiers de l’amour, et il en parle le plus souvent comme d'un « torrent universel »18.
19Le credo professionnel de Marc Froment, son souci principal dit-il, c’est de créer ou recréer « cette attraction universelle... » (p. 215), de cultiver chez ses élèves « la bonté et l’amour » et de leur démontrer que « le bonheur de chacun est fait du bonheur de tous » (p. 586). Car, loin du « mensonge religieux et [de] la violence militaire », un enfant rendu capable d’aimer son pays comme ses camarades ne pourra jamais se retrouver « à part de l’humanité ».
20Reste à comprendre la signification du lien noué par le processus d’attraction comme lien de solidarité, selon une notion qui ne doit donc pas être assimilée au solidarisme qui a fait flores sous la Troisième République19, puisqu’il renvoie, répétons-le, à Fourier et Auguste Comte. Celui-ci, dans son Catéchisme positiviste, comme dans le Système de politique positive, distinguait la « solidarité actuelle » et la « continuité successive » ; et il soulignait le rôle primordial de la seconde, qui unit dans le temps les générations, donc les vivants et les morts20. Cette distinction structure entièrement l’éthique de Zola évangéliste.
21La solidarité successive se révèle à travers les rapports de filiation, que Vérité met en scène de façon très insistante. A l’heure de l’apothéose, le héros et son épouse Geneviève, tous deux réunis dans l’aboutissement glorieux de leur vie bonne, ont aussi appelé autour d’eux, dans leur école, toute leur descendance, enfants, petits enfants et arrière-petits-enfants : soixante années de vie, quatre générations (et... douze personnes !).
22Dans ce contexte, Zola nous convie à une éclatante célébration de la famille, ou plutôt du couple, ce qui correspond à sa vision anti-chrétienne de la nature et de la vie. Sur le territoire de la vérité en acte, sur ces humbles bancs d’école où viendront bientôt s’asseoir les générations suivantes, en marche vers la Cité heureuse, voici, nous dit-il, le couple « réconcilié, maître désormais du bonheur possible » (p. 748-749) dans la force de son « entente absolue » (p. 745).
23La solidarité « actuelle » est davantage un lien de fraternité, c’est-à-dire un rapport entre des êtres qui se reconnaissent et se veulent semblables les uns aux autres. Comprenons que cette identité n’est pas de l’ordre d’un fait mais d’un devenir, et qu’elle ne fait pas l’objet d’un constat mais d’un contrat : elle survient si (et seulement si) des individus raisonnables, qui joignent leurs efforts et leurs fins pour obtenir et conserver un bien commun, se garantissent mutuellement des droits et des devoirs équivalents donc un crédit et un débit égaux (pour parler comme Renouvier qui est certainement le grand théoricien de cette théorie de la justice comme équité au XIXe siècle21).
24Ceci éclaire une autre scène édifiante qui a pour cadre l’inauguration d’un « palais du peuple » que Marc, vainqueur des prêtres et des frères, a fait ériger en face de l’église pour finir de la vider. C’est une sorte de grande fête civique comme on en vit sous la Révolution, ou bien peut-être une parade phalanstérienne à la manière de Fourier, qui réunit encore une communauté trans-générationnelle (c’est donc bien le modèle dominant), mais étendue maintenant à tous les habitants de la ville et non plus à une seule famille. En avant-garde, les enfants des écoles ouvrent « l’avenir de bon travail » ; après eux les jeunes garçons et les jeunes filles, dans une posture vestalique, sont la « promesse des fécondités futures » ; enfin arrivent les parents avec les vieillards juste derrière eux. Et là explique Zola, « L’humanité reprenait conscience d’elle, et mettait l’ancien idéal divin dans la règle de vie terrestre, faite de raison, de vérité et de justice, pour la fraternité, la paix et le bonheur des hommes » (p. 629).
25Solidarité actuelle ou successive, fraternité et filiation, tels sont par conséquent les caractères de l’« humanité immortelle »22, l’humanité « en marche à l’infini »23, celle où, comme disait Diderot dans une étincelante formule du Supplément au voyage de Bougainville, chaque individu est à même de respecter sa propre image en l’autre24. Il n’en faut pas plus pour fonder une « religion laïque », comme le XVIIIe et le XIXe siècle en ont connu quelques-unes.
26A cela il faut encore ajouter que la force d’attraction, qui se manifeste dans la famille, la Nation et l’humanité, qui court de la maison à la cité pour s’étendre au vaste monde25, cette force a en réalité une alliée naturelle, et c’est la femme. A elle en effet, devenue l’égale de l’homme et appartenant au même monde que lui, de réaliser l’essence de la solidarité en surmontant la division des sexes. Celle-ci pourrait être un ultime ferment de conflit, l’entrée de la guerre dans la maison, comme en témoignent les ruptures entre Marc et son épouse, ou entre Pascal et Clotilde. Mais dans la Cité heureuse, la femme, affranchie, met un peu « de calme et de dignité » dans « la lutte sexuelle » (p. 741), car elle tend au maintien de la filiation et de la fraternité plutôt qu’à leur interruption. On verra ainsi l’aboutissement des actes et la réalisation des idéaux de Marc Froment dans le fait que sa fille, Louise, épouse le fils de Simon Lehman, Joseph. Ainsi s’accomplit l’épuisement sans retour des différences religieuses : il n’y aura plus de juifs puisqu’il n’y aura plus de catholiques (p. 677). Que viennent une ou deux générations encore, et Simon pourra dire à son arrière petite fille : « Ah ! trésor adoré, chair de ma chair, tu es comme l’Arche d’alliance, toute la réconciliation semble s’être réalisée en toi » (p. 708).
27Ne pas se plier à cette fin, entraver l’« effort pour la ressemblance » comme dit le Docteur Pascal à propos de l’hérédité26, c’est peut être l’essence du crime commis par le Frère Gorgias. Car ce crime est commis sur un individu, le petit Zéphirin, qui réunissait toutes les contradictions et qui promettait par conséquent toutes les filiations et toutes les fraternités, tous les devenirs possibles. Il a eu un père juif et une mère catholique ; il fut d’abord élevé en dehors des cultes mais la mère le fit baptiser après la mort du père ; c’était un garçon qui avait cependant « un visage délicat de fille » (p. 12) ; et s’il avait l'apparence d’un « petit ange du ciel », un « chérubin des peintures pieuses » (p. 32 et 701), il portait une bosse dans le dos comme un signe de malédiction divine.
Notes de bas de page
1 Sur cette partie de l’œuvre de Zola, voir la revue Europe, avril-mai 1968, les articles de J. Boulier, « Les trois villes : Lourdes, Rome, Paris », et de P Cogny, « Zola évangéliste » ; voir aussi Les cahiers naturalistes, no 48, 1974 ; ainsi que E. Cosset, Les quatre évangiles d'Emile Zola. Espace, temps, personnages. Genève, 1990 ; B Marchai, « Fins de siècle et temps nouveaux ou l’Evangile selon Zola », in Fins de siècle, dir. P. Citti, P.U. de Bordeaux, 1990, p. 331 ; et J. Borie, Zola et les mythes ou de la nausée au salut. Seuil, 1971.
2 Expression citée par D. Hollier, De ta littérature française, Paris, Bordas, 1993, p. 779.
3 Zola, Vérité, Paris, 1903, p. 37.
4 Sur ces questions, voir A. Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine, Paris, 1948.
5 Voir le récent livre de J. Lalouette, La libre pensée en France. 1848-1940, Paris, Albin Michel, 1997 ; ou plus anciennement S. Hutin « Rationalisme, Libertinage, Libre Pensée », in La France et les Français, dir. M. François, Paris, Pléiade, 1972.
6 Cf. A Mellor, Histoire de l'anticléricalisme français, Paris, éd. Henri Veyrier, 1978.
7 E. Poulat, « Laïcité et intransigeance dans la France contemporaine », in Jusqu'où tolérer, Paris, Le Monde éditions, 1996, p. 245-260.
8 Et aussi des doctrines socialistes. Zola a notamment puisé dans A.E. Schäffle, La quintessence du socialisme, Paris, 1880.
9 Toute la campagne des évêques ultramontains contre l'État enseignant et le monopole de l’Université sur l’enseignement secondaire, dans les années 1840, se fonde sur les prérogatives de la « vérité ». Et la réfutation d’E. Quinet en 1849, L’enseignement du peuple. se situe sur ce terrain, pour dénoncer une prétention illégitime par principe : pas de « monopole de la vérité » possible, puisque toute prétention de ce type est affrontée à une prétention concurrente.
10 Vérité, op. cit., p. 211. Zola dit aussi de son héros : « La raison, très nette et très solide en lui, avait le besoin de tout baser sur la certitude » (p. 42). De même, au moment où échoue la demande de révision du procès, Marc se désespère en ces termes : « La vérité, la vérité ! jamais il ne l’avait encore aimée si passionnément » (p. 570).
11 Zola, Le docteur Pascal, éd. du livre de poche, Paris, 1972, p 66. Le texte est emprunté à E.-M de Vogüé, « Après M Renan », in Revue des deux mondes du 15 nov. 1892, p. 125.
12 Zola, La faute de l'abbé Mouret. éd. du Livre de poche, 1967, p. 358. Cf F.W.J. Hemmings, Europe, avril-mai 1968, « E. Zola et la religion. A propos de ‘La faute de l’abbé Mouret’ ».
13 Zola. Le docteur Pascal, op. cit., p. 499.
14 Sur cette question, voir Boberley, « Les idées de Quinet et de Michelet sur la religion », in Revue chrétienne. 1916 et 1917.
15 De la justice dans la révolution et dans l'Église, 1858, Paris, rééd. Fayard, Corpus, t. 1, 1988, pp. 115, 123, 299. Selon G. Gurvitch, Proudhon, PUF, 1965, p. 10, Proudhon a constitué une référence fondamentale pour tout l’anticléricalisme français, et tous les partisans de la séparation de l’Église et de l'État sous la IIIe République : radicaux-socialistes, socialistes, syndicalistes, etc. G. Weill, dans son Histoire de l'idée laïque en France, Paris, 1929, p. 203, a raison de dire que c'est Renouvier, avec la Science de la morale (1869), qui reprendra la tentative de fonder un système moral sur le concept de justice.
16 Sur cette notion, voir M. Foucault, Il faut défendre la société, cours de 1975-1976, Paris, Gallimard, 1997, pp. 202 et suiv.
17 Voir H. Renaud, Solidarité, vue synthétique sur la doctrine de Ch. Fourier, Paris, 5è éd. 1869,
18 Zola, Travail, édition de 1925, t. II, p. 338.
19 Le principe du solidarisme est énoncé à partir de 1895 par Léon Bourgeois. Il consiste à renvoyer dos à dos le libéralisme et le socialisme en définissant un contrat (le « Quasi-contrat ») qui repose sur l'idée qu’obéir à la loi, accepter les devoirs qu'elle impose, et avant tout les devoirs de solidarité dans une perspective d’équité, c'est rendre à la Suite de la note 19. – société ce qu’on lui doit dans la mesure où l’on bénéficie des avantages accumulés par l’histoire et le progrès. Voir P. Nicolet L'idée républicaine en France, Gallimard, 1982.
20 A. Comte, Catéchisme positiviste, in œuvres complètes, édition Anthropos, 1970, t. XI, p. 68. Voir aussi le Discours sur l’esprit positif, éd. H. Gouhier, Œuvres choisies, Aubier, Paris s.d., p. 252-253 : la nouvelle philosophie dit Comte, positive, est celle qui fait ressortir « la liaison de chacun à tous, sous une foule d’aspects divers, de manière à rendre involontairement familier le sentiment intime de la solidarité sociale, convenablement étendue à tous les temps et à tous les lieux ».
21 Renouvier, La science de la morale, Paris, 1869, t. 1, p. 51.
22 Zola, Rome, Paris, édition de 1926, t. II, p. 344.
23 Zola, Fécondité, Paris, édition de 1925, t. I, p. 405.
24 Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, édition Mille-et-une-nuits, Paris, 1996, p. 19.
25 Cf ibid., t. II, 403 ; et la fin de Vérité : « après la Famille enfantée, après la Cité fondée, la Nation se trouvait constituée, du jour où, par l'instruction intégrale de tous les citoyens, elle était devenue capable de vérité et de justice » ; ou bien encore, id. : « Après la famille, la Nation, puis l’humanité ».
26 Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 56.
Auteur
Université Charles de Gaulle - Lille 3
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