Contrôle social et éthique du sujet
La question des valeurs dans la presse pédagogique sous la IIIe République (l’exemple de la Revue Pédagogique)
p. 33-45
Texte intégral
1Chaque fin de siècle et, a fortiori, la fin d'un millénaire, donne l’occasion de dresser un bilan et de lancer quelques perspectives dans un contexte que l’on dit souvent marqué par l’angoisse devant un futur dangereux parce qu’incertain. A l’approche du troisième millénaire, nous ne manquerons certainement pas d’être abreuvés de considérations plus ou moins apocalyptiques sur le devenir du monde.
2Adoptant un point de vue historique, nous nous proposons ici de nous pencher d’abord sur le tournant du XIXe au XXe siècle en évoquant la question de ce qui peut apparaître comme une triple crise (crise sociale, crise de l’école, crise des valeurs) et de poursuivre l’analyse sur l’ensemble de la IIIe République.
3Les réformes scolaires républicaines du début des années 1880 portent leurs premiers fruits dans les dernières années du siècle. Elles font l’objet d’attaques en règle de la part des conservateurs et de tous les adversaires de la république modérée qui, en cette fin de siècle, ne manquent pas de prédire la fin du monde, de dénoncer la faillite d’une école en échec dans les deux domaines de l’instruction et de l’éducation. Sur le premier point, elle serait incapable d’éradiquer l’illettrisme. Sur le second, école sans Dieu, elle serait également école sans valeurs ou, à tout le moins, incapable de s’opposer à la progression du vice. C’est dans ce contexte d’affrontement politique avec les conservateurs, mais également avec la gauche qu’ils considèrent comme un péril social important, sur fond de crise et de scandales (1887 : scandale des décorations ; 1892 : scandale de panama ; 1894 : attentats anarchistes de Ravachol et début de l’Affaire Dreyfus) que les républicains modérés s’investissent dans la défense de leur école sur les deux terrains évoqués ci-dessus et particulièrement celui de l’éducation. Dans ces conditions, les valeurs mises en avant dans cette période relèvent surtout d’une volonté d’assurer la cohésion sociale. Cette tendance ne s’affaiblit qu’après la Première Guerre au profit d’une éthique dont les valeurs sont davantage centrées sur l’individu ou la personne. Dans le même temps, on assiste à l’émergence du thème de l’« école unique » lui-même fortement appuyé sur le débat relatif à la sélection de l’élite et à la place à faire, dans cette sélection, au mérite individuel.
4Plutôt que d’opérer selon un découpage chronologique préconstruit, nous préférons suivre, à travers la Revue pédagogique (publication du Musée pédagogique qui devient l'Enseignement public en 1927) l'évolution des analyses et des réflexions relatives au thème du contrôle social d’une part, à celui de l’éthique du sujet d’autre part.
1. Le processus de contrôle social
5Dans ce domaine, l’analyse du contenu de la revue du Musée Pédagogique (Revue Pédagogie, Enseignement Public), a été menée autour de quatre pôles : formation du citoyen et morale du devoir, les valeurs morales communautaires, les valeurs républicaines, les valeurs patriotiques. Ce classement appelle quelques commentaires. La première catégorie d’analyse regroupe les articles valorisant une morale du devoir dont le principal soutien est constitué par un impératif catégorique appelant au sacrifice de l’intérêt personnel au profit d’un idéal, social ou moral, transcendant. La seconde désigne davantage la nécessité de préserver la cohésion sociale au-delà de la diversité des positions occupées. Cette catégorie rassemble les textes qui mettent en avant la morale inter-personnelle, la nécessité de fonder la vie sociale sur le consensus, la solidarité, la mutualité. Ces valeurs définissent la cohésion sociale dans la complémentarité et se distinguent ainsi de la coopération qui comporte en outre la dimension d’un engagement personnel de la part de l’individu. Les valeurs républicaines constituent un troisième axe d’analyse. Il s’agit de valeurs communautaires d’un genre particulier puisqu’elles sont attachées à la défense d’un système politique contesté par ses adversaires : la République. Les enfants doivent l’aimer pour pouvoir la défendre. Enfin, lorsque la menace n’est plus seulement intérieure, mais principalement extérieure, il convient de développer l’attachement à la patrie, expression de la communauté nationale, et de dénoncer toute attitude susceptible de mettre en péril cette communauté. Tel est le sens donné à la quatrième catégorie d’analyse.
6On le voit, les différents pôles distingués ont en commun le fait d’accorder une attention très prononcée aux valeurs sociales transcendant les individus. Ces derniers trouvent leur raison d’être non dans l’expression d’une originalité personnelle ou le jaillissement de la subjectivité mais dans les formes multiples de socialisation qui leur sont proposées et que l’école a pour charge de leur faire connaître et de leur faire aimer. La plupart des articles sont publiés avant la Première Guerre. La dernière décennie du XIXe et la première du XXe siècle constituent la période la plus centrée sur le contrôle social ; l’année 1900, à la charnière des deux siècles, étant particulièrement axée sur la formation morale et la défense des valeurs républicaines. Examinons de plus près le contenu de chacune des catégories d’analyse.
1.1. La formation du citoyen et la morale du devoir
7Il s’agit d’assez loin du pôle le plus important développé par la revue du Musée Pédagogique dans le domaine du contrôle social explicite (49 textes au total sur 139, soit 35,25 %). Après la Première Guerre, les textes qui y sont relatifs deviennent rares. Plus précisément c’est avec la disparition de Paul Lapie, durkheimien fidèle à la tradition rationaliste, que le thème est tari ; ce qui est en même temps révélateur de l'influence du Directeur de l’Enseignement primaire sur les orientations idéologiques et philosophiques de la revue. La répartition des textes est relativement régulière mais l’année 1900 comporte une concentration importante de publications sur ce thème. Année du centenaire, année où se déroule le Congrès international de l’enseignement primaire dont la revue rend abondamment compte dans son numéro du 15 octobre 1900. L’éducation morale fait l’objet d’une attention particulière.
8L’idéal rationaliste d’une morale guidée, selon l’expression de Rousseau, par la « raison sensitive » s’incarne dans l’exigence de la formation du citoyen. L’éducation morale constitue le fondement de d’éducation. En 1894, la Revue Pédagogique publie un appel du Conseil Général de la Ligue de l’Enseignement définissant les deux missions essentielles de l’école : armer l’enfant pour la vie en faisant de lui un être sociable mais aussi un futur citoyen.
9A l’occasion de l’Exposition scolaire du Canada en 1900, les responsables de la revue jugent utile de reproduire intégralement le texte d’une conférence sur l’éducation morale rappelant l’obligation de faire le bien et d’éviter le mal. Vie individuelle et vie sociale reposent en définitive sur un même principe : la maîtrise de la spontanéité et de l’égoïsme naturel, thème qui parcourt la revue jusque dans les années 1920. Ainsi, lors du congrès international de 1900, M. Payot est chargé du rapport préparatoire qui stigmatise sans ambiguïté l’individualisme, identifié à l’égoïsme, auquel il oppose une morale de la personne. Ces positions font écho aux préoccupations exprimées par Durkheim pour qui « l’éducation a pour objet de superposer, à l’être individuel et asocial que nous sommes en naissant, un être entièrement nouveau ».
10Cette contention apparaît comme l’expression du devoir et non de la nécessité physique. Deux sortes d’influences convergentes semblent en effet s’exercer sur la Revue Pédagogique à cette époque. D’une part celle de la pensée durkheimienne qui, sans être exclusive, est incontestable. « De la division du travail social » paraît en 1893 ; les publications les plus célèbres du sociologue français sont postérieures. A partir de 1896, un cercle de travail est constitué autour du maître, il regroupe des individualités telles que C. Bouglé, P. Fauconnet, H. Hubert, M. Mauss, F. Simiand. Ce mouvement est à l’origine de l'Année Sociologique qui paraît à partir de 1898, et il pénètre la Revue de Métaphysique et de Morale. La Revue Pédagogique n’est pas épargnée par le mouvement1. Nous avons déjà relevé C. Bouglé et P. Lapie, le premier comme collaborateur de la revue, le second comme Directeur de l’Enseignement Primaire jusqu’à sa mort en 1927 et à ce titre très influent sur la Revue Pédagogique. Cette date semble d’ailleurs constituer, nous l’avons vu, la limite au delà de laquelle la question morale du devoir ne sera plus évoquée dans la Revue Pédagogique qui, à partir de cette date, devient l'Enseignement Public.
11Parmi les textes antérieurs à 1914, certains ont pour auteur des personnalités de premier plan telles que : 1895, F. Pecaut : L’École primaire et l’éducation politique ; 1905, Gasquet : Le devoir (conseils à la jeunesse) ; 1908, F. Boutroux : L’Éducation morale des jeunes français ; 1912, G. Compayré : L’enseignement de la morale.
12Gasquet intervient en tant que Directeur de l’Enseignement primaire et Boutroux, maître de Durkheim, publie Kant et reste plus proche du spiritualisme que son élève. L’article du maître, en 1908, fait d’ailleurs référence à la thèse du disciple sur la solidarité sans cependant la reprendre à son compte et affirme la transcendance du devoir par rapport à l’individu et à la société.
13Que la transcendance du devoir soit d’ordre métaphysique ou d’ordre sociologique, peu importe ici. Il y a consensus pour admettre que l’individu accède au statut de personne en s’inclinant absolument et librement devant l'impératif du devoir. On reconnaît là l’emprise sur les auteurs de la revue d’une tradition philosophique qui puise son inspiration chez Rousseau pour qui « l’obéissance à la règle qu’on s’est prescrite est liberté » (Contrat Social chap. 8) ou dans l’impératif catégorique de Kant qui, de l’aveu même de ce dernier, doit tant à Rousseau. La plupart des textes publiés par la revue à cette époque sont en complète harmonie avec le rapport de Payot déjà cité présenté au congrès international de 1900, sorte d’hymne à la liberté comme expression de la rationalité.
14Envisagé sous cet angle le rapport hétéronomie/autonomie se pose dans les mêmes termes à l’école primaire que dans les débats philosophiques.
15Après 1918, l’emprise de P. Lapie, rationaliste et durkheimien, peu orthodoxe selon certains, s’affirme sur la Revue. Il signe deux articles importants en 1925 et 1927. Dans le premier, l’auteur traite des fondements rationnels de la morale. Dans le second, il effectue une sorte de bilan de l’éducation morale dans l’école française. Au-delà de divergences théoriques concernant le fondement d’une morale du devoir, P. Lapie souligne l’unité fondamentale de l’enseignement de la morale.
16C. Bouglé, autre durkheimien, publie en 1923 un article intitulé « Les rapports de la sociologie avec la morale » faisant une référence explicite à Durkheim. C’est également à ce dernier qu’est consacrée l’étude de F. Pécaut en 1926 (La pédagogie morale de Durkheim). Après 1927, date de la mort de P. Lapie, le thème de la formation du citoyen et de la morale du devoir disparaît brusquement.
1.2. Les valeurs communautaires
17Le second thème retenu dans l’analyse est celui des valeurs communautaires. Par là nous entendons tout ce qui contribue à renforcer la cohésion sociale et le consensus. Cette orientation caractérise presque exclusivement les 25 premières années de notre période jusqu’à 1905. Elle est marquée par quelques temps forts à la charnière des deux siècles. La longévité de ce thème est moindre que celle du précédent, sans empêcher pourtant les valeurs communautaires de représenter le quart des textes relatifs au contrôle social. L’expression des valeurs communautaires semble se faire en deux temps. En début de période d’abord, puis dans un second élan, autour du thème du solidarisme, sur les dix années qui constituent la charnière des deux siècles (1895-1905). Dans un cas comme dans l’autre les valeurs communautaires revêtent une fonction idéologique évidente : assurer la paix sociale et l’harmonie dans un monde diversifié et divisé. Il s’agit principalement d’exorciser le spectre de la division et du conflit. Dès 1880, l’inspecteur général Cadet, redoutant les risques d’explosion sociale liés à une conception faisant de la société le champ de la lutte des classes et songeant vraisemblablement aux événements de la Commune qui firent trembler la bourgeoisie, se prononce pour une position consensuelle prônant la complémentarité et rejette les thèses socialistes accusées d’attiser la haine sociale ; une attitude qui ne peut que contribuer à cautionner l’ordre établi. Cette thèse est également développée par J. Simon pour qui « le premier besoin d’une société est de mettre chacun à sa véritable place » (R. P. 1888, p. 197), ce qui signifie le plus souvent laisser chacun à sa propre place afin d’éviter le risque de déclassement social. Le souci de préserver la cohésion sociale en l’appuyant sur l’ordre en place nécessite l’élaboration d’un système de valeurs centré sur l’idée de solidarité. Cette orientation marque fortement la seconde phase de l’expression des valeurs communautaires. Autour de l’idée de solidarité organique qui tient une place centrale dans la thèse de Durkheim (1893) sans pourtant revêtir le caractère d’une valeur morale, se développe dans les dernières années du siècle le solidarisme animé par L. Bourgeois, Ministre de l'Instruction Publique sous les Ministères Freycinet et Loubet entre 1890 et 1892.
18Le climat politique de cette période est particulièrement propice au développement du courant solidariste. L’Affaire Dreyfus fournit l’occasion de tous les affrontements entre forces politiques antagonistes. De toute part, dit-on, la cohésion sociale est menacée. Dans un article important paru dans la Revue Pédagogique en 1897, G. Tarde s’en prend au développement du darwinisme social qui menace l’ordre social tout entier. Le solidarisme se présente donc comme un recours contre les philosophies sociales prônant l’individualisme. Léon Bourgeois publie en 1896 un ouvrage au titre évocateur : Solidarité. La Revue Pédagogique fait un large écho au courant solidariste entre 1897 et 1905. Ainsi, en 1902, Marcel Chariot effectue un compte rendu substantiel des trois conférences de L. Bourgeois sur la solidarité dans lesquelles est repris le thème majeur de l’ouvrage de 1896 : le progrès dépend du développement de la liberté individuelle. Mais au lieu de se montrer incompatible avec celui de la société, il doit au contraire en être la source.
1.3. Les valeurs républicaines
19Les valeurs communautaires s’incarnent tout particulièrement dans l’attachement à la République et à la patrie. Les valeurs républicaines ne s’expriment plus après 1916 ; en revanche, en début de période, devant le péril représenté par les adversaires du régime, il s’agit de renforcer le sentiment républicain. Dès 1882, l’Inspecteur Cadet souligne la supériorité de la République sur toutes les autres formes de gouvernement dans des termes hagiographiques. L’école a pour tâche, par l’intermédiaire de l’enseignement de l’histoire, d’entraîner l’attachement des élèves au régime républicain en leur faisant « mieux aimer le présent, mieux sentir le prix des biens dont nous jouissons ».
20C’est principalement à partir de 1894, avec le développement de l’Affaire Dreyfus que s’ouvre une véritable crise de régime et que s’organise la mobilisation autour des valeurs républicaines. La défense de la République s’effectue sur deux fronts.
21A gauche, il s’agit de se garder des dangers présumés du socialisme considéré comme une réduction à l’esclavage et une négation de l’œuvre « féconde » de la Révolution. La réfutation directe du socialisme, négative, est complétée par des propositions qui se veulent plus constructives. C’est ainsi que Ziegler, professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg dont l’ouvrage (« La question sociale est une question morale ») fait l’objet d’un commentaire dans la Revue Pédagogique, propose de substituer la révolution morale à la révolution sociale. C’est bien évidemment l’éducation qui doit jouer un rôle moteur dans cette révolution sociale. L’auteur rejoint ainsi les positions positivistes et durkheimiennes. Par sa fonction de transmission des valeurs, l’école se trouve confortée dans son rôle d’« Appareil Idéologique d’État ». La République contestée compte grandement sur l’école et ses instituteurs pour sa défense. Si l’on en croit le compte rendu des discours de distributions de prix fait par F. Buisson dans la Revue Pédagogique en 1894, les maîtres sont au cœur du débat. Rappelant la position de J. Ferry, M. Doux, inspecteur d’académie, souligne l’obligation faite aux instituteurs de respecter la stricte laïcité en ne sortant pas de leur rôle et en s’abstenant d’être les propagandistes du socialisme
22A droite, il s’agit de se préserver de l’assaut clérical contre la République accusée de favoriser le développement de la criminalité par la laïcisation de la morale. Les républicains opèrent une importante mobilisation idéologique de défense de l’école laïque.
23L’un des épisodes les plus significatifs de cet engagement est fourni en 1897 par les deux importants articles de G. Tarde (déjà cités) et F. Buisson publiés par la Revue Pédagogique. Examinons-en l’enjeu d’un peu plus près. A ceux, chez les conservateurs, qui rendent l’école laïque responsable du développement de la criminalité, G. Tarde répond que les causes profondes du phénomène sont à chercher, au-delà de l’école, dans un changement de crédo social. L’école n’est à cet égard ni un frein ni un ressort. Contemporaines des lois scolaires, les lois sur la liberté de la presse et sur les débits de boissons contribuent à l’affaissement de la moralité publique. La consommation d’absinthe passe en France de 18 000 hectolitres en 1880 à 125 000 en 1896. Parallèlement, c’est l’ensemble du tissu social qui se trouve menacé par les conséquences du développement d'une contrefaçon morale du transformisme qui prend la forme d’un darwinisme social engendrant égoïsme et concurrence exacerbée (cf. ci-dessus). Dans ces conditions, s’en prendre à l’instituteur et à l’institution qu’il représente, c’est chercher un bouc émissaire.
24F. Buisson, dans sa réponse, remercie Tarde d’avoir apporté un cinglant démenti aux calomniateurs de l’école laïque qui sont aussi ses adversaires politiques de la droite cléricale. En réalité, précise l’auteur, « l’école n’a pas plus déchristianisé qu’elle n’a démoralisé le pays » (p. 299). L’école laïque apparaît davantage à l’auteur comme la conséquence que la cause de la déchristianisation. D’autre part, laïcisation n’est nullement synonyme de déchristianisation. Enfin, la crise morale dont il est tant question en cette fin de siècle ne semble pas plus grave à F. Buisson aujourd’hui qu’hier. Tous les arguments utilisés par ce dernier convergent pour défendre la République et ses valeurs qui sont aussi les valeurs morales universelles.
1.4. Les valeurs patriotiques
25Valeurs morales et valeurs communautaires trouvent leurs raison et leur principe dans la République qui puise à son tour son principe dans la patrie. Les valeurs patriotiques apparaissent ainsi comme l’incarnation concrète de toutes les autres dans une société organisée. F. Buisson rappelle l’attitude du ministre de l’I.P., M. Rambaud, invitant à la mobilisation patriotique. La défense de la patrie mobilise toutes les énergies, confortant ainsi l’image bien connue de l’école républicaine. Sur les 22 textes relatifs à ce thème parus dans la Revue Pédagogique, la quasi-totalité est antérieure à 1914 avec une assez forte concentration en 1905 et non à la veille du premier conflit mondial. L'enseignement patriotique pratiqué à l’école primaire vise à renforcer les sentiments communautaires et la cohésion nationale. Cependant, autant la solidarité doit s’exprimer sur le plan national, autant elle est jugée hasardeuse en ce qui concerne les autres nations. L’amour de l’humanité doit avant tout prendre la forme de l'amour de l’humanité la plus proche, représentée par les citoyens.
26Tous ceux qui expriment un autre point de vue sont alors accusés d’antipatriotisme et, dans le contexte de l’époque, cette attitude est associée au pacifisme et à l’antimilitarisme, dénoncé comme l’ennemi de l’intérieur. A ceux qui « suppriment la patrie sous prétexte de servir le genre humain », il faut opposer qu’ils précipitent les peuples dans la mort. Par delà le pacifisme, c’est encore le socialisme, sous sa forme internationaliste, qui est à nouveau visé. La crise provoquée par l’« affaire Hervé »2 explique l’importance particulière prise par la condamnation de l’internationalisme antimilitariste et/ou pacifiste en 1905. Avec la Revue Pédagogique, ce sont les autres publications qui se mobilisent pour dénoncer les méfaits causés dans les rangs des instituteurs par l’hérésie qui « prétend que le patriotisme a fait son temps, que la séparation des classes établit entre les individus d’un même pays un fossé plus profond que celui qui divise les nations entre elles, que la lutte des classes est la loi du présent et qu’elle doit revêtir un caractère international »3. Dans son article de 1897 cité ci-dessus, G. Tarde prophétise pour les temps à venir l’apparition d’un patriotisme moins égoïste, moins marqué par le chauvinisme mais caractérisé par une fédération d’ordre supérieur, « patriotisme transcendant et international » lié à l’émergence des futurs États-Unis d’Europe préparés par « l’illusion socialiste ». Ces vues ne sont pas véritablement partagées par les grands responsables de la pédagogie. C’est avec beaucoup de déférence mais aussi de fermeté que F. Buisson répond à G. Tarde que cette préoccupation dépasse largement l’horizon présent et qu’il convient de le léguer en héritage à nos arrière-petits-enfants.
27En contraste radical avec ces positions exprimées en début de période, et dans un contexte historique très différent, les deux seuls textes de notre corpus publiés par l’Enseignement Public dans l’entre deux-guerres (1936 et 1937) mettent l'accent sur la nécessité de ne pas caporaliser l’école en faisant allusion à l’embrigadement sportif qui caractérise alors l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie.
2. L’émergence du sujet
28Parallèlement à l’importance accordée aux valeurs assurant la cohésion sociale, s’exprime, avec une fréquence moindre cependant, l’intérêt porté au sujet sous la forme de l’individu et de la personne humaine. Loin de s’exclure, les normes assurant les fondements de la vie sociale et le contrôle de celle-ci et celles relatives à la vie personnelle s’articulent et se répondent. C’est ainsi que le rapport de Payot présenté en 1900 au Congrès International de l’enseignement primaire qui, nous l’avons vu, prône l’inclination devant la loi morale et la Raison, affirme en même temps la supériorité de la personne sur l’individu.
29La valorisation du sujet apparaît comme un corrélat de la morale du devoir. Cette orientation est caractérisée par l’accent mis sur une morale du droit de la personne non pas opposée mais complémentaire d’une morale du devoir. Un accent personnaliste qui prend cependant trois aspects. Le premier se caractérise par la mise en évidence de ce qu’une morale du devoir peut apporter dans la constitution du sujet (vertus personnelles telles que courage, honnêteté, franchise etc.). Le second aspect se manifeste dans les textes valorisant la dimension personnelle des relations sociales, nous amenant à distinguer solidarité et coopération, cette dernière soulignant plus nettement l’implication subjective et individuelle dans le processus de construction des rapports sociaux. Le troisième aspect exprime la position la plus avancée en direction de l’individu et de la défense de la subjectivité ; les textes qui l’expriment font une bonne place à l’expression du désir et à l’aspiration au bonheur.
2.1. Morale et vertu
30Le point de vue rationaliste s’exprime, nous l’avons vu, à travers les positions de Payot et Boutroux. La référence à un modèle moral, à une loi rationnelle transcendant l’individu permet à ce dernier d’accéder au statut de personne. C’est par la participation à un idéal que celle-ci réalise l’essence de l’humanité.
31La lutte antialcoolique à l’école est engagée avec vigueur à la charnière des deux siècles, la Revue Pédagogique s’en fait largement l’écho. Ainsi, un long article aborde, en 1901, la question sous ses différents aspects. En premier lieu, il s’agit là d’un devoir civique visant à lutter contre un véritable fléau social mettant en péril la nation par la criminalité, la folie, le rachitisme et la tuberculose qu’il engendre. Telles sont du moins les convictions de P. Beurdeley, auteur de l’article. Mais par delà ses aspects sociaux, c’est l’intégrité de la personne qui est menacée et détruite.
32Au même titre que les devoirs envers soi-même, les vertus personnelles (courage, persévérance) ou les vertus altruistes (bonté, charité) contribuent à définir une éthique de la responsabilité personnelle et sont significativement présentes dans la revue.
2.2. Coopération et découverte du sujet
33Alors que les textes relatifs aux valeurs républicaines et nationales disparaissent après la Première Guerre, se développe au début des années 1920 le thème de la coopération proche de celui de la solidarité mais qui s’en distingue, selon nous, par l’importance de l’engagement personnel. Il occupe alors dans la Revue Pédagogique une position analogue à celui de la mutualité, associé au solidarisme, à l’articulation du XIXe et du XXe siècle. La mutualité reposait sur l’idée d’une solidarité organique liant entre eux et à leur profit réciproque les différents membres d’une collectivité. C’est donc en termes de devoir social et laïque qu’il convient de parler de la mutualité scolaire. Quant aux coopératives scolaires mises en place après 1919 qui obligent l’enfant à sortir de son individualisme pour collaborer avec ses semblables, elles contribuent à développer l’autonomie et le sens de la responsabilité. La différence d’approche nous semble révélatrice du souci de valoriser dès le début des années vingt le développement de la personne. Les bénéfices moraux individuels apparaissent ici en pleine lumière et permettent de distinguer la coopération des autres valeurs communautaires désignées jusqu’ici. Très proche de ces dernières par certaines caractéristiques externes relatives à l'harmonie sociale, la coopération comporte en outre une dimension concernant la formation de l’individu sur le plan du formalisme intellectuel. En 1925, F. Cattier met en évidence ce qu’il estime être la vertu formatrice de la coopération. La contribution de la coopération à la formation personnelle représente vraisemblablement l’apport le plus original entre les deux guerres à l’idée plus ancienne de mutualité et de solidarité davantage envisagée sous son aspect fonctionnel externe que sous son aspect formateur.
34L’émergence des valeurs individuelles dans l’entre-deux guerres, dès les années 1920, est incontestable dans les textes de la revue. Un chevauchement se produit cependant entre les derniers textes de l’ancien courant représenté par P. Lapie et le développement du nouveau courant. Ce bouleversement n’est pas sans rappeler l’opposition entre la morale close et la morale ouverte présentée par Bergson en 1932 dans Les deux sources de la morale et de la religion.
35C’est en 1929 et 1930 qu’est posée explicitement, notamment dans un article de Hubert, la question de la compatibilité des valeurs sociales et des valeurs individuelles. Le même auteur, dans un second article, propose de dicter aux élèves, afin qu’ils en fassent la comparaison, les deux célèbres définitions de l’éducation données par Durkheim dans le Nouveau Dictionnaire Pédagogique de Buisson, définitions qui mettent en avant une double exigence : le développement harmonieux des facultés de l’individu d’une part, la pression exercée sur ce même individu par la société d’autre part.
36En 1933 parait un ouvrage qui fait scandale, celui de H. Bouchet L'individualisation de l’enseignement. Dans sa thèse, l’auteur s’en prend avec vigueur à Durkheim auquel il reproche, ainsi qu’aux doctrines totalitaires, de sacrifier l’être individuel au primat du social.
37En 1936, l'Enseignement Public se fait l’écho, sans chaleur excessive d’ailleurs, des thèses de H. Bouchet présentées dans la revue suisse L’Éducateur de Lausanne où s’exprime la sympathie de cet auteur pour les positions de l’Éducation Nouvelle par le fait qu’il réclame le respect de l’individualité de l’enfant. Les qualités personnelles, envisagées dans leur incarnation concrète et non plus seulement comme la participation à une rationalité abstraite universelle ou sociale, deviennent donc, dès l’entre-deux-guerres, des valeurs reconnues. La morale du devoir que critique H. Bouchet fait progressivement plus de place à une morale de l’élan vital, où l’affectivité et le sentiment jouent un rôle plus important et où s’exprime davantage le droit de la personne, qui est ouverture, que celui de l’individu, qui est plutôt repli et fermeture.
38Outre le sentiment de dignité personnelle, c’est la revendication du droit au bonheur, individuel ou collectif, qui commence à se faire jour dans quelques textes dans les années trente. Un texte de 1932 fait du bonheur de l’individu un objectif de la civilisation, objectif qui prend une dimension collective en s’étendant aux « peuples » en 1938. En 1937, on évoque un nouvel humanisme chargé de réaliser un épanouissement aussi large que possible de l'individu humain.
2.3. Éthique du sujet et émergence des pédagogies nouvelles
39Parallèlement à l’émergence de l’humanisme et de la valorisation du sujet dans la revue se développent les courants de la pédagogie nouvelle. Le dénominateur commun à ces courants est constitué par l’idée du respect de la personnalité de l’enfant. Notre propos n’est pas de procéder à l’étude de ces courants en eux-mêmes, mais d’analyser la lecture et l’interprétation qu’en fait la revue. Entre 1912 et 1939 nous avons recensé 56 textes relatifs aux pédagogies nouvelles, la quasi-totalité d’entre eux (54) sont situés entre 1920 et 1939 et la très grande majorité est constituée par des comptes rendus d’articles (43 sur 54). Jusqu'en 1930 l’accueil fait aux pédagogies nouvelles est pour le moins réservé, voire critique. C’est ainsi que Charles Chabot donne le ton dans deux articles importants en 1917 (l’effort et l’intérêt) et 1921 (Transformons l’école). Pour lui, les pédagogies nouvelles tournent le dos à l’effort, pourtant indispensable à l’émergence de l’intérêt et de la motivation ; le sérieux du travail dans l’effort doit précéder le plaisir dans la mesure où « le plaisir de l’étude ne vient souvent qu’après le labeur » (Rev. Péd. 1917, 2e sem. p. 452). Le plus souvent, les pédagogies nouvelles apparaissent soit comme franchement utopiques, c’est le cas des innovations préconisées par Tolstoï (1921), soit comme bénéficiant d’une sympathie bienveillante bien qu’on souligne qu’elles n’apportent fondamentalement rien de nouveau par rapport à la pédagogie habituellement pratiquée, comme le fait en 1923 un article (2e sem. p. 310) qui rapporte les positions favorables à l’école active de l'Éducateur, périodique de Suisse Romande.
40Il faut attendre 1930 pour voir apparaître une attitude plus positive à l’égard des courants inspirés par la pédagogie nouvelle ; sur les 20 articles publiés entre 1930 et 1939, cinq comportent un commentaire positif (1930 2e sem., p. 140, p. 258-259 ; 1930 1er sem., p. 268, p. 378 ; 1937, 1er sem., p. 47), quatre, une appréciation critique ou réservée, les onze autres textes se contentant d’une approche descriptive. Aussi modeste soit-elle, cette évolution après 1930 n’est pas à dédaigner, elle marque une ouverture, certes limitée, mais réelle aux thèses personnalistes (valorisation de l’épanouissement de la personnalité, de la spontanéité et de l’activité de l’enfant). Les représentants de la pédagogie officielle, tout en marquant leurs distances avec les thèses de la pédagogie nouvelle, sont insensiblement entraînés dans l’entre-deux-guerres, et particulièrement dans les années trente après la mort de P. Lapie qui incarnait le rationalisme traditionnel, vers la valorisation de l’individu et de la personne. Cette évolution tire son origine, partiellement du moins, des courants spiritualistes (en particulier de la philosophie bergsonienne).
41Nous venons d’essayer de reconstituer le mouvement par lequel la revue du Musée Pédagogique, reflet des positions officielles, développe dans l’entre-deux-guerres une attitude beaucoup plus ouverte à ce que l'on peut caractériser comme une éthique du sujet se substituant à une morale du contrôle social qui se présentait comme un rempart contre le « péril socialiste ». On peut s’interroger sur les raisons d’une telle évolution. Elles sont vraisemblablement multiples mais il en est une qui paraît mériter une attention particulière. C’est après la Première Guerre, dans les années 1920, que se développe le thème de l’école unique cher aux radicaux.. Ces derniers, notamment par l’intermédiaire d’Edouard Herriot, préconisent de substituer à la sélection par l’argent la sélection par le mérite. Cette période est marquée jusqu’au milieu des années trente par une forme d’élitisme républicain ayant pour objectif une certaine forme de démocratisation de la sélection de l’élite qui ira en s’amplifiant par la suite (Carpentier, 1993, 373-401). Il est vraisemblable que ce contexte, plus attentif aux performances et au mérite individuel, ait favorisé l’émergence de l’éthique du sujet évoquée ici.
Notes de bas de page
1 Le lien historique entre la sociologie et la science de l’éducation est connu : Durkheim dispense un cours de science de l’éducation à l’Université de Bordeaux à partir de 1887 (cf. J. Gautherin).
2 Il s’agit de l’impact parmi les instituteurs des positions antimilitaristes proches du syndicalisme révolutionnaire exprimées par Gustave Hervé dans diverses publications telles que Le Travailleur socialiste de l'Yonne, la Revue de l'Enseignement primaire ou La Guerre Sociale. Ces positions inquiètent le pouvoir car elles sont formulées en ce début de siècle dans le cadre d’une solidarité entre la classe ouvrière et les instituteurs syndicalistes. Le développement d’un courant antimilitariste chez les enseignants du primaire s’inscrit dans un contexte à la fois international et national En 1905, en pleine période d’expansion coloniale, la guerre franco-allemande est évitée de justesse au Maroc. Sur le plan intérieur, l’Affaire Dreyfus entraîne chez de nombreux instituteurs une prise de conscience des dangers du militarisme. C’est dans la mesure où il incarne le risque de sédition à l’intérieur de la corporation que G. Hervé cristallise sur lui la plupart des critiques de la Revue Pédagogique.
3 Rev. Péd. 1908, 2e sem. p. 102, A. Croizet, « L'idée de patrie ».
Auteur
Université de Picardie Jules Verne
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