Conclusion. Grandeur ou misère des instituteurs publics
p. 263-275
Texte intégral
1Une dynamique de revendication, qui déclenche aujourd’hui une forme de tendresse culpabilisée dans la haute intelligentsia, caractérise la profession d’instituteur dans les rapports sociaux où elle s’organise avant la Troisième République, comme, en partie, aux époques suivantes. Cette dynamique est l’autre face d’une conscience corporative qui, produisant des sentiments de responsabilité, des désirs d’initiative, et surtout des représentations et des affirmations de soi hautement valorisées, s’accomplit dans une annonce idéalisée de l’existence collective des maîtres. « Mission », tel est bien le terme clé de cette mentalité.
2Ce terme avait d’ailleurs fait l’objet, depuis longtemps, d’une élaboration insistante. La fameuse lettre de Guizot pour expliquer sa loi suggérait : « Pénétrez-vous donc, Monsieur, de l’importance de votre mission... »1. Qu’on songe également aux multiples hommages qui sont rendus aux maîtres dans les débats parlementaires. Il y avait aussi, dans le Cours normal de Gérando, de 1832, un chapitre sur la dignité des instituteurs, qui pouvaient alors se sentir fondés à espérer un meilleur avenir. Certes, les conservateurs parlent aussi de la modestie à laquelle il faut les tenir, et ils exigent qu’on limite leur savoir pour freiner leurs ambitions. Dans sa dissertation pour le concours de 1838, on l’a signalé, Th. Barrau conçoit des écoles normales dans lesquelles le futur maître ne pourra jamais se regarder comme « au dessus des classes modestes dont il est sorti »2. Mais les instituteurs ont davantage entendu la reconnaissance -voire la célébration- de leur fonction. C’est ce qu’on constate à lire par exemple un passage des Entretiens de village, de M. de Cormenin – grand succès de librairie à la fin de la monarchie de Juillet3 :
« Si j’étais Maître d’école, j’estimerais mon humble métier au-dessus de tous les métiers du monde, et je rendrais chaque jour grâces à Dieu de ce qu’il m’est permis de former des cœurs et des intelligences. Je m’inspirerais de l’amour de mes devoirs, et je m’attacherais surtout à relever ce qui est bas, à soutenir ce qui est faible, à éclairer ce qui est ignorant, à moraliser ce qui est vicieux. Je rassemblerais autour de moi mes élèves, et j’étudierais leur caractère et leurs penchants dans leurs leçons, dans les jeux, dans leurs sympathies, dans leurs rivalités et dans leurs raccommodements. »
3Parfois, les maîtres d’école n’hésitent pas à se dire en charge des finalités ultimes de la société. L’instituteur affirme René Rémond, d’Orléans, est désormais un homme qui « tient pour ainsi dire entre ses mains l’avenir du pays »4 Oui, renchérit Philémon Leleu, de Blangerval (Pas-de-Calais), il a « en mains les destinées du monde »5. Conséquence de cette certitude, une idée du prestige que l’instituteur pourrait obtenir et qu’il oppose en toute logique à l’indignité de son état, de sa position et de son statut. « Il devrait être dans la société l’homme intermédiaire de la classe aisée et de l’indigence » dit l’un des mémoires6 ; il « ne doit être ni l’obligé ni l’inférieur d’aucun habitant de sa localité ; il remplit une haute mission ; il ne peut ni ne doit être mis au-dessous »7, explique encore Lainé, de Courvaudon (Calvados). Trente ans à peine après la loi Guizot, ces représentations sont sans doute un élément très important dans la constitution d’une image corporative satisfaisante. On est loin des maîtres décrits par Lorain ; ceux de 1861 se voient même à la hauteur des curés, dont ils revendiquent certains des avantages (le jardin en est un). Beaucoup de mémoires voudraient en ce sens que l’école soit implantée en un lieu particulier du village, à l’abri des réunions ou des passages, par exemple disent-ils, « retirée du centre et proche de l’église »8.
4Ceci explique aussi que certains instituteurs ne s’arrêtent pas aux difficultés matérielles – les ressources trop faibles, les moyens trop rares etc. –, ou du moins qu’ils ne les dénoncent que parce qu’elles les privent d’une estime justement méritée. C’est la faiblesse de notre position dans l’échelle des revenus, disent-ils, qui attire sur nous un mépris général. Henri Piguet, de Plottes (Landes), s’interroge en ces termes9 :
« Pourquoi n’a-t-il pas toujours le respect des populations qu’il devrait avoir ? Pourquoi n’a-t-il pas toujours la force morale sur ses élèves et autour de lui, qui lui est nécessaire pour remplir sa mission convenablement ? Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas assez rétribué, parce que sa pauvreté attire le dédain. »
5Il suffit, prétend Ruelle, de Saint-Egrève (Isère), qu’on l’aperçoive dans la gêne et incapable de faire face à ses « petites affaires », pour qu’il perde sur le champ toute la considération qui lui est due, toute la confiance des parents et le respect des enfants10. Ne seraient-ce que ses vêtements trop vieux11, l’acceptation des cadeaux en nature comme la poule des uns et le boudin des autres12, la nécessité de demander un crédit ou un service d’argent au père d’un élève13, et voilà autour de lui des airs narquois et dans son dos des moqueries et des rires. Ainsi la situation matérielle engendre-t-elle un dommage symbolique : puisqu’« au yeux du monde, c’est la richesse qui inspire le plus de respect »14, il faut ne plus être pauvres (adjectif) pour ne pas être perçus comme des pauvres (nom commun). De là cette unanime et vigoureuse protestation contre les métiers extra-scolaires, qui transforment le maître d’école en « valet de tout le monde » et précipitent la dégradation finale de son statut comme de son image. Louis-Joseph Bouchain, de Verneuil (Seine-et-Oise) affirme que l’instituteur est perçu à cause de cela comme « le dernier de la commune », qu’il n’est personne, « pas même le valet de ferme » qui ne se sente au-dessus de lui, et que « le sceau de l’esclavage est en quelque sorte empreint sur son front »15.
6Dans ces conditions, une idée cristallise l’affirmation narcissique collective des instituteurs : celle de fonctionnaire. C’est l’idéal qu’on a déjà vu en effet contredire ce terme offensant de « valet » (cf. chap. 7).
7En premier lieu, cette idée se réfère à un registre administratif ou bureaucratique, celui des employés et des agents. Les maîtres parlent des « catégories » instituées et ils se disent notamment « petits fonctionnaires ». Ce registre prévaut aujourd’hui et contient la distinction entre les hauts fonctionnaires et les fonctionnaires... tout court, distinction qui ne s’est mise en place qu’après le 18 brumaire, lorsque Bonaparte a construit l’édifice de l’administration selon un principe hiérarchique et centralisateur qui définissait le statut des agents publics sur la base des postes et des traitements16.
8En second lieu, on note une référence à un registre politique. Les instituteurs parlent des attributions officielles dont ils sont détenteurs (« fonctionnaires communaux » dit par exemple L. Charpentier17) Puisqu’ils se voient confier une parcelle de l’autorité de l’Etat, ils sont les représentants de la puissance publique. L’expression de « fonction publique » a cours depuis l’Ancien Régime, évidemment déterminée à cette époque par le mode vénal d’obtention des charges, avant tout celles d’officiers et de commissaires, ce à quoi l’égalitarisme républicain a substitué le principe de l’élection. Ce n’est qu’ensuite, à partir du Directoire, que s’imposera le principe de la nomination des « fonctionnaires publics », qui sont par exemple dans la Constitution de l’an VIII, membres du Sénat, du corps législatif, du Tribunat, conseillers d’Etat, ministres, juges, etc., tous emplois directement rattachés au pouvoir exécutif18.
9Il est vrai que les instituteurs ont été appelés à régler leurs espérances sur leur mission, dans le cadre du service public, surtout à partir de Louis-Philippe. La circulaire que Guizot leur communique le 4 juillet 1833 et qu’on vient de rappeler oppose très clairement la modestie du sort matériel du maître d’école, dont les jours « se consument dans l’enceinte d’une commune », à la grandeur de sa profession qui intéresse « la société toute entière », « qui participe de l’importance des fonctions publiques » et s’exerce donc « pour l’Etat, et dans l’intérêt public »19. Guizot n’est d’ailleurs pas le seul à développer cette conception à ce moment. Fin 1831 et début 1832 en effet, le Journal de l’instruction élémentaire publie deux articles présentés comme opinion d’un lecteur et qui invitent à considérer désormais les instituteurs comme des fonctionnaires publics œuvrant en vue d’un service public20. De même, Gérando met en ouverture de son Cours normal ce chapitre sur la dignité qui tient, selon lui, à ce que l’instituteur, à la tête d’une école communale, est « un véritable officier public » ayant reçu « de l’autorité publique le caractère dont il est investi »21.
10Et puisqu’une telle mission les pose en amont comme responsables, ne doit-elle pas les rendre indépendants en aval ? C’est tout ce que veulent les instituteurs de 1861 : être « des fonctionnaires qui ne seront plus à l’avenir le jouet du dernier personnage de la localité »22. Une scène typique de ce point de vue est relatée par Jacques Le Henaff. En 1857, lorsqu’il arrive à Pleubian, le curé lui avoue sans ambages préférer les frères et il exige aussitôt deux heures de catéchisme supplémentaires, une le matin et une autre le soir. Le maire, qui promet une surveillance de tous les instants, exige lui aussi une heure supplémentaire d’enseignement pour les élèves de la première division. Or Le Hénaff argumente son refus par la définition même de son statut, c’est-à-dire de ses devoirs et de ses droits23 :
« Je priai ces messieurs de vouloir bien étudier le règlement, qui était ma loi, qui engageait ma conscience, et que j’avais l’intention de suivre de point en point, leur déclarant que leurs volontés, quelque honorables qu’elles puissent être, ne pouvaient prévaloir contre les devoirs prévus en haut-lieu, après mûres réflexions, que, d’un autre côté, il m’appartenait, comme instituteur et comme fonctionnaire, de diriger moi-même ma classe de la façon la plus utile aux intérêts de mes élèves, et que, puisque j’étais seul responsable je devais seul décider de ce que j’avais à faire. »
11Se poser en fonctionnaire dans ce cas, c’est affirmer sa responsabilité doublement : d’une part comme indépendance, et d’autre part comme appartenance. Le Hénaff s’en tiendra non aux volontés des autorités locales (voilà pour l’indépendance), mais aux règles fixées par ses supérieurs, « en haut lieu » dit-il (voila pour l’appartenance ; et l’association de ces deux arguments vérifie exactement la définition weberienne de la domination légale ou domination rationnelle dans laquelle celui qui obéit ne le fait que comme membre du groupe, et obéit seulement au droit24.) C’est aussi, évidemment, ce qui détermine le comportement de Charpentier à Reims. La revendication d’indépendance (vers l’extérieur) est légitimée par le sentiment d’appartenance (vers l’intérieur). Guizot a du reste énoncé ce principe dès son Essai de 1816, en définissant deux systèmes d’instruction possibles : l’un qu’on abandonne à des corporations, les congrégations par exemple, l’autre dont l’Etat et le gouvernement assument la charge. Celui-ci se fonde sur l’organisation d’un corps qui d’une part présente « un certain degré d’indépendance extérieure »25, et d’autre part recrute lui-même des membres auxquels il assigne des devoirs et des droits.
12Or, à cette opposition entre le corps (public) et la corporation (privée), s’ajoute dans les mémoires de 1861 la distinction entre le fonctionnaire et le clerc (« clerc », c’est ainsi que P. Luiz, on s’en souvient, désigne l’instituteur que le curé souhaiterait voir arriver à sa place sur son premier poste). En référence à ces principes, l’affirmation de soi des instituteurs, cette affirmation d’existence, s’étaye sur deux données.
13D’abord une donnée de dévouement aux finalités sociales de l’Etat, ce qui suggère des actes et des projets désintéressés, voire des vies parfaitement sacrifiées, en tout cas un engagement gratuit au nom du bonheur collectif. Parler de désintéressement et de sacrifice ne doit pas dissimuler qu’il s’agit d’intérêts symboliques aussi forts, sinon plus, que les intérêts matériels (les premiers peuvent d’ailleurs engendrer les seconds, au sens, par exemple, où les statuts appellent plus ou moins directement des revenus). En fait, la volonté de se dévouer au seul profit des autres, sur fond d’une idée universaliste de la mission (peu importe que celle-ci soit orientée dans un sens progressiste ou dans un sens plus traditionaliste), relève aussi d’une stratégie pour contredire les instances de dévalorisation auxquelles les instituteurs sont confrontés, et donc obtenir une ou des formes de reconnaissance de leur dignité et de leur valeur. En tout cas un altruisme magnifique d’austérité se dessine dans les mémoires de 1861, par exemple celui de Jean-Paul Mayreville, de Pennantier (Aude) qui énumère, en reprenant d’ailleurs des quasi slogans depuis longtemps véhiculés par les cours de pédagogie des écoles normales26 :
« Mœurs simples et pures, constitution forte et saine, abnégation de soi-même, activité constante, zèle soutenu, aptitude spéciale, connaissances solides, variées et pratiques : voilà les qualités que doit réunir un instituteur pour être à la hauteur de ses fonctions et des garanties que la société a le droit de lui demander. »
14Ensuite une donnée d’adhésion ou d’implication dans le corps enseignant, pour autant que lui seul autorise ou habilite ses membres un peu comme on donne une investiture. On a vu Charpentier se récrier contre l’admission dans une école de Reims d’une personne jugée étrangère à l’instruction primaire. A cela répondront, sous la Troisième République, les fameuses images militaires – des « hussards noirs » de Charles Péguy aux « calmes fantassins » de Jules Romain. La célébration du phénomène corporatif à laquelle on assistera à travers ces formules n’est donc pas seulement une pièce rapportée, un lot de consolation : elle est avant tout la réponse à la tendance narcissique des instituteurs eux-mêmes, à leurs efforts pour être reconnus sur ce mode-là. Car précisément, ces images allient la forme d’un engagement dans le groupe volontaire et le fond d’une appropriation des valeurs universelles mises par l’Etat au fondement de l’instruction du peuple : deux choses qui sont également objet d’admiration dans la conscience commune (mais n’oublions pas d’une part que tout ceci n’est pas incompatible avec des désirs de désengagement, et d’autre part, comme le récit de Charpentier l’a montré, que ce n’est pas incompatible non plus avec un certain niveau de rivalité et de conflits à l’intérieur même de la profession).
15En 1861, la grande fierté d’appartenir au corps se voit par exemple au désir d’en arborer ostensiblement les signes. Césaire Beaudry préconise le port d’une marque visible comme dans tous les corps constitués explique-t-il. Ils ont tous « leur signe distinctif [...]. Il serait à désirer qu’il en fut établi un aussi pour le corps des instituteurs »27 Chez les normaliens, l’uniforme est dès cette époque un facteur important dans la constitution d’une image collective (un facteur parmi d’autres dans le cadre très fort de l’école normale). Lorsque Joseph Sandre, le fils de Jean-Baptiste, entre à l’Ecole Normale de Mâcon, en octobre 1867, c’est ce qu’il remarque avant tout : les anciens, de grands garçons, et leurs longues redingotes bleu-noir avec deux étoiles bleu-clair sur les parements28. Cette tenue, diversement dénommée aux époques ultérieures -la « requine » à Dijon vers 190029, la « touine » à Maçon vers ces années là-, faisait toujours sentir en effet, comme le révèle un autre récit, que « nous appartenions à un corps, à un ordre »30.
16C’est pour les mêmes raisons que les instituteurs éprouvent un grand attrait pour les distinctions honorifiques, dans la mesure où elles touchent à la présentation de soi sur le registre de l’appartenance professionnelle. Un point d’exacerbation du narcissisme, car le sentiment collectif de soi ne s’exprime jamais aussi bien que dans les situations rituelles où certains membres sont désignés par leurs supérieurs et les représentants de leur corporation. Le livre de Charpentier s’arrête à plusieurs reprises sur l’attribution des récompenses et la délivrance des titres. Sont évoqués ceux qu’il a eu, ceux qu’il n’a pas eu, ceux que d’autres ont eu indûment, etc. D’abord, en 1839, il est cité premier de la liste que le comité supérieur vient proclamer à la séance générale des conférences pédagogiques ; proposé au ministre pour une médaille d’argent (Bourdonné reçoit le premier prix de canton)31. Or on lui joue un mauvais tour (il laisse deviner qui est ce « on »), qui détruit la satisfaction qu’il allait en retirer. En tant que caissier, il devait faire imprimer le procès-verbal pour que le public en prenne connaissance, et payer cette publication ; mais à la séance suivante il trouve le solde de l’opération déjà faite..., et sans qu’apparaisse la mention de sa médaille ! L’inspecteur Pourpe, prévenu, fera bien insérer un rectificatif dans le registre des procès-verbaux, mais il ne s’agit que d’un registre à usage interne, donc le public ne connaîtra pas l’honneur fait à Charpentier. De quoi entretenir, en effet, son humeur un peu acariâtre. Il lui faudra attendre 1850 et le rapport d’inspection d’un M. Bonnin, ancien professeur, mais inconnu à Reims, pour recevoir du ministère une nouvelle distinction, un rappel de médaille d’argent. Jamais récompense ne lui fut aussi agréable raconte-t-il, précisément parce qu’elle avait pour origine un fonctionnaire étranger à sa ville. Deux ans plus tard, il figure également sur une liste dressée par le recteur Forneron sur avis des inspecteurs dans le but de féliciter « des instituteurs qui offrent le plus de garanties à l’Etat et aux familles, pour leur moralité et par le zèle dont ils font preuve dans l’exercice de leurs fonctions »32. Tout ceci reste cependant accessoire. Quelque chose a manqué à Charpentier, de plus important, d’essentiel : les palmes académiques. Par ordre croissant de dignité, les distinctions universitaires sont en effet les suivantes : mention honorable, médaille de bronze, rappel de médaille de bronze, médaille d’argent, rappel de médaille d’argent, et enfin les palmes avec d’autres variations, palmettes d’argent, palme d’or. Evidemment, seule la dernière compte pour celui qui en est privé. Charpentier l’attendra en vain jusqu’à son départ en retraite, bien qu’il eût été plusieurs fois proposé (après son départ les palmes seront décernées à ses deux collègues plus jeunes). La raison ? On s’en doute. J’ai pu savoir, nous confie-t-il, que « mon nom seul était un épouvantail pour deux membres du conseil général, qui voulaient bien voir en moi un violent révolutionnaire, un fervent disciple des doctrines de Proudhon ». Sur ce point Charpentier conclut par une marque de scepticisme tranquille :
« Somme toute, les hommes sensés qui comptent vivre et mourir au milieu de leurs concitoyens ne doivent attacher qu’une médiocre importance à des distinctions destinées surtout à recommander les titulaires à ceux qui ne les connaissent pas »33.
17Mais cette sagesse est démentie par le reste du propos, très amer lorsque certains obtiennent ces hommages sans les mériter, comme une galanterie qu’un ministre se permet envers un « gros bonnet », un homme du monde, député ou conseiller quelconque, qui aura peut-être en retour la courtoisie d’arborer sa décoration, comme fit le maire de Reims, Werlé, qui apparu lors de la messe solennelle du 15 août 1865 à la cathédrale, avec, sur la poitrine, une palme en or appendue à un ruban violet, cette fameuse palme d’officier de l’instruction publique, scandalisant Charpentier et ses collègues.
18Il est clair que les deux axes ainsi dégagés de l’image collective, à savoir l’implication dans la corporation fonctionnaire d’une part, et d’autre part l’appropriation des buts de l’Etat libéral et de ses principes de justice, correspondent aux deux variantes des finalités professionnelles dont on a montré qu’elles étaient activement développées par les instituteurs, les finalités pédagogiques et les finalités socio-culturelles. Ces représentations, traduisent en effet un niveau d’investissement subjectif, un désir d’implication forte, et c’est pourquoi elles structurent l’image que les instituteurs fournissent à l’appui de la dignité fondamentale de leur existence.
19Le lien, plusieurs fois noté, entre ces deux domaines de valeurs, pourrait surprendre à notre époque, qui est parfois tentée de sous-estimer les références pédagogiques, pourtant toujours fortes, et de surestimer les références socio-culturelles, qui sont loin d’être une préoccupation majoritaire. Ce lien est en réalité essentiel dans l’histoire du corps des instituteurs. De la Révolution à la Troisième République, la rationalité scolaire coexiste naturellement avec l’éthique civilisatrice. Quand le public des élèves est séparé, socialement et culturellement, de la corporation des maîtres, quand il ne fréquente pas de très bon cœur, ou pas très aisément, les chemins du livre et du savoir, ce qui est bien évidemment le cas des « pauvres » ou du « peuple », alors la réflexion sur les programmes et surtout sur les méthodes et les modes d’enseignement est d’autant plus intense qu’elle est plus urgente. Dès l’entreprise chrétienne de saint Jean-Baptiste de La Salle, à la fin du XVIIe siècle, dès que l’instruction se généralise et cherche à gagner des populations plus difficilement « éducables », les corporations et les congrégations enseignantes atteignent un très haut degré d’imagination pédagogique. En fin de compte, c’est la continuité entre ces deux axes de finalités, entre le champ de l’invention pédagogique et le champ de l’intervention « sociale », qui offre effectivement, pour les instituteurs les plus « mobilisés », un projet militant où la pédagogie s’inscrit à l’horizon de la réforme sociale34, et où peuvent être dominées ou gérées les tensions qui caractérisent l’exercice du métier. Ce qui est vrai de Léopold Charpentier l’est aussi d’autres figures célèbres dont l’histoire de l’école primaire offre bien des exemples depuis deux siècles, disons : de Pestalozzi à Célestin Freinet et Fernand Oury.
Notes de bas de page
1 Lettre circulaire du 4 juillet 1833, in O. Gréard, La législation..., op. cit., t. 3, p. 22. Rappelons que cette lettre est la première d’un genre auquel J. Ferry apportera une contribution non moins fameuse, à savoir sa lettre du 17 novembre 1883, qui opère cette même reconnaissance symbolique. Une comparaison de ces deux lettres aux instituteurs a été faite par F. Pécaut, « Deux ministres pédagogues : Guizot et Ferry », in Revue pédagogique, 15 mars 1887.
2 Th.Barrau, De l’éducation morale..., op. cit. C’est le texte primé en 1840 par l’Académie des sciences morales et politiques.
3 M. de Cormenin, Entretiens de village, Paris, 9e éd., 1847, p. 33.
4 Arch. Nat. F17 10786, Loiret.
5 Arch. Nat. F17 10777, Pas-de-Calais.
6 Charles, de Compreignac (Haute-Vienne), Arch. Nat. F17 10791.
7 Arch. Nat. F17 10765, Calvados.
8 François Defosse, de Marmagne (Saône-et-Loire), Arch. Nat. F17 10780.
9 Arch. Nat. F17 10764, Landes. Sont analysés ici les thèmes n° 9 et 10.
10 Arch. Nat. F17 10779, Isère.
11 Jean Martin, d’Orpierre (Hautes Alpes), Arch. Nat. F17 10779.
12 Corvisier, de Cadaujac (Gironde), Arch. Nat. F17 10763.
13 Auguste Groult, de Soliers (Calvados), Arch. Nat. F17 10765.
14 Borel, de L’Epine (Hautes-Alpes), Arch. Nat. F17 10779.
15 Arch. Nat. F17 10788, Seine-et-Oise.
16 Voir J. Tulard, Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1987, art. « Fonction publique », de F. Monnier. C’est ensuite Talleyrand qui insistera sur les aspects hiérarchiques de la promotion par degrés. Voir également sur ce point, G. Thuillier La bureaucratie en France aux XIX et XXe siècles, Paris, Economa, 1987, pp. 614 et suiv.
17 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 180.
18 Pendant la monarchie de Juillet, il y aura d’ailleurs débats et polémiques sur le parasitisme que pouvait engendrer le principe de la nomination aux emplois publics. En 1842, Tocqueville dénoncera l’intervention croissante des députés dans l’attribution de ces emplois. Le 30 mars 1845, une proposition est même déposée à la chambre pour instituer examens, concours et diplômes. Mais le problème ne sera pas résolu avant la Troisième République. Voir G. Dumartial, Le statut des fonctionnaires, Paris 1908.
19 Voir O. Gréard, La législation..., op. cit., t. 2, p. 22.
20 Journal de l’instruction élémentaire, no 13, nov. 1831 ; et no 16, fév. 1832.
21 De Gérando, Cours normal..., op. cit., pp. 2 et 3.
22 Darroze, d’Arjuzanx (Landes) Arch. Nat. F17 10764.
23 J. Le Hénaff, J. Le Hénaff..., op. cit., p. 17.
24 Voir M. Weber, Economie et Société, op. cit., p. 222, et Le savant et le politique, éd. 10-18, Paris, 1963, p. 102. N’oublions pas qu’avant la Troisième République, l’appartenance est pour une grande part assujettissement au pouvoir politique, mais non pas dans les périodes ultérieures.
25 Selon Guizot, il faut en particulier supporter la concurrence avec l’Eglise, et en général « il ne doit pas plus être permis aux partis d'ouvrir librement leurs écoles que de lever publiquement leurs étendards » ; voir Guizot, Essai sur l’histoire et sur l'état actuel de l’instruction publique en France, Paris, 1816, pp. 135 et 143.
26 Arch. Nat. F17 10781, Aude.
27 Arch. Nat. F17 10768, Sarthe. Selon Auguste Huard, de Campbon (Loire-Inférieure), certains préfets ont prescrit le port d’un uniforme aux instituteurs, Arch. Nat. F17 10793.
28 M. Ozouf, La classe ininterrompue..., op. cit., p. 293.
29 Louis Prodhon, Un normalien dijonnais en 1900, Dijon, 1957.
30 J. Ozouf, Nous les maîtres d’écoles, op. cit., p. 92.
31 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., pp. 94-95. Deux ans après l’ouverture des premières conférences pédagogiques légales, le comité d’arrondissement a pris l’habitude de venir assister à la séance générale des conférences de Reims et d’y proclamer une liste d’instituteurs qu’il entend récompenser. Charpentier a souhaité échapper à ces réunions, car elles ont été commandées à Hannequin, qui s’est lui même déchargé sur Bourdonné, qui s’est lui-même fait seconder par Parisy. Puis Charpentier s’est résolu à y participer, et il a été nommé collecteur et caissier pour son arrondissement : on s’est bien gardé de lui demander de faire un cours.
32 Ibid., p. 178.
33 Ibid., pp. 232-233.
34 Pour ces raisons, les valeurs pédagogiques, c’est-à-dire les valeurs qui font de la pédagogie un ensemble de discours et de techniques explicitement rationalisés et transmis, ont historiquement une aire de validité limitée à l’enseignement primaire. C’est pourquoi elles sont rejetées par les corporations de l’enseignement secondaire. Or, aujourd’hui, le secondaire, et avant tout le premier cycle, du fait de la « massification » de ses effectifs, assume à son tour la mission universaliste qui était auparavant cantonnée au primaire et, dès lors, rencontrant les même problèmes, il tend à absorber les mêmes valeurs (d’autant que les instituteurs ont pénétré en grand nombre dans ce segment, depuis 1969, comme professeurs d’enseignement général des collèges, ou PEGC ; voir sur ce point M. Hirschhorn, L’ère des enseignants, op. cit., p. 20). Mais ceci ne va pas sans conflits, et il faut compter avec une réaction de défense et de conservation des valeurs traditionnelles du secondaire, celles de la culture générale, contre la progression des valeurs traditionnelles du primaire, celles du savoir-faire pédagogique. C’est par exemple dans ce sens que V. Isambert-Jamati analyse les attaques des professeurs contre les instituteurs dans la polémique qui commence dans les années 1980. Voir : « Les primaires, ces ‘incapables prétentieux’ », in Revue française de pédagogie, no 73, oct.-nov.-déc. 1985.
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