Chapitre V. Vivre et enseigner dans les écoles rurales
p. 137-151
Texte intégral
1La position économique des instituteurs est abordée dans les mémoires indépendamment de leurs ressources culturelles, sans doute parce que ces dernières ne sont pas un objet de mécontentement (elle peuvent être au contraire un point de repère pour légitimer d’autres demandes). En tout cas, voici maintenant les plus grandes obsessions des instituteurs, du moins ceux qui se situent dans la frange inférieure de la corporation, par différence avec Charpentier et ses collègues.
1. L’argent
2Dans les textes de 1861, la protestation la plus générale, la revendication la plus insistante porte évidemment sur la situation pécuniaire des maîtres. Certains n’ont pris la plume qu’avec la seule et unique intention d’entonner cette douloureuse litanie des jours maigres1.
Le traitement fixe
3La Révolution avait plusieurs fois instauré pour les maîtres un traitement soit fixe, soit proportionnel au nombre d’élèves. Le décret du 27 brumaire an III parlait d’un « salaire » de 1200 livres versé uniformément sur tout le territoire de la République, mais cette disposition n’avait pas été appliquée ; et ce fut la loi de 1833 (art. 13) qui décida, en plus de la rétribution versée par les élèves (sauf les indigents dont une liste devait être dressée par les conseils municipaux), un traitement fixe d’au minimum 200 francs par an ou 400 pour les écoles primaires supérieures, à la charge des municipalités. Pour y pourvoir, les maires, de leur côté, pouvaient décréter une imposition spéciale de 3 centimes additionnels – par franc2.
4Tout ceci était loin d’être mirobolant et, à la fin de la monarchie de Juillet, 7000 instituteurs ne touchaient pas, tous gains compris, 500 francs3. La question fut donc à nouveau examinée par les pouvoirs publics. En mai 1845, F. Delessert, au nom de la Société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants de France, déposa à la Chambre une pétition qui demandait le doublement pur et simple du traitement. La même année, le ministre Salvandy posait à son tour le problème dans un rapport au roi « sur la situation de l’instruction primaire ». La pauvreté des instituteurs était donc bien dénoncée et quelques-unes de ses conséquences les plus inquiétantes, par exemple la fuite des normaliens hors de l’enseignement primaire, étaient connues4. Le 24 juin cependant, faute de députés en nombre suffisant, Boulay de la Meurthe dut interrompre un exposé sur le budget de l’instruction primaire ; aucune mesure ne fut donc prise à ce moment.
5Plusieurs projets virent ensuite le jour. Le 31 mars 1847, Salvandy demanda à la Chambre l’augmentation du salaire, en rappelant que l’instituteur était au bas de l’échelle des fonctionnaires. Il proposa concrètement de maintenir le système du traitement fixe municipal et de la rétribution familiale, mais en établissant trois classes distinctes de maîtres. On donnerait 600 francs à ceux exerçant dans les communes de moins de 1500 habitants, 900 francs à ceux exerçant dans les chefs-lieux de canton, et 1200 francs à ceux exerçant dans les chefs lieux d’arrondissement ou de département. Ces intentions n’entrèrent pas plus que d’autres dans les faits, mais leur caractère d’urgence était maintenant avéré. D’ailleurs, les conseils généraux étaient nombreux à souhaiter une franche amélioration du sort des instituteurs. Le département des Ardennes demandait même qu’on impose aux familles une rétribution de 10 mois sans tenir compte de l’assiduité régulière ou irrégulière des enfants5.
6C’est en fait la loi du 15 mars 1850 qui va fixer les conditions financières dans lesquelles se trouvent les participants au concours de Rouland, en décidant que traitement et rétribution additionnés devront atteindre au moins 600 francs annuels, faute desquels un supplément devrait être versé. Un décret du 31 décembrel853 crée en faveur des jeunes gens de vingt-et-un à vingt-quatre ans deux classes de suppléants cantonnés à 400 et 500 francs (le décret comporte aussi une disposition permettant aux préfets de limiter le nombre des élèves gratuits afin que le revenu de la rétribution ne soit pas trop diminué) ; après quoi le décret du 20 juillet 1858 supprime la deuxième classe des suppléants, celle à 400 francs, avant qu’un dernier texte, le 29 février 1860, remette tout le monde à 600 francs Il faut comprendre que les adjoints sont non seulement engagés par le titulaire – lorsque le Conseil académique a reconnu qu’il a trop d’élèves pour assumer convenablement sa tâche-, mais aussi payés par lui. Le récit de L. Charpentier nous a fourni un exemple de cet usage. Dans son article 34, la loi de 1850 prévoit que les adjoints sont nommés et éventuellement révoqués par l’instituteur titulaire avec l’agrément du recteur, mais qu’ils sont financièrement à la charge de la commune ; pourtant cette dernière disposition ne sera pas suivie d’effets, comme le souligne Louis Ménitrieux lorsqu’il raconte6 :
« J’étonnerais sans doute plus d’un jeune maître si j’ajoutais qu’en 1850 mon père dut abandonner les 200 francs du traitement fixe et une partie de la rétribution scolaire pour faire un traitement de 400 francs à son adjoint, rien n’étant assuré à ces maîtres qui étaient laissés à la nomination et aux frais du titulaire ou de la commune, dans les cas très rares où celle-ci voulait y contribuer. En 1857, j’eus à mon tour un traitement de 400 francs fait de la même façon ».
7Après le concours de Rouland en tout cas – post hoc ergo propter hoc, le minimum est porté à 700 francs, à condition toutefois que l’instituteur ait effectué cinq années d’exercice.
La rétribution
8A cette époque, un élève paye en moyenne 1,50 franc de rétribution par mois. La loi de 1833 (art. 14) avait demandé que les conseils municipaux fixent le taux de cette rétribution (de même qu’ils désignaient les indigents admis gratuitement, ce qui permettait à certains élus sans vergogne d’inscrire leurs propres enfants sur les listes, comme certains mémoires le signalent encore7). Puis la loi de 1850 (art. 15) attribua cette faculté aux Conseils académiques dont le recteur était président, tout en prévoyant qu’on prenne l’avis des conseils municipaux et des délégués cantonaux. Enfin la loi du 14 juin 1854 (art. 8) confia toutes ces attributions au préfet.
9En réalité, le montant exigible varie selon les régions et surtout, dans une seule et même école, il augmente en fonction de l’âge des enfants c’est-à-dire du niveau de l’instruction dispensée. Ainsi Darroze, d’Arjuzanx (Landes), à côté des élèves gratuits, a des élèves de trois à sept ans qui payent de 1 franc à 1,50 franc, et des élèves de 7 à 13 ans qui payent de 1,50 franc à 2 francs8. Le paiement est en outre mensuel, ou trimestriel, voire annuel (par abonnement).
10D’après les mémoires de 1861, les parents font toutes sortes de difficultés et parfois, lorsqu’ils sont mécontents, ils en arrivent à retirer leurs enfants de l’école. Ils ont des réactions de mauvaise humeur si la municipalité recourt à l’imposition des trois centimes additionnels9, et ils font entendre de multiples réticences au sujet de la rétribution : si l’échéance intervient tous les trois mois, la somme qui se monte souvent à 4,50 francs leur paraît trop chère ; si le paiement se fait auprès du percepteur, ils s’imaginent que c’est un impôt10 ; et si c’est un receveur attitré, qui n’a donc aucun de pouvoir de contrainte, ils trouvent divers prétextes pour retarder le plus possible leur règlement11 Quoi qu’il en soit, de nombreux instituteurs ont des scrupules à encaisser ce qui est dû, lorsque cela les oblige à solliciter directement les familles, c’est-à-dire à tendre la main. Guizot, et Falloux après lui, avaient voulu que la rétribution fût transmise par l’intermédiaire du percepteur, mais cette exigence n’était pas respectée dans la pratique.
11Sur ces problèmes, les mémoires font des suggestions variées. Selon Charles Lainé, la commune pourrait acquitter une rétribution équivalant à celle dont les élèves gratuits sont dispensés, ou bien elle pourrait prendre en charge la totalité du revenu du maître et lever ensuite la rétribution pour elle-même. Mais la meilleure des choses serait que l’Etat assume les frais de la scolarisation et instaure l’instruction gratuite et obligatoire pour tous les enfants sans distinction. Remarquons que les propositions de gratuité et d’obligation sont ici liées aux problèmes financiers du maître et non aux problèmes d’assiduité des élèves. Quel que soit le moyen, conclut Lainé, il est indispensable d’agir pour qu’on ne voie plus des maîtres expérimentés quitter l’instruction « et embrasser des professions où ils sont assurés d’être mieux rétribués et d’avoir plus de contentement », et pour qu’on voie au contraire « plus de sujets se destiner à la carrière de l’enseignement », d’où « résulterait que l’on aurait plus d’hommes capables »12.
Ressources courantes et pouvoir d’achat
12Les budgets exposés dans les mémoires de 1861 sont souvent plus étriqués encore que celui cité par E. Bonnemère (cf. chap. 1), tel celui de S. Durieux, de Mauzac (Dordogne), donné pour un couple également, entre 25 et 30 ans13 :
pain, 1,5 kg par jour à 0,30 fr | 0,45 fr. |
graisse et lard | 0,30 fr. |
vin, 0,5L par jour. | 0,20 fr. |
lait | 0,05 fr. |
TOTAL… 1,00 fr.x 365 | 365,00 fr. |
viande, 1 kg par semaine | 1,20 fr. |
sel, 0,5 kg par semaine à 20 cts | 0,10 fr. |
TOTAL... 1,30 fr. x 52 | 67,60 fr. |
poisson ou autre maigre | 15,00 fr. |
huile, 41 à l,60fr. | 6,40 fr. |
vinaigre, 41 à 0,40 fr. | 1,60 fr. |
savon, 3kg à 1 fr. | 3,00 fr. |
repassage chemises, coiffures | 15,00 fr. |
entretien cuisine et vaisselle | 11,00 fr. |
TOTAL GENERAL | 483,00 fr. |
13Par rapport au budget de Bonnemère, déjà signalé pour ne permettre aucune aisance, il y a ici moitié moins de dépenses, en tout cas de dépenses notées. Disparaissent les dépenses culturelles et sociales, le journal et la cotisation, les voyages, la société de secours mutuel. L’alimentation semble elle-même moins complète. Il y a autant de pain pour le ménage dans les deux cas, mais chez les Durieux on mange moins de viande, et le beurre et le fromage ne sont pas visibles (il en obtient peut-être sans payer en argent, ce qui doit être le cas des légumes, souvent produits par la culture personnelle d’un jardin).
14Au chapitre alimentaire, deux éléments sont plus généralement significatifs dans ces budgets, à savoir la consommation de la viande et celle du pain. Louis Ménitrieux parle de la période d’avant 1830 comme du temps où, dans les campagnes, la viande n’apparaissait qu’exceptionnellement, aux fêtes religieuses, et où on faisait surtout du pain noir, mélange de seigle et de sarrazin, que d’ailleurs on mangeait dur, six jours sur sept14. Il est vrai que la viande s’est répandue au XIXe siècle en même temps que le pain blanc, qui est donc ici la base de l’alimentation, conformément aux habitudes populaires. L’importance de la consommation courante du blé, un des grands progrès en ce domaine, se remarque dans le budget d’un autre participant au concours qui mentionne une dépense de 375 francs par an pour 15 hectolitres de blé à 25 francs l’un.
15Nous comprenons donc le ton très acerbe adopté par les instituteurs pour exprimer la gêne qui s’étend à tous les aspects de leur vie matérielle. « Peut-on avec 600 francs élever une famille et faire un sort convenable à ses enfants ? Sinon impossible, du moins difficile », se lamente par exemple Césaire Beaudry, de la Flèche (Sarthe)15. La vie de l’instituteur, semble enchaîner Joseph Labarre, ce ne sont que des « mauvaises années qui s’écoulent »16. Ainsi l’augmentation du traitement est-elle souvent posée comme le principal voire le seul besoin de l’instruction primaire – ce qui ne devait certainement pas être un bon argument pour les juges de ces mémoires. Soulignons toutefois que cette revendication n’est pas nécessairement exposée par les instituteurs faisant eux-mêmes partie de la catégorie concernée, on le constate à l’instant. Césaire Beaudry réclame des primes ; Jean-Baptiste Sandre suggère qu’on réserve aux maîtres des fonctions comme le secrétariat de mairie, qu’il verrait payé à hauteur de 100, 150 ou 200 francs selon l’importance de la commune17. L’une des propositions les plus fréquentes est celle du jardin annexé à l’école, dont l’utilité pédagogique (pour l’enseignement agricole) est toujours associée à une utilité strictement alimentaire : il rapportera un précieux appoint de légumes et de fruits. C’est ce qu’on peut lire dans le mémoire de Césaire Beaudry (au moment où, officiellement, plus de 24 000 écoles sur 38 000 sont dotées d’un jardin)18 :
« Un jardin est véritablement utile à l’instituteur, et pour sa santé, et pour l’approvisionnement de son ménage en légumes. Il serait à désirer qu’il fût assez vaste pour contenir un certain nombre d’arbres destinés à enseigner aux aînés de l’école la taille et la greffe ; que dans un autre endroit les élèves cultivent eux-mêmes, sous la direction du maître, les plantes sarclées appelées à rendre d’importants services à l’agriculture ».
16Pour échapper à cette gêne permanente, une solution plus immédiate consiste à exercer diverses activités plus ou moins lucratives en dehors de la classe (la loi Falloux interdit pour la première fois l’exercice de « toute profession industrielle et commerciale »). Lorsqu’il s’agit de « petits métiers », la liste en devient assez pittoresque. Tous veulent être secrétaire de mairie, beaucoup ne dédaignent pas d’être chantre à l’église. Mais certains tombent de Charybde en Scylla et s’emploient à des tâches ou des services de toute nature : arpenteur pouvait encore passer parce que relevant d’une vieille tradition ; mais il y a aussi des receveurs buralistes19, des agents d’assurance20, des sonneurs de cloches, des bedeaux et des sacristains ; les uns blanchissent le linge d’autel, battent le tambour ou sont chargés de remonter l’horloge publique21, tandis que les autres aident les fabricants de cercueils à mettre les corps en bière, creusent les fosses au cimetière22, et même s’en vont l’été casser des cailloux sur les grand’routes23. Ce qu’on pouvait croire typique de la période précédente, celle qui s’achevait avec l’enquête de Guizot et Lorain, s’est perpétué avec un peu plus de réalité qu’une simple survivance24. Mais il y a une différence de taille : à cette époque le métier d’enseignant lui-même coexistait avec un autre « état », alors qu’en 1861 il s’agit d’ajouter des petits travaux au métier reconnu du maître d’école, ce qui est souvent vécu, on y reviendra, comme un véritable désastre.
17A l’appui de leurs critiques, les instituteurs en question citent souvent comme un fait décisif le nombre de leurs collègues qui, à la première opportunité, ont quitté le métier et sont allés gagner décemment leur vie dans d’autres sphères. Jacques Mouton, de Boyer (Saône-et-Loire), dresse un bilan effarant : sur les 75 élèves de l’école normale qui furent ses condisciples, 18 seulement sont encore en fonction en 1861. Les deux tiers de sa promotion par conséquent (à l’exception de trois morts) ont préféré travailler sous de meilleurs auspices25. Le phénomène, on le sait, était depuis plus de 20 ans connu et pris en compte (on l’a vu mentionné à la chambre). C’est ainsi que Rouland, en abolissant la deuxième classe des suppléants par le décret du 20 juillet 1858, explique à l’Empereur que de « fréquentes désertions, et les difficultés toujours croissantes du recrutement » des maîtres rendent nécessaire le relèvement de « la condition des instituteurs de seconde classe »26.
2. La maison d’école
18L'insatisfaction des instituteurs porte en second lieu sur ce point auquel Charles Robert a consacré un recueil spécial, le bâtiment et le mobilier scolaires27. L’enquête de Guizot avait abouti à des constats déplorables que Lorain, dans son rapport, restituait sans ménagement. Des Pyrénées aux Ardennes, du Calvados aux montagnes de l’Isère accusait-il, « les inspecteurs n’ont poussé qu’un cri de détresse ». Ce n’étaient pas des écoles mais des foyers d’infection et d’épidémie, de sombres pièces, caves, cachots, cloaques, avec des enfants entassés parfois en compagnie du pourceau du ménage. Pire encore, il arrivait que ces lieux sordides se transforment après la classe en cabaret, en corps de garde ou en salle de danse28. Et certainement, cette situation se retrouve encore ici ou là sous le second Empire, bien que la loi de 1850, après celle de 1833, eût obligé toute commune à fournir un « local convenable ».
Les locaux
19La loi de 1833 (art. 12), prévoyait déjà, pour aider les installations d’écoles, des impositions spéciales, deux centimes additionnels pour les départements et les trois centimes additionnels pour les communes, plus des subventions de l’Etat. Ensuite un délai de six ans décidé par Guizot pour que les communes remplissent leurs obligations a d’abord été reporté jusqu’à 1843, puis jusqu’à 185029. Les progrès furent donc très lents. Quand l’imposition des trois centimes additionnels était absorbée par le traitement fixe du maître, les municipalités, peu désireuses d’augmenter la pression fiscale en décidant une construction, préféraient louer le local scolaire et faire payer le département ou l’Etat. C’est pourquoi, dans le corpus de Ch. Robert, 231 instituteurs, soit 19 %, soulignent ce qu’ils estiment être la parcimonie des conseils municipaux30.
20En 1861, d’après des chiffres officiels, il n’y a plus en France que 1018 communes dépourvues de moyens d’école (sur 37 510), et sur les 36 492 communes pourvues, 34 597 le sont d’au moins une école publique31. Il y a en outre 25 677 communes propriétaires de leur maison d’école, et 27 042 écoles dont les communes sont propriétaires32. Si l’on sait qu’en 1833, seulement 10 316 de communes étaient dans ce cas, on mesure l’effort consenti. Par exemple, en 1845, 1726 communes sollicitaient une subvention pour acquérir, aménager, ou construire un bâtiment. Le même recensement fournit en plus les appréciations officielles des inspecteurs sur la tenue de ces maisons d’écoles. Là, il s’avère que 22 588 écoles laïques et 2258 écoles congréganistes, soit 65,5 %, sont jugées bien disposées pour la classe, contre 12 285 écoles laïques et 743 écoles congréganistes, soit 34,4 %, qui sont jugées mal disposées. Quant au logement de l’instituteur, nous trouvons 22 358 écoles laïques et 2284 écoles congréganistes, soit 65 %, bien disposées, contre 12 515 écoles laïques et 717 écoles congréganistes, soit 34,9 %, mal disposées33.
21Les appréciations des instituteurs sur leurs locaux sont-elles convergentes avec celles des inspecteurs ? Pratiquement pas ; les proportions sont même inverses, ce qui ne nous surprendra pas. Sur les 1207 mémoires présélectionnés, 774, soit 64 %, se plaignent de l’état présent de leur maison d’école34. Sur ces 774 instituteurs mécontents, 95 affirment que leur constat vaut pour la plupart des écoles de leur connaissance. Joseph Labarre est dans cette catégorie35. On peut donc dire qu’il y a autant de satisfaction du côté des autorités qu’il y a d’insatisfaction du côté des instituteurs. Quelques-uns font d’ailleurs l’effort de joindre à leur texte un plan type des bâtiments qu’ils aimeraient voir construire ; c’est le cas de 79 sur les 1207 du corpus de Ch. Robert. Toutefois, ces plaintes ne laissent pas entrevoir une situation comparable à celle de la monarchie de Juillet, ou alors seulement à titre résiduel. Sur les 774 mémoires qui protestent, 401 regrettent l’étroitesse de la salle de classe et 305 son insalubrité. Des locaux qui semblent laisser tellement à désirer que les maîtres en appellent à la loi du 13 avril 1850 sur les logements insalubres sont en fait signalés par 19 mémoires seulement ; 22 autres affirment que cet état de chose a apporté des maladies à eux-mêmes ou à leurs élèves. Dans l’échantillon des mémoires refusés, la fétidité de l’air et la saleté des latrines sont les gênes les plus fréquemment décrites et font l’objet de critiques souvent allusives. Marcel Raynal, de Castera-Bouzet (Tarn-et-Garonne) parle assez délicieusement de son école comme d’une « vieille maison mal bâtie [...] où la jeunesse de nos campagnes va, quelquefois en payant, ruiner sa santé pour apprendre les quatre premières lettres de la méthode »36. De telles remarques mènent à envisager les conditions préalables à la construction de la bâtisse idéale : elle devrait être vaste, bien éclairée, située dans un endroit retiré et bien aéré37. C’est du reste l’idée émise par une circulaire aux préfets du 30 juillet 1858 : que les écoles soient désormais installées en des lieux centraux, bâties sur cave, avec plancher, que les salles de classe soient hautes de 4 m, que chaque élève y dispose en moyenne d’1 mètre carré de surface, qu’elles soient munies de fenêtres et vasistas, etc.38
Le mobilier
22Entre la monarchie de Juillet et le second Empire, la question du mobilier est devenue lancinante à mesure que des progrès étaient réalisés sous l’effet d’une volonté d’adaptation pédagogique qui emportait avec elle une série d’exigences nouvelles. Considérons un texte dans lequel Noël Vauclin évoque sa propre école dans les années 1850. Elle se tient dans un village de l’Est et, d’après lui, toutes celles de la région lui ressemblent. Si Vauclin dénonce une certaine insalubrité, une évidente étroitesse de la salle fréquentée par plus de 100 élèves de la Toussaint à Pâques, néanmoins il s’attarde beaucoup plus sur la fonctionnalité des lieux et sur leur aménagement matériel39 :
« Cinq ou six robustes tables en chêne occupent la salle dans toute sa longueur. Là sont entassés les grands, ceux qui écrivent. Les autres, presqu’aussi nombreux, sont assis sur des bancs le long des murs. Au plus bel endroit se carre une estrade à double rampe, solennelle comme la tribune de la chambre des députés ; un peu au-dessous, le seul tableau noir de la salle ; et, placardés contre les murs, un tableau du système métrique, puis les immenses cartes : la France, l’Europe et la Mappemonde. Ces cartes sont plates et vides ; cependant on voit, par endroit, comme des chenilles processionnaires : ce sont les montagnes ».
23En 1861, le problème des conditions concrètes de l’enseignement est commenté dans le même esprit. Dans le corpus de Ch. Robert, la moitié des mémoires, 603 exactement, formulent des « plaintes très vives » sur l’insuffisance et la défectuosité du mobilier, à commencer par les tables40. Les maîtres déplorent le manque de matériel et le peu de fiabilité de celui qui est en service, vaguement bricolé. Voici par exemple l’inventaire négatif de Philippe Dupont, du Pré d’Auge (Calvados)41 :
« D’abord mobilier incomplet, puis mobilier en mauvais état : pas de bancs pour asseoir les élèves qui n’écrivent pas, pas de bancs-tables pour placer tous ceux qui écrivent, ou bancs dont les pieds mal assurés s’écartent par l’effet de la pression et du mouvement de ceux qui les occupent, ou bancs-tables à plan horizontal ayant un banc à droite et un autre à gauche, de sorte qu’à chaque table il y a deux rangées d’élèves, lesquels, se trouvant face à face, ne peuvent être placés de manière à ce que le maître, quelque surveillance qu’il exerce d’ailleurs, puisse saisir tous leurs mouvements ; pas de tableaux de lecture pour apprendre en peu de temps à connaître les lettres, à assembler les lettres en syllabes et les syllabes en mots, ou tableaux de lecture déchirés, dont les lambeaux sont recollés avec du pain à cacheter, dont les lettres sont à demi effacées et quelquefois le sont tout à fait ; pas d’ardoises sur lesquelles les commençants puissent s’essayer à tracer les caractères de l’alphabet ; pas de bibliothèque scolaire pour fournir un livre à l’indigent qui n’en a pas et qui se présente comme un bûcheron sans cognée ; souvent pas de tableau synoptique des poids et mesures qui facilite l’étude des systèmes métriques ; tableaux noirs en quantité insuffisante pour que chaque division ait le sien et sur lequel la craie ne marque plus tant ils ont besoin d’être repeints... »
24On voit se déployer ici le système des normes qui ont désormais investi l’école primaire. Dans le contexte de l’enseignement simultané des frères et dans celui de l’enseignement mutuel sous la Restauration, il y avait déjà eu toute une prévision, soigneuse jusqu’à l’obsession, des supports et des instruments de la classe. Ce souci est partagé en 1861 par les instituteurs, non seulement ceux qui s’inspirent de ces méthodes42, mais aussi par la majeure partie des autres qui ont sans doute accru leurs exigences.
25Mais à cette époque de spécialisation et de normalisation de l’espace scolaire, sous l’effet d’une administration bureaucratique (qui commande justement d’agir d’après des normes43) la dénonciation des retards est plus vigoureuse parce qu’elle est plus légitime. L’attitude des instituteurs est donc significative de l’amélioration qu’ils recherchent non seulement pour eux-mêmes et leur confort, mais aussi pour la profession, dont ils désirent qu’elle s’élève au plus haut niveau d’excellence possible.
Notes de bas de page
1 Voir, d’après la grille de l’introduction, les thèmes no 1, 2, 4.
2 En plus de cela, la loi établissait dans chaque département une caisse d’épargne et de prévoyance pour les instituteurs. Voir sur ces questions F. Buisson, Nouveau Dictionnaire..., op. cit., art. « Traitement ».
3 Voir L. Trenard, « Les instituteurs en France à la veille de 1848 », in Actes du 90e congrès national des sociétés savantes, Nice, 1965, Paris, 1966, p. 205 ; voir aussi A. Prost, L’enseignement en France, op. cit., p. 140.
4 L. Trenard, ibid., commente les débats parlementaires sur ce sujet ; voir p. 207.
5 Cf Analyse des vœux des conseils généraux de département sur divers objets d’administration, Session de 1847, Paris, 1848.
6 L. Ménitrieux, Mémoires d’un vieil instituteur, op. cit., p. 30.
7 Par exemple celui de Jean-François Boudet, de Sainte-Pazanne (Loire-Inférieure), Arch. Nat. F17 10 793.
8 Darroze, d’Arjuzanx (Landes), Arch. Nat. F17 10764.
9 D’après Charles Lainé, de Vernouillet (Seine-et-Oise), Arch. Nat. F17 10788, les parents n’entendent pas raison, même quand le manque à gagner du maître est patent à cause de 5, 6, 8, voire 10 élèves gratuits.
10 D’après Cyprien Péchon, de La Digne d’Amont (Aude), Arch. Nat. F17 10781. En plus, le percepteur met beaucoup de temps, plusieurs mois parfois, à reverser l'argent à l’instituteur.
11 D’après Cottin, de Saint-Symphorien d’Ozon (Isère), Arch. Nat. F17 10779.
12 Charles Lainé, Vernouillet (Seine-et-Oise), Arch. Nat. F17 10788.
13 Arch. Nat. F17 10764 (Dordogne).
14 L. Ménitrieux, Mémoires d’un viel instituteur, op. cit., p. 9. Vers 1815 en effet, la consommation moyenne de froment (farine de blé) est de 1,48 hl par personne et par an, alors qu’en 1850 elle est de 2,58 hl, soit trois quarts de plus ; même si les plus pauvres des paysans réservent encore leur blé pour le paiement des impôts. La consommation de viande, est en moyenne de 18 kg par personne et par an en 1812, mais 24,5 kg en 1850 soit 35 % de plus (et la viande bovine augmente alors que le porc diminue dans les préférences alimentaires). Voir sur ces questions, M. Agulhon, « La société paysanne et la vie à la campagne », in G. Duby et A.Wallon, Histoire de la France rurale, Paris, éditions du Seuil, 1976, t. 3, pp. 110-111. Ces tendances se vérifient par conséquent dans les budgets des instituteurs.
15 Arch. Nat. F17 10768, Sarthe.
16 Arch. Nat. F17 10770 ; voir annexe, par. 65.
17 Jean-Baptiste Sandre, de Gilly-sur-Loire (Saône-et-Loire), Arch. Nat. F17 10780.
18 Césaire Beaudry, La Flèche (Sarthe), Arch. Nat. F17 10768. La statistique pour 1861 signale que 24 087 maisons d’école (sur près de 38 000) ont un jardin annexé. Voir Ministère de l'instruction publique, Statistique de l’enseignement primaire, 1850-1861, op. cit., tableau no 4, p. 24.
19 Selon Jean-Bernard de Mager, de Labastide Saint-Pierre (Tarn-et-Garonne), Arch. Nat. F17 10795.
20 Selon Jean-Baptiste Felten, de Rémonville (Ardennes), Arch. Nat. F17 10775.
21 Selon René Rémond, d’Orléans (Loiret), Arch. Nat. F17 10786.
22 Selon Louis Bouchain, de Verneuil (Seine-et-Oise), Arch. Nat. F17 10788.
23 Selon Pierre Héliès, de Sainte-Sabine (Dordogne), Arch. Nat., F17 10764, c’était récemment le cas de certains instituteurs de la Haute Loire, de l'Ardèche ou de la Lozère.
24 Voir aussi ce point F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire, op. cit., t. 1, p. 128.
25 Arch. Nat. F17 10780, Saône-et-Loire.
26 Cité par M. Gontard, Les écoles primaires de la France bourgeoise, op.cit., p. 145.
27 Ch. Robert, Plaintes et vœux..., op. cit. Est analysé ici le thème no 3.
28 P. Lorain, Tableau.., op. cit., p. 1 ; et F. Buisson, Nouveau Dictionnaire..., op. cit., art. « Maison d’école », loc. cit.
29 Voir sur ce point Chr. Granier et J.-Cl. Marquis, « La maison d’école au dix-neuvième siècle », in Histoire de l'éducation, décembre 1982, n°17.
30 Ch. Robert, Plaintes et vœux..., op. cit., p. 21.
31 Ministère de l’instruction publique, Statistique de l’instruction publique pour 1861, op.cit.
32 Ministère de l’instruction publique, Statistique de l’enseignement primaire, 1850-1861, op. cit., tableau no 4, pp. 23-24.
33 Ibid., On trouvera dans F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire, op.cit., t. 1, les cartes n°24, 25 et 26 sur cette question, à l'époque de Guizot (1833-1834), montrant donc en plus les variations régionales.
34 Ch. Robert, Plaintes et vœux..., op. cit., p. 8.
35 Voir le mémoire de Joseph Labarre, en annexe, par. 8 à 11.
36 Arch. Nat. F17 10798, Tarn-et-Garonne.
37 D’après René Merlin, de Ramecourt (Pas-de-Calais), Arch. Nat. F17 10777 ; voir annexe.
38 Voir O. Gréard, La législation de l’instruction primaire.., op. cit., t. 3, pp. 729-730.
39 N. Vauclin, Les mémoires d’un instituteur français..., op.cit., pp. 21-24.
40 Ch. Robert, Plaintes et vœux..., op. cit., p. 34. Pour comparaison, Pierre Héliès, de Sainte-Sabine (Dordogne) rappelle la composition d’une salle de classe sous Louis-philippe. Outre la pièce exiguë-un corridor de six mètres sur quatre, avec deux ouvertures seulement, porte et croisée-, il dépeint la misère rustique d’un mobilier qui ne méritait pas même ce nom : il n’y avait guère qu’une table faite d’une moitié d’arbre fendu en long, et maintenue par à un gros clou à charrette sur un pied planté dans le sol, puis deux bancs du même type, et enfin, en guise de fauteuil et d’estrade pour le maître, une souche creusée et recouverte d’une peau de mouton. Arch. Nat. F17 10764, Dordogne.
41 Arch. Nat. F17 10765, Calvados.
42 Par exemple Paul Taillandier, de Ménéac (Morbihan) demande dans le vieux style de la méthode mutuelle deux petits sièges à bureaux, élevés de trente centimètres, pour placer ses deux moniteurs de chaque côté de son estrade ; plus, au milieu de la salle et en face de lui, un ensemble de bancs et de tables qu’il rangera « symétriquement et en commençant par les plus bas de manière que d’un seul coup d’œil l’instituteur puisse voir tout ce qui se passe parmi les élèves ». Arch. Nat. F17 10793, Morbihan.
43 Je reprends ici une définition de M. Weber ; voir notamment Economie et société, Paris, Plon, 1971.
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