Chapitre IV. Les finalités et les valeurs professionnelles de Léopold Charpentier
p. 109-122
Texte intégral
1Les représentations associées à l’exercice concret du métier d’instituteur dans le cadre corporatif, n’apparaissent jamais aussi bien que dans les tensions qui traversent les relations entre « collègues » elles aussi. Il est en effet remarquable que le récit de Charpentier nous présente, selon les cas, une belle convergence de finalités dans une communauté solidarisée par ses devoirs et marchant résolument à la conquête de ses idéaux, ou au contraire une forte divergence d’intérêts chez des individus qui se querellent pour obtenir des postes et des bénéfices – matériels (comme les revenus), symboliques (comme les statuts), etc.
Charpentier, Bourdonné et les autres
2Avec ses premiers homologues, Parisy et Bourdonné, directeurs des deux écoles mutuelles ouvertes en janvier 1833, les rapports de Charpentier vont être d’emblée mauvais, et même très mauvais. Au delà d’une rivalité, c’est un affrontement, qu’on n’attendait guère dans ce qu’il faut bien appeler le même camp, le camp mutuel et laïque.
3Ces discordes ont peut-être des causes objectives très concrètes. Une raison est l’inégalité des titres. Charpentier a un brevet de degré supérieur ; il est titulaire du second et du premier (avant la loi de 1833, il y a trois degrés, et le premier est le plus élevé ; ultérieurement, il n’y en aura plus que deux). Une autre raison est l’inégalité des traitements. Charpentier a 1800 francs par an (moins une cotisation de 45 francs pour sa retraite), alors que Bourdonné et Parisy ont 1500 francs. Certes, tout le monde est mis au même niveau de 1800 francs (niveau d’une véritable aisance, on l’a constaté), la même année, quand un cours d’adulte est réparti entre les trois instituteurs. Mais le cours est d’abord dirigé par Charpentier en vertu d’un tirage au sort, et ses collègues qui voient tout cela d’un mauvais œil multiplient les signes d’animosité et les gestes désagréables. Avant l’ouverture du cours, ils refusent de donner des porte-crayons dont ils sont abondamment pourvus car l’un d’eux vient d’en recevoir 200 pour ses 60 élèves. Puis, quand le cours commence et que Charpentier manque d’être débordé par une affluence de deux cents personnes, ils se gardent bien d’intervenir et assistent à la scène en ricanant : « j’en attendais de l’aide, je recueillis des sarcasmes » raconte Charpentier1. Une autre fois, à l’approche de la distribution des prix, Bourdonné et Parisy dénigrent les dessins de la classe de leur collègue en prétendant qu’ils ne sont pas l’ouvrage des enfants. Sur ce, ils s’arrangent pour que Le Grappilleur publie le programme de leur distribution mais pas celui de Charpentier.
4Ces petites jalousies pourraient demeurer confraternelles, mais elles sont entretenues par des dissensions plus profondes sur une série de questions. Charpentier a refusé d’accomplir une fonction de surveillance des écoles mutuelles, parce qu’il juge que chacune doit rester sous la seule responsabilité du maître qui la dirige, comme il est prévu par la loi. Il est toutefois partisan de développer une certaine émulation et demande par conséquent des inspections régulières de la part de l’administration municipale, chose utile selon lui dans le contexte de la concurrence avec les frères. Sans doute est-il sûr de lui ; il dit avoir l’expérience acquise avec l’âge, il dit aussi réussir le mieux dans sa classe. A-t-il fait montre de suffisance ? C’est possible. Le fait est qu’il pense avoir la faveur du public. Et même du public distingué. La preuve : un jour, un artiste en vue qui expose ses œuvres au dessus de la classe et vient de ce fait voir Charpentier au travail, apprécie assez l’air ouvert et naturel de ses élèves pour vouloir lui confier son fils, au grand dam des « collets montés de l’époque »... Mais Bourdonné n’accepte pas la lutte. Par principe il se prononce, dans un écrit de 1834, contre toute épreuve comparative (du type des concours entre instituteurs), contre tout ce qui peut retarder la concorde, la « douce fraternité que désirent les amis de l’instruction »2.
5Sur ces bases, la mésentente s’est ensuite approfondie à propos des postes convoités par les uns et les autres. En 1834, probablement grâce à ses appuis politiques, Bourdonné accède en même temps qu’Hannequin au comité d’arrondissement, qui doit en effet comprendre en son sein un instituteur. Siégeait auparavant un nommé Marprez, qui abandonne ses fonctions après avoir été mystérieusement dénoncé comme non pourvu du brevet. Il enseignait pourtant l’écriture et la grammaire au lycée et dans plusieurs pensions de Reims, il était l’auteur d’un traité d’homonymes et, de plus, il jouissait de la confiance des instituteurs qu’il avait pris l’habitude de réunir certains jeudis chez l’un ou chez l’autre pour leur donner des leçons et des conseils, ne se faisant payer que d’un peu de vin du crû et de quelques œufs frais. C’est donc à la surprise générale que Bourdonné occupe cette place et celle de vice-secrétaire (qu’on lui attribue parce qu’il a été expéditionnaire au greffe de Paris). De fait, il devient quasiment le bras droit d’Hannequin, qui va se décharger sur lui d’une part de ses tâches. Bourdonné est donc ipso facto un intermédiaire attitré entre le comité et les instituteurs de l’arrondissement, et il acquiert, note Charpentier, « une haute prééminence » sur ses collègues.
6Lorsque le comité d’arrondissement projette de créer cette école primaire supérieure que la municipalité de Reims envisage d’installer à la place des frères dans la maison des Carmes3, Bourdonné, fort de sa position, ne tarde donc pas à postuler pour la direction. C’est sans doute la chance de sa carrière. Certes, il n’est pas titulaire du brevet supérieur : mais qu’à cela ne tienne, il l’obtiendra prochainement, pense-t-il. Et c’est ici que les choses vont s’envenimer car Charpentier, entre temps, justement parce qu’il est seul parmi ses collègues à posséder le titre, a également manifesté son désir de prendre la tête de la future école, ce dont il ne nous informe dans son livre que discrètement et du bout des lèvres, en s’excusant presque de ce qu’il qualifie de « candidature d’un instant »4. Puis, comme la création tarde un peu, on propose à Bourdonné une sorte de surveillance générale des écoles mutuelles. Ceci, on s’en doute, provoque la colère de Charpentier : il a refusé pour lui-même une telle charge en 1833, il est le plus ancien des trois, il se sait le plus expérimenté, et il se juge meilleur praticien. Devenir le subordonné de son jeune collègue et rival, rien ne peut donc lui être plus insupportable. « Faites-en un pape, lance-t-il à Hannequin, mais ne me déconsidérez pas en me le donnant pour chef »5 ; et l’on n’entendra plus parler de cette fonction. Finalement, le 5 septembre 1839, la commission de Châlons décerne le titre espéré à plusieurs instituteurs, dont Bourdonné (qui, au même moment, se voit confier par Hannequin un cours public sur le système des poids et mesures nouvellement entré en vigueur) ; puis, l’école supérieure étant bel et bien créée fin 1840, il en est nommé directeur et, en décembre, il quitte définitivement son école. A ce moment, Charpentier, amer, dépité, pense démissionner et rédige un article pour se justifier : une manière, dirons-nous, de suicide institutionnel. Du coup, Pourpe, dans des termes que nous ignorons mais qui sont certainement pressants, prévient Hannequin qui fait attribuer à Charpentier la gratuité de son logement dans la nouvelle école de la rue Haute-Croupe, à titre compensatoire.
7Peut-être Charpentier se consolera-t-il plus tard en constatant que l’école primaire supérieure n’a pas la clientèle escomptée, malgré son cursus de trois ans (avec une rétribution de 6 francs et 25 bourses gratuites), et que l’administration rémoise doit prendre diverses mesures pour que les frères ferment une classe dite de « perfectionnement », et pour qu’en définitive les instituteurs publics ne gardent pas leurs élèves les plus avancés. On envisage même d’interdire à ceux qui sont en deuxième année de première division de participer aux distributions de prix – ce qui ne peut qu’engendrer une nouvelle et grave frustration chez les maîtres-, et on proclame franchement que l’instruction dispensée par les écoles primaires est « trop large » (Charpentier n’admet pas l’allusion et publie en réaction un opuscule qu’il adresse à tous les notables concernés). Mais en 1845, un rapport montre que l’école ne fonctionne toujours qu’avec une soixantaine d’élèves, alors qu’elle en attendait 100 à 1506. La même année, elle s’adjoint un internat, que soutient un membre franc-maçon du comité cantonal, et la municipalité lui alloue 1925 francs pour les bourses et demi-bourses. Mauvaise nouvelle pour Charpentier et ses collègues, qui craignent évidemment que de tels avantages ne séduisent les parents de leurs élèves.
L’enseignement de la « masse »
8Mais ce qui nous intéresse davantage ici, ce sont, à l’arrière-plan, les oppositions politiques plus fondamentales, plus irréductibles. Au conseil municipal, Bourdonné a les sympathies de l’opposition de gauche, « les mécontents de la gauche », les « ultra-libéraux », le « parti radical » écrit Charpentier, qui ne mentionne à son propre sujet aucune appartenance, mais qui passe auprès de Bourdonné pour être à la dévotion du maire, asservi à ses vues et à sa personne comme un valet. Quand la polémique sur la suppression des frères prend de l’ampleur, Bourdonné intervient donc d’une manière explicitement partisane. C’est, selon Charpentier, une volonté de poursuivre le conflit à l’intérieur du camp mutuel. Prenant parti, Bourdonné peut combattre sur deux fronts, contre les frères et contre Charpentier. Ainsi, le 4 octobre 1833, il publie dans Le Grappilleur un article qui critique le choix des instituteurs communaux par voie de concours. Il s’agit apparemment d’un problème général formulé en terme généraux. Or Charpentier se sent le premier visé et il répond, dans un texte qu’il remet au directeur du même journal, Tampucci, que le concours s’impose si les communes n’ont pas de candidat désigné par un assentiment assez fort. Le lendemain, au lieu de cette réponse, on peut lire un autre article de Bourdonné, dans lequel Charpentier se sent cette fois directement et gravement attaqué, et sur un point très sensible. D’après ce texte en effet7 :
« Grande est la différence entre un instituteur qui ne voit dans ses fonctions qu’un métier, et celui qui les considère comme la plus noble tâche à laquelle un homme puisse être appelé, après le ministère évangélique. Le premier suit une voie d’exclusion qu’on ne peut trop blâmer, donne tous ses soins à quelques élèves d’élite qu’il veut faire mousser. Les autres, qui ne reçoivent que rarement les soins dérobés aux préférés, se dégoûtent, languissent, perdent leur temps et arrivent enfin, quoique d’une ignorance grossière, au moment de quitter les bancs d’une école inutile pour eux.
Au contraire l’instituteur qui comprend sa mission [...] ; il faut que l’objet de sa sollicitude soit non pas tel ou tel individu, mais bien la masse des élèves, et nous entendons par masse ceux qui sont entre les premiers et les derniers. [...]
Malheur à l’instituteur, qui, sous l’influence de considérations particulières, cesse de respecter dans son école l’asile de La sainte egalite ! Celles même des familles qui en profitent, le désapprouvent intérieurement. Il se discrédite, il a perdu son empire moral, et son école dépérit bientôt ».
9On voit bien, commente Charpentier, que j’avais affaire à forte partie. D’une part Bourdonné convoque les valeurs démocratiques de l’égalité et de la masse (par différence avec l’élite) qui sont, dans le camp laïque, partagées, voire consensuelles. Son stratagème argumentatif consiste donc à identifier ses intentions et ses actes à de telles valeurs, pour monopoliser à son profit la légitimité dont elles sont porteuses comme valeurs universelles, ou du moins à portée universelle (puisque ce sont des valeurs qui orientent l’école et la scolarité comme un système méritocratique offert à tout individu, selon la conception typique du libéralisme post révolutionnaire et qui est largement répandu dans la France de Louis-Philippe). A l’avenir, Charpentier se verra ainsi reprocher un manquement aux principes démocratiques. En 1840 par exemple, au moment du conflit avec le bureau des écoles, quand les instituteurs demanderont qu’on ne mette pas les parents riches en face des pauvres, il lui faudra encore réfuter cette « vieille calomnie » d’après laquelle il sacrifierait la masse au progrès de quelques-uns8, et il protestera de sa bonne foi en niant être « un suppôt d’aristocratie voué à l’animadversion populaire »9. C’est pourquoi, d’après le récit qu’il nous fait de l’épisode, il n’a d’autre issue pour se justifier que de renchérir sur la notion même de masse : la masse dit-il, contrairement à ce que pense Bourdonné d’après sa propre formulation, ne contient pas ceux qui sont entre les premiers et les derniers, mais « tous les élèves sans exception ».
10D’autre part Bourdonné relance l’opposition des valeurs politiques ou sociales par une opposition des figures d’enseignants : d’un côté il voit un maître (lui-même) qui tâche à instruire la masse, de l’autre il voit un maître (Charpentier) qui travaille à former une élite. Le premier a un idéal désintéressé et le second a un projet égoïste. Mais le plus drôle de l’histoire, c’est que l’affaire de l’école primaire supérieure, et toutes les manœuvres de Bourdonné pour être nommé directeur, vont offrir à Charpentier l’occasion splendide de renverser les rôles et de retourner les accusations contre celui qui les profère. Qu’est-ce en effet que l’école supérieure sinon une « école privilégiée », demande Charpentier avec férocité ? Non seulement « ces libéraux de 1830, ces bruyants apôtres des lumières » cherchent à séduire des parents vaniteux, avides, en leur disant mine de rien : « Vos fils ne seront plus confondus dans la tourbe, ils ne seront plus exposés à ces dangereux contacts du menu populaire » ; mais en plus ils s’acharnent « contre les développements de l’instruction dans les écoles inférieures comme ils les [appellent], dans les écoles de tous, dirons-nous... »10.
11Finalement, explique Charpentier, Bourdonné n’aura été qu’un carriériste, l’un de ceux qui, à cette époque, voulait avant tout, en se réclamant de la méthode mutuelle qui était fort bien vue, profiter de la réputation de la Société élémentaire et se trouver en première ligne quand viendrait le moment d’accéder aux bonnes places, les écoles normales, l’inspection départementale ou les écoles primaires supérieures. Dans cette hypothèse, Bourdonné ne désirait pas vraiment s’investir dans l’école populaire, mais juste se caser, et il ne sera venu sur le terrain des luttes de partis que pour arriver à ses propres fins, nonobstant ses nombreuses allégations.
Léopold Charpentier, le pédagogue
12La mise en perspective du métier dans le champ des valeurs politiques et sociales est certes pour nous très remarquable ; mais elle ne doit pas dissimuler la priorité des valeurs strictement professionnelles c’est-à-dire pédagogiques (au sens large, qui inclut le contenu et la forme des pratiques d’enseignement). L’attitude que Charpentier finit par adopter est frappante : voulant de toutes façons, on l’a vu, échapper aux querelles partisanes et sectaires (ce qu’il refuse, c’est l’esprit de parti, c’est-à-dire le fait de régler son dessein sur des exigences de parti, même s’il a dû parfois, sous la pression des événements, négliger le métier pour la lutte, comme il dit lui-même), il se réfugie dans sa classe et son travail. L’agitation passée explique-t-il, je voulais « me donner corps et âme à ma classe, et ceux qui m’ont vu à l’œuvre dans ce temps peuvent dire si j’ai soutenu cette résolution »11. Attitude opposée à celle de cet instituteur, ami de Bourdonné, qui se flattait de pouvoir montrer à ses visiteurs une classe en bon ordre, studieuse et tranquille, mais qui, une fois les visiteurs sortis, demandait tout juste aux enfants le calme dont il avait besoin pour vaquer à ses propres affaires. Au contraire, Charpentier souligne la force de son engagement professionnel. C’est dans la même optique qu’il parle de son collègue Homo, arrivé en 1840, avec qui il va établir des relations nettement positives de collaboration et d’amitié. Cet « instituteur expérimenté, pourvu du brevet supérieur, homme sérieux », est l’antithèse de Bourdonné en ce qu’il place « sa première ambition dans le succès de ses élèves ». Rosset et moi ajoute Charpentier, nous jugions « que c’était bien là le confrère qu’il nous fallait, pour marcher d’accord à la poursuite du but commun, la mise de notre enseignement sur le meilleur pied »12.
13On doit en effet se souvenir que la mise en œuvre de la méthode mutuelle suppose de fortes compétences, faute desquelles l’édifice de la classe, qui comporte entre 100 et 150 élèves et une quinzaine de moniteurs, s’effondrerait à la première secousse. La Société élémentaire assure dans des cours spéciaux, qui furent aussi sous la Restauration les premiers « cours normaux », la formation des instituteurs (et parfois aussi celle des moniteurs) ; on a vu également que, lorsqu’il arrive à Reims, le premier soin de Charpentier est de former chez lui ses futurs aides, qu’il a recruté parmi les élèves les plus avancés et qui vont ensuite diriger leurs condisciples réunis dans les petits groupes habituels13. Charpentier ne s’est d’ailleurs pas contenté d’appliquer les procédés connus depuis 1815 ; il a expérimenté et donc aussi aménagé des variantes, notamment pour ce qui tient à la taille des groupes en question (pas plus de 7 ou 8 élèves), à la fréquence des examens (hebdomadaire), au découpage didactique des matières d’enseignement, etc., toutes choses qu’il décrit dans plusieurs ouvrages dont l’un, publié à la fin de sa carrière, se défend aussi contre des rumeurs de faillite. Ce texte, le Mémoire sur la question de l’enseignement mutuel, présenté à la société académique de Saint-Quentin, comporte une synthèse de la technologie mutuelle, qui n’est donc pas seulement exposée comme le programme plus ou moins idéal des premiers manuels, ceux de la période précédente, mais comme l’ensemble des règles suivies avec succès par Charpentier et ses collègues pendant 35 ans, dans cet univers qui exige une inlassable prévision des objets, des actions et des gestes des enfants14 :
« Mais par qui les livres, les tableaux d’exercice sont-ils classés, changés, remis en place ; les plumes, les crayons préparés et comptés, les cahiers d’écriture vérifiés et inscrits au nom de chaque écolier ; tous les objets nécessaires à l’arithmétique, au dessin ou à la musique disposés, si ce n’est par des élèves ? »
14Il ne faudrait pas croire cependant que l’engagement professionnel ainsi défini soit aveugle aux finalités politiques, ou plutôt aux finalités sociales et morales évoquées plus haut. Ce serait ajouter foi à la critique de Bourdonné sur l’instituteur qui ne considère dans sa fonction qu’un métier, ce terme étant pris au sens le plus pauvre, une tâche de routine envisagée à courte vue, pour le seul profit de celui qui l’exerce. En réalité, c’est la pédagogie, comme nous disons depuis lors (Charpentier utilise rarement ce terme, et il ne l’utilise pas en ce sens), justement parce qu’elle a un rôle d’innovation, une force critique, un pouvoir contre-instituant, qui mobilise les valeurs démocratiques. Etre instituteur mutuel, se consacrer à l’amélioration continue de son école, chercher tous les perfectionnements de la méthode et de sa mise en œuvre, c’est en réalité se vouer à l’instruction des enfants, bien sûr, mais surtout des enfants du peuple et des plus démunis dans le peuple. Si Charpentier se présente comme un instituteur au sommet de son art, un instituteur dont la classe est un projet pour toute la vie, il ne se réduit jamais à un spécialiste pur et simple de la technologie scolaire.
15Ce projet d’une intervention sociale au moyen de la pédagogie est soutenu chez Charpentier par une composante psychologique, et une telle articulation fait toute la force de cette figure : insociabilité comme il dit lui-même, mauvais caractère, ou d’autres qualificatifs dont on l’a si souvent affublé : « mauvais coucheur », nature envieuse et chagrine, « soldat insoumis »15. Et c’était peut-être davantage que cela, à savoir une pointe mégalomaniaque ou paranoïaque, puisqu’il donne de lui-même, à plusieurs reprises, l’image de l’homme seul, seul et en lutte contre tous16. Il est sûr que ses incartades et ses colères – il devait monter sur ses grands chevaux à la moindre allusion-, ses plaintes aussi – il a une grande capacité revendicative –, sont une modalité d’existence dans ce contexte. Pour mener à bien son entreprise sociale-critique, négativement, contre les formes d’enseignement chrétiennes, et positivement, pour le développement de l’instruction populaire, il lui fallait sans doute quêter une approbation qui menaçait de se refuser à lui, pour le laisser à jamais en butte aux complots et aux attaques.
16Toutefois, ce n’est pas la politique qui va mettre fin à la carrière de Charpentier mais... la pédagogie. Méchant destin, on en conviendra, pour qui voulut être pédagogue avant tout. Si loin de 1830, bien après la République, à la fin du second Empire, le vieux maître d’école, comme il se qualifie pour participer au concours de 1861, n’a pas vu ou pas osé voir que l’enseignement mutuel survivait à peine dans sa classe. Ailleurs, tout allait s’éteindre, on rangeait livres et tableaux et on claquait les pupitres. Il avait pourtant constaté le triste état de l’école modèle de Paris. Dès 1846, l’ayant visitée, il l’avait trouvée très au-dessous de sa réputation, et il avait fait part de ses soucis à la Société élémentaire. En avril 1864, presque vingt ans plus tard, le Bulletin de la Société pour l’instruction élémentaire publie un état de situation de cette même école, d’où il ressort qu’en lecture, sur les 105 enfants inscrits, 50 en sont à l’épellation, 15 à la lecture des tableaux, et 40 à la lecture dans les livres ; et en arithmétique, 24 en sont à l’apprentissage des chiffres, 35 à la numération, 12 aux additions, 11 aux sous-tractions, 13 à la multiplication et 10 à la division. Or un tel constat est pour Charpentier catastrophique. La moitié des élèves à l’épellation et 1/10 à la division : « Et c’était l’école modèle ! »17.
17Début 1864 arrive à Reims l’inspecteur général Rapet, qui a précisément attaché son nom à la défense du mode simultané des frères, déjà victorieux à ce moment-là. Entré dans une des écoles laïques de garçons, les bras lui en tombent, et il lâche, stupéfait : « Il faut venir à Reims, pour trouver encore l’enseignement mutuel »18. Après quoi Charpentier sait qu’il n’a plus son mot à dire. Revenant sur cette visite dans sa brochure de 1867, il raconte que l’inspecteur général surprit l’enseignement mutuel « en flagrant délit d’exercice » et que, indigné, il consigna son « profond mécontentement » dans un rapport « foudroyant... »19. De ce rapport il reste une version apocryphe, probablement écrite sous la dictée, et qui a pour en-tête : « Rapport de M. Rapet ». On peut y lire20 :
« A Rheims, les écoles regorgent et un grand nombre d’enfants ne peuvent y trouver accès. M. l’Inspecteur Général a trouvé 135 enfants dans une classe élémentaire d’une école de frères et 158 dans une autre.
Agir sur la ville de Rheims pour qu’elle construise de nouvelles écoles. Il y en a déjà 10, chiffre insuffisant en raison de l’accroissement de la population.
Dans les écoles laïques de cette même ville de Rheims, un seul maître est chargé de 200 enfants, et le système d’enseignement mutuel pur y a été conservé, tandis qu’il est partout proscrit.
A Rheims, le sous-préfet a placé ses deux fils, l’un au petit séminaire, l’autre chez les frères.
A Rheims les salles d’asile sont encombrées : 363 enfants dans l’une, 398 dans l’autre ».
18On voit que Rapet s’en prend surtout à la municipalité. D’ailleurs le maire et son administration vont s’alarmer et remonter aussitôt jusqu’au ministre pour faire entendre leur protestation21. Alors le ministre va déléguer le vice-recteur pour vérifier l’état des classes. Heureusement pour les maîtres, ce nouveau rapport sera assez favorable et après cela l’un d’entre eux, Homo, va recevoir les palmes académiques. Cependant, plus personne dans la ville n’accorde désormais le moindre crédit à la méthode mutuelle. Dans l’un de ses courriers au ministre, le maire a lui-même quitté le navire en déclarant qu’il avait toujours été opposé à ce système adopté à Reims voilà 30 ans à cause de ses « défenseurs bien convaincus, bien ardents », mais qu’il ne peut pas non plus congédier les « trois instituteurs bien méritants » qui comptent tant d’années « de services zélés et consciencieux »22. Et en septembre 1865, l’inspecteur primaire Parent obtient la démission de Charpentier, alors qu’un successeur lui a été trouvé, qui n’attend plus que son départ. Immédiatement, l’école, conformément à ce qui s’est passé par exemple à Paris, est divisée en trois classes et attribuée à trois maîtres23, ce que Charpentier interprète comme une dépense inutile, un gaspillage d’argent pour les adultes et de temps pour les enfants24.
19Dernière bataille officielle. Un peu pour provoquer une discussion avec les conseillers municipaux, et aussi parce qu’il juge sa pension de retraite insuffisante comparée à celle de certains employés de la mairie – tel receveur, tel secrétaire en chef, tel chef de bureau-, Charpentier demande un supplément, dont il ne dit pas le montant mais qu’on devine autour de 500 francs par an. Le résultat du vote est, sur 24 suffrages, de 12 contre et 11 pour. Pas si mal, commente Charpentier. Sauf que, deux ans plus tard, un directeur de salle d’asile – travail plus facile, entré en fonction à 39 ans (Charpentier a commencé à 33 ans), et resté en fonction 25 ans seulement (35 ans pour Charpentier), touche davantage, soit 650 francs, plus 400 francs de supplément.
20Le livre est rédigé sur cet entrefait (de même que l’opuscule sur la méthode) ; et il porte la trace du profond dépit de son auteur. Le 24 juillet 1866 Charpentier écrit au maire : « j’ai été évincé comme un malfaiteur auquel on fait grâce du tribunal » ; et le 3 septembre 1866, à l’inspecteur : « j’ai été éloigné de ma classe, comme un vrai paria »25. Il veut encore parler de ses efforts et de ses souffrances, de sa passion, au fond. Les cours d’adultes malgré les fatigues de la classe du jour, avec deux cents hommes, cent cinquante plumes d’oies à retenir, les lampes à huile qu’il fallait dégeler en hiver en les approchant du poêle ; et puis la maladie, une pituite qui, entre 1846 et 1848, l’oblige à sortir trois ou quatre fois par jour, et menace de mettre fin à ses leçons et à sa vie ; et puis tout le reste, que nous savons. Fut-il persécuté ? Il ne le dit pas tout à fait, mais presque, en évoquant avec humour le très célèbre nom d’un saint instituteur de Reims, Jean-Baptiste de La Salle26 :
« j’avoue que je n’ai pas fait montre, dans mes épreuves, d’autant de patience que mon illustre devancier, et que j’ai souvent trouvé de malignes compensations dans la joie que m’ont donnée l’outrecuidance et les aberrations de mes contradicteurs. Aussi, je ne saurais prétendre aux honneurs de la canonisation ».
21Et s’il faut encore démontrer la dimension professionnelle avant tout de son existence, il suffit de préciser qu’au moment où il écrit ces lignes, Léopold Charpentier retravaille dans une classe de fabrique.
Notes de bas de page
1 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 67.
2 L. Bourdonné, Extrait de considérations sur l’instruction primaire, Paris, 1834 ; cité par Charpentier, ibid., p. 73.
3 La loi Guizot, dans son article 10, prescrit ambitieusement la création d’une école primaire supérieure dans tous les chefs lieux de départements et les communes de 6000 âmes au moins ; mais la loi Falloux ne poursuivra pas cet effort.
4 Charpentier, Ibid., p. 108.
5 Ibid., p. 89, note.
6 Ibid., pp. 118-119.
7 Cité par L. Charpentier, Ibid., pp. 71-72.
8 Ibid.., p. 121.
9 Ibid., p. 72.
10 Ibid., p. 112, et p. 128.
11 Ibid., p. 73.
12 Ibid., p. 116.
13 Sur le système mutuel concrètement mis en œuvre, voir F. Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple..., op. cit., chap. 4.
14 L. Charpentier, Mémoire sur la question de l’enseignement mutuel, op. cit., p. 13.
15 Ibid., p. 73, ; cf pp. 90 et 147, p. II.
16 Ibid., pp. 19 et 129.
17 Ibid., p. 207.
18 Cité par L. Charpentier, ibid., p. 203.
19 L. Charpentier, Mémoire sur la question..., op. cit., pp. 6-7.
20 Arch. Nat., F17 9267 ; texte anonyme, sd.
21 Ibid. Le ministère s’est d’abord retourné vers le préfet (lettre du 11 janvier 1864) ; puis le préfet vers le maire (lettre du préfet au ministre, 4 février 1864). Alors le maire s’est justifié longuement devant le sous-préfet (lettre du 27 janvier 1864), marquant son dédain pour Rapet en feignant d’ignorer son nom (« M. l’Inspecteur général dont le nom m’échappe... ») et réfutant point par point sa « critique désobligeante et injuste. » Après quoi le maire a aussi envoyé une copie de sa lettre au ministre (lettre du 14 février 1864), puis le ministre a répondu le 10 mars, s’attirant une nouvelle lettre du maire le 28 mars, à laquelle il répond finalement le 22 avril : « je n’ai jamais douté, Veuillez le croire, de vos excellentes intentions et de vos vues libérales... »
22 Ibid. Lettre du maire au ministre, 28 mars 1864.
23 Sur ce point, voir F. Mayeur, Histoire générale de renseignement et de l’éducation en France, dir. H. Parias, t. 3, « De la Révolution à l’école républicaine », Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981, p. 382.
24 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., pp. 242 et suiv. Il reprend ici la critique d’une conférence de Louis Mariotti, un directeur d’Ecole normale, à la Sorbonne ; texte étonnant en ce qu’il montre à quel point Charpentier raisonne sur des schémas dépassés complètement à cette époque.
25 Ibid., p. 22, p. 226.
26 Ibid., p. 236.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Questions de temporalité
Les méthodes de recherche en didactiques (2)
Dominique Lahanier-Reuter et Éric Roditi (dir.)
2007
Les apprentissages lexicaux
Lexique et production verbale
Francis Grossmann et Sylvie Plane (dir.)
2008
Didactique du français, le socioculturel en question
Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre et Yves Reuter (dir.)
2009
Questionner l'implicite
Les méthodes de recherche en didactiques (3)
Cora Cohen-Azria et Nathalie Sayac (dir.)
2009
Repenser l'enseignement des langues
Comment identifier et exploiter les compétences ?
Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea et Michèle Pouliot (dir.)
2005
L’école primaire et les technologies informatisées
Des enseignants face aux TICE
François Villemonteix, Georges-Louis Baron et Jacques Béziat (dir.)
2016