Chapitre II. Conflits et concurrences à Reims
p. 67-89
Texte intégral
1Depuis longtemps, la municipalité de Reims avait opté pour l’entretien d’écoles gratuites, ce qui l’avait conduit à subventionner des maîtres. Or en 1830, le choix d’instituteurs laïques, spécialistes du mode mutuel, à la place des frères des écoles chrétiennes, traditionnellement présents dans la ville, pose un problème de première grandeur : pour les édiles un problème politique, et pour les instituteurs concernés un problème professionnel, ressenti plus ou moins fortement dans le quotidien de leur travail.
2Rappelons que, pour l’enseignement mutuel, le début de la monarchie de Juillet est une période faste. Mais la dernière, et de courte durée. Les affaires ont commencé de s’arranger en 1828 après le départ des ultras, puis la révolution de 1830 a fait croire à un succès définitif car, dès l’installation du pouvoir, les sympathies viennent de haut, et même du nouveau roi. D’un côté la Société élémentaire et ses filiales relancent leurs activités – les contacts, la propagande, les ouvertures d’écoles grâce aux dons, etc. ; d’un autre côté les municipalités favorables au gouvernement et cherchant souvent une revanche sur les conservateurs, impulsent un vigoureux élan à l’instruction populaire, qui revient à l’ordre du jour. C’est pourquoi l’on s’adresse comme par le passé à la Société de Paris afin d’obtenir des maîtres et d’ouvrir des classes mutuelles, au besoin en fermant des classes tenues par les congréganistes (en 1831, treize grandes villes ont ainsi supprimé leurs subventions aux frères, et vingt les ont réduites1).
3L’enseignement mutuel a d’ailleurs un passé dans la ville de Reims. Une première tentative avait eu lieu en 1817, mais l’instituteur avait résisté peu de temps à la concurrence des frères et dût fermer sa classe en 1820. En 1828, une autre école mutuelle fut ouverte, rue de Thillois, par un maître breveté de l’Ecole normale de Paris, Davesne. Or cette école, qui finit de péricliter en 1831 et qui cessera ses activités à la fin de cette année-là, n’était ni communale ni gratuite2.
4C’est dans une séance du 7 février 1831 que le conseil municipal de Reims désigne une commission de quatre membres chargée d’élaborer un projet d’école mutuelle gratuite, donc avec un directeur subventionné. Dans un premier temps, on imagine un arrangement avec Davesne, dont l’école deviendrait communale et pourrait ainsi accueillir gratuitement 50 à 60 enfants. Mais, renseignements pris, on juge insuffisante la capacité de l’instituteur à manier la méthode. Lors d’une autre séance, le 4 juillet, on reprend donc le problème à zéro, en tâchant d’abord de trouver un local approprié. Après plusieurs études de faisabilité, et avec une volonté politique évidente, la commission opte pour la maison occupée par les « petits frères » de la rue des Telliers. Le 31 août, on arrête donc en ce lieu la création d’une école mutuelle avec un directeur appointé à 1800 francs par an3. C’est alors que le maire s’adresse à la Société pour l’instruction élémentaire qui, en retour, le 30 septembre, recommande Charpentier. Celui-ci, intronisé par une lettre signée de représentants parmi les plus en vue de la Société, Gérando, Boulay de la Meurthe, Taillandier et Jomard, recevra son avis de nomination, du maire le 14 octobre, et du recteur le 31 décembre. A son arrivée à Reims, dans le courant d’octobre, il est accueilli par le premier magistrat de la ville, Andrieux, et d’autres membres du conseil municipal. Quelques personnalités lui offrent immédiatement un appui amical. C’est le cas du sous-préfet Poisson et du secrétaire de la commission municipale d’instruction, Alloënd-Bessand, notaire – qui sera emporté l’année suivante par le choléra.
5L’installation matérielle de l’école peut dès lors être effectuée. Charpentier obtient de l’adjoint Boisseau, malgré quelques réticences, la gratuité des fournitures scolaires. Cependant, la salle désignée, celle de la rue des Telliers, ne sera pas libérée à cause d’une opposition du bureau de bienfaisance, qui argüe de sa propriété des lieux et exige le maintien d’une destination charitable. La classe mutuelle atterrit du coup dans la salle des Gisantes de l’ancien hôtel-dieu. Cela ne suscite aucun regret de la part de l’instituteur, qui préfère laisser les frères tranquilles dans la maison qu’ils occupent. En décembre 1836, l’école mutuelle intégrera un bâtiment approprié, neuf, mais plus excentré, proche du Boulevard Cérès, rue Haute-Croupe.
6Le 14 novembre, à peine la classe installée, le matériel préparé, le mobilier disposé, un prospectus signé du maire est répandu et affiché dans toute la ville, avec ce titre : « ouverture d’une ecole gratuite d’enseignement mutuel ». On y invite les parents à inscrire leurs enfants de six ans au moins, et vaccinés, au domicile de Charpentier (41, rue de Thillois). Pour choisir parmi ces enfants-là ses futurs moniteurs, le maître leur fait subir un petit examen, il dicte le nombre 1072. Résultat : sur 50 enfants censés lire couramment, ils ne sont que deux à réussir le test. Les moniteurs, une douzaine ou une quinzaine d’enfants, sont pourtant désignés dans le courant de novembre et Charpentier entreprend de leur donner, chez lui toujours, la formation requise. Ensuite tout est prêt ; les cours débutent le 20 décembre, avec environ 80 élèves ; un an plus tard ils seront 120.
1. Conflits politiques : le conseil municipal contre les frères
7Quel est le contexte politique ? A Reims, dans cette période de 1831 et des années suivantes, la gauche, qui est à même d’influencer tout ou partie du conseil municipal rémois4, veut en découdre avec les conservateurs, l’Eglise et les frères. Réapparaît alors le thème républicain classique de la « sainte égalité » que l’instruction du peuple devrait promouvoir. Le ton est par exemple donné dans L’indicateur champenois, journal récemment lancé par un certain Longuet (c’est l’un des premiers journaux à Reims), avec un article du 23 février 1833 sur les frères des écoles chrétiennes. L’auteur fait mine de rendre un hommage – d’ailleurs modeste – aux « sentiments de philanthropie » qui ont pu animer, sinon les frères, du moins leur fondateur Jean-Baptiste de La Salle ; puis il vitupère décidément la congrégation en assénant5 :
« lorsque la légitimité, après vingt cinq ans d’exil, reparut sur le sol français, pendant que les sommités s’intronisaient à la chambre des pairs et que les révérends pères de la foi reprenaient possession de l’enseignement supérieur, on vit les frères des écoles chrétiennes sortir de dessous terre, comme les vers après un orage, et par toute la France reprendre la férule. »
8Dans le même temps, les frères se lancent dans une entreprise à laquelle Charpentier n’accorde que peu d’attention, mais qu’Arnould présente comme un élément important de la situation6. Le 1er octobre, ils ont ouvert me des Carmes, où ils tiennent déjà une école, un demi-pensionnat destiné évidemment aux familles en état d’en payer le service. Or cette initiative est contraire à l’esprit comme à la lettre d’une congrégation qui doit se vouer à l’enseignement gratuit des pauvres, et elle provoque une levée de bouclier, notamment chez les instituteurs privés de la ville, qui envoient une lettre de protestation au ministre, Montalivet. Effectivement celui-ci répond au maire le 26 décembre que la loi ne permet de créer une école qu’à de strictes conditions7 (et il prend soin de rappeler qu’une éventuelle interdiction ne peut pas être prononcée par le comité d’instruction primaire). Enfin, dans le courant de 1832, les multiples pressions contraignent les frères à renoncer à leur demi-pensionnat.
9C’est alors que le conseil municipal envisage d’ouvrir deux autres écoles mutuelles et, pour ce faire, réduit le nombre des frères subventionnés à sept au lieu de quinze, auxquels il n’alloue donc plus que 4200 francs annuels contre 8400 jusqu’à ce jour. Cette mesure, que le maire notifie le 7 septembre 1832 au Supérieur de la congrégation rémoise, le Frère Andoche, doit entrer en vigueur le 1er janvier 1833 ; elle se traduira par la suppression de deux écoles sur cinq, et par la réduction du nombre des classes, de trois à deux, afin que la diminution soit équitablement répartie. Il est prévu que les trois écoles maintenues sont celles de l’esplanade Cérès, des Carmes, et de la rue des Capucins (les deux supprimées sont celles de la rue Perdue et de la rue des Telliers). Rude coup pour les écoles chrétiennes ; 600 enfants sont concernés. Le Frère Andoche fait une réponse accablée et demande quand même un traitement pour deux frères de plus, faute de quoi la pédagogie traditionnelle de la congrégation, qui exige trois divisions par école, ne pourrait plus être mise en œuvre.
10La nouvelle produit immédiatement des réactions enfiévrées. Toute la population est en émoi. Reims n’est-elle pas la ville natale de saint Jean-Baptiste de La Salle ? Les frères n’y sont-ils pas présents et chaleureusement estimés depuis 1806 ? Une fraction des « vainqueurs de 1830 », comme dit Charpentier (qui voudrait ne pas être partie prenante, et commence visiblement de s’inquiéter), se démarque de l’administration municipale, tandis que le parti conservateur tâche d’emmener une opposition résolue. C’est ainsi qu’est créée sans attendre une association de soutien aux frères, l’Association charitable des écoles chrétiennes de Reims, dont l’action, aussi prompte qu’efficace, tient essentiellement dans une campagne de souscriptions pour subventionner les frères avec d’autres fonds que ceux de la municipalité. En une seule année, d’après un rapport publié au début de 1834 dans Le Grappilleur (qui a remplacé L’Indicateur champenois et qui est dirigé par un certain Tampucci), les sommes recueillies se montent au total plus que confortable de 9433 francs, versés par 1037 signataires8. Parmi eux, non seulement les notabilités et les classes moyennes, mais aussi des artisans et des ouvriers, comme ceux qui adressent au conseil municipal le 3 janvier 1833 une pétition de cent signatures, formulée en ces termes9 :
« Messieurs : De pauvres artisans et des ouvriers en fabrique, des rues Neuve, du Barbâtre et autres rues adjacentes, vous supplient instamment d’autoriser les frères des écoles chrétiennes à rouvrir la troisième classe qui était dans leur maison des ci-devant Carmes, qui vient d’être fermée le 31 décembre dernier.
Par cette mesure qui n’a pu vous être arrachée que par des personnes qui ne connaissent ni nos besoins ni notre position, et qui, bien certainement, ne sont pas les amis des pauvres, vous aggravez notre situation en nous forçant de garder nos enfants dans nos boutiques, où ils nous empêchent de travailler, ou à les laisser courir dans les rues ça et là, où ils pourraient se blesser, s’estropier, et se livrer à des excès peut-être condamnables.
Vous, Messieurs, qui devez être les amis et les pères de la classe indigente (puisque les magistrats qui lui doivent secours et protection le sont incontestablement) vous écouterez les plaintes des soussignés... »
11Dans les rangs du conseil municipal et de ses soutiens, on présente les choses d’une autre manière. Le rédacteur du Grappilleur, à la suite du rapport de l’Association charitable, cherche à amoindrir sa force de persuasion en rétorquant qu’il n’y a pas eu souscription mais quête, voire même, de maison en maison, une « importune obsession de la part de gens habilement choisis dans ceux du parti que leurs nombreuses relations mettaient moins dans le cas d’être refusé »10. En tout cas, grâce aux dons, qui affluent, grâce à deux salles offertes par un négociant, Maille-Leblanc, en plus de la location de deux autres maisons rue Sixte et rue de Châtivesle, tout est en place dès le 1er janvier 1833, c’est-à-dire au moment même de la suppression, pour compenser les écoles publiques par des écoles privées tout aussi gratuites. Les frères ont même récupéré leurs meubles, bancs et tables qui ont été transportés des anciennes écoles vers les nouvelles. C’est un autre sujet de dispute, car le maire, de Saint-Marceaux (Andrieux a démissionné le 10 mai 1832), s’efforce de se faire restituer ce mobilier. Cependant le Frère Fleury, nouveau chef des écoles chrétiennes de Reims, assure dans une lettre du 23 mars 1833 que sont en cause non pas les congréganistes mais les pères des élèves qui ont estimé avoir le droit d’effectuer le transportement, puisqu’ils avaient eux-mêmes obtenu du maire précédent le mobilier, qu’ils avaient ensuite « raccommodé » à leur frais11. On ne sait exactement comment se terminera cette affaire dans l’affaire. D’après Arnould, le mobilier sera rendu et un autre sera mis dans les nouvelles écoles par les soins de l’Association charitable ; mais Charpentier dément cette version et affirme que la municipalité va finalement céder ses meubles pour 225 francs12. Il est vrai que la municipalité commence à tergiverser. Du reste, après plusieurs contrordres, elle octroie un délai pour la suppression de la troisième classe de l’école des Carmes, avant de la fermer définitivement.
12Sur ce, en plus de la création des deux nouvelles écoles laïques, les élus veulent maintenant établir dans la maison des Carmes une école primaire supérieure (institution créée par la loi de 1833, on s’en souvient, et qui peut avoir son importance dans les grandes villes), quitte à trouver une compensation pour les frères logés dans ces lieux. C’est à partir de là que bascule la situation. Le ministre du moment, Guizot, est averti, et il se retourne vers le sous-préfet. Or celui-ci prend la défense des frères. Le 6 août 1834, il révèle au maire l’existence d’un décret impérial de 1809 constitutif des écoles primaires gratuites de Reims, d’après lequel la maison des Carmes est une acquisition du bureau de bienfaisance à destination de logement pour les instituteurs des écoles gratuites, assimilée de ce fait aux biens des pauvres – dont la municipalité ne peut aucunement disposer13. Le fait semble imparable. Mais une commission municipale ad hoc trouve rapidement une argutie, qui est exposée dans la séance du 21 août et communiquée au directeur des frères le 30 septembre : il n’y jamais eu d’acte de vente régulier de la dite maison des Carmes ; conclusion, elle est parfaitement utilisable pour l’école primaire supérieure ; il suffira, en contrepartie du logement des frères, d’inscrire une indemnité au budget de 1835.
13En fait, rien n’arrive encore au début de 1835, ce qui montre que le conseil municipal essaye de ménager la chèvre et le chou, avançant des solutions de compromis de plus en plus avantageuses pour le parti adverse. Lors de la séance du 3 février 1835, on autorise d’abord les frères à demeurer dans la maison des Carmes jusqu’au 24 juin ; puis on envisage leur transfert – eux, leur école et leur logement-, dans les bâtiments de l’ancienne sous-préfecture, rue de l’Arbalète. L’architecte, sollicité pour un rapport, déclare les lieux inadaptés et suggère l’ancien couvent de la Visitation, qui se trouve rue du Jard, et qui est justement à vendre... Son point de vue n’est pas suivi. Le lendemain, 4 février, dans une séance longue et très animée d’après Arnould14, le maire fait adopter les décisions suivantes : il n’y aura pas de nouveau sursis ; les frères devront libérer la place le 24 juin et ils auront à choisir entre une indemnité de 1200 francs ou un local de l’ancienne sous-préfecture ; enfin on pourra éventuellement financer un aménagement pour habitation quand les conditions en seront éclaircies. La réponse du Frère Fleury, directeur, arrive le 22 février. Il refuse l’alternative. Il juge les 1200 francs insuffisants, l’endroit trop éloigné du centre, et surtout les locaux trop exigus puisque le calcul n’est basé que sur huit places plus une petite cuisine, alors qu’il faut bien davantage affirme-t-il : un oratoire, une salle d’études, un réfectoire, une salle d’infirmerie, huit cellules, un parloir ou salle de réception, une cuisine avec fourneau et chaudière pour le service, un office, un vestiaire, et puis aussi un bûcher, un jardin bien aéré où les frères puissent se rendre après la classe pour respirer de l’air pur, chose dont ils « ont tant besoin, après en avoir respiré un méphitique toute la journée »15. En revanche, le Frère Fleury fait bon accueil à l’idée du couvent, dans lequel il pense jouir de toutes les commodités. Il est clair que le ton monte et que l’assurance grandit. Comme le souligne Charpentier16, la congrégation a désormais une stratégie offensive, d’autant quelle est soutenue par la population rémoise : les frères sont maintenant en mesure d’exiger bien au delà de ce qu’on leur retire, et de transformer leur défaite d’un moment en une superbe victoire finale. Poussant leur avantage, ils vont alors acculer leurs adversaires en menaçant de quitter Reims purement et simplement s’ils n’obtiennent pas gain de cause.
14Guizot s’était manifesté le 28 novembre 1834 par une lettre au maire, de Saint-Marceaux. Il admettait la justesse de l’argument juridique c’est-à-dire l’absence de propriété légale du bureau de bienfaisance sur la maison des Carmes, mais il recommandait la modération notamment en matière de délai octroyé aux congréganistes. Le maire répond le 3 avril 1835, et, le 25, Guizot annonce qu’il a notifié au préfet de la Marne le caractère insuffisant des 1200 francs, le caractère inadéquat de l’ancienne sous-préfecture, et... la bonne perspective dessinée par l’ancien couvent de la Visitation. Voilà donc la position des frères totalement accréditée en haut-lieu, ce qui ne va pas rester longtemps sans effets. Le 15 mars, un conseiller municipal ayant déjà proposé l’achat de la Visitation, une commission de trois membres où figure Hannequin, le président du comité d’instruction de Reims, avait été chargée d’examiner cette question. Sur cet acquis, tout peut aller très vite. Le 26 mai, la commission conclut favorablement et, le 22 juin, le conseil approuve la dépense d’un montant de 45 000 francs (les vendeurs proposaient 50 000), plus 34 000 francs de frais pour construire des logements, des murs de séparations et même une salle d’asile avec un logement pour deux maîtresses. Il n’est que de consulter le registre des délibérations (une des rares pièces qui ait échappé à l’incendie de la ville en 1917), pour juger du retournement politique en faveur des frères. On a remarqué, peut-on y lire au jour de cette séance, que17 :
« les progrès des élèves de l’Ecole à trois divisions étaient plus manifestes et les résultats plus satisfaisants que celles dirigées par deux maîtres qui oblige de diviser le temps de la classe et ont moins de temps à donner à leur division spéciale. »
15Et pour finir le conseil affirme ce jour-là :
« Il est du devoir de l’administration d’ouvrir un nombre suffisant d’Ecoles pour que ce besoin d’instruction si généralement senti par le peuple, puisse se satisfaire en lui laissant le choix du maître. »
16L’argument, nous le savons, ne sera pas sans lendemain.
17Restent quelques problèmes qui seront encore solutionnés d’une manière favorable aux frères, en d’ultimes reculades de l’administration municipale. Il faut dire que le ministre se dit satisfait du tour pris par les événements18, et qu’en octobre 1835 la congrégation rémoise a un nouveau directeur, le Frère Isidore, plus combatif encore que son prédécesseur au dire de Charpentier. Le 16 mars 1836, contrairement aux prévisions initiales, la totalité des bâtiments de la Visitation est affectée aux frères pour qu’ils y installent leurs classes et leurs logements. Enfin, le 20 novembre 1837, les 17 frères qui étaient en poste en 1830 sont rétablis (15 enseignants, un directeur, et un cuisinier), après que, le 26 novembre 1835, on eût porté déjà leur nombre à 11. Les soutiens des écoles chrétiennes, notamment les membres de l’Association charitable, n’ont pas de mots pour remercier le conseil municipal. « Grâces lui soient rendues », exultent-ils dans un bilan sur les exercices de 1836 et 183719 ; puis leur groupement, n’ayant plus de raison d’être, se dissout.
18Ainsi, comme le dit Charpentier sans réelle amertume envers la congrégation mais avec une ironie mordante envers les élus locaux, ceux qui étaient partis boutte-feux en 1832 finissaient en 1837 par assurer le triomphe de leurs adversaires. Après cinq années de polémiques et de manœuvres qui en appelèrent à plusieurs reprises jusqu’au Ministre de l’instruction publique, jusqu’au Supérieur des frères des écoles chrétiennes, les congréganistes de Reims se retrouvaient aussi nombreux comme instituteurs municipaux qu’en 1830, et ils avaient changé un local éloigné et délabré contre une résidence rebâtie au centre de la ville, au milieu de leurs écoles, à proximité de la cathédrale. Le 16 novembre 1836, non content de porter leur traitement à 700 francs, on leur verse 15 000 francs pour indemnité « de translation et d’appropriation ». En ce point, Charpentier n’a pas de mal à révéler la faiblesse de la reconstitution d’Arnould. Car on n’y voit jamais comment ni pourquoi un tel reniement a pu survenir. Quels ont été les membres absents du conseil au moment des votes ? Quels furent les transfuges du camp libéral, etc. ? Arnould n’en dit rien. Il faut juste constater ajoute Charpentier qu’« Amis et ennemis étaient également étonnés ; personne n’avait prévu, personne ne comprenait la soudaineté de la débâcle »20.
Les instituteurs mutuels et leurs écoles dans la tourmente
19Que deviennent l’enseignement laïque et ses acteurs au milieu de ces péripéties, quelle place trouvent-ils dans les rapports politiques ? La suppression des écoles et des classes congréganistes avait pour but la création de deux écoles mutuelles supplémentaires. Aussi ouvrent-elles effectivement le 1er janvier 1833, l’une dans un local de la paroisse Saint-Jacques, dit des Capucins, l’autre dans le local de la paroisse Saint-Rémi, rue Perdue, qui a été réaménagé après l’exclusion des frères. La première école a pour instituteur Louis Bourdonné, âgé de 27 ans et envoyé comme Charpentier naguère par la Société élémentaire de Paris. La seconde école a pour instituteur Paul Parisy, âgé de 40 ans, ancien militaire qui a déjà exercé comme sous-maître dans la région rémoise. Sur lui, le maire a pris l’avis de Charpentier, qui s’est montré assez mitigé : il a trouvé que le candidat avait des connaissances limitées mais que, conscient des difficultés de sa tâche et des exigences de son poste, il serait réceptif aux conseils.
20Comme ces créations ont été le premier et le seul prétexte de la bataille, le débat qui a saisi le conseil municipal, qui s’est animé dans les salons et amplifié dans les ateliers, a passé l’enseignement mutuel au crible de la critique, on s’en doute. En faveur de la méthode, il y a par exemple, dans L’indicateur champenois du 23 février 1833, ce texte qui compare les frères à des vers de terre et qui, d’après Charpentier, porte « un cachet évidemment officiel »21. En réponse, dans le numéro suivant, du 2 mars, un article prend la défense des frères tout en acceptant la présence des écoles laïques, à condition qu’elles ne se fondent pas sur la destruction des écoles existantes en jetant sur le pavé 750 enfants « au milieu de la saison la plus rigoureuse »22. Le fond reste assez modéré, mais c’est une modération de langage car l’agitation dans la ville est à son comble. Le 9 mars, Charpentier publie à son tour un article qu’il a préalablement soumis au maire et dans lequel il analyse l’inégalité des forces en présence. D’une part explique-t-il, il y a un homme seul, lui-même (reconnaissons ici une pointe mégalomaniaque qui est peut-être indispensable par ailleurs au succès de son entreprise pédagogique) ; d’autre part il y a dix-sept frères « forts d’une longue possession, en plein exercice, comptant plus de mille élèves, sur lesquels toutes les expériences d’amélioration peuvent être tentées... »23. C’est donc l’instituteur qui parle, l’homme de l’art si l’on peut dire, qui observe les conditions dans lesquelles exercer son art et ne veut rien prouver en dehors de cela, en dehors de son existence professionnelle. Et ceci explique son principal reproche aux frères, formulé en fin d’article : au lieu de lutter sur ce terrain avec dignité et conscience, ils sont « Exclusifs à tout prix [...] et d’une question de système ils ont fait une question de parti »24. Nous pourrions traduire aujourd’hui « système » par « méthode » (pédagogique), donc une question de métier ; et « parti », bien sûr, par politique... politicienne. Ceci attire le 16 mars dans le même journal une nouvelle réponse, plus sage reconnaît Charpentier, car elle accorde que les frères ne possèdent pas à eux seuls toutes les vertus, et que leurs partisans ne veulent donc pas être exclusifs comme on le serait du point de vue d’un parti.
21Peu de temps après, l’apaisement semble venir à l’occasion d’un compromis et peut-être d’une réconciliation. L’Association charitable propose que les frères conservent trois classes de trois maîtres chacune, qui pourraient alors se partager les quartiers et les enfants de la ville avec les trois écoles mutuelles. Charpentier trouve l’idée judicieuse et tente de raisonner le maire en faisant ressortir qu’aucun pouvoir local ne parviendra à expurger les frères d’une ville comme Reims, qui est le berceau de la congrégation. Il suggère que la municipalité, à son tour, se contente de deux écoles mutuelles – ce qui en plus économiserait les dépenses-, à la condition que ces deux écoles soient bien situées, l’une au nord l’autre au sud, et qu’elles soient bien soutenues financièrement, avec des sous-maîtres et un professeur de dessin. Résolu à ne pas réfléchir ailleurs que dans le domaine de son métier, en pédagogue donc, Charpentier assure que la gloire qui viendra de leur succès comme écoles modèles ôtera tout argument à leurs adversaires. Mais le maire s’obstine dans son refus. Aucun accord n’est donc possible à ce moment-là.
22La polémique sur les mérites comparés de l’école chrétienne et de l’école mutuelle reprend ensuite dans la presse locale. Les frères font paraître dans L’Indicateur du 21 avril un long article repris d’un journal breton, Le Vendéen, sur un cas de remplacement d’une école chrétienne par une école mutuelle à Fontenay (Manche), mais qui s’est soldé par un échec complet et une fuite massive des enfants. Exemple douteux rétorque Charpentier le 26 avril, car le maître était trop jeune, à peine formé, et sembla se faire une spécialité de la provocation anti-religieuse25. De leur côté, l’Association charitable et le parti conservateur présentent la méthode mutuelle sous le jour le plus sombre, avec des enfants livrés au caprice et à la méchanceté de leurs aînés. Bien des fois raconte Charpentier, j’ai vu des parents effarés retirer de l’école des enfants qui y avaient été mis quelques jours plus tôt, parce qu’ils les trouvaient trop mal entourés. « Les moniteurs ! c’était le cri d’alarme », même pour un certain nombre de parents dont les fils étaient employés comme tels, et qui demandaient finalement à l’instituteur de ne pas les utiliser à l’instruction de leurs camarades. « C’était saper l’institution par sa base »26, déplore Charpentier, qui, en 1832, résume précisément, dans une lettre au comité supérieur de Reims, les attaques subies après un an d’exercice27 :
« Que n’a-t-on pas dit contre les élèves ? Tandis que dans des instructions journalières aux enfants, ils étaient représentés comme des victimes de traitements barbares, on les représentait dans le monde comme une troupe de brigands auxquels nul frein n’était imposé. Ils ont été accusés de briser tout le local de l’Hôtel-Dieu [...]. On fit dans le même temps valoir près des parents l’inconvénient pour leurs enfants d’être moniteurs. Ces insinuations produisirent de l’effet ; des pères autorisèrent leurs enfants à se refuser à ces fonctions : l’exemple gagna et ce refus devint presque général, le maître tint ferme, deux ou trois des plus capables sortirent et l’ordre se rétablit. »
23C’est dans ce contexte que le conseil municipal, en 1835, sera amené à se déjuger en reconnaissant comme « un fait incontestable [...] que la majorité de la population préfère l’enseignement donné par les frères »28.
24Dans le quotidien de leurs activités et de leur existence, les maîtres et les écoles laïques sont bien évidemment atteints : il leur faut subir des insinuations, des brimades, des querelles, dans le style rodé sous la Restauration et que les décennies suivantes, surtout le second Empire, vont orner de tous ses lustres. En 1834 par exemple, les frères et leurs élèves provoquent une bousculade en croisant Charpentier et ses élèves dans le passage du bas-côté sud de la cathédrale, qui est l’endroit de la chapelle où ils doivent se rendre pour assister à l’office, le dimanche. Deux garçons de seize ou dix-sept ans arrêtent le rang de l’école mutuelle en le poussant contre les chaises. Charpentier leur fait observer qu’ils ont tout l’espace de gauche pour passer, mais ils répondent qu’ils en sont à former leur rang. Or à cinq pas de là un frère regarde la scène, attentif mais silencieux et immobile. Je prends alors mon parti, explique Charpentier, « je saisis par le bras un des enfants qui s’obstinaient à les arrêter, je le maintiens de côté, et je fais passer les miens »29. Le soir, l’un des congréganistes fait dire que désormais l’école mutuelle devra faire le tour de l’église, afin de ne pas se trouver du même côté que l’école des frères. Du coup, Charpentier consigne ces faits dans une lettre que le maire, prévenu, va lui-même porter au curé de Notre-Dame. Compréhensif, ce dernier attribue à l’école laïque une nouvelle place, que d’ailleurs elle occupera toujours trente ans plus tard. N’empêche que la rumeur prétend bientôt que les élèves ne mettent pas le pied dans la cathédrale.
25La modération politique est sans doute une attitude réfléchie et constante de Charpentier. Il ne se laisse pas plus entraîner dans les agitations de la droite que dans celles de la gauche. Quand un journal beaucoup plus violent contre le clergé (journal dont il ne cite que le siège, rue de Vesle), tente d’exagérer ses déboires et prétend que les serviteurs de l’église ont privé les élèves mutuels du buis béni qu’on offre gratuitement à tous les fidèles, Charpentier s’empresse de publier un démenti très net : il a reçu le buis en corbeille, pour que la distribution se fasse plus tard, dans la classe, sans dissiper les enfants. Certes, ce rectificatif n’est pas du goût des rédacteurs du journal, mais Charpentier se fait une raison, sans regretter d’être à partir de ce jour « fort mal posé dans les sympathies des ultra-libéraux »30.
26Sous le second Empire, ce genre de prudence était plus que jamais à l’ordre du jour, à cause de la suspicion qui devait entourer d’une inquiétude permanente les propos et les actes des instituteurs. C’est ce que confirme un incident qui eut lieu en 1859 à propos d’un jeune-homme que Charpentier avait normalement engagé comme adjoint au pair, passant contrat avec ses parents qui cherchaient certainement à lui éviter le service militaire. Or le garçon, se prévalant d’un ordre de l’autorité départementale, annonça peu après qu’il entrait chez un autre instituteur ami de sa famille, dans une commune où on lui verserait 100 francs de traitement. Embarrassé, mécontent, Charpentier chercha à en savoir plus en s’adressant au préfet. Celui-ci répondit le 2 mai que le départ du sous-maître n’avait rien d’officiel, puis il ajouta ceci :
« A cette occasion, je suis obligé de vous dire, quoique avec regret, que le bruit court que les jeunes instituteurs ne sont pas bien chez vous. On prétend que vous ne les traitez pas bien, et que surtout vous leur donnez le mauvais exemple au point de vue religieux. D’après ce qui me revient, on les forcerait chez vous à manger gras les jours d’abstinence, et on les raillerait lorsqu’ils veulent remplir les devoirs que la religion leur impose. Je ne puis croire que cela soit vrai, et qu’un M. Charpentier, instituteur à Reims, instituteur de votre âge, se compromette en faisant profession d’impiété. Mais j’ai voulu vous avertir de ces bruits, afin que si quelque chose a pu y donner lieu, vous vous mettiez en mesure de les faire cesser à l’avenir. Vous comprendrez parfaitement que si ces bruits prenaient de la consistance, ils vous deviendraient extrêmement nuisibles. »
27Charpentier se sentit donc obligé de démentir – car bien sûr le préfet voulait des garanties-, en donnant les noms de ses précédents sous-maîtres, qui tous exerçaient dans les environs comme instituteurs ou comptables.
2. La concurrence professionnelle
28Charpentier a ouvert son école, on l’a vu, après avoir formé ses moniteurs. Mais d’où viennent les élèves en général et en particulier ceux mis à ces postes, si ce n’est des autres écoles, c’est-à-dire des écoles des frères ? En fait, le développement de l’offre scolaire par la création de l’école mutuelle déclenche une concurrence dans laquelle Charpentier s’approprie derechef une partie de la « clientèle » effective en débauchant purement et simplement certains des meilleurs élèves de ses émules. Du reste ces derniers n’ont pas attendu sans réagir. Ayant fait leur rentrée le 1er octobre, presque deux mois plus tôt, ils ont prévenu les élèves et les parents contre la nouvelle école laïque, dans l’espoir de limiter les pertes. Ces sortes de campagnes défensives ou offensives selon les cas ont lieu chaque fois qu’elles sont jugées utiles. En 1833, quand s’établiront deux nouvelles écoles mutuelles, les élèves seront « sollicités à la désertion par de nombreuses et puissantes influences », tandis que le nouvel (et troisième) instituteur laïque, à peine nommé, se fera autoriser à louer une remise avant que son local ne soit prêt, pour recevoir les enfants qui « voudraient quitter immédiatement les frères » et constituer ainsi le plus rapidement possible le noyau de ses moniteurs31.
29La concurrence va d’ailleurs porter sur tous les aspects de l’enseignement. On fait des comparaisons et, si la partie adverse est jugée supérieure, on essaie de compenser et finalement de s’améliorer. Dès 1831, le Frère directeur de la maison de Reims réclame au Supérieur de la congrégation, le Frère Philippe, la possibilité d’augmenter le programme d’enseignement. Il y est bien vite autorisé. Les frères pourront ainsi donner des cours de géographie, d’histoire, de chimie, de minéralogie et de « physique populaire »32. Pour les mêmes raisons, les écoles chrétiennes réduiront un peu, les années suivantes, la part de l’enseignement religieux. Plus tard, le 25 décembre 1845, un article du Journal de Reims insinuera que la grammaire, l’arithmétique, l’histoire et la géographie ont été introduites à l’école mutuelle à cause du voisinage des frères. Vive protestation de Charpentier, qui publiera en réponse une attestation signée par d’anciens élèves33 :
« dès 1831, les premières leçons apprises par les futurs moniteurs, furent des leçons de grammaire, et les premières démonstrations faites par le maître, à son domicile, eurent pour objet la théorie de l’analyse grammaticale et celle du calcul. Nous avons ensuite continué de recevoir ces instructions à la classe... »
30Les changements raisonnés sont donc plutôt le fait des écoles chrétiennes, y compris en ce qui concerne la discipline, qu’elles vont un peu adoucir dans ces années-là. Soignant surtout leur image publique, les frères s’efforceront de surveiller de près leur société afin d’en éliminer tout membre répréhensible même sur de simples questions d’aspect physique ; et ils chercheront à s’attirer les sympathies des familles en distribuant des secours aux parents nécessiteux et en modérant leurs demandes pécuniaires pour les fournitures de classe34. De leur côté, les maîtres des écoles mutuelles s’estimeront défavorisés tant qu’on ne leur donnera pas des adjoints pour compenser le fait qu’ils ne peuvent se faire aider que par les moniteurs. Mais jamais cette exigence ne sera satisfaite par la mairie. Un rapport d’inspection de 1833 dont l’auteur est le proviseur du collège royal de Reims, développe une vision optimiste de la rivalité. Pour lui, elle profite à tout le monde, et l’instruction seule est gagnante. Les écoles chrétiennes et mutuelles de la ville, assure-t-il, « valent beaucoup mieux que toutes les autres » en ce qui concerne non seulement la discipline mais aussi l’enseignement. Et il ajoute : « Ces avantages sont en partie le résultat de la concurrence qui existe entre les écoles des frères et les écoles mutuelles »35.
31Effectivement, la rivalité va se traduire par une compétition officielle, pacifique, quoique les arrière-pensées n’en soient pas absentes. Fin 1854, la mairie organise un examen pour que se mesurent les élèves des uns et des autres. Trois séries d’exercices sont prévues : calligraphie, orthographe et arithmétique. Charpentier souligne tout à fait la difficulté – donc le sérieux – de l’épreuve, en donnant l’énoncé des problèmes d’arithmétique. Nous y reconnaissons les exercices les plus redoutables qu’affrontaient il n’y a pas si longtemps les élèves qui passaient le certificat d’études. Qu’on en juge36 :
« Un père de famille laisse à ses trois enfants pour toute fortune un lingot d’or dont le volume est égal à celui de 5 litres 035 millilitres d’eau distillée. D’après sa disposition testamentaire, le lingot devra être transformé en pièces de 20 francs qui seront ensuite partagées de la manière suivante : la part du second devra être les 4/5 de celle du premier, le troisième n’aura que les 2/9 de ce qu’auront ensemble les deux autres. Cela posé, on demande la part que chaque enfant aura à cette succession, sachant que pour transformer en monnaie le lingot dont il s’agit, il faut allier du cuivre dont le prix est de 0 fr. 75 centimes par kilogramme et que les frais de fabrication s’élèvent au 100e du produit de cette fabrication, sachant en second lieu que le centimètre cube d’or pèse 19 grammes et 5 décigrammes. »
32Concourent, à l’Hôtel de ville, 64 élèves et 8 classes, 40 élèves venant des écoles congréganistes et 24 venant des écoles laïques ; puis les copies sont corrigées et classées par l’inspecteur primaire, le Supérieur des frères, plus deux autres frères, trois maîtres des écoles mutuelles, et un employé de la mairie. On a prévu deux prix et quatre accessits dans chacune des trois épreuves, mais, au vu des performances, on double les premiers prix en orthographe et en arithmétique. Les résultats sont les suivants : en calligraphie, 5 prix pour les frères, contre 1 prix pour les écoles mutuelles ; en orthographe, 2 prix pour les frères, contre 5 prix pour les écoles mutuelles ; en arithmétique, 3 prix pour les frères, contre 4 prix pour les écoles mutuelles. Donc, 10 prix de part et d’autres, avec cette excellence typique des écoles chrétiennes en écriture. Mais sur 5 premiers prix, 2 sont allés aux élèves des frères, contre 3 aux élèves des écoles mutuelles. La comparaison est tout à fait flatteuse pour ces dernières, qui ont à cette époque 500 élèves, contre 1500 chez les frères. Le concours sera renouvelé jusqu’en 186137, mais, d’après Charpentier, il perdra de son intérêt car le mode de désignation des participants ne sera plus du ressort des instituteurs, et il s’agira d’un tirage au sort ou de nominations sur la base de listes. En tout cas, les résultats de 1854 montrent que des élèves sortent de l’école primaire avec une instruction élémentaire tout à fait solide. Ceci est confirmé par une autre remarque de Charpentier selon qui, dans une ville industrielle comme Reims, beaucoup d’enfants ayant montré de bonnes dispositions n’achèvent pas leur scolarité, n’attendent pas leur treizième année, et se font embaucher à des postes de copistes, d’adjoints comptables, de chargés de course et d’apprentis.
33Les distributions de prix sont, dans le même sens, une occasion de ritualiser la compétition. Ce sont de toutes façons des cérémonies très importantes, à l’instar de celles des collèges, où les maîtres cherchent à montrer le grand degré d’approbation dont ils bénéficient, en attirant une société nombreuse, toute la population intéressée de près ou de loin avec les notables aux places d’honneur. En 1832, quand de Saint-Marceaux a remplacé Andrieux à la tête de la mairie, Charpentier souhaite organiser sa première distribution et présente au nouveau maire une liste de personnalités à inviter. Or cette liste est refusée parce qu’elle comporte des ecclésiastiques. Laissons-y au moins, insiste Charpentier, le directeur du petit séminaire, à qui je dois rendre cette politesse. Refus définitif, assorti d’une remarque tranchante : « ce n’est pas vous qui faites les invitations, c’est la mairie »38. La cérémonie sera donc sans ampleur. Pendant ce temps, les frères, qui s’alarment des suppressions, procèdent à leur distribution sans avertir personne au dehors de leurs partisans, tandis que les dons abondants qu’ils ont récolté se traduisent par de nombreux prix. En face, l’école mutuelle paraît fort modeste, car elle ne dispose que d’une subvention bien moins fastueuse. En 1835, le problème se pose d’une façon beaucoup plus aiguë, on s’en doute, puisque les frères reconquièrent les positions perdues... Alors la munificence de leur distribution est inégalable. Non seulement la valeur des prix, mais aussi la qualité de l’assistance, tout, selon Charpentier, est à la limite de l’excès. Le clergé est largement représenté et les suisses des paroisses ouvrent le passage, hallebardes en main. De plus, on peut admirer au centre de l’estrade un portrait du roi orné d’une somptueuse calligraphie (technique que les frères on l’habitude de cultiver), symbole un peu trop ostentatoire de la réconciliation avec le régime de Juillet. Un autre texte de Charpentier nous apprend par ailleurs, sans dater exactement la référence, que le portrait admiré ce jour-là par un bon millier de personnes n’est pas l’œuvre d’un enfant, mais une lithographie habilement découpée et recollée39. Il fallait sans doute, au milieu de l’enthousiasme qui allait accueillir les discours, applaudir aux dialogues enfantins, aux exercices de grammaire et de calcul, un œil aussi averti que suspicieux pour déjouer la supercherie. La presse donnera encore un écho amplifié de l’événement, qu’elle jugera annonciateur d’une résolution des conflits anciens. Une chose frappante, peut-on lire dans le Journal de Reims, dirigé par un certain Béranger, c’est la convergence des avis exprimés sur la cérémonie40 :
« Des hommes jeunes qui sont républicains ou qui passent pour tels, des hommes qui touchent à la vieillesse, qui ont été nourris de la philosophie du dix-huitième siècle, et sont partisans sincères et dévoués du gouvernement actuel, nous ont tenu, sur les professeurs et les élèves, un langage tout à fait semblable. Les uns et les autres ont été étonnés de ce qu’ils ont vu : de l’instruction des élèves, de leur attachement pour leurs professeurs, de l’habileté avec laquelle ces derniers ont su tirer parti des facultés de leurs élèves, et de la bienveillance et du zèle avec lesquels ils s’acquittent de la tâche qu’ils se sont imposés ».
34Les cours d’adultes, composante essentielle de l’activité des instituteurs, ont été logiquement une autre occasion de concurrence. Une dizaine d’années après les faits évoqués à l’instant, l’ancienne rivalité entre instituteurs laïques et instituteurs congréganistes va en effet se ranimer à propos de ces cours du soir qui sont dans l’air du temps à Reims. En 1845, deux souscriptions différentes sont ouvertes. Le 6 octobre, les trois maîtres mutuels sont appelés par la mairie à diriger le cours laïque, et on leur adjoint deux sous-maîtres payés avec les fonds recueillis. Mais le 27 octobre, alors qu’ils attendent l’autorisation définitive, les frères ouvrent leur propre cours. Le 8 novembre, Charpentier prévient le maire (à l’époque, c’est Carteret), lui déclarant par la même occasion qu’il trouve inadapté le local qu’on lui attribue et qu’il refuse un des sous-maîtres prévus. Le maire répond le 18 qu’il accepte d’autres propositions, pourvu qu’elles soient financées par la souscription. Puis le cours commence, le 24 novembre, avec un nombre d’élèves convenable. Une inspection a lieu sous l’égide d’un des membres du comité communal d’instruction, Maldan, dont le rapport est publié par L’Industriel du 25 décembre. Ce texte fait surtout ressortir la perfection de l’ordre et de la discipline du cours des frères, et en face... le dévouement des maîtres mutuels41 :
« qui s’arrachent ainsi chaque soir à un repos légitimement acquis, qui n’hésitent pas à quitter leur femme, leurs enfants, à renoncer au délassement si doux du foyer domestique, pour venir loin de leur domicile, au haut de la ville, dans un quartier reculé, à travers la pluie, la neige, les boues, inculquer péniblement, de huit à dix heures du soir, les premiers, les arides éléments de la lecture et de l’écriture à des intelligences que l’âge, que l’habitude d’idées d’un ordre tout différent, ont rendues difficiles et rétives. »
35En 1846, une quête est faite par une « société de jeunes gens », et son produit intégralement versé au cours laïque. Les frères se scandalisent et, avec eux, le Journal de Reims (alors que L’Industriel plaide pour les laïcs). Entre temps, chacune des deux associations de soutien a nommé une commission administrative, celle des frères étant présidée par le maire et celle des laïcs par le premier responsable du comité municipal d’instruction, Hannequin. Or celui-ci n’admettra pas, à la rentrée suivante, que la commission laïque fasse poser sans son avis des affiches annonçant la réouverture du cours. Voilà donc les maîtres mutuels, et Charpentier à leur tête, pris à revers. Hannequin tente même de faire transporter le cours à l’extérieur de l’école mutuelle qui l’a jusqu’alors accueilli. Les instituteurs refusent, et obtiennent finalement gain de cause42. Malgré ces difficultés, les cours vont continuer une année encore, puis ils cesseront avec la révolution de 1848.
36Chose surprenante pour nous, de tous ces conflits, du règlement achevé ou inachevé de tous ces comptes, Charpentier ne dit jamais qu’ils ont beaucoup nuit à ses relations avec le clergé. Rédigeant son livre en 1868, il assure qu’il est toujours resté en assez bonne entente avec les ecclésiastiques de Reims, qu’il a particulièrement apprécié Monseigneur Gallard, qui était « bienveillant et communicatif », et que Monseigneur Gousset, qui vint plusieurs fois dans les écoles communales dire la messe de la rentrée, ne l’a pas traité différemment des frères. Quant à ces derniers, Charpentier en dit qu’une fois les passions calmées, ils ne furent pas des voisins incommodes, et que l’un d’entre eux, le Frère Rieul, supérieur de la congrégation rémoise dans les années 1860, avait même des qualités professionnelles admirables43. Une complicité finale au delà de la concurrence ? C’est probable, pour peu qu’il y ait une définition partagée de la fonction, avec ses valeurs, ses idéaux, tout ce qui dessine un profil d’existence et attache à une « identité ».
Notes de bas de page
1 Voir M. Gontard, L’enseignement primaire en France de la Révolution à la loi Guizot, Paris, Les Belles Lettres, 1959, pp. 447 et suiv. Des petites villes, saisies du même enthousiasme, pouvaient se contenter de faire pression sur les instituteurs publics pour qu’ils adoptent la méthode mutuelle. On en a l’exemple à Clamecy, dans l'Yonne, la ville des Dupin ; voir S. Waquet, Une dynastie républicaine dans la Nièvre. Les Parent, Gueugnon, 1987, p. 79.
2 Arnould, Notes et documents..., op. cil., pp. 416 et suiv.
3 Ibid., p. 434.
4 D’après la loi municipale du 21 mars 1831, ce sont les électeurs qui choisissent les conseillers municipaux, parmi lesquels le gouvernement et les préfets choisissent le maire et ses adjoints.
5 Cité par J.-B. Arnould, Notes et documents..., op. cit., p. 266.
6 Ibid., pp. 234 et suiv. ; et L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 13.
7 J.-B. Arnould, ibid.
8 Ibid., p. 276.
9 Ibid., pp. 258 et suiv.
10 Ibid., p. 280.
11 Ibid., pp. 262-263.
12 Ibid., p. 264 ; et L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 16.
13 J.-B. Arnould, ibid. p. 283.
14 Ibid., p. 290.
15 Ibid., p. 292.
16 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 36.
17 Arch. mun. de Reims, 1 D 13.
18 Lettre du ministre au maire, 16 février 1836, citée in J.-B. Arnould, Notes et documents..., op. cit, p. 326 ; voir aussi p. 327 l’intervention du supérieur de la congrégation, le Frère Anaclet.
19 Ibid., p. 341.
20 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 47.
21 Ibid., p. 18.
22 Cité par J.-B. Arnould, Notes et documents..., op. cit., p. 266.
23 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 19.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 28.
26 Ibid., p. 49.
27 Arch. dép. Marne, 1 T 1748 (voir aussi G. Rouet, L’invention de l’école..., op. cit., pp. 118-119).
28 Arch. mun. de Reims, 1 D 13, séance du 26 novembre 1835.
29 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 33.
30 Ibid., p. 34. Le mot « républicains » n’est jamais écrit par Charpentier.
31 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 24.
32 Lettre du Frère Philippe, 18 juin 1831, citée par J.-B. Arnould, Notes et documents..., op. cit., p. 232.
33 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., pp. 145-146. C’est un fait que dès les années 1817-1818, les écoles mutuelles ont effectivement déployé beaucoup d’effort pour enrichir les programmes d’enseignement.
34 Ibid., pp. 48 et 64.
35 Arch. Nat. F17 125.
36 L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., p. 191.
37 Pendant toute une période, les autorités ont formellement déconseillé ces sortes de concours. Ce n’est qu’en 1865, sous le ministère Duruy, qu’il auront à nouveau droit de cité. Voir sur ce point F. Buisson, Nouveau Dictionnaire..., op. cit., art. Concours scolaire.
38 Ibid. p.14.
39 L. Charpentier, Des moyens d’améliorer et de généraliser l’éducation des jeunes filles, op. cit., p. 59.
40 Cité par L. Charpentier, L’enseignement primaire..., op. cit., pp. 50-51.
41 Cité ibid., pp. 140-141.
42 Ibid., p. 144.
43 Ibid., p. 233.
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