Investir en Fédération de Russie : Bref aperçu du cadre juridique des investissements
p. 209-217
Texte intégral
Les principes
1Un exposé sur le droit en Russie peut débuter aussi bien par les différences que par les ressemblances entre / et avec le droit européen, plus particulièrement, le droit français.
2Quelques différences : Du point de vue du droit pur, elles relèvent surtout de la façon d’user du droit, c’est-à-dire des questions de procédure : la prescription est courte (généralement trois ans), les procédures judiciaires sont principalement orales et rapides, le ministère de l’avocat n’est pas obligatoire… Ces différences sont renforcées par l’approche au droit propre aux Russes, c’est-à-dire d’une approche culturelle.
3Et des ressemblances : Le droit russe est un droit dit « continental ». Ainsi la conception du droit en Russie, ses principes de base et la structure trouvent leurs racines dans le droit latin et sont les mêmes qu’en France. On y retrouvera la terminologie propre au droit civil : cession (sessia), novation (novatsiya)… On y retrouvera aussi les notions essentielles propres au droit civil : moyens d’acquérir la propriété, création du contrat civil, bonne foi. De sorte qu’un investisseur européen arrivant en Russie ayant les mêmes repères pour appréhender la relation juridique, ne devrait pas se sentir complètement dépaysé…
4L’histoire du droit russe est aussi ancienne que celle de la France. Très rapprochée historiquement des cultures de l’Europe, la Russie a puisé ses sources de réglementation dans le droit latin. Mais à la différence de la France qui est pourvue d’une codification napoléonienne, la Russie s’est inspirée de la codification proche de celle de l’Allemagne ou des pays nordiques.
5En pratique, la différence est perceptible à la lecture des textes : lorsque certaines dispositions du code civil français sont assorties d’une jurisprudence ancienne appelée « de principe » dont le rôle est de préciser la portée de ces dispositions, en Russie les mêmes termes sont portés directement dans les textes. Par exemple, le développement jurisprudentiel français selon lequel la bonne foi est inopérante dans le cadre d’une action civile en contrefaçon, trouve en droit russe une place précise dans le §. 3 de l’article 1250 du Code civil.
2. Le cadre contractuel
6Le contrat constitue toujours le premier pas vers un marché inconnu et vers des investissements à long terme. C’est seulement après un ou plusieurs contrats réussis qui auront un caractère d’essai, qu’un investisseur prendra la décision de pérenniser sa relation avec un pays étranger ou de s’y retirer. L’étude du cadre contractuel sera ainsi une condition de premier plan dans un projet d’investissement.
2.1. Définition du contrat en droit russe
7Selon le droit russe le contrat se définit sensiblement de la même façon qu’en droit français : pour la validité d’une convention, les diverses dispositions du code civil imposent un objet licite et un consentement. Les juristes russes ne connaissent pas la notion de « cause » telle qu’elle est définie par le droit français, cette notion est noyée dans la notion de « l’objet » du contrat.
2.2. Formalisme du droit des contrats en Russie
8Le droit russe reste à ce jour particulièrement formaliste. Bien sûr, il existe des situations où le contrat peut parfaitement être valide en l’absence d’un écrit et dans lesquelles toute preuve contre et au delà des termes du contrat est admise. Cependant, la place laissée à un « consensualisme » est plus réduite qu’en droit français. Notamment, dans la vie des affaires une convention devra être établie par écrit ce qui signifie souvent la signature d’un acte unique, et non par un échange de courriers ou de mails. Ce formalisme prend un caractère d’importance extrême dans les transactions internationales.
2.3. Problématique visant le contrat international
9La Russie est signataire de la Convention de Vienne de 1980 sur « les contrats de vente internationale de marchandises », mais elle l’a ratifiée avec une réserve concernant l’article 11 de la Convention selon lequel « le contrat de vente n’a pas à être conclu ni constaté par écrit et n’est soumis à aucune autre condition de forme. Il peut être prouvé par tous moyens, y compris par témoins ». En droit interne russe, cette réserve renvoie vers les articles 1209 et 162 du code civil russe qui sont d’ordre public : si les parties au contrat international peuvent choisir le droit applicable, la formation de ce contrat devra obéir aux règles du droit russe, ce qui veut dire qu’il doit être établi par écrit sous peine de nullité. Sans analyser les raisons qui conduisent le législateur russe à garder ce frein à une activité commerciale de plus en plus rapide, il est à souligner simplement qu’un défaut d’écrit peut, en cas d’un conflit avec le contractant russe, s’avérer calamiteux.
10Exemple de la portée d’une nullité : une société russe, importatrice de marchandises des divers pays de l’Europe, ayant connu des difficultés financières avec la crise et alors qu’elle a été mise en demeure de payer les factures de plusieurs centaines de milliers d’euros, a évoqué la nullité du contrat de vente qui n’a pas été établi par écrit.
11Certes, cette volonté du débiteur de s’attacher au formalisme ne lui permettra pas d’échapper à sa responsabilité juridique, car la réalité ne se limite pas au contrat écrit ou son absence, mais laisse d’autres traces « indélébiles » propres aux ventes internationales : la douane, les écrits entre les parties, les écritures bancaires pour les virements des avances. Ces traces ont le caractère de preuve d’un enrichissement sans cause. Cependant, le moyen de recouvrer la créance par ce biais n’est pas facile : le créancier aura à démontrer le montant qui lui est dû ce qui implique d’importants efforts dans l’administration des preuves.
3. Les Sociétés – une forme d’investissement
12Dans le processus de développement vers un marché étranger, une réussite ponctuelle est logiquement suivie de la création d’une structure ancrée sur un territoire et dotée d’une vie sociale élaborée, cette structure permettant des opérations complexes.
13La création d’une société est UNE forme d’investissement. Dans chaque pays cette forme a ses particularités. En Russie, cette particularité consiste notamment en l’état « naissant » du droit régissant la matière.
14En effet, on sait qu’en Russie l’évolution du droit a été gelée pendant une période de 70 ans, l’unique véritable propriétaire étant l’État. Le droit existait bien sûr conservant sa forme usuelle, c’est-à-dire les textes réunis dans les codes civil, pénal, procédure civile et pénale, administratif et du travail. Cependant, il a été en grande partie une « lettre morte ». Certaines branches comme, par exemple, le droit des sociétés tel qu’il est connu aujourd’hui, n’existait pas, il a été réinventé avec la perestroïka. Jusqu’à ce jour cette branche « se cherche » en s’inspirant des modèles étrangers.
3.1. Formes d’association avec un partenaire russe
15Les formes habituellement pratiquées d’une association avec un partenaire russe reflètent le caractère et la particularité du droit russe « nouveau-né ».
16Une solution ponctuelle est de travailler en confiant (ou externalisant) des tâches sur le sol russe, aux « locaux » qui connaissent le marché : une sorte de contrat de société sans création de personnalité morale. Il s’agit d’une solution prudente et souple, mais qui manque de stabilité.
17Quant à une succursale ou à un bureau de représentation, il s’agit d’une forme spécifique de courte durée, l’existence de ces entités est conditionnée par leur renouvellement tous les trois ou cinq ans.
18Une autre option consiste à créer avec un partenaire russe une société commune « offshore » détenant 100 % d’une société russe. Actuellement, cette option est vouée à disparaître au profit de la quatrième solution, la plus aboutie : la création d’une société commune locale.
19Une loi récente (2009) a permis aux associés (actionnaires) d’une société de droit russe d’établir un pacte d’associés (d’actionnaires) dont l’objectif est d’éviter des blocages dans la gestion des sociétés, les évictions des associés etc. En effet, jusqu’à récemment, pour créer une société à capital mixte en Russie sans risquer un conflit avec blocage entre associés, il était recommandé de créer d’abord une société dans un pays dont la législation concernant les sociétés était mure, et, dans un second temps, créer une société russe avec 100 % du capital de la société première. Ainsi, en cas de conflit entre associés, tout litige était régi à l’extérieur de la Russie. Les dispositions de la loi 2009 permettent aujourd’hui d’envisager une création directe de manière plus sereine.
3.2. Régime juridique des sociétés russes
20En Russie, le domaine du droit des sociétés est fragmenté. Aujourd’hui les textes ne sont pas tous codifiés : les dispositions générales qui constituent le droit commun des sociétés, sont contenues dans le code civil, complété par deux lois particulières qui s’appliquent aux deux types de sociétés connues, SARL et SA.
21Une importante réforme est actuellement en discussion. Elle va apporter des modifications très importantes visant les formes des sociétés, ainsi que le minimum de capital social. La codification n’est pas pour autant à l’ordre du jour.
22Quant aux formes sociales, il n’existera plus de ZAO (société anonyme par action fermée), le législateur laissant exister des sociétés anonymes cotées et non cotées. La « OOO » (Société à Responsabilité Limité locale) existera toujours, mais aux termes de la réforme, son capital social minimum devrait être porté à 50000 roubles (12500 € actuellement) au lieu des 300 € actuels.
23Cette mesure controversée est dictée par la volonté de lutter contre des sociétés dites « d’un jour » et la fraude. Les opposants à cette mesure craignent l’affaiblissement du pouvoir de création des structures commerciales.
4. Le droit du travail
24Une analyse approfondie du droit du travail en Russie ne s’imposera que lorsque l’investisseur sera bien établi dans ce pays. Les problématiques liées à cet aspect du droit devront alors être prises en charge par le comptable de la société. En amont, quelques lignes de force suffiront pour connaître les contours du domaine social.
4.1. Principes directeurs
25Les principes du droit de travail russe sont sensiblement les mêmes que ceux du droit français : le contrat à Durée Indéterminée est la règle principale alors que le contrat à Durée Déterminée est une exception qui obéit à ce titre à des conditions strictes.
26Le licenciement peut avoir pour cause, soit une faute du salarié, soit une raison économique (baisse d’activité). Les indemnités ne sont pas cependant élevées.
27Les litiges en la matière ne connaissent pas de juridiction spécifique comme les prud’hommes, le contentieux étant soumis aux tribunaux communs.
28La durée du travail est de 40 heures par semaine.
4.2. Travail des étrangers
29L’un des aspects clés dans la réussite d’un projet d’investissement consiste dans la possibilité pour un investisseur d’expatrier ses cadres pour les employer dans une structure russe.
30Malgré quelques préjugés circulant sur les exigences de l’administration russe à l’égard des autorisations de travail et de séjour des étrangers, ce domaine du droit russe ne présente pas de différences de principe avec le traitement qu’impose l’Europe aux étrangers des pays tiers : il est normal pour un État de protéger et de réguler son marché du travail.
31En Russie la politique actuelle est à l’ouverture des frontières, surtout pour les investisseurs et les dirigeants des sociétés pour lesquels il n’existe pas de « quotas ».
32La procédure normale tendant à l’obtention d’un permis de travail est scindée en deux étapes essentielles : demande d’un permis général par la société et ensuite demande d’un permis pour une personne dénommée. Les permis sont renouvelables. Ils ne se confondent pas avec les titres de séjour pour lesquels il est à prévoir une procédure particulière.
5. La procédure commerciale
33La procédure commerciale en Russie est régie par un code de procédure spécifique. Les tribunaux étatiques sont appelés « d’arbitrage » ce qui est, parfois, une source d’importante confusion : la présence de ce terme dans une clause d’attribution de juridiction ne signifie pas forcément un accord pour un arbitrage international. Cette confusion peut surtout affecter un contrat bilingue où chacune des parties « lit » sa propre version.
34L’origine de ce nom qui est attaché aux tribunaux commerciaux en Russie est historique. À l’époque soviétique, un contentieux entre les opérateurs économiques n’était pas envisageable puisqu’il s’agissait des entreprises qui étaient toutes la propriété d’État, donc entités amies. La solution non contentieuse était donc l’arbitrage d’État. Ce terme a conservé sa place dans les textes jusqu’à ce jour.
5.1. Étapes dans la procédure commerciale russe
35La Russie connaît le principe du double degré de juridiction : la première instance et l’appel. En outre et à la différence de la France, la procédure commerciale russe est pourvue de deux instances extraordinaires : un niveau de cassation régional et, l’ultime, cassation fédérale (Cour de Moscou).
36Chaque instance, même lorsqu’il s’agit des Cours de cassation, peuvent statuer sur le fond de l’affaire qui leur est soumise. Autrement dit, les décisions des instances inférieures peuvent être annulées et une nouvelle décision rendue sans renvoi.
5.2. Délais / compétence / représentation
37Les délais de prescription en Russie sont très courts, soit 3 ans pour un délai de droit commun, voire de un an pour certaines demandes.
38La compétence des tribunaux est régie selon les principes du droit latin : le tribunal compétent est, sauf exception déterminée par la loi, le domicile du défendeur.
39Toute personne, même un avocat, représentant une personne morale devant un tribunal russe ne peut agir qu’à l’appui d’un pouvoir délivré par le gérant. Il s’agit d’une formalité simple qui existe dans d’autres pays, par exemple l’Allemagne.
40Cependant en Russie, une formalité simple a parfois du mal à survivre à l’épreuve d’un contentieux transfrontalier. Il arrive en effet que certaines juridictions (celle de Moscou, par exemple) exigent que les pouvoirs délivrés à l’étranger soient apostillés. Afin d’éviter toute difficulté au départ d’un contentieux, une société étrangère devrait soit établir un pouvoir notarié et apostillé (suivi d’une traduction notariée en russe), soit établir un pouvoir en langue russe et sur le territoire russe, cette dernière information étant expressément portée au document.
5.3. Action
41La Russie ne connaît pas la « signification par huissier » et l’instance est introduite par l’assignation déposée directement au tribunal qui se charge du contrôle des conditions de forme de l’acte introductif (notamment pour ce qui concerne sa compétence), de l’enrôlement de l’affaire et de la convocation du (des) défendeur(s).
42Les demandes reconventionnelles sont introduites de la même manière, c’est-à-dire par voie d’assignation, le défendeur devant démontrer le lien entre ces propres demandes et les demandes initiales du demandeur.
43L’instruction est généralement assez courte : le code de procédure prévoit un délai de deux mois entre l’enrôlement d’une affaire et le jugement. Cette rapidité de la justice a bien sûr des avantages. Mais elle doit susciter la plus grande prudence de la part des plaideurs étrangers : les pièces nouvelles n’étant pas admises en appel, une action mal préparée et surtout le défaut de preuves dans la forme exigée par les tribunaux russes, peuvent être à l’origine d’une défaite malgré l’apparent bien-fondé des demandes.
44En revanche, la justice russe peut être généreuse et équitable avec celui qui a obtenu gain de cause : la très grande partie des frais, y compris les frais d’avocat, de traduction, de déplacements, quels qu’en soient les montants, est remboursée à condition d’être justifiée et discutée contradictoirement.
6. Conclusion
45La société russe n’a pas acquis un niveau de culture juridique homogène. Elle balance notamment entre l’esprit d’interdiction et celui de la liberté, les deux s’entremêlant parfois. Certains principes de base n’étant pas retranscrits de manière explicite dans les textes, la gestion des litiges peut se heurter à des difficultés d’interprétation et de définition des responsabilités dès lors que les normes spéciales seront privilégiées à ces principes non écrits, mais essentiels. L’attachement à un formalisme juridique qui traduit l’esprit d’interdiction, reste fort même dans les milieux d’affaires.
46L’absence de recul nécessaire (20 ans seulement après les débuts de la perestroïka) interdit au monde juridique russe d’être pleinement à l’aise avec les divers mécanismes du droit, parfois même les plus simples, si bien qu’une situation juridique donnée peut engendrer dans les tribunaux des décisions diamétralement opposées.
47Cependant, le développement constant de la Russie démontre que le niveau de son droit positif est suffisant pour un fonctionnement adéquat de la société et de son économie. Comme tout pays, la Russie s’attache à améliorer constamment l’état de ses textes. Il s’agit d’un processus normal propre à tout État. De même l’objectif du législateur russe consiste à mettre en place, aux côtés de ce processus normalisé, des mesures d’urgence destinées à remédier aux lacunes évidentes.
48Certes aujourd’hui, les exemples des lacunes dans les textes qui conduisent à des surprises procédurales peuvent être nombreux. Cependant, avec le développement de la doctrine et l’enrichissement de la jurisprudence et de manière générale de la culture juridique russe, ce problème devrait, à notre avis, perdre de l’importance. En effet, le droit russe prévoit des dispositions de principe quant à la lecture et à l’interprétation des textes : aucune disposition ne peut contrer une autre disposition hiérarchiquement plus importante, sachant qu’au sommet se trouve la Constitution dont l’application est directe.
Auteur
Avocat au barreau de Paris et Saint Pétersbourg, avocat associé du cabinet AK avocats
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