Conclusion
p. 189-191
Texte intégral
1Pour écrire la conclusion d’un ouvrage aussi riche que nécessaire, je partirais volontiers de l’affirmation qui ouvre l’introduction de Jean Heuclin : « La Russie demeure une énigme pour les Occidentaux ». Mais revenons tout d’abord sur les termes riche et nécessaire : riche parce que la confrontation des intellectuels, volontiers contemplatifs, et des économistes, plus pragmatiques et plus proches du terrain, ouvre des perspectives nouvelles ; nécessaire parce que l’année de la Russie en France et de la France en Russie ne pouvait se passer d’un commentaire heuristique. Lever le voile sur cette Russie mal connue, tel était l’objectif de notre réflexion commune.
2C’est à Nikita Mikhalkov que j’emprunterai l’expression « mélange détonant », par laquelle il caractérise l’ordre social existant en Fédération de Russie dans son Manifeste du 26 octobre 2010. J’insisterai pour ma part sur la nécessité de distinguer dans le discours historique sur la Russie ce qui relève d’une perception grand-russe englobante, qui masque la diversité des situations et des hommes. L’État multiethnique s’efface trop souvent derrière une unité factice que le régime soviétique a échoué à constituer. Aussi ce « mélange détonant » peut-il être perçu à un tout autre niveau de lecture que celui proposé par les « conservateurs éclairés ».
3La Russie est au croisement de deux mondes, l’eurasien et l’occidental, d’abord dans l’espace, et depuis la chute de l’URSS, dans le temps. Elle présente aujourd’hui un visage occidental qu’il ne faut pas confondre avec le « visage humain » prôné par Alexander Dubček. Le socle soviétique, ancien, sur lequel reposait un pays fermé à l’Occident, n’a pas totalement disparu. La Russie est à la fois immobilisme et mouvement, et la scène sur laquelle s’agite le monde des affaires ne masque pas complètement les coulisses où sévit la corruption née de la conception nourricière du pouvoir pour reprendre la très éclairante expression de Tamara Kondratieva. Les « nouveaux Russes » ne sauraient faire oublier les difficultés sociales et économiques que rencontre la population dans sa grande majorité. La difficile émergence d’une classe moyenne que suit Natalia Sulikashvili avec une grande attention en est la preuve.
4La verticale du pouvoir permet d’oublier la dispersion horizontale mais ne l’abolit pas.
5Le vertige de l’espace-temps que les politiques tentent de maîtriser par la réduction des fuseaux horaires, passés de onze à neuf sous la présidence de Dmitri Medvedev, saisit l’observateur au premier regard. La cartographie si bien utilisée par David Teurtrie dans son analyse de la restructuration des relations entre la Russie et son étranger proche met en lumière la difficulté à délimiter des frontières tant à l’international qu’avec ces territoires dérivés. Au-delà ou plutôt en deçà du problème des frontières fédérales se pose le problème des mondes et des cultures étrangers à une vision grand-russe d’un projet de développement commun. Tel est le cas de la Tchétchénie qu’évoque Aude Merlin. « La nostalgie de la puissance passée ne doit pas occulter les forces et les faiblesses du présent », comme le rappelle Matthieu Verrier dans une récente chronique sur le destin de l’Europe.
6Les textes réunis dans cet ouvrage collectif proposent un bilan d’étape et mettent en valeur les contributions des acteurs économiques, tout en replaçant la Fédération dans son contexte géopolitique. Garik Galstyan illustre parfaitement cette dimension essentielle qui fait de la Russie un partenaire incontournable pour le reste du monde. Dans un contexte de globalisation nul ne saurait ignorer une puissance dont le potentiel énergétique est considérable. Il est bon de rappeler que les relations franco-russes n’ont jamais été aussi bonnes que lorsqu’elles étaient fondées sur des intérêts communs. Dans un article fort intéressant de Sébastien Moret sur « La slavistique française et la guerre de 14-18 » on trouve cette citation de l’historien Louis Eisenmann : ″De sentimental et littéraire, l’intérêt qu’en deçà du Rhin on prenait jusqu’alors aux Slaves est devenu réaliste et politique″.
7La Fédération de Russie, comme l’Europe, doit se positionner clairement dans trois domaines : la sécurité, l’économie et l’environnement. Deux en sont ici explorés auxquels il faut ajouter un volet supplémentaire, celui de la spiritualité. Il demanderait à être approfondi, tant l’histoire de l’Église orthodoxe, si bien étudiée par Olivier Clément, est passionnante et complexe, mais aussi dans la mesure où les autres religions présentes sur le territoire fédéral ont toute leur place dans un panorama qui se veut aussi complet que possible.
8Rappelons que sur le Mont Poklonnaïa, Mont du Respect, aujourd’hui mémorial de la victoire sur l’Allemagne nazie, sont représentées les trois grandes religions de la Fédération de Russie. À côté de l’Église St Georges ont été érigées en 1993-1995 une mosquée et une synagogue. Seul le bouddhisme, qui constitue cependant la quatrième religion du pays, comme l’indique fort justement Dany Savelli dans sa présentation des religions de Russie, n’a pas de monument commémoratif. L’aspect environnemental dont la dimension anthropologique est considérable n’a pas été abordé et pourrait être intégré dans un prochain bilan d’étape.
9L’année 2010, consacrée année France Russie, a trouvé dans le débat organisé par l’Université Catholique de Lille avec le soutien et la participation de l’ambassade de la Fédération de Russie en France, un lieu d’expression ouvert à la diversité. Souhaitons qu’elle débouche sur une dynamique de groupe qui ouvrirait la voie à une meilleure connaissance des deux pays et contribuerait à l’essor des études russes classiques et appliquées.
Auteur
Professeur émérite de langue et littérature russes. Université Charles-de-Gaulle Lille 3
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