Les structures d’intégration économique dans l’espace post-soviétique
p. 113-125
Texte intégral
1Avec la chute de l’URSS en 1991, les républiques ex-soviétiques s’affirment en tant qu’États indépendants. Mais la Russie souhaite maintenir ces républiques dans sa zone d’influence. Moscou fait désormais de l’espace post-soviétique son « étranger proche », concept qui renvoie à une communauté de destins centrée sur la Russie. La CEI, Communauté des États Indépendants, créée fin 1991 afin de regrouper les républiques ex-soviétiques, était censée satisfaire cette ambition. Mais la volonté de la Russie de maintenir une structure de coopération rassemblant les ex-républiques soviétiques ne relève pas seulement d’une certaine nostalgie post-ou néo-impériale. De fait, la Russie se retrouve dans une situation inédite de son histoire : elle, qui avait pris l’habitude de compter sur des ressources naturelles et humaines considérées comme inépuisables, a dû faire face au rétrécissement soudain de son territoire et de sa population. Avec 145 millions d’habitants environ et une crise démographique sans précédent, la Russie fait pâle figure face aux États-Unis (plus de 300 millions) ou à l’Union Européenne élargie (près de 500 millions de personnes)... Dans ce contexte, la Russie ne peut rester seule et se doit de trouver un terrain d’entente avec les autres républiques ex-soviétiques regroupées au sein de la CEI afin, non seulement de gérer les héritages de l’URSS, mais également de trouver les moyens d’une insertion réussie dans le monde de l’après guerre froide1.
Les raisons de l’échec de la CEI
Données structurelles
2La première spécificité des relations au sein de la CEI consiste en ce qu’il s’agit avant tout des relations entre une grande puissance et de petits États. On a d’un côté, la Russie, État-continent de loin le plus étendu de la planète (plus de 31 fois la France), septième pays le plus peuplé au monde. De l’autre, on trouve des mini-États comparables à une région française en terme de population voire de superficie : la Géorgie, le Kirghizstan et le Turkménistan ont une population égale ou inférieure à 5 millions d’habitants, soit moins que la région Rhône-Alpes. Quant à l’Arménie et à la Moldavie, elles sont comparables à la région Pays de la Loire en population comme en superficie. Entre les deux, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, sont des États plus importants, mais leur population reste relativement peu nombreuse (entre 10 et 30 millions d’habitants) et leur développement économique est inférieur à celui de la Russie. Seule l’Ukraine pourrait faire exception, si l’on s’en tient à son poids démographique (47 millions d’habitants) et à un territoire de six cents mille km² ; mais elle reste en fait un État fragile, compte tenu notamment de ses problèmes identitaires, qui alimentent une forte instabilité interne.
3La conséquence immédiate de cette situation, c’est que quel que soit le type d’intégration entre ces États, la Russie ne pourra qu’avoir un rôle dominant. Ce déséquilibre hypothèque tout projet d’intégration fondé sur des bases quelque peu « égalitaires » ; appliquer l’expérience de l’intégration européenne à la CEI, apparaît donc largement illusoire.
4En effet, la réussite de l’Union Européenne tient notamment à un relatif équilibre entre les États-membres qui empêche toute domination excessive de la part de l’un d’entre eux. Pourtant, malgré ce relatif équilibre, les tensions entre « petits » et « grands » pays ne sont pas étrangères à l’UE. On parle notamment de l’Allemagne comme du « poids lourd » de l’Union Européenne, non seulement de par sa puissance économique mais aussi du fait de sa prééminence démographique. Pourtant, à niveau de développement économique sensiblement équivalent, le rapport entre le poids démographique de l’Allemagne, l’État le plus peuplé de l’UE et celui de la France, deuxième par sa population, n’est que de 1,3. Aux côtés de la France, l’Italie et le Royaume-Uni, au poids démographique comparable, viennent renforcer l’équilibre général entre les principales puissances de l’Union. Mais l’Allemagne dispose d’un atout supplémentaire : elle occupe une position centrale dans l’UE élargie ce qui renforce son poids face aux autres puissances de l’UE qui se retrouvent dans une position périphérique.
5Or la Russie occupe bien une position similaire au sein de la CEI : elle dispose d’une frontière commune avec cinq de ses partenaires ; surtout, son territoire est l’unique lien terrestre entre les trois régions de la CEI que sont l’Asie Centrale, le Sud-Caucase et la partie européenne. Ces trois régions sont en effet séparées entre elles par la mer Noire et la mer Caspienne. La Russie apparaît donc comme le passage privilégié des échanges entre ces espaces, d’autant que les réseaux hérités de l’ex-URSS sont conçus selon une logique centre-périphérie. À cela s’ajoute le fait qu’aucun des partenaires de la Russie ne dispose d’un accès direct à l’océan mondial, les plus chanceux (Ukraine et Géorgie) ont une façade maritime unique sur une mer semi-fermée (la mer Noire). Les autres États sont enclavés voire doublement enclavés (Ouzbékistan).
6De plus, le poids démographique de la Russie est autrement plus important que ne l’est celui de l’Allemagne dans l’UE : la population ukrainienne est trois fois inférieure à celle de la Russie, tandis que l’Ouzbékistan, troisième État par sa population, ne compte que 27 millions d’habitants, soit 5,3 fois moins que la Russie, qui représente à elle seule la moitié de la population de la CEI. Le potentiel de domination de la Russie au sein de la CEI est donc beaucoup plus important que ne l’est celui de l’Allemagne en Europe.
7Le déséquilibre entre la Russie et ses partenaires de la CEI est renforcé par le fait que la majeure partie de ces derniers n’ont jamais existé auparavant en tant qu’États indépendants et sont apparus sur les cartes en tant que républiques fédérées sous l’Union soviétique, ce qui les prive de tradition étatique et de légitimité historique. Ceux qui ont existé en tant qu’État indépendant (Arménie, Géorgie) ne l’étaient plus depuis des siècles lors de leur incorporation dans l’empire russe. Il n’est donc pas surprenant que les républiques baltes, seules républiques ex-soviétiques à avoir connu une période d’indépendance au XXe siècle avant leur inclusion dans l’URSS, aient été les premières à sortir de l’Union et les seules à parvenir à rester en dehors de la CEI afin d’intégrer les structures occidentales.
8Ainsi, bien loin de favoriser l’intégration post-soviétique, le déséquilibre entre Moscou et ses partenaires incite au contraire la majorité des autres États de la CEI à résister à tout projet d’intégration poussée. Quant à ceux qui sont intéressés par une coopération forte avec la Russie, ils souhaitent avant tout en tirer des avantages économiques mais tout en évitant au maximum toute perte de souveraineté au profit d’une quelconque structure supra-nationale.
Mutations post-soviétiques
9La deuxième spécificité de la CEI2 en tant qu’union interétatique est qu’à sa création, elle rassemble des républiques dont le degré d’intégration est très élevé, dans la mesure où elles faisaient partie de l’État unitaire et fortement centralisé qu’était l’URSS. Aussi, il ne s’agit pas, comme dans le cas de l’UE, de créer les conditions d’un rapprochement progressif, mais bien au contraire de maintenir un espace économique commun préexistant. Or, au début des années 1990, les États membres de la CEI, en pleine crise économique et absorbés par la construction de leurs indépendances fraîchement acquises, ont tendance à se replier sur leurs intérêts nationaux. Ainsi, la CEI, bien loin d’approfondir l’intégration entre ses États membres, sert plutôt de cadre à la désintégration de la quasi-totalité des structures communes aux républiques ex-soviétiques. Dans le domaine économique, les obstacles au libre échange se multiplient, tandis que la zone rouble se désagrège : l’Ukraine et les pays baltes ont créé leur propre monnaie dans un souci d’indépendance nationale, tandis que les autres républiques ont été poussées à faire de même par une Russie qui ne souhaitait plus leur venir en aide financièrement.
10De fait, la crise que connaît la Russie dans les années 1990 l’incite à se replier sur ses problèmes intérieurs. Les liens économiques avec les républiques ex-soviétiques souffrent de l’éclatement et du marasme économique. Désormais, la Russie exporte ses matières premières vers l’Occident, elle en importe les produits finis. Les républiques post-soviétiques en crise économique, devenues souvent concurrentes pour l’exportation de matières premières, ne sont pas des partenaires économiques attirants. Il y a donc un décalage important entre la volonté politique de maintenir des liens forts avec l’étranger proche et les évolutions économiques qui tendent à renforcer les processus centrifuges. De fait, la Russie est paradoxalement le pays qui a le plus rapidement réorienté ses échanges extérieurs au détriment de liens avec les républiques ex-soviétiques : en 1994, la CEI ne représente plus que 23 % du commerce extérieur russe tandis qu’elle occupe une place encore largement majoritaire dans les échanges des autres républiques marquées par l’enclavement et une faible intégration dans les circuits économiques internationaux.
11Cependant, la baisse de la part de la CEI touche progressivement l’ensemble de l’espace post-soviétique. C’est notamment le cas au début des années 2000 quand le prix des matières premières exportées vers l’Occident augmente fortement, ce qui a engendré une hausse parallèle de la valeur du commerce extérieur de ces pays avec l’étranger lointain. Cette diversification des échanges économiques a renforcé la forte hétérogénéité préexistante de l’espace post-soviétique.
L’apparition de nouvelles alliances régionales
12L’intégration uniforme au sein de la CEI s’avère rapidement un échec. Dans le même temps, un certain nombre de républiques ex-soviétiques cherche à se regrouper pour remédier aux carences de la CEI : de nouvelles structures apparaissent qui fonctionnent d’abord comme de simples regroupements dans le cadre d’une intégration à la carte pour progressivement se constituer en de véritables alliances régionales.
Le retour de forces centripètes
13De fait, les élites post-soviétiques ont pris conscience que loin d’avoir contribué à la croissance et la modernisation de leurs économies, l’éclatement de l’espace post-soviétique a plongé leurs pays dans une crise économique profonde. Dès le milieu des années 1990, les pays les plus dépendants de la Russie ont donc souhaité entamer un rapprochement avec Moscou3. Il s’agit avant tout de la Biélorussie, qui a besoin du marché russe pour faire tourner son industrie et du Kazakhstan, qui dépend largement de la Russie pour ses échanges extérieurs.
14Cette volonté de rapprochement a été renforcée à partir de 1999 par le retour d’un certain dynamisme russe avec une croissance économique forte et une stabilisation de la situation géopolitique interne. De plus, la Russie est restée le premier partenaire commercial des États de l’étranger proche. La Russie s’est imposée comme le passage privilégié des échanges économiques de l’étranger proche, d’autant que les réseaux hérités de l’ex-URSS sont conçus selon une logique centre-périphérie. Cette domination est particulièrement nette dans le domaine énergétique où elle apparaît à la fois comme un fournisseur monopolistique pour les États de la partie européenne et comme un pays de transit incontournable pour les pays d’Asie Centrale4. Enfin, la forte hétérogénéité de l’espace post-soviétique est compensée par la continuation de liens humains et culturels étroits grâce notamment au phénomène migratoire. De fait, la Russie occupe une place centrale dans les migrations post-soviétiques, accueillant de très importants contingents d’immigrés en provenance de tous les États de l’étranger proche.
L’Union Russie-Biélorussie
15Dès le milieu des années 1990, la Biélorussie a entamé un rapprochement avec la Russie qui a abouti à la signature en 1999 d’un traité sur la formation d’un État commun (Sojuznoe gosudarstvo). L’objectif du traité est de former une structure confédérale réunissant deux États souverains. Mais au bout de quelques années, il est devenu clair que cet objectif était trop ambitieux du fait notamment de l’exigence de la Biélorussie d’être placée sur un strict pied d’égalité avec la Russie dans tout le processus de décision. Mais comment les 10 millions de Biélorusses pourraient avoir un même poids que les 145 millions de Russes ? Par ailleurs, alors que la Biélorussie était le moteur de l’intégration dans les années 1990, elle freine désormais toute décision impliquant une perte de souveraineté.
16En effet, la Biélorussie était très intéressée par le processus de rapprochement avant tout pour des raisons économiques : ouverture du marché russe aux productions biélorusses et livraison par la Russie d’hydrocarbures aux prix intérieurs russes. En échange la Biélorussie affichait une politique extérieure pro-russe. Ce marchandage, qui satisfaisait la Russie d’Eltsine, a été jugé trop coûteux par Vladimir Poutine. Les autorités russes ont donc exigé en contrepartie de ces avantages la privatisation de l’économie biélorusse en faveur des entreprises russes ainsi que l’introduction d’une monnaie commune. Ces deux exigences équivalant à une absorption économique de la Biélorussie par son grand voisin, Minsk fait tout pour échapper à un tel scénario. C’est la raison principale de la montée des tensions entre les deux capitales, tensions qui se sont notamment exprimées par des conflits énergétiques et par des tentatives de rapprochement de la Biélorussie avec l’Union Européenne.
17L’État commun n’a toujours pas vu le jour. Pourtant, l’affirmation selon laquelle l’Union Russie-Biélorussie est une coquille vide est abusive. De fait, la Russie et la Biélorussie sont les deux républiques ex-soviétiques les plus intégrées à l’image de l’évolution du commerce extérieur biélorusse qui reste largement tourné vers l’espace post-soviétique (figure 1).
La Communauté Eurasiatique et l’Union douanière
18À l’axe russo-biélorusse vient très vite s’ajouter l’axe russo-kazakh. Le Kazakhstan, dont la minorité russe forme près d’un tiers de la population, et qui dépend presque entièrement de la Russie pour ses relations avec le monde extérieur, devient le promoteur de différents projets d’intégration post-soviétique. Le plus important d’entre eux, la Communauté Economique Eurasiatique5, a été lancé en 2001 à l’initiative de l’inamovible président kazakh, Noursoultan Nazarbaev. Enregistrée officiellement auprès de l’ONU, l’objectif de cette nouvelle union régionale est d’intégrer les États post-soviétique en se concentrant sur le seul domaine économique et ceci afin d’échapper à la politisation et à l’inefficacité de la CEI. Autre différence de taille avec cette dernière, les États membres sont tenus d’appliquer les décisions prises au niveau de la Communauté et de les transposer au niveau national. À sa création, la Communauté eurasiatique regroupe autour de la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. En 2005, la domination de la Communauté eurasiatique en Asie centrale s’est accrue avec l’absorption de l’Organisation de coopération centre-asiatique, suivie de l’adhésion de l’Ouzbékistan l’année suivante. Cependant, la participation ouzbek a été de courte durée, puisque Tachkent a annoncé son retrait dès 2008, montrant ainsi les limites du retour russe dans la région.
19L’appartenance à la Communauté eurasiatique, au-delà de la volonté de former une union économique sur le modèle de l’Union européenne, correspond à des motivations plus spécifiques selon les membres. Pour la Biélorussie, la participation à la Communauté eurasiatique est l’assurance qu’en cas d’une remise en cause de l’intégration au sein de l’Union Russie-Biélorussie, la Russie ne puisse s’en prendre de manière trop radicale à tous les liens bilatéraux, sauf à mettre en danger l’existence de la Communauté eurasiatique elle-même.
20Pour le Kazakhstan, il s’agit de pouvoir bénéficier des meilleures conditions pour effectuer ses échanges énergétiques avec la Russie. Pour le Kirghizstan et le Tadjikistan, il s’agit d’échapper à l’enclavement et au sous-développement. De plus, les deux pays voient dans leur participation à l’Union eurasiatique la garantie que la Russie ne ferme pas ses frontières à leurs ressortissants qui sont particulièrement nombreux à émigrer vers le grand voisin du Nord et sont une source de revenus essentiels pour leurs économies. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), ils seraient environ un million de Tadjiks à travailler hors des frontières de leur pays (très majoritairement en Russie)6. Ils transféreraient à leurs familles des sommes atteignant un total de plus de deux milliards de dollars en 2008.7 Quant au demi-million de Kirghizes qui travaillent eux aussi très majoritairement en Russie, ils envoient également des sommes considérables, équivalentes à 30 % du PIB du Kirghizstan8. Cet aspect de l’Union est peut-être la concession la plus importante qui soit faite par la Russie à ses partenaires qui y trouvent des avantages économiques et sociaux certains, alors même que l’immigration est un des thèmes les plus sensibles au sein de la société russe.
21Si l’on ajoute aux membres à part entière cités ci-dessus, les États observateurs (Arménie, Moldavie et Ukraine), presque tous les États de la CEI sont associés à la Communauté eurasiatique qui pourrait remplacer la CEI en cas de disparition de cette dernière. Ce rôle potentiel de structure de remplacement de la CEI n’est cependant pas sans risque. En effet, un élargissement de la CEE sans que l’intégration réelle ne suive menacerait la Communauté de connaître le même sort que la CEI en en faisant une structure amorphe, sorte de forum de dialogue et d’amortissement des crises. C’est la raison pour laquelle la Russie a décidé de promouvoir une intégration à plusieurs vitesses au sein de la CEE. Elle a entrepris de créer l’Union douanière avec la Biélorussie et le Kazakhstan pour ensuite l’élargir aux autres États membres qui en accepteraient les règles négociées sans leur participation.
22De fait, l’intégration au sein de la Communauté eurasiatique a reçu une nouvelle impulsion avec la création effective en 2010 de l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan. Cette Union institue des tarifs douaniers communs pour les pays tiers et la libre circulation des biens et des personnes entre les pays membres. La politique douanière, c’est une première, est désormais gérée par une structure supra-nationale. Dans les faits, la majeure partie de la politique douanière du Kazakhstan et de la Biélorussie dépend désormais des décisions prises à Moscou (alignement sur les tarifs russes), tandis que les trois États membres se partagent les revenus douaniers, ce qui implique, pour la première fois depuis la fin de l’URSS, des transferts budgétaires entre ces républiques. L’Union douanière a en principe vocation à s’étendre aux États de la CEI qui désireraient la rejoindre. La Russie et le Kazakhstan ont par ailleurs créé la Banque Eurasiatique de Développement à laquelle ils ont confié un fonds anti-crise de 10 milliards de dollars destiné aux États membres de la Communauté Eurasiatique. Les membres de l’Union douanière travaillent désormais à la constitution d’un Espace Économique Commun qui doit être achevé pour 2012, et envisagent l’introduction d’une monnaie commune9.
Dimension économique et devenir des autres unions
L’OTSC, OTAN eurasiatique ?
23L’OTSC, l’Organisation du Traité de Sécurité Collective10, est le pendant militaire de la Communauté Eurasiatique. Elle regroupe les mêmes États membres auxquels il faut rajouter l’Ouzbékistan ainsi que l’Arménie dans le Caucase. Grâce à cette dernière, l’OTSC est la seule organisation présente dans les trois grandes régions de la CEI (partie Européenne, Caucase, Asie Centrale). Et même si l’on est encore loin du degré d’intégration de l’Alliance atlantique, c’est bien une sorte d’OTAN eurasiatique que souhaite promouvoir la Russie afin de tenter de faire contrepoids à l’élargissement de la structure de défense occidentale, de contenir la puissance chinoise, et de faire face aux menaces de déstabilisation sur son flanc sud.
24En fait, bien qu’elle soit spécialisée dans le domaine de la défense, l’OTSC possède également une dimension économique. L’un des attraits les plus importants de l’organisation pour les partenaires de la Russie réside dans la possibilité de se fournir auprès d’elle en armements bon marché. En effet, malgré les réticences de Moscou, les membres de l’OTSC ont obtenu que leurs achats de matériels militaires soient facturés aux prix intérieurs russes. Par ailleurs, l’OTSC coordonne la coopération entre les industries de défense des pays membres. Il s’agit dans les faits de l’intégration de certains éléments hérités du complexe militaro-industriel soviétique (Voenno-Promyshlennyj Kompleks) dans l’industrie russe de défense en plein renouveau.
Le GUAM, dernier maillon du nouvel endiguement de la Russie
25Face à ces organisations dominées par la Russie et qui sont relativement complémentaires et structurées, les États de la CEI qui restent sur des positions beaucoup plus critiques vis-à-vis de Moscou, se sont regroupés dans un forum qui tente de se donner les allures d’une véritable organisation, le GUAM. Cet acronyme est formé à partir de l’initiale des pays participants (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie) et n’a d’autre signification que son homonymie avec une base militaire américaine dans l’Océan pacifique… ce qui illustre le peu de contenu concret de cette structure qui apparaît avant tout comme un club des mécontents dirigé par l’Ukraine et fortement soutenu par les États-Unis.
26Ayant avant tout des objectifs politiques, le GUAM comporte également une dimension économique. Il s’agit essentiellement de la mise en place d’infrastructures de transports dans le cadre des projets de liaisons euro-asiatiques contournant la Russie (programmes TRACECA et INOGATE). Mais ces projets ont eu un impact limité du fait de la complexité géopolitique du corridor (nombreux obstacles physiques, instabilité politique), de financements restreints et du manque de cohérence des acteurs occidentaux qui ont préféré la Turquie pour l’évacuation des ressources de la Caspienne. L’Ukraine a bien tenté de proposer la mise en place d’une zone de libre-échange, mais cette perspective reste incertaine du fait des importantes divisions entre les États membres. Quel que soit l’avenir du GUAM, son intérêt économique est dans tous les cas assez limité pour Kiev : les autres États membres ne représentent qu’une part marginale de son commerce extérieur (2,8 % du total en 2010). En réalité, l’Ukraine n’a pas les moyens de ses ambitions régionales (voir figure 2). Les autorités ukrainiennes doivent choisir entre une intégration européenne de plus en plus incertaine (l’UE propose au mieux un statut d’association) et une participation aux projets d’intégration proposés par Moscou. De fait, la Russie s’emploie à transformer la CEI en zone de libre-échange. Le principal objectif de Moscou est d’insérer l’Ukraine dans les mécanismes d’intégration post-soviétiques afin de contrer le rapprochement de Kiev avec l’UE. Mais la perspective d’une participation ukrainienne à un projet d’intégration proposé par la Russie suscite de fortes réticences de la part de la frange nationaliste et de certaines élites économiques qui craignent une « annexion économique » de l’Ukraine.
Les limites du partenariat anti-hégémonique russo-chinois
27La Chine s’est associée à la Russie et aux républiques d’Asie Centrale pour former l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS)11. L’OCS est vite apparue comme l’instrument d’un partenariat russo-chinois visant à contrer la pénétration américaine en Eurasie. L’épisode le plus spectaculaire a été la décision des États membres de réclamer le retrait des bases américaines d’Asie Centrale, qui a été suivie quelques mois plus tard par le départ forcé des troupes américaines d’Ouzbékistan. Ce départ forcé, cas unique depuis la fin de la guerre froide, montre les grandes limites de l’implantation occidentale dans la région.
28Cependant, au-delà du désir commun de contenir la poussée occidentale dans la région, la Russie et la Chine ont également des divergences sur le contenu à donner à l’Organisation. En effet, bien que l’OCS soit avant tout axée sur les problèmes de sécurité et de terrorisme, la Chine souhaitait lui donner une dimension économique avec la création d’une zone de libre-échange. Cette proposition a suscité l’hostilité de Moscou qui sait ne pas pouvoir faire face à la puissance commerciale de la Chine et préfère promouvoir les structures d’intégration qu’elle contrôle (Communauté Eurasiatique et OTSC). Le Kazakhstan et l’Ouzbékistan sont également très réticents à une libéralisation du commerce avec la Chine dont les exportations mettent à mal les productions nationales. Malgré ces divergences, l’OCS illustre la capacité de la Chine à mener une diplomatie consensuelle qui lui permet de s’imposer comme un acteur majeur en Asie Centrale tout en se conciliant Moscou. Il semble qu’à long terme, cette politique soit plus efficace que l’exclusivisme occidental qui passe trop souvent par la confrontation avec Moscou dans un espace postsoviétique où la Russie a ses propres intérêts.
Conclusion
29Près de deux décennies se sont écoulées depuis la création de la CEI. La circulation des hommes bénéficie toujours d’un régime sans visas pour la plupart des États membres, tandis que les échanges économiques sont facilités dans le cadre de nombreux accords bi- ou multilatéraux. Cette situation permet à la Russie de rester l’acteur économique dominant dans l’espace post-soviétique. Cependant, cette intégration a minima ne saurait fonctionner durablement du fait de la force d’attraction qu’exercent les puissances voisines. La Russie en a pris conscience et tente de rattraper le temps perdu : création de l’Union douanière à trois, mise en place d’un Espace économique commun en 2012, négociations pour faire de la CEI une zone de libre-échange… L’activisme russe dans son étranger proche marque une nouvelle étape dans l’intégration post-soviétique. Dans le même temps, Moscou bute sur les limites de son influence. Les relations avec ses plus proches alliés sont tendues car de plus en plus déséquilibrées en faveur de Moscou. Par ailleurs, la Russie ne parvient pas à renouer avec la Géorgie ce qui gêne son influence au Caucase-Sud, tandis que l’Ukraine reste réticente à tout projet d’intégration dominé par Moscou. Malgré ces obstacles, la Russie cherche à consolider ses positions dans l’espace postsoviétique alors que les États occidentaux sont absorbés par la gestion de la crise économique et plus largement par leur déclin relatif sur la scène mondiale.
Notes de bas de page
1 David Teurtrie, Géopolitique de la Russie, Paris, L’Harmattan, 2010.
2 Site officiel du Comité exécutif de la CEI basé à Minsk : http://cis.minsk.by.
3 Youri Roubinski, Les Éclats de l’empire ou la Communauté des États indépendants (CEI), Les cahiers de l’IFRI, 2001.
4 David Teurtrie, « La stratégie de la Russie dans l’exportation de ses hydrocarbures : contrôleet diversification », Flux, janvier-mars 2008, no 71, p. 24-36.
5 Site officiel de la Communauté Eurasiatique : www.evrazes.com.
6 Frédérique Guérin, « Tadjikistan 2005 », Le courrier des pays de l’Est, 2006/1, no 1053, p. 185.
7 IMF, Republic of Tajikistan : Third Review Under the Three-Year Arrangement Under the Extended Credit Facility, IMF Country Report, 2010, No. 10/374, p. 20.
8 René Cagnat, « Kirghizstan 2005 », Le courrier des pays de l’Est, 2006/1, no 1053, p. 158.
9 David Teurtrie, « Les structures d’intégration économique dans l’espace post-soviétique », Regard sur l’Est, 15/12/2010, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1135.
10 Site officiel de l’OTSC : www.dkb.gov.ru.
11 Site officiel de l’OCS : www.sectsco.org/RU/
Auteur
Docteur en géographie. Chercheur à l’Observatoire des États post-soviétiques, enseignant à l’INALCO
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