De Eltsine à Poutine ou les aléas de la subsidiarité
p. 57-68
Texte intégral
1Nous ne saurions aborder le problème du fédéralisme russe sans évoquer les particularités géographiques de la Fédération de Russie. L’espace russe est immense. Même si le séisme géopolitique de 1991 a ramené la Russie approximativement à ses frontières de 1598 (Sibérie mise à part), elle demeure le plus vaste État du monde (17 075 400 km2). De Kaliningrad au détroit de Béring, la Russie s’étend sur 10 000 km ; des îles Severnaïa Zemlia (îles des Terres du Nord) à la frontière chinoise, sur 3 500 km. Elle ne compte pas moins de onze fuseaux horaires. Le Président Medvedev a d’ailleurs récemment déclaré sur RTR Planeta qu’il entendait diminuer ce nombre pour faciliter communications et échanges.
2Depuis mai 2003, date à laquelle ce manuscrit a été clos, de nombreux changements sont intervenus. Il n’en reste pas moins que les conclusions auxquelles nous étions arrivée quant aux déboires du fédéralisme réel et au remodelage du « modèle » eltsinien sont toujours valables. Avec l’arrivée de Dmitri Medvedev au pouvoir en 2008 la situation s’est figée pour des raisons de politique intérieure mais aussi extérieure. On peut en effet considérer que la crise n’est pas étrangère à l’immobilisme actuel.
*
3Le fédéralisme soviétique, né d’une volonté de domination sous couvert d’alliances librement consenties, a compromis durablement l’idée même de fédéralisme en Russie. Olivier Beaud dans une intervention particulièrement remarquée1 a très justement rappelé qu’il existait une différence quasi ontologique entre la fédération et l’État. Prenant à contrepied l’un des représentants les plus brillants de la doctrine constitutionnelle française, Raymond Carré de Malberg2, Olivier Beaud définit le fédéralisme comme une union politique d’entités politiques. Jean Baechler, de son côté, considère que
La fédération est une unité ayant sa réalité propre et regroupant des unités ayant aussi leur réalité propre. Chaque unité est un tout composé éventuellement de parties par ailleurs, mais en tant qu’unité fédérée, elle n’est pas la partie d’un tout.3
4Le libre choix opéré dans l’union par consentement mutuel distingue l’État de l’Empire. Autrement dit la « verticale du pouvoir » – nous y reviendrons – discrédite l’État fédéral qui s’en réclame et est le signe d’un fédéralisme inauthentique. Le contrat de fédération vise à former une « alliance de peuples » (l’expression est de Kant dans Vers la paix perpétuelle4) égaux et n’implique aucune hiérarchie entre États. La mésinterprétation étatique de la fédération fait des États-membres, c’est-à-dire des parties constitutives, des sujets. La Constitution de 1993 dans son préambule insiste sur l’unité de la Russie, État souverain et Mère-Patrie.
Nous, peuple multinational de la Fédération de Russie, uni par un destin commun sur notre terre, affirmant les droits et libertés de l’homme, la paix civile et la concorde, conservant l’unité de l’État historiquement constituée, nous fondant sur les principes universellement reconnus d’égalité en droit et d’autodétermination des peuples, vénérant la mémoire des ancêtres qui nous ont transmis l’amour et le respect de la Patrie, la foi dans le bien et la justice, faisant renaître l’État souverain de la Russie et rendant intangible son fondement démocratique, visant à assurer le bien-être et la prospérité de la Russie, mus par la responsabilité pour notre Patrie devant les générations présentes et futures, nous reconnaissant comme une part de la communauté mondiale, adoptons LA CONSTITUTION DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE.
5L’article 65 qui ouvre le chapitre 3 du Titre 1 précise sans ambiguïté le statut des contractants.
Existent au sein de la Fédération de Russie les sujets de la Fédération de Russie
6En 1993 la Fédération de Russie compte 89 « sujets » (en russe : sub’’ekty), entités territoriales – prenons bien garde à l’épithète – qui disposent d’une certaine autonomie. Ces « sujets » ont un gouverneur, dont le statut électif a varié, leurs propres instances, des propriétés, des entreprises publiques, participent à des entreprises conjointes5. Leur superficie est en moyenne très supérieure à celle des régions françaises, mais leur taille très inégale.
7Les « sujets » de la Fédération relèvent de plusieurs catégories. On y distingue 21 républiques, 49 régions (oblast) et 6 territoires (kraï), 2 villes hors région – Moscou et Saint-Pétersbourg –, 2 cas particuliers en Extrême-Orient : une « région autonome » dite république des Juifs et un district autonome Tchkoutche, 9 districts autonomes (okroug). Les 80 premières entités ont une forte existence. Leur autonomie varie davantage en fonction de la personnalité de leurs dirigeants et de leur distance à Moscou que de leur statut légal.
8Cette conception se justifie a posteriori par le devoir de préserver l’unicité du peuple (le peuple soviétique, puis le peuple russien assimilé au peuple soviétique dans l’esprit des dirigeants politiques de la Fédération de Russie). Cette parenthèse mérite une explication : le russe distingue rousskij de rossijskij. Le premier renvoie à une appartenance ethnique, le second à un rattachement territorial. Un « Russien » est un citoyen de la Fédération de Russie mais il n’est pas forcément russe ni même slave. Si la nouvelle Russie est un État ethniquement beaucoup plus homogène que ne l’était l’U.R.S.S.6, elle n’en regroupe pas moins des populations turco-mongoles, les Tatars et les Bachkirs, de religion musulmane (4,7 %), finno-ougriennes (Mordves, Oudmourtes, Maris) ou turco-mongoles (Tchouvaches), de religion orthodoxe (2,5 %)7. Les contreforts du Caucase, très peuplés, abritent de nombreux petits peuples. Ils forment moins de 3 % de la population mais, dans la Russie d’aujourd’hui, ce sont les seuls à être démographiquement dynamiques. Tous sont de religion musulmane, sauf les Ossètes (pour partie chrétiens) et les Kalmouks (bouddhistes). Ils disposent de territoires autonomes de petite taille, mais ethniquement très homogènes (sauf le Daghestan). Deux de ces nationalités seulement dépassent le demi-million de représentants, les Avars (550 000) et les Tchétchènes (900 000). Les nombreuses ethnies de Sibérie et du Grand Nord ne forment pas, toutes réunies, 1 % de la population du pays. Leurs immenses territoires autonomes sont vides d’hommes (sur 5 millions de kilomètres carrés, la densité est inférieure à 1 hab./km2)8.
9Les Russes sont-ils d’ailleurs des Slaves à part entière : normanistes et antinormanistes s’affrontent sur ce terrain longtemps miné par les nationalistes soviétiques.
10La construction horizontale (mésinterprétation anarchiste) relève d’une conception « égalitaire et contractuelle » défendue par Proudhon9. Or la fédération étant faite pour durer (en droit si ce n’est en fait) la remise en cause du contrat à tout instant est contraire à sa pérennité.
11La fédération n’est pas un État-nation, mais une simple politie. La chute de l’Union soviétique et la fragilité de la Fédération de Russie s’expliquent en grande partie par la confusion volontaire entretenue par les dirigeants entre État-nation et État fédéral. Il n’y a pas plus de nation russienne qu’il n’y avait de nation soviétique. Nous ne reviendrons pas sur l’aberration utopique que constituait l’idée même de peuple soviétique. Cependant force est d’admettre que le pacte constitutionnel fédératif, pacte interétatique qui se distingue à la fois du traité interétatique, propre à la Confédération dans sa définition traditionnelle, et de la constitution étatique, introduit une donnée commune qui dépasse chacune des parties contractantes. Montesquieu, dans l’Esprit des lois, classe l’homogénéité politique comme l’un des principes constitutifs de la Fédération. Tocqueville va plus loin puisqu’il parle d’une « homogénéité dans la civilisation »10.
12C’est une des difficultés majeures rencontrées par l’Union soviétique puis par la Fédération de Russie. L’Empire hérité des tsars est fondamentalement hétérogène ; sa viabilité incertaine. Seuls deux principes contradictoires permettent d’en maintenir la cohésion : l’anarchie et la violence. Nous entendons par « anarchie » une certaine forme de désordre qui rend le lien qui unit la périphérie au centre, lâche. Cette « distension » peut être pratiquée à dessein par l’autorité centrale pour éviter des conflits voire des ruptures. Il peut être compensé par le lien personnel qui unit les responsables périphériques au Président. Telle est la forme de sujétion directe choisie par Boris Eltsine. La verticale du pouvoir exécutif est seule apparente. Nous appelons violence cette violence de l’État qu’a le premier dénoncée Alexandre Soljénitsyne, et dont plus près de nous Jacques Derrida nous rappelle les prémisses « La raison du plus fort » (Y a-t-il des États-voyous ?)11. C’est la voie choisie par Poutine et nous l’allons montrer tout à l’heure.
13En 1989, l’un des cinq co-présidents du Groupe Interrégional au Congrès des députés du peuple de l’URSS, Youri Afanassiev, citait parmi les trois piliers du système soviétique « l’essence impériale de l’URSS en tant qu’État centraliste, unitaire, à l’autonomie faiblement exprimée »12. Andreï Sakharov et Boris Eltsine, chacun avec sa personnalité propre, incarnaient dans ce Groupe la résistance à l’idée impériale. La disparition prématurée de Sakharov le 14 décembre 1989 fait de Boris Eltsine le seul champion de la cause radicale dont les partisans préconisaient le « démontage » du système. À l’universalisme de Sakharov succède une vision dont le champ est réduit à la Russie en tant que partie constitutive de l’URSS. Là se joue le destin de la Fédération de Russie, condamnée à rester « un empire sans cesse rétréci »13. L’idée fédérale défendue par Andreï Sakharov qui prônait une initiative d’« en bas » pour repenser les relations des entités constitutives de l’URSS est mort-née. Le combat de la Russie pour la reconnaissance de sa souveraineté en 1990-1991 est pour une bonne part à l’origine de la dislocation de l’URSS. Mais cette souveraineté acquise recréait les conditions d’un fédéralisme asymétrique.
14L’une des conséquences du « totalitarisme fédéralisé »14 imposé aux composantes de l’URSS a été la crainte de voir se reproduire le même schéma dans un espace certes réduit mais tout aussi composite. Aussi la première décennie postcommuniste, eltsinienne, s’est-elle caractérisée par la recherche d’un équilibre entre le centre et les régions. Le centre s’est affaibli au profit des régions. De véritables « féodalités régionales » se sont constituées, d’abord dans les républiques, puis dans l’ensemble des 89 sujets de la Fédération. La première étape de cette évolution a été, pour les républiques, le traité fédéral du 31 mai 1992 qui leur a accordé de très larges prérogatives et leur a laissé le libre choix de leurs institutions. La plupart d’entre elles se sont dotées d’un président élu au suffrage universel direct. Pour les autres entités régionales, la Constitution de 1993 affirme leur égalité avec les républiques et leur reconnaît le pouvoir législatif. Enfin la loi du 5 décembre 1995 a marqué un véritable tournant en entraînant l’élection de tous les chefs des exécutifs régionaux. Ainsi les gouverneurs, auparavant nommés par le Président de la Russie, ont acquis la même légitimité populaire que celle des présidents de républiques. Ils sont entrés de plein droit à la Chambre haute du Parlement fédéral, le Conseil de la fédération. De 1994 à 1998 ont été conclus des traités de délimitation des compétences entre la Fédération et une quarantaine de ses sujets, qui ont élargi les compétences de ces derniers en échange de leur loyauté à l’égard du pouvoir central15.
15L’un des fondements du régime créé par Eltsine n’est rien d’autre qu’un clientélisme avéré. Les réseaux fonctionnent horizontalement et verticalement. Horizontalement parce que les hommes du président occupent tous les postes-clefs : gouverneurs des régions, maires des villes. Verticalement parce qu’ils ne dépendent que de leur patron en dehors de toute instance représentative. Il y a donc bien recréation de réseaux de type soviétique. À la hiérarchie du Parti s’est substituée la hiérarchie d’institutions politiques hors normes, comme l’administration du Président ou le Service de sécurité du Président. Qu’il s’agisse du niveau fédéral ou du niveau régional, partout domine l’exécutif. Les chefs de l’exécutif, le président au niveau fédéral, les gouverneurs au niveau régional, les maires au niveau local, forment une verticale de l’exécutif (ispolnitel’nyj vertikal’16) sur la base de relations clientélistes. Au niveau fédéral l’administration du président joue un rôle non constitutionnel qui transcende le gouvernement comme le Conseil de la Fédération.
16Dès son arrivée au pouvoir Vladimir Poutine affiche sa détermination de réorganiser l’État en en renforçant le centre et en rétablissant la « verticale du pouvoir ». À la différence de Boris Eltsine qui reproduit le schéma tataro-mongol, Vladimir Poutine va essayer de « doubler » le pouvoir régional en l’encastrant dans une super-structure administrative du type des structures « de force » (en russe : silovye). Les siloviki, ou élites des structures dites « de force », sont les officiers supérieurs de l’Armée, du FSB (sigle russe du Service Fédéral de Sécurité qui a remplacé le KGB) et des Forces de l’Intérieur ; ils représentent le troisième cercle sur lequel s’appuie Poutine17. Entre le 13 mai et le 1er septembre 2000, Poutine fait adopter 5 textes essentiels : 2 décrets et 3 lois. Le décret du 13 mai 2000 découpe le territoire en sept grands districts (en russe federal’nye okruga) : Centre, Nord-Ouest, Sud18, Volga, Oural, Sibérie et Extrême-Orient. Ces sept « super-régions » comprennent de six à dix-huit sujets de la Fédération et sont pratiquement calquées sur les régions militaires. Les organes répressifs ou associés au maintien de l’ordre dépendant de la Fédération y ont très rapidement créé des subdivisions : Prokouratura, FSB, ministère de l’Intérieur, police fiscale, ministère de la Justice).
17À la tête de ces districts fédéraux ont été nommés le 18 mai 2000 sept « représentants plénipotentiaires du Président de la Fédération de Russie », dont cinq membres de l’armée ou des forces de sécurité19. Un second décret « Sur l’approbation de la composition du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie », adopté le 27 mai 2000, fait de ces « représentants plénipotentiaires » des membres du Conseil de sécurité. La loi du 5 août 2000 sur le mode de formation du Conseil de la Fédération prive les dirigeants régionaux de leur immunité parlementaire. Conformément à la loi du 5 décembre 1995, le chef de l’organe représentatif et le chef de l’organe exécutif de chaque sujet de la Fédération faisaient partie du Conseil de la Fédération.
18Désormais les deux représentants sont choisis de la façon suivante : un représentant de l’organe représentatif, élu par celui-ci pour la durée de sa législature. Un représentant de l’organe exécutif, nommé par le chef de l’exécutif du sujet de la Fédération pour la durée de son mandat, l’organe représentatif pouvant s’opposer à cette nomination à la majorité des deux tiers de ses membres. Ces représentants sont responsables devant les instances qui les ont désignés, lesquelles peuvent mettre un terme prématuré à leur mandat. Contrairement à la loi du 5 août 2000 qui a été adoptée par les deux Chambres après la mise en œuvre de la procédure de conciliation20, la loi du 29 juillet 2000 n’avait pas été votée par le Conseil de la Fédération, mais adoptée par la seule Douma à la majorité qualifiée (deux tiers de ses membres). Elle soumet les dirigeants régionaux au principe d’« ingérence fédérale » qui permet au Président de les destituer. Elle limite par ailleurs l’initiative des assemblées régionales en exigeant que la législation des régions soit mise en conformité avec celle de la Fédération. En cas de non mise en conformité constatée par les tribunaux, le Président peut, sous certaines conditions, obtenir la dissolution des organes législatifs en cause.
19Que faut-il en conclure ? Boris Eltsine avait construit une « Fédération asymétrique, caractérisée par une absence de règles communes et de normes rigoureuses régissant les rapports entre les deux niveaux de compétences, et par la conclusion d’accords bilatéraux au cas par cas »21. Sans doute dictée par la nécessité politique d’assurer une transition non violente, cette asymétrie avait un avantage : elle était le signe d’une évolution, réelle ou supposée, du fédéralisme formel vers le fédéralisme réel. Mais elle présentait un sérieux inconvénient : faute d’espace juridique et économique commun, elle risquait de donner aux régions un poids excessif, voire de faciliter la création de « régimes politiques régionaux »22. Par ailleurs le fonctionnement très clanique du Président Eltsine avait permis la formation d’un « fédéralisme à la carte » qui favorisaient certaines entités régionales au détriment d’autres. Vladimir Poutine n’a pas voulu reconduire le contrat polycentrique de son prédécesseur. Son souci majeur est d’imposer partout la « dictature de la loi », de renforcer le pouvoir central et de recréer ainsi un État monocentrique. On constate cependant que la politique d’endiguement choisie ne prévoit pas le développement d’un fédéralisme authentique. La confiscation de la définition de l’intérêt de la Fédération par un seul État-membre conduit à l’hégémonie. Dans ce cas « on est en présence d’une corruption de la fédération ».23
20Cette première conclusion nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire à la constitution de la Fédération de Russie. Elle est, nous l’avons vu, composée d’entités territoriales, nombreuses (89), inégales, hétérogènes. « L’empire rétréci » présente les mêmes particularités que l’ex-empire soviétique. Sous couvert de préserver le multiculturalisme sur fond d’homogénéité politique, la politique des nationalités avait été conçue pour briser les nationalismes existants, quels qu’ils fussent : le russe, l’ukrainien le géorgien, l’arménien, le tatar. Pour cela on a fabriqué, pour reprendre l’expression d’Olivier Roy, une multitude de « petits » peuples concurrents. La priorité stratégique de l’empire soviétique fut de casser les grands ensembles linguistiques et culturels, fondés sur la langue (le turc) ou la religion (l’islam). Staline met en avant le concept de « nationalité » (nacional’nost’) : « toute entité politique nationale doit correspondre à une nationalité titulaire, définie comme une communauté ethnique qui conserve, à travers tous les processus historiques, une identité fondée sur la langue »24.
21On assiste à une ethnicisation de la notion de peuple, présenté comme une donnée naturelle et vivante. Le pouvoir soviétique décrète en 1924 l’érection de républiques soviétiques à qui l’on attribue ensuite un peuple titulaire. Les anthropologues, les linguistes et les historiens feront le reste. La meilleure illustration du caractère artificiel des découpages opérés sous Staline est bien entendu le « Sud »25. Jean Radvanyi26 rappelle fort justement qu’outre l’héritage stalinien (frontières biscornues, enclaves, capitales où la population de la république est minoritaire, emboîtements dans des minorités devenues majorités ou l’inverse), il faut gérer les « corrections » apportées par la RSFSR de 1991. Pour tenter de corriger l’héritage stalinien, les députés de la RSFSR votent le 26 avril 1991 une « Loi sur la réhabilitation des peuples punis ». Ils inscrivent dans les articles 3 et 6 de leur loi la « réhabilitation territoriale » des peuples punis (y compris des cosaques). Puis ils entérinent par un vote, le 3 juillet 1991, la transformation de deux régions autonomes, celle des Adyghés et celle des Karatchaïs et des Tcherkesses, en républiques autonomes. L’attention portée à la reconnaissance territoriale va ainsi s’inscrire dans la logique de la période de transition et entraîner de sérieux dérapages. Vladimir Poutine compliquera encore la situation en créant des districts fédéraux englobants. On n’en veut pour exemple que le fameux district du Sud dont le chef-lieu est Rostov-sur-le-Don dont la plupart des caucasologues rejettent l’appartenance à l’ensemble Nord-Caucase.
22Le problème de la légitimité territoriale est donc particulièrement délicat : pratiquement aucun des grands ensembles qui constituent aujourd’hui la Fédération de Russie n’a de frontières naturelles. Leur création artificielle, due au bon vouloir de l’autorité stalinienne, est le résultat du découpage de l’ancien espace impérial russe en entités territoriales ethniques. Sur un total de cent vingt groupes ethniques officiellement répertoriés en ex-URSS, quarante-six « nations » et « nationalités » dites titulaires ont été consacrées27. L’arbitraire qui a présidé au choix des « élus » permettait de les destituer et de les priver de leur territoire. La RSFSR de Boris Eltsine a de bonne foi repris l’approche constructionniste adoptée dès l’origine, sans remettre en cause l’anthropologie marxiste. La chute du régime soviétique ouvre la boîte de Pandore et permet une déconstruction intellectuelle qui peut conduire à des interprétations extrêmes de l’ethnos dont Lev Gumilev est le représentant le plus connu28. L’ethno-territorialité érigée en système a donné un passé à des groupes humains, a créé un chronotope scientifiquement ethnicisé dont la remise en cause est génératrice de conflits sanglants.
23Les deux approches du pouvoir postcommuniste sont sensiblement différentes.
24Prenons un exemple concret et particulièrement significatif, celui de la Yakoutie, très bien étudié par Marine Le Berre-Semenov dans une thèse soutenue en 200229. Boris El’tsine, en proclamant l’indépendance de la Russie le 12 juin 1990 avait très largement encouragé le processus de souverainisation. Dès lors rien d’étonnant à la Déclaration de souveraineté du 27 septembre 1990 de la République Sakha (i.e. la Yakoutie). Le gouvernement de la République cherche ainsi à institutionnaliser un nouveau type de rapports avec le Centre fédéral par la conclusion d’accords bilatéraux. Les négociations s’engagent en 1991 autour de la question cruciale des ressources naturelles. La Yakoutie entend bénéficier de l’exploitation des ressources naturelles de son territoire. Boris Eltsine accepte d’entendre cette revendication et octroie le 11 décembre 1991 un quota de 5 % sur l’or et de 10 % sur les diamants extraits de son sol. « L’année suivante, en 1992, ces quotas sont portés respectivement à 11,5 % et à 20 %, tandis qu’une nouvelle compagnie diamantifère russo-sakha voit le jour, la compagnie Almazy Rossii Sakha (ALROSA), dont la République possède 32 % des parts. Le 25 novembre 1992, la Yakoutie est reconnue propriétaire d’environ 90 % du potentiel de production situé sur son territoire dans le cadre d’un premier accord sur le partage de la propriété d’État entre la Fédération de Russie et la république Sakha »30. Le loyalisme du président Nikolaev permet d’aboutir le 29 juin 1995 à un Traité bilatéral de partage des compétences qui ne comprend pas moins de 15 accords. La même année Boris Eltsine élève les quotas d’or et de diamants de la République à 15 et 25 %. Les revenus du budget de la République proviennent à près de 80 % des revenus de la compagnie ALROSA (1/5 de la production mondiale de diamants). Son président, Viatcheslav Chtyrov est devenu en janvier 2002 président de la République Sakha, succédant à Mikhaïl Nikolaev.
25L’élection de V. Poutine à la tête de l’État russe marque le retour à une idéologie et à une politique impériales. Ce coup d’arrêt donné à l’émancipation des Républiques est concrétisé par le retrait progressif d’une souveraineté obtenue légalement une dizaine d’années plus tôt. Mais il se caractérise aussi par « des pressions morales destinées à briser l’esprit renaissantiste des différentes ethnies titulaires »31, comme la diffusion de films de propagande tendant à discréditer la volonté et les efforts de renaissance de l’ethnie titulaire32. Il est trop tôt pour faire le bilan des mesures centripètes de Vladimir Poutine, que ce soit en Yakoutie ou ailleurs, mais il est obvie que le climat n’est plus à la décentralisation et moins encore à la subsidiarité.
26Ce terme apparaît ici pour la première fois. Et ce n’est pas un hasard ; il n’existe pas en russe, à peine en français. Il véhicule des notions très européanocentrées et de ce point de vue il est commode à utiliser dans un contexte postpostmoderne. Dans La Condition postmoderne (1979) François Lyotard33 développait l’idée d’une dissolution des ordres centraux du monde et prévoyait le déclin des « macrosujets », tels les États-nations, les partis, les institutions, etc. Or ce schéma a révélé très rapidement son ambivalence. « Tout indique que, si la connexité des réseaux saborde les vieilles centralités de pouvoir, elle ouvre aussi la voie à de nouvelles définitions des « ordres centraux » et des « macrosujets » »34. Boris Eltsine, dans son combat souverainiste, avait distendu les liens centre-périphérie tout en gardant la mainmise politique sur le Centre et en recréant des réseaux d’allégeance largement empruntés au schéma tataro-mongole qui a si fortement marqué la Russie. Vladimir Poutine mise sur une relation « dominant-dominé » pour rétablir l’ordre, et met en place un quadrillage du territoire de la Fédération qui ne tient aucun compte de sa diversité culturelle. « Longtemps différée et occultée par les croyances ethnocentriques en la séquence linéaire westernization35-modernisation-développement-progrès, la question de la pluralité des cultures est devenue incontournable à l’aube du XXIe siècle »36. Les mots d’ordre martelés par Poutine ne doivent pas étouffer les balbutiements de la période eltsinienne.
Notes de bas de page
1 Cf. Olivier Beaud « La fédération entre l’État et l’Empire », Les Fédéralismes, Presses universitaires du Septentrion, Travaux et Recherches, 1996 (2 ° éd.).
2 Cf. en particulier sa Contribution à la théorie générale de l’État (1920), t. 1, éd. CNRS, 1962.
3 « Europe et fédération », La pensée politique no 1, 1993, EHESS, Gallimard, le Seuil, p. 246.
4 Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, éd. de F. Proust, Flammarion, coll. GF, 1991.
5 Cf. Roger Brunet, La Russie dictionnaire géographique, CNRS-Libergéo-La Documentation française, 2001.
6 L’énorme majorité de la population est composée de Russes (81,5 %). Avec les autres Slaves (4 % d’Ukrainiens et de Biélorusses) et d’autres nationalités au comportement démographique similaire (Allemands, Juifs considérés comme formant une nationalité), le bloc européen représente 87 % de la population. (Source : Encyclopædia universalis)
7 Tous disposent d’une république autonome dans laquelle ils ne constituent jamais la majorité de la population (sauf en Tchouvachie).
8 Indications fournies par Pascal Marchand dans l’Encyclopædia universalis (article : Fédération de Russie : géographie).
9 Pierre-Joseph Proudhon, « Du principe fédératif et œuvres diverses » dans Œuvres complètes, Paris, M. Rivière, 1959.
10 Alexis Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF Flammarion, 1981, t. 1, p. 246.
11 Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003.
12 cité par Vladimir Sogrin, Političeskaâ istoriâ sovremennoj Rossii, Moskva, Izdatel’stvo « Ves’Mir », Moskva, 2001, p. 55.
13 Olivier Roy, La nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Seuil, 1997, p. 19.
14 L’expression est de Vaclav Havel.
15 Sur cette évolution et la réforme institutionnelle de Vladimir Poutine, voir l’excellent article d’Anne Gazier « La mise au pas des régions russes ? La réforme institutionnelle de Vladimir Poutine », Le Courrier des pays de l’Est, no 1015, mai 2001, p. 4-14.
16 L’expression est de Sogrin, op. cit.
17 Les « néo-libéraux », le « clan de Pétersbourg », constituent les deux premiers cercles ; voir à ce sujet l’article de Jean-Robert Raviot « Une nouvelle classe politique en Russie ? », Le Courrier des pays de l’Est, no 1015, mai 2001, p. 25-34.
18 Le « district fédéral du Nord-Caucase » créé par le décret du 13 mai 2000 a été rebaptisé « district fédéral du Sud » par un décret du 21 juin 2000.
19 Les deux autres sont un diplomate et l’ancien président du gouvernement de la Fédération de Russie, Serguej Kirienko. Leurs biographies ont été publiées dans Rossijskaâ gazeta, 20 mai 2000, p. 3.
20 La procédure de conciliation prévoit la formation d’une commission mixte paritaire, chargée de faire des propositions au deux chambres, qui ensuite les examinent.
21 Natalia Lapina, « Les dirigeants régionaux et le pouvoir fédéral », Le Courrier des pays de l’Est, no 1015, mai 2001, p. 15.
22 Voir à ce sujet Vladimir Gelman, Rossija regionov : transformaciâ političeskih režjimov, [La Russie et les régions : la transformation desrégimes politiques], (sous la direction de Vladimir Gelman, Sergei Ryjenkov), Bri M. – Moscou, 2000.
23 Olivier Beaud, art. cité, p. 57.
24 Olivier Roy, op. cit., p. 9.
25 Cf. note 15, p. 3.
26 Jean Radvanyi, « Le fédéralisme russe à l’épreuve caucasienne », Le Courrier des pays de l’Est, no 1009, octobre 2000, p. 4-15.
27 On estime à huit cents le nombre réel de communautés ethnoculturelles voir à ce sujet A. Salmin., « Political self-Determination of nations and Nationalities », in In a collapsing Empire. Underdevelopment, Ethnic Conflict and nationalism in the Soviet union, Ed. by Marco Buttino, Milano, 1993, p. 43-52).
28 Cf. Marine Le Berre-Semenov, Renaissantismes et renaissance des peuples du Nord, thèse de doctorat soutenue le 4 juillet 2002, p. 30-31.
29 Cf. note 25, p. 5.
30 Marine Le Berre-Semenov, thèse citée, p. 164.
31 ibidem, p. 422.
32 Strana bezmolviâ, film en deux parties produit par RTR, la deuxième chaîne de télévision fédérale, en 2001.
33 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1980.
34 Armand Mattelard, Histoire de l’utopie planétaire, Paris, La Découverte Poche, 1999, 2000, p. 349.
35 Le mot a été emprunté tel quel en russe.
36 Armand Mattelart, op. cit., p. 375-376.
Auteur
Professeur émérite de langue et littérature russes à l’Université de Lille 3
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