De la culture politique en Russie et du stalinisme
p. 25-55
Texte intégral
1Longtemps sous l’emprise de l’analyse comparatiste classique, les sciences politiques ont opéré avec un modèle retenant les traits communs des structures et des fonctions politiques. Tout ce qui déviait par rapport à ces repères de comparaison était considéré comme superflu. Disons d’emblée que le concept de la « culture politique » élaboré par ce courant de pensée anglo-américain des années soixante du XXe siècle ne sera pas ici le lieu de références1. Nous n’utiliserons pas une construction théorique qui, en retirant un secteur autonome de la culture sous le nom de la « culture politique », fournit une seule grille d’analyse pour des systèmes politiques différents. Une telle typologie risque d’être trop englobante, elle peut nous amener à fausser les données concernant les changements produits en Russie depuis les années quatre-vingt-dix. En effet, si on se fie aux apparences telles que transparence, parlementarisme et multipartisme, il semblerait que les Soviétiques ont rejeté leur culture politique au profit d’une autre, correspondant à un modèle démocratique universel (ou plutôt occidental !). Or, c’est loin d’être le cas.
2Partons d’une autre définition de la culture politique, celle qui comprend la spécificité du rapport de toute la culture russe, y compris sa variation soviétique, à la sphère politique. Considérons que l’analyse de la culture d’un système politique n’a de sens que si elle vise à repérer ses traits distinctifs par rapport aux autres systèmes, que si elle révèle une identité issue de la culture en général.
3Qu’est-ce que la culture en général ?
4C’est Clifford Geertz, fondateur de l’anthropologie interprétative, qui propose une nouvelle approche de la culture en se saisissant d’une métaphore déjà célèbre :
« Croyant, avec Max Weber, que l’homme est un animal suspendu dans les toiles de signification qu’il a lui-même tissées, je tiens la culture pour être ces toiles, et son analyse non pas pour une science expérimentale à la recherche de lois, mais une science interprétative à la recherche de la signification »2.
5Rappelons que Geertz prend la précaution de ne pas confondre la culture avec l’ensemble des traditions ; elle n’est pas pour lui une cumulation des arts, des croyances, des morales, des droits et de tout ce qui se rattache à l’homme en sa qualité d’être social. Analysant la culture du point de vue sémiotique, Geertz l’assimile aux « structures de compréhension » à travers lesquelles les hommes donnent forme à leur expérience. Il précise que le système politique représente « l’arène » où ses structures se déploient de façon privilégiée.
6La culture suppose un code, c’est-à-dire un système de signification à l’aide duquel « les hommes communiquent, perpétuent et développent leur connaissance et leurs attitudes se rapportant à la vie »3. Il faut alors tenir compte des modèles explicites et implicites formés au cours de l’histoire et partagés par tous ou par une partie d’une société donnée.
7La culture et la politique se trouvent en interaction permanente. La culture peut prédisposer aux changements dans les domaines économique et politique ou au contraire y dresser des obstacles. S’inspirant de l’approche sémiotique, on peut dire que la culture politique des élites dirigeantes en Russie était et reste une émanation de la culture en général telle qu’elle se pratique historiquement dans l’espace eurasien de ce pays. Bien que le stalinisme soit perçu comme un pouvoir propre au XXe siècle, il semble puiser également dans des profondeurs de la culture russe impériale. Le phénomène stalinien surgit d’un entrelacement des expériences passées avec des projets idéologiquement fondés pour l’avenir4.
8Le présent article part de la conviction que toute contemporanéité, quelque révolutionnaire qu’elle soit, est faite des compromis résultant d’une tension entre l’expérience passée d’un individu ou d’un collectif et de leurs attentes pour l’avenir. Une telle approche non linéaire du temps historique permet de penser que le stalinisme est un phénomène sociopolitique complexe et non une « pathologie sociale jamais vue »5.
9Afin d’avancer sur cette voie, prêtons attention à une représentation du pouvoir en Russie qui s’est perpétuée pendant des siècles. Tout en étant un élément constitutif de la culture politique, elle vient du fond de la culture russe. Dans l’article, elle va figurer sous le nom de la « fonction nourricière du pouvoir », dans le langage parlé, on la désigne de façon imagée kormouchka, mot qui associe le pouvoir avec gamelle ou râtelier.
10Quelle expérience inclure dans notre analyse ? Par quel lien entre passé et présent commencer ? Par celui qui saute aux yeux : les bolcheviks se sont installés au Kremlin, dans ce lieu de pouvoir que Pierre le Grand avait abandonné pour sa nouvelle capitale à Saint-Pétersbourg. Ils ont donc choisi, pour innover, un lieu dans lequel toutes les traditions plongeaient leurs racines. Or, lieu et temps forment un chronotope, pour reprendre le concept fort pertinent que Mikhaïl Bakhtine a introduit, et qui signifie que ces deux paramètres de l’action sont indissociables ou, comme il l’écrit, que « les signes du temps se font reconnaître dans l’espace conçu par le temps »6. En effet, l’intégration du Kremlin dans la vie politique active peut être comprise en termes d’une réactualisation du passé.
11Cette fois, il s’agissait d’une deuxième métamorphose aboutissant à l’instauration de normes de comportement qui étaient absentes au sein de cette ancienne citadelle désaffectée depuis les réformes de Pierre le Grand. C’est précisément dans les changements qui s’y opèrent qu’on retrouve ce qu’on peut appeler un « passé réactualisé », temporalité indispensable pour mieux appréhender l’histoire du phénomène stalinien.
12Un retour au passé est aussi bien perceptible dans le domaine de la langue. En suivant des travaux des linguistes et des sémioticiens (A.M. Selichtchev, V.V. Vinogradov, B.А. Ouspenski), rappelons que les changements révolutionnaires se secondaient d’une réactivation des mots et des expressions semi-oubliées du slavon et du langage argotique populaire. Examinant de ce point de vue L’histoire des mots de Vinogradov, on peut constater que le vocabulaire stalinien est parsemé de termes archaïques7. La phrase Da zdravstvouet sovetskaïa vlast ! (Vive le pouvoir soviétique !) appartient sans doute au russe contemporain, mais en même temps, commente B. Ouspenski, du point de vue formel, elle est entièrement en slavon8.
13L’hypothèse d’une remise en œuvre au Kremlin des pratiques anciennes se trouve ainsi renforcée et s’appuie sur des travaux des sémioticiens et des linguistes.
14En même temps, cette étude se distingue d’une série de démarches qui ont marqué l’historiographie de l’U.R.S.S. Ainsi, elle se place à contre-courant des auteurs qui traitent du « phénomène soviétique » dans les termes d’une discontinuité avec le passé russe, le voient comme un bloc d’un seul tenant d’une durée de 70 ans, produit exclusif d’une idéologie imposée d’en haut9, une parenthèse, en quelque sorte. D’un autre côté, tout en s’efforçant d’inclure le passé russe dans l’analyse du présent soviétique, cette étude n’avance pas l’idée d’une continuité, réduisant l’U.R.S.S. à l’« éternelle Russie », unique et inimitable, suivant sa propre voie, s’inspirant de l’idée russe. Enfin, ces pages sont étrangères à toute idée « d’anormalité » qui caractériserait les rapports entre le système soviétique et l’histoire russe10.
15La vision linéaire du temps empêche nombre de soviétologues de formuler d’autres hypothèses qui franchissent cet obstacle théorique que représente le couple discontinuité/continuité. Enonçons dès le début, que les événements ne se limitent pas à une chronologie de leur production dans le temps, mais adviennent aussi à travers lui. Dans toute situation passée ou actuelle, sont présentes des temporalités diverses. Il s’agit d’observer des états passés qui, actualisés dans l’action des hommes, modèlent leur façon de dire et de vivre le présent, animent leur mémoire, s’expriment dans leurs comportements, représentations et raisonnements. Une telle approche ne laisse pas de place pour la rupture radicale, ni pour la continuité et c’est elle qui définit tout un programme d’approfondissement de nos connaissances du stalinisme.
16L’objectif de cet article est d’analyser le fonctionnement d’une pratique stalinienne connue sous le nom officiel de « distribution socialiste planifiée » et encore mieux connue sous le nom officieux de kormouchka.
17La politique des bolcheviks dans le domaine de la distribution est généralement analysée par rapport à leurs promesses d’égalité, ce qui se justifie, il est vrai, par leur législation et leur discours. Mais cette approche limite assez fortement la portée de l’analyse. Soit les bolcheviks n’étaient que des démagogues et les profiteurs cyniques de privilèges et, ils menaient, dès le début, une politique idéocratique qui méprisait les intérêts sociaux et sacrifiait des millions de vies humaines à leur foi. Soit ils voulaient établir l’égalité, mais en étaient empêchés par des circonstances : guerres, entourage capitaliste, dictature de Staline, etc. Leur distribution dite « socialiste planifiée » n’était alors qu’un idéal trahi ou un rêve irréalisé et les explications sur la nature de tout le système soviétique se réduisent à dénoncer son caractère faussement égalitaire et, en fin de compte, totalitaire. Or, aujourd’hui, ces qualifications ne sont plus contestées : jugé selon les critères socialistes, le système ne résiste pas aux critiques. Contrairement aux évidences, l’étude de la complexité de ce système et du totalitarisme stalinien n’en est qu’à ses débuts et doit encore être menée dans plusieurs directions.
18Une approche allant dans ce sens consiste à analyser la « distribution socialiste planifiée » comme un élément constitutif du système soviétique, afin de savoir à quoi correspondait l’inégalité régnant en U.R.S.S. Elle vise à montrer comment, dans les années vingt et trente, la mise en place du système soviétique se fait dans une contemporanéité où besoins présents, discours sur le futur et bribes du passé se mêlent pour aboutir à un modèle du pouvoir, certes, du XXe siècle, mais dont il faut certainement relativiser la nouveauté en l’inscrivant dans la culture largement partagée11.
1. Une représentation du pouvoir inscrite dans la durée
19La royauté sacrée a beaucoup perdu de son mystère depuis que l’anthropologie et l’histoire se sont approprié ce champ d’étude12. Par contre, le pouvoir autocratique russe – mentalités, symbolique, expressions juridiques du sacré – a donné lieu à peu de recherches13, tandis que sa réputation – mystique, irrationnelle, insaisissable… – a été largement répandue par les voyageurs occidentaux des XVIe et XVIIe siècles.
20Max Weber, dans sa typologie des formes de domination, a certainement bien saisi l’essentiel du gouvernement autocratique en le qualifiant de « charismatique ». De même, Norbert Elias, malgré les critiques adressées à son analyse de la vie à la cour de Louis XIV14, fait preuve d’intuition quand il procède à une distinction entre la « rationalité » du gouvernement absolutiste et « l’irrationalité » du gouvernement charismatique ou autocratique15.
21On ne peut pas dire en quoi consiste cette « irrationalité », car il s’agit d’une qualité attribuée par les Occidentaux à ce qu’ils trouvaient étrange ailleurs. L’irrationalité n’est pas propre à l’action de l’homme, donc leur qualification témoigne en fait de leur incompréhension de la rationalité qui organisait d’autres modes de gouvernement, en particulier en Russie. Notre intention ici est de montrer le contenu d’un des aspects du pouvoir tsariste au XVIIe siècle – de sa fonction nourricière – qui passait pour « irrationnel » aux yeux des étrangers.
22Préalablement, pour mieux saisir la spécificité du cas russe, rappelons les comportements de Louis XIV à sa table. Le roi de France mangeait seul, servi par les membres de la haute noblesse16. Les autres nobles se tenaient à une distance respectueuse et le regardaient manger. Après le repas du roi, les invités étaient servis à une table richement garnie dans une salle à côté. L’étiquette exigeait une distance.
23Le roi de France et les hommes de sa cour, s’adonnant au grand luxe de la table et consommant des mets rares, ne se souciaient guère des trois quarts des plats servis en surabondance : « Les domestiques s’en nourrissaient ensuite et les restes, mêmes avariés, étaient revendus aux regrattiers »17. La rue de la Chancellerie était un marché de regrat où « le bourgeois ne rougit point » d’aller et « le quart de Versailles se nourrit des plats servis sur les tables royales »18.
24Les restes étaient donc donnés aux domestiques sans distinction de rang ; revendus pour de l’argent, ils venaient de la table du roi et ne représentaient pas, peut-on conclure, un prestige, symbolisant le rattachement à la personne du roi. Dans cette configuration, l’étiquette imposait également une distance.
25La distanciation est un trait marquant des comportements de la noblesse et du roi dans le système absolutiste. Un champ régi par une étiquette aux calculs rationnels minutieux où tous les acteurs, roi compris, jouent un jeu basé sur la domination fait ici son apparition. On peut dire qu’un champ politique se profile clairement dans la société de cour à Versailles.
26La situation est toute différente dans le cas de l’autocrate. Celui-ci établit des contacts plus ou moins personnels et directs avec les hommes de la cour. La domination qu’il exerce est inséparable de son charisme. La sacralisation du monarque et la ritualisation de la vie de cour sont encore pleinement en œuvre au Kremlin. Le don en nourriture est de ce point de vue une pratique révélatrice.
27Si le roi de France marquait sa distance en mangeant seul, le tsar, bien que seul à une table surélevée19, mangeait pendant que son entourage faisait de même à ses côtés, à des places assignées selon leur rang. Le nombre de ses invités variait de quelques-uns les jours ordinaires, à des centaines de personnes les jours de fête et de réception. L’assistance, réduite ou nombreuse, était toujours conviée à « partager » au sens propre du terme les repas du tsar, car celui-ci honorait ses commensaux en leur offrant, soit directement, soit par l’intermédiaire des panetiers et échansons et suivant les rangs, du pain, des coupes de vin, des plats ou des morceaux. C’était un don du tsar (tsarskaïa podatcha).
28La cérémonie à table se déroulait solennellement : à l’annonce du nom du plat, tout le monde devait se lever. La qualité des mets distribués montrait le degré de bienveillance du monarque et, par là-même, la place de celui qui était honoré, dans la hiérarchie de la cour. Le plus grand honneur consistait à recevoir une coupe ou un plat déjà entamés par le tsar : dans ce cas, symboliquement, on touchait à la personne sacrée du tsar. Une distribution de coupes de vin ou d’hydromel, de bonbons ou de pruneaux se faisait, de ses propres mains, à la sortie de table20.
29Si le tsar mangeait dans l’intimité, les hommes de cour (doumnye lioudi) qui n’assistaient pas à ses déjeuners et dîners, recevaient tout de même, à chaque repas, un plat à leur domicile ou un don quotidien (podennaïa podatcha)21. La tsarine et les tsarévitchs envoyaient, eux aussi, leur don (podatcha) aux hommes de cour, deux fois par jour22. Mais, sans repas princier, pas de podatcha pour les hommes de cour23.
30Les hommes de cour surveillaient jalousement la distribution des podatcha. Il fallait que celles-ci arrivent régulièrement et la qualité des mets offerts soit fonction du rang du destinataire (une tête d’esturgeon valait plus qu’un brochet, celui-ci plus qu’une soupe de poisson ou des gâteaux, etc.). Une erreur de la part d’un fonctionnaire affecté à cette tâche pouvait lui coûter cher (coups de bâton, emprisonnement)24. S’il y avait un oubli dans la distribution des mets d’honneur, l’homme de cour lésé se précipitait chez le tsar pour se plaindre, se faire rendre justice ou… apprendre qu’il était tombé en disgrâce. Le tsar seul pouvait donner l’ordre de l’attribution d’une podatcha ou de sa suspension25.
31Comment interpréter la podatcha ? Était-elle exigée par l’étiquette pour signifier un honneur particulier accordé par le tsar, les membres de sa famille ou le patriarche ? Certainement. Les diplomates étrangers l’avaient compris ainsi et c’est également l’interprétation que propose généralement l’historiographie. On peut y voir également un don cérémoniel « à sens unique ou à la réciprocité indirecte », comme on l’a observé dans d’autres civilisations européennes26. En effet, à la fin de la journée, les bénéficiaires des dons quotidiens se rendaient au Kremlin pour remercier le donateur. Mais à l’occasion, (pour la fête de leurs saints ou une crémaillère chez le tsar, etc.) ils offraient à leur tour deux ou même quarante fourrures, ou un gâteau au tsar, tandis que celui-ci offrait le sien au patriarche.
32Cependant, la valeur symbolique de la podatcha ne se limite pas à l’espace de la cour, ni à ces deux aspects – signe d’honneur et don. Elle est, soulignons-le d’emblée, un geste de pouvoir, mais reste méconnue en tant que tel alors que la symbolique du pouvoir à la table royale a été bien étudiée pour l’Antiquité gréco-romaine et l’Occident médiéval27.
33Quel est donc le rapport entre la nourriture et le pouvoir en Russie ?
34C’est le Ménagier (Domostroï), texte réglementaire, inspiré par l’idéal de vie monastique et rédigé au milieu du XVIe siècle par l’archiprêtre Sylvestre (et restant largement en vigueur avant 1917), qui permet de connaître le modèle des comportements prescrits dans les milieux aisés, essentiellement urbains.
35Une partie du Ménagier traite d’organisation et de gestion de l’univers où le maître de la maison (gosoudar) doit se montrer riche et généreux (blagolepny)28. Le Ménagier ne connaît pas la famille au sens contemporain du terme. Il utilise le terme maison (dom), compris comme une unité économique, sociale et psychologique, où les rapports entre les membres sont ceux de domination/soumission, indispensables à une bonne marche de l’ensemble. La maison apparaît comme un grand foyer où le maître est responsable de la formation des hommes et des femmes qui apprennent à lire, à peindre ou à chanter, à avoir un métier ou un commerce. Il est remarquable que tous ces obligés du maître soient désignés dans le texte par un nom générique (vskormlenniki), évoquant son rôle de nourricier.
36Destiné aux milieux aisés par l’archiprêtre Sylvestre, le Ménagier exprimait néanmoins des représentations répandues beaucoup plus largement (l’ordre domanial chez le patriarche ou chez les moines ne s’écartait pas du modèle) et bien antérieures à la date de sa rédaction. Depuis des siècles, dans les familles sans serviteurs et chez les paysans, le chef (bolchoï) présidait la table et distribuait le pain. La quantité et la qualité de nourriture dépendaient de l’âge de chacun et de l’honneur (ou de l’amour) que lui accordait le maître.
37Le chef de toute famille russe était désigné par ses proches comme « nourricier » (kormilets). Cette appellation revient de façon récurrente dans les lamentations des femmes pendant les rituels funéraires : « Pour qui nous abandonnes-tu, nourricier ? Entre les mains de qui nous laisses-tu ? »29.
38Le terme kormilets signifie « celui qui donne à manger » mais également « bienfaiteur » (blagodetel) et « protecteur » (pokrovitel)30. Un terme proche de kormilets, – kormitel – possède le même sens (« celui qui donne à manger »), mais signifie aussi « timonier » (kormtchi) et « gouverneur » (pravitel)31.
39Une formule très utilisée par les gens du peuple, « Maître, petit père, notre cher nourricier » (Gosoudar nach batiouchko, svet nach kormilets)32, identifiait le maître, le père et le nourricier dans la personne à qui elle s’adressait.
40Ainsi le langage reconnaissait-il au nourricier le pouvoir du maître et l’autorité paternelle. Il est possible, dès lors, d’affirmer que la podatcha, à tous les niveaux, du plus bas au plus haut, était un geste rituel qui, par un don en nourriture, établissait un lien de pouvoir.
41Ce modèle domestique est valable également pour cette organisation que les historiens appellent (à tort ?) « État » aux XVIe-XVIIe siècles33. On peut en conclure que le Ménagier présentait la hiérarchie de trois formes d’organisation – État, Église, Maison – et qu’il apprenait aux Russes à se comporter de la même façon face à l’État (tsar-gosoudar), à l’Église (père spirituel) et à la Maison (gosoudar et père).
Gouverner et nourrir
42Dans la Russie divisée en principautés (XIIe-XVIe), au cours des tournées multifonctionnelles (tribut, justice, pouvoir, commerce, rituel) sur leurs territoires, les princes et leurs trustes étaient nourris et logés par la population34. Dans les textes anciens, celle-ci est désignée par le terme « zemlia » (terre) ce qui donne lieu à une ambiguïté sémantique : c’est la terre qui nourrit le prince en échange des services rendus.
43Au début, le prince ne prétendait pas à plus qu’à ce droit d’être nourri. Il possédait un territoire commun avec sa truste et partageait avec elle le droit d’être nourri par la population35. Mais, avec le temps, il commença à confier les tâches administratives et judiciaires à ses agents (namestniki, volosteli). Pour les récompenser, il leur octroyait le droit d’être ravitaillés par la population. Leur rémunération, appelée korm, était versée au moment de leur entrée en fonction (viezji korm) et à l’occasion de trois fêtes (Noël, Pâques et le jour de la Saint-Pierre). Des taxes judiciaires et autres, complétaient le korm. Les historiens ont donné à cette pratique le nom de « système du kormlenie ».
44Il existe un consensus historiographique qui estime que le système du kormlenie fut liquidé par les réformes d’Ivan IV en 1555-1556 et que ce fut un acquis important dans la construction de l’État moscovite : avant, on servait le prince ou le tsar, dorénavant on servirait l’État.
45Ces considérations supposent que l’ordre du tsar (prigovor dans la Chronique de Nikon) ait été appliqué à la lettre et qu’en renonçant au système du kormlenie, le pouvoir ait cessé de remplir sa fonction nourricière36. Or, il n’en fut rien, car l’exercice de l’ancienne fonction est encore reconnaissable sous les nouvelles formes qu’elle prit. Ainsi, aux XVIe-XVIIe siècles, les hommes de cour ressemblent beaucoup aux anciens agents princiers, puisqu’ils reçoivent des terres en échange des services rendus au tsar. En outre, le tsar renforce son image du nourricier parce qu’il récompense ses serviteurs non seulement en terres mais aussi en nature.
46Les soldes en nature s’expliquent par l’état économique et financier du pays. En même temps, il faut constater que le gouvernement ne prenait pas de mesures contre les pratiques du kormlenie. La réforme financière de 1654-1663 n’ouvrit pas la voie aux opérations mercantilistes occidentales, seul moyen efficace, d’après les contemporains étrangers, comme Iouri Krijanitch, pour en finir avec l’archaïsme du système37. Le manque d’argent et le très faible développement des relations de marché ont empêché la Russie de participer à la révolution des prix que connut l’Occident aux XVIe-XVIIe siècles38.
47Les soldes en argent étant faibles et irrégulières et celles en nature insuffisantes, les fonctionnaires recouraient à la pratique de « se nourrir des affaires » (kormitsia ot del). Ils entendaient par-là un revenu composé de dons en nature ou en argent qu’ils recevaient des quémandeurs soucieux de faire avancer la machine bureaucratique.
48Cette dernière pratique était très répandue dans les Bureaux (prikazy) et le gouvernement ne la contestait pas. S’agissait-il des vestiges de l’ancien système du kormlenie ou de sa réactualisation ? Si l’on opte pour les vestiges, il faut auparavant reconnaître que le système était en voie de disparition, or la pratique consistant à « se nourrir des affaires » rapportait trois fois plus que la solde gouvernementale en argent et servait de source d’enrichissement39.
49La formule stéréotypée que l’on trouve dans les demandes adressées au tsar pour qu’il confère une fonction, disait, comme autrefois, que le fonctionnaire cherchait à « se nourrir » (pokormitsia)40. On trouve la même formule sous le règne de Catherine la Grande au XVIIIe siècle.
50Vu la vivacité du système, nous ne pouvons pas penser qu’il en restait quelques vestiges. Il s’agit plutôt de sa réactivation soutenue par les représentations du pouvoir qui n’ayant pas de place dans des traités savants étaient véhiculée dans la population.
La vivacité des pratiques
51À la fin du XVIIe siècle, cent cinquante ans après son abolition, le kormlenie continue donc à fonctionner, bien que sous d’autres aspects. Tandis qu’il est dissimulé, la podatcha prend de l’importance, comme si elle devait contrebalancer l’acte d’abolition qui risquait d’effacer la visibilité de la fonction nourricière du tsar. Elle participe à la hiérarchisation de la noblesse, ainsi qu’à la construction de l’image de l’autocrate41. Il faut voir dans la podatcha un signe de la proximité au tsar et au patriarche ou plutôt un lien magique avec l’un et l’autre. Le charisme des plus hauts dignitaires émane, en partie, de ce don rituel en nourriture. C’est envers les ambassadeurs étrangers qu’ils marquent une distance selon une étiquette imitant la réception à l’européenne. En revanche, ils utilisent la podatcha pour manifester la proximité de rapports envers leurs nobles serviteurs.
52Les réformes de Pierre le Grand furent, comme on le sait, une tentative d’introduire de la rationalité européenne dans la gouvernance traditionnelle. Dans cette mouvance générale, des efforts étaient faits pour mettre fin aux pratiques de kormlenie. D’un côté, les dons en nourritures n’étaient plus en usage : Pierre mangeait à la hâte et plus souvent sur un bateau que dans son palais. Les réceptions devinrent informelles, se déroulant parfois dans le jardin d’été où le pouvoir du maître ne se faisait sentir que dans l’interdiction de quitter les lieux sans avoir beaucoup bu à sa santé. Sous les successeurs de Pierre, c’étaient des réceptions en somme laïques, régies par l’étiquette, qui n’avaient rien de comparable avec cette charge magique pesant sur les tables sacrées d’autrefois42. Néanmoins, le changement des habitudes à la table impériale, n’empêchait pas la reproduction de certains rituels, en premier lieu, le couronnement au Kremlin accompagné par un repas solennel au palais de Facettes et par celui offert au peuple de la rue43. D’un autre côté, Pierre ordonna de payer les soldes en argent au lieu d’attribuer des terres en guise de récompenses. La coutume qui avait permis et encouragé le système du kormlenie fut remplacée par une loi établissant un barème des soldes accordées aux fonctionnaires selon leur rang44. « Se nourrir des affaires » en sus des soldes devint un crime et toute pratique de pots-de-vin fut condamnée comme illégale.
53L’oukase de Pierre (1714) contre la concussion allait dans ce sens et soumettait le service des fonctionnaires à leur devoir envers l’État. Huit ans plus tard, en l’absence de résultats, le Sénat exigea que tous les fonctionnaires signent l’oukase de 1714 et s’engagent à ne pas abuser de leur pouvoir.
54Or, malgré les efforts de rationalisation étatique, après la mort de Pierre, le gouvernement, préoccupé par un grand déficit budgétaire en 1726-1727, décida de diminuer le nombre de fonctionnaires et de réduire leurs soldes. Par cette mesure, il poussait les nouveaux fonctionnaires recrutés par Pierre ainsi que les anciens cadres des Bureaux à « se nourrir des affaires ».
55L’impératrice Catherine II essaya à nouveau de remplacer les relations traditionnelles qui dominaient dans le système administratif. Cependant son Manifeste du 15 décembre 1763 « Sur le recrutement de gens honnêtes et dignes… et les mesures contre les abus et les pots-de-vin… » ne donna pas les résultats escomptés. L’impératrice doubla les soldes pour certaines catégories de fonctionnaires et établit une solde d’État en argent pour tous les fonctionnaires, mais cela ne mit pourtant pas fin à la pratique de kormlenie. Le poste de voïvode restait toujours très recherché pour les revenus qu’il promettait et, comme au XVIIe siècle, le postulant demandait à l’impératrice de le laisser partir en province pour « se nourrir »45. Et l’impératrice laissait faire sans se préoccuper des abus46.
56Les pratiques de kormlenie s’accommodaient aux changements et ne reculaient que lentement avant que la Grande réforme de 1861 ne les frappe plus sérieusement. Cette fois, il s’agissait des transformations qui devraient ébranler le terrain propice à ce type de pratiques. Dans l’historiographie, on évoque trois facteurs favorisant le kormlenie pour lesquels les réformes devraient agir en profondeur et mener, avec le temps, à des résultats positifs. 1) L’absence de structures de gestion locales basées sur le droit et participant au gouvernement du pays. À la place de ces organes, l’arbitraire des gouverneurs locaux régnait sans freins. 2) Une autre source importante de ces pratiques : une très basse production agricole et la pauvreté qui l’accompagnait. 3) L’absence de séparation des pouvoirs administratif et judiciaire à l’échelle de l’empire.
57Au début du XXe siècle, les changements se faisaient sentir dans la société par l’intermédiaire des organes locaux (zemstva) mis en place par la Grande réforme et par un système judiciaire enfin devenu indépendant de l’administration tsariste. Mais à la différence de la justice, il n’y eut pas, dans l’administration d’État, de bouleversements comparables, bien que des mesures visant à l’amélioration des services aient été prises. Le gouvernement continuait à sous-payer les petits et moyens fonctionnaires ce qui équivalait à les laisser « se nourrir des affaires ». Contrairement à eux, les hauts fonctionnaires étaient bien payés et, ce qui est symboliquement très intéressant, recevaient en sus de leurs soldes presque la même somme (parfois moins, parfois le double) appelée « argent de table » (stolovye dengi)47. Ce langage véhiculait des significations traditionnelles, liées à la fonction nourricière du pouvoir, que les pratiques ne démentaient pas.
58De nombreux témoignages et œuvres littéraires montrent que les réformes intervinrent dans la vie des bureaucrates de la même manière qu’ailleurs : la misère pour les uns et l’enrichissement pour ceux qui savaient en profiter. Dans ces milieux, on distinguait deux façons de faire un profit : soit on tirait un revenu de malversations impliquant l’État (détournement, escroquerie, faux rapports) et on admettait commettre ainsi un péché (grechny dokhod), soit on dévalisait la population (exactions, pots-de-vin) et on cachait la faute (bezgrechny dokhod).
59Ces comportements exprimaient sans doute un rapport au service qui n’était pas compris comme public. On servait le tsar, la patrie, à la rigueur l’État, mais pas la société48. Anatole Leroy-Beaulieu, un critique libéral et un grand connaisseur de la Russie au tournant du siècle, eut raison de remarquer, dans le chapitre consacré à l’administration, la bureaucratie et la police, que « l’ignorance, la paresse, la routine, ne sont que les défauts de la bureaucratie russe, son grand vice est la vénalité »49. Ce vice est un lieu commun de l’historiographie et des mémoires de l’époque. Tous soulignent ses dimensions qui dépassent les cadres de la corruption habituelle des pays occidentaux.
60Aussi, après avoir observé les changements institutionnels qui produisirent à leur tour des effets dans les mentalités et dans les comportements, il convient de constater que la sphère administrative s’avéra la plus résistante, ce qui est tout à fait dans la logique d’un pouvoir qui jetait du lest devant les contraintes sociales et économiques mais ne désirait pas se réformer. De plus, face la crise économique et à la Première Guerre mondiale, le gouvernement a fait le choix de la politique de tutelle étatique donnant lieu aux pratiques qu’il voulait éradiquer50.
2. La fonction nourricière du pouvoir soviétique
61Vu l’hypertrophie de la tutelle étatique sous le pouvoir soviétique et l’attention toute particulière que ce pouvoir portait à la hiérarchie dans la distribution des produits alimentaires, il est légitime de se demander s’il ne s’agit pas d’un indicateur de sa fonction nourricière ?
62Afin de répondre à cette question, voyons comment dans les années vingt-trente la mise en place du système soviétique se fait dans une contemporanéité où besoins présents, discours sur le futur et bribes du passé se mêlent pour aboutir à un modèle du pouvoir dénommé « kormouchka ». Ce mot, comme on le sait, évoque un des symboles du pouvoir de type stalinien.
Les besoins du jour
63Le principe d’égalité communiste, clamé très haut par les bolcheviks fut vite relégué au second plan à leur arrivée au pouvoir. Dès le deuxième jour, le 27 octobre 1917, les bolcheviks commencèrent à construire un double système de distribution, marqué, certes, par un souci d’égalité promis dans un arrêté gouvernemental51, mais aussi par un souci non avoué de renforcer leur pouvoir en privilégiant leurs partisans. La distribution de l’argent et des biens fut donc tout de suite menée selon deux logiques différentes : idéologique et pragmatique.
64S’agissant de l’argent, la première logique dicta au Comité exécutif central (Ts.I.K.) de payer autant un ouvrier qualifié qu’un responsable de Soviet. Mais le 1er décembre, Lénine proposa un décret pragmatique, adopté le jour même par le Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom), qui augmentait le salaire des commissaires du peuple52. Malgré un discours dénonciateur tenu par M.P. Tomski en 1928 au VIIIe congrès des syndicats contre les inégalités salariales, rien ne pouvait annuler ni arrêter la différenciation des revenus.
65Cependant, l’apparence d’égalité comptait beaucoup pour les dirigeants communistes. Ils veillaient, par le biais de plafonds dits « partmaximum », à minimiser les écarts entre les salaires des simples travailleurs et ceux des « travailleurs responsables » (otvetstvennye rabotniki). Il était strictement interdit à ces derniers d’avoir des revenus parallèles. Si néanmoins ils avaient un surplus par rapport au partmaximum, il fallait le verser à la caisse du parti.
66Amenées souvent à corriger idéologiquement leur politique salariale, les instances dirigeantes n’oubliaient pas le point de vue pragmatique et complétaient les « modestes salaires » de leurs employés par des privilèges. Pendant le « communisme de guerre » alors que l’économie était détruite et les salaires versés en nature, ces privilèges concernaient avant tout la possibilité de bien manger. Les plus hauts dirigeants étaient les premiers à s’attribuer ce privilège. Mais sa progression à travers les milieux d’élite prit du temps et se fit discrètement, dans le cadre du système général de la distribution planifiée53. En automne 1918, les habitants de Moscou et de Petrograd furent divisés en trois catégories selon leur activité physique et intellectuelle ou l’absence d’activité. Les normes furent établies pour chaque catégorie dans la proportion 4 : 2 : 1. Au cours de l’année 1919, cette division initialement simplifiée du fait du passage au salaire en nature, se transforma en un système complexe. Par exemple, les médecins et leur personnel furent récompensés pour la lutte contre les épidémies par une ration renforcée. Les militaires et leurs familles recevaient des rations élevées en fonction du service au front, et moins élevées hors du front. L’appartenance à cette catégorie avantageuse dans les deux cas fut sollicitée et obtenue par les membres de la milice, de la Tchéka et par les propagandistes du parti. Les plus grands savants œuvrant pour la défense furent honorés, dès décembre 1919, par des « rations académiques » (akademitcheski paëk).
67Le nombre de types de ration atteignait plus d’une vingtaine quand le VIIe congrès panrusse des soviets adopte, le 9 décembre 1919, une résolution qui attirait l’attention sur les inégalités dans la distribution des vivres et exigeait l’instauration d’une « ration ouvrière unique »54. Ainsi, la différenciation de la nourriture, en fonction du rang social ou politique, s’établit par des mesures qui allaient tantôt dans le sens de l’égalité, tantôt dans le sens du privilège.
68Peut-on expliquer les choix des bolcheviks par le contexte contraignant d’une guerre civile désastreuse ? Des idéologues et des historiens soviétiques ont répondu par l’affirmative avec la conception du « communisme de guerre » terme donné a posteriori à la politique conjoncturelle menée de 1918 à 1921. Aujourd’hui nous savons que le communisme de guerre n’était pas dû à la conjoncture mais à l’expérimentation55. L’échec complet de cette expérimentation, ainsi que la libération du marché et l’assainissement du système monétaire grâce à la nouvelle politique économique (N.E.P.) instaurée à partir de 1921 auraient dû changer les mécanismes d’accès à la nourriture. Les dirigeants bolcheviques auraient dû se fier à l’économie de marché en remplaçant les récompenses en nature par des salaires en argent. En parlant de façon plus imagée, ils auraient dû confier de l’argent à leurs domestiques et leur ordonner de s’approvisionner sur le marché libre. Il n’en fut pas ainsi et si, à la fin de 1922, les rations gratuites et les salaires en nature furent supprimés, les aliments à prix réduit continuèrent à être distribués à travers des cantines et des magasins, régis par l’ordre hiérarchique de la nomenklatura.
69Vers le milieu des années vingt le marché libre prit le dessus et le ravitaillement ne posa plus de problèmes majeurs56. Plus tard, les Soviétiques, éprouvés par une pénurie permanente, se souviendront de ces années en les qualifiant de « prospères ». En relativisant cette image exagérée, on peut néanmoins dire que l’économie paysanne se portait bien et donc, que 80 % de la population pouvaient assurer leur existence. En résumant la situation du ravitaillement et de la consommation à l’échelle du pays pendant la N.E.P., on peut dire qu’elle fut plutôt bonne, grâce à l’économie naturelle des paysans, à la petite production et au commerce privé. Celui qui avait de l’argent avait de quoi manger, bien qu’il lui manquât toujours des produits manufacturés57.
Nourrir et gouverner
70Les changements intervinrent à partir d’octobre 1927. Les collectes de blé baissèrent parce que les paysans ne voulaient pas vendre à l’État et aux coopératives à des prix trop bas. Après avoir payé l’impôt, ils préféraient soit vendre aux commerçants privés à bon prix, soit conserver les grains pour des jours meilleurs. Vers la fin de l’année, la situation devint critique. Les ouvriers des villes industrielles manquaient de pain, ce qui provoqua une réaction en chaîne dans le domaine des prix sur tous les produits. La colère des ouvriers monta et menaça les plans de l’État.
71L’État se chargea de tout : planifier, collecter, distribuer. Cependant, à la différence des paysans et des nepmen qui menaient le commerce selon les règles du marché – vendre là où il y avait de la demande et à tous ceux qui avaient de l’argent – le gouvernement distribua selon ses priorités. La première priorité consistait à ravitailler tous ceux qui participaient activement à l’industrialisation. Le Politburo ou les organes du pouvoir sous ses ordres, sélectionnaient les hommes et déterminaient, en fonction de leur importance, les conditions de leur vie : le salaire, l’habitation, les normes et l’assortiment des aliments à consommer, leurs prix, les magasins où on pouvait les acheter et les cantines où on pouvait s’attabler.
72La nouvelle classification ne coïncidait pas avec la division de classe. Au sein des catégories sociales figurant dans les statistiques officielles – ouvriers, intelligentsia, employés, militaires – existaient des catégories avec des régimes de ravitaillement différents.
73Malgré les déclarations officielles, les rations des ouvriers de l’industrie et des soldats n’étaient pas les plus élevées. Un petit groupe de gens avait de meilleures parts. C’étaient les fonctionnaires de la nomenklatura (membres des Comités centraux du parti et du komsomol en province, des Comités exécutifs, des Conseils des commissaires du peuple, des Gosplan de l’Union et de la Fédération de Russie, de la Banque d’État et de la magistrature de l’Union soviétique). On distinguait deux groupes au sein de la nomenklatura.
74Le premier était composé de hauts fonctionnaires (les membres du Politburo, les secrétaires du parti et leurs adjoints, les commissaires du peuple, les présidents et vice-présidents des organes centraux) qui avaient accès aux distributeurs gouvernementaux (pravitelstvennye raspredeliteli).
75Le second groupe, constitué par des responsables (des directeurs aux spécialistes), avait accès à un autre réseau de magasins et de cantines, dit distributeurs des responsables (raspredeliteli otvetstvennykh rabotnikov). Mais tous ces distributeurs appartenaient à la catégorie supérieure et étaient appelés « spéciaux » (spetsraspredeliteli). La haute nomenklatura de la Fédération de Russie, à égalité avec celle de l’Union, était mieux dotée et servie que les nomenklaturas des républiques.
76Officiellement, il n’y avait pas de privilèges plus importants que ceux des ouvriers industriels. Si le gouvernement voulait distinguer un groupe, il le mettait sur un pied d’égalité avec ces ouvriers. En réalité les hautes nomenklaturas du parti, de l’État, de l’armée, du monde artistique et scientifique profitaient d’un ravitaillement spécial (spetssnabjenie) et étaient de ce fait véritablement privilégiées.
77Au milieu des années trente, dans les appareils du parti, de l’État et des syndicats à Moscou et à Leningrad on distinguait les dirigeants (rukovodiachtchie rabotniki) et les responsables (otvetstvennye rabotniki). Les premiers avaient accès à des cantines de la plus haute catégorie (liternye). Les seconds se divisaient en groupes et avaient leurs propres cantines moins luxueuses58. Les normes de ravitaillement étaient partout élevées et les prix au plus bas. En 1935, à Moscou il y avait 74 300 personnes inscrites dans les cantines et 45 000 ayant accès aux magasins spéciaux, à Leningrad il y en avait 12 370 et 10 500. C’est peu pour des villes comptant des millions d’habitants. Un cercle étroit (la nomenklatura du l’URSS et de la RSFSR) qu’on a voulu fermer : les dirigeants et les responsables au niveau républicain ne devaient pas avoir les mêmes privilèges. Cependant, ce cercle ne pouvait pas restait toujours le même, il s’élargissait au centre et en périphérie incluant des artistes, des militaires, des responsables industriels, des savants. Périodiquement, les activistes des républiques et des régions furent gratifiés par des envois spéciaux des marchandises et des produits alimentaires, par l’attribution de logements, de séjours dans les maisons de repos ou par l’augmentation des salaires.
78Après la suppression du système de rationnement en 1935, les magasins, les coopératives, les marchés kolkhoziens fonctionnaient normalement. La population pouvait y acheter librement sans limitation. Pourtant, l’argent et les marchandises manquaient toujours contrairement à la publicité de l’abondance promise par Staline. Les magasins spéciaux n’ont pas disparu, au contraire ils se sont multipliés. Le plafonnement des salaires (partmaximum) des employés du parti et de l’État n’était pas respecté et on a fini par le supprimer en 1934. Les goûts et les normes de comportement des ces employés correspondaient, aux yeux d’André Gide par exemple, à ceux de la petite bourgeoisie. C’étaient ces nouveaux riches, bien nourris, qui faisaient l’éloge du « souci permanent » que le parti et le gouvernement manifestaient pour l’abondance et le bien-être du peuple soviétique. Le Maître du Kremlin s’appuyait sur ce type d’hommes et ces hommes, à leur tour, copiaient ses discours et son comportement. Ils obéissaient mécaniquement aux directives venant d’en haut. Les privilèges, en premier lieu les distributeurs spéciaux, ont obtenu, dans ces années difficiles, une signification vitale pour la survie du pouvoir : la кormouchka s’est même transformée en but en soi.
Un discours sur l’avenir ou « l’impression d’être nourri »
79Un ravitaillement spécial existait bel et bien, mais ses traces dans les archives sont difficiles à repérer. Néanmoins, on apprend que, lorsque la crise du début des années trente s’atténua, l’abandon des tickets de rationnement (1935) n’affecta pas les « travailleurs responsables ». Comme cela s’était déjà produit après la guerre civile, ils conservèrent leurs privilèges. Ce fut le cas pour les « travailleurs » des organes et des institutions comme les Comités centraux du parti et du komsomol, les Écoles supérieures du parti, l’Académie des Sciences sociales, l’Institut Marx-Engels-Lénine, le Musée de Lénine, les Comités centraux des républiques, les comités des régions et des districts, les comités des principales villes dans les régions, les républiques et les districts. Ils avaient une dotation de 80 roubles par personne et par mois à la cantine (doplata stolovym) et un séjour au sanatorium à très bas prix (30 % de la valeur réelle)59.
80Rares sont des documents où on nomme les choses par leur nom. En règle générale, l’expression « soins et traitements » (letchebnye meropriatia) remplace les mots auxquels on pourrait s’attendre si l’on voulait savoir comment se nourrissaient les dirigeants. La langue de bois ne comprend pas de mots simples tels que « cantine », « buffet », « entrepôt », « cuisine » ou « alimentation ». Si, parfois, on trouve dans un document le terme « alimentation », celui-ci est obligatoirement accompagné par l’adjectif « médicale »60.
81Qu’entend-on par « soins et traitements » ? Les explications manquent, mais on peut, par recoupement dire qu’il s’agissait de payer (entièrement ou partiellement) les voyages jusqu’aux sanatoriums et maisons de repos, et les séjours dans ces lieux ; de prendre en charge les soins médicaux à l’étranger ; de subventionner les hôpitaux et les cliniques, les cantines et les cuisines. Ainsi déchiffrée, cette formule apparaît comme un moyen de camoufler des privilèges. Elle l’était devenue avec l’accentuation du discours hypocrite du régime. Cependant, la vision d’un avenir heureux qui avait présidé à la naissance du système peu après la révolution d’Octobre, resta sa justification officielle jusqu’à son écroulement.
82Pendant la guerre civile, un grand nombre de dirigeants bolcheviques défendaient le projet qui consistait à abolir la rémunération monétaire et à la remplacer par un salaire en nature. A. Goltsman, un des hauts responsables des syndicats et le théoricien du salaire en nature, avançait l’idée que la consommation selon les goûts et les habitudes devait être remplacée par une graduation scientifique de la « capacité de consommation » de la population. Toute consommation non justifiée par la nécessité physiologique était, selon lui, un gaspillage, nuisible aux forces productives de la société.
83Avec la N.E.P., on abandonna la pratique des salaires en nature. Le marché libre prit le dessus sur l’adéquation entre la « hauteur de la philosophie » et les « besoins de l’organisme »61. Cependant, les idées selon lesquelles il ne convenait de nourrir que pour augmenter la productivité ou améliorer la production restèrent en vigueur. Elles trouvèrent notamment une application assez originale en ce qui concerne cette catégorie de travailleurs qu’étaient les membres actifs du parti (partiïnye aktivisty).
84Pendant la révolution et la guerre civile ces activistes sacrifiaient leurs forces et leur santé pour la cause du parti. La situation avait changé sous la N.E.P. : la forte concentration de la volonté et la tension nerveuse n’étaient plus nécessaires à ces combattants qui devaient diriger les affaires en temps de paix et de leurs bureaux. Or, voici que ces « hommes de fer », brusquement soumis à la routine administrative, commencèrent à succomber à des suicides, dépressions nerveuses et maladies.
85Les spécialistes et les instances dirigeantes du parti se penchèrent sur ce qu’ils considéraient comme un problème urgent62 : l’avant-garde indispensable à la lutte pour « l’avenir radieux de toute l’humanité » leur semblait sérieusement menacée par une usure avant l’âge.
86Une commission spéciale auprès du Comité central fut créée à la suite du rapport de L. M. Kaganovitch et chargée d’élaborer des instructions pour éviter le surmenage des responsables du parti. Ce fut un spécialiste en médecine et en psychologie, A. B. Zalkind, qui souligna la gravité de la question des « conséquences nerveuses » du militantisme politique devant la Commission centrale de contrôle (Ts. K.K.) et l’Inspection ouvrière et paysanne (R.K.I.)63. Dans son rapport, il s’attacha à éclairer certains aspects de l’hygiène biologique du parti, qu’il traita comme un organisme vivant. Selon lui, un membre actif du parti était la victime typique de l’incompatibilité entre le rythme de son travail et celui de son organisme. Après avoir brossé un tableau de l’état biologique du parti, Zalkind proposait un programme de lutte et de prévention contre les maladies des dirigeants. Le point important de ce programme portait sur l’alimentation64. Le commissaire du peuple à la Santé, le professeur N. А. Semachko, contribua à son tour avec un « abécédaire d’hygiène mentale » au projet d’une circulaire générale du Comité central concernant les conditions de travail des dirigeants du parti. Il prescrivait une réglementation très stricte des heures de repas, une heure de repos après le déjeuner, des promenades avant le coucher, de 7 à 8 heures de sommeil et, entre autres, « la spécification chimique de l’alimentation qui devait contenir essentiellement des protéines, du phosphore et des vitamines »65.
87L’étude scientifique des maladies professionnelles des activistes du parti en 1925 justifia davantage la création en 1919 de la Direction sanitaire et médicale au Kremlin (Letchsanoupr) destinée aux soins des élites gouvernementales. La direction du parti avait le devoir hautement éthique de préserver l’avant-garde de classe. Le parti se voulait le directeur et le protecteur de chaque unité de production, y compris de celles qu’il couvait dans son propre sein. C’était à lui qu’incombaient les charges et les responsabilités de santé et, par conséquent, de bonne nutrition de ces unités. Ainsi, les formules comme « soins et traitements », « alimentation médicale », « subvention aux soins », etc. proviennent-elles du discours qui devait inciter le travailleur, y compris responsable, à augmenter les forces productives, gages de la réussite du communisme. Ces formules et ces discours furent intériorisés par les communistes jusqu’à la fin du pouvoir soviétique à la suite de la perestroïka.
88Dès le début de l’aménagement du Kremlin, en août 1918, la cantine du Sovnarkom (dit kremlevka) fut ouverte dans le bâtiment Kavalerski. D’un côté, Lénine voulait réunir les hauts responsables du parti et de l’État pendant les repas pour leur donner la possibilité d’échanger des informations et de discuter des problèmes du jour66. De l’autre, la cantine devait assurer aux camarades une alimentation nutritive et régulière pour leur éviter les malaises comme celui d’A. D. Tsiuroupa, commissaire à l’Approvisionnement, qui s’était évanoui en juillet 1918 à la réunion du Sovnarkom. En rapport avec cet incident, V. D. Bontch-Brouevitch, responsable de la Direction de l’économie et de la gestion du Sovnarkom, s’attela alors à la création d’une Direction sanitaire et médicale dans l’enceinte du Kremlin. Il établit une première liste des personnes autorisées à manger et à se soigner dans ce lieu67.
89En 1930, la cantine du Sovnarkom fut transférée du Kremlin à la rue Granovski no 2, à deux pas de la Maison du gouvernement. Les hauts fonctionnaires rattachés à cette cantine avaient droit à deux repas par jour. Ils réglaient avec des tickets où figuraient la date, le jour de la semaine et deux mots : déjeuner et dîner. Ces tickets leur étaient vendus à 50 % de leur prix pour un mois. Les 50 % restant, ou la « dotation », étaient payés sur le budget du parti. Les usagers de cette cantine dans les années soixante-dix affirmaient qu’ils avaient « l’impression d’être nourris ». Seuls l’aspect des tickets ou l’intérieur des salles ont changé, le principe de l’approvisionnement ainsi que les prix n’ont pratiquement pas varié. Les sommes, disaient-ils, qu’il fallait payer pour les tickets ou les marchandises dans les magasins étaient « purement symboliques ». Si cet exemple leur suffisait pour se considérer comme pris en charge, la connaissance historique en dit plus long sur l’importance des dons en nourriture reçus par les fonctionnaires, dans le cadre de la kremlevka et en dehors d’elle.
90Les occasions de manger gratuitement étaient très fréquentes. Les délégués de congrès, de conférences et d’autres rencontres étaient toujours traités comme des hôtes et recevaient à cette occasion des tickets de restaurant désignés par la formule « alimentation médicale » (talony na letchebnoe pitanie) et un colis (soukhoï paëk) à la fin de leur séjour. Les organisateurs des rencontres (l’appareil du parti, du komsomol, des syndicats) avaient à leur disposition des fonds spéciaux qu’ils ne dépensaient jamais entièrement. Ils se partageaient ce qui restait.
91Si un haut fonctionnaire était envoyé en mission, une place confortable et une ration gratuite lui étaient réservées dans un wagon-lit. En arrivant sur place, il était reçu « selon son rang ». Passer un week-end dans une confortable maison de repos aux environs de Moscou était une habitude pour un grand nombre de fonctionnaires qui, y vivant en pension complète avec leurs familles, ne payaient qu’un « prix symbolique »68.
92Les élèves des Écoles supérieures du parti, à Moscou comme en province, étaient nourris trois fois par jour pendant la période de leurs études (de six mois à trois ans). Lorsqu’ils quittaient l’école pour les vacances ou définitivement, ils avaient droit à un colis69.
93Les établissements dépendant du Comité central (l’Académie des sciences sociales, l’Institut des sciences sociales, l’Institut Marx-Engels-Lénine et d’autres) avaient des cantines moins raffinées, mais qui laissaient également à leurs clients « l’impression d’être nourris ».
94Les repas étaient entièrement gratuits dans la maison d’hôtes du Département international du Comité central où l’on recevait les visiteurs étrangers.
95Les occasions de recevoir un cadeau en nature étaient multiples. Au plus haut niveau, les denrées utilisées dans la cuisine particulière du Kremlin étaient en partie dues aux dons que les secrétaires des républiques et des régions offraient aux dignitaires du parti et de l’État à l’occasion des fêtes et des anniversaires ou d’une visite au Kremlin. Les dirigeants des pays socialistes observaient le même usage. Fidel Castro, par exemple, payait son tribut en fruits exotiques tandis que Janos Kadar envoyait des caisses de pommes et de vin.
96Par ailleurs, il existait de multiples signes sémantiques qui rappelaient qu’un privilège relevait toujours de la fonction nourricière du pouvoir. Ainsi, le nom du magasin d’alimentation réservé aux privilégiés – « raspredelitel’ » (distributeur) – évoque quelqu’un qui divise pour donner.
97Le Secrétariat du Comité central inscrivait souvent à l’ordre du jour de ses réunions la question des « dotations en argent » pour les hauts responsables du parti et de l’État. Or, bien qu’il se soit agi d’argent, le terme russe – denejnoe dovolstvie – qu’on trouve dans les documents, évoque la nourriture offerte par le maître en échange de services (dovolstvie, synonyme de prodovolstvie, khartchi)70.
98Si l’on veut signifier qu’une place dans les sphères de pouvoir est avantageuse, on utilise une expression rappelant que cette place permet d’avoir du pain (khlebnoe mesto).
99Le verbe « se nourrir » est le synonyme de « servir » sans que quiconque s’étonne d’un tel usage.
100Enfin, tout le système de privilèges fut baptisé par les Soviétiques d’un terme – kormouchka – qui évoque l’image assez grossière d’un récipient contenant de la nourriture pour les animaux, le râtelier. Ce même mot est synonyme de pouvoir. Par exemple, dans une expression courante, dont le sens est « aspirer au pouvoir » (vse oni k kormouchke tianoutsia), le « pouvoir » est signifié par « kormouchka ».
101On peut probablement trouver des expressions semblables dans d’autres langues. C’est bien le cas d’« aller à la soupe » en français, dans le sens d’« accepter de servir le pouvoir ». Il convient de souligner à propos de ce type d’expressions, que leur signification dépend des conditions d’usage. L’expression française retentit comme un écho lointain. Nous ne trouverons pas pour cette figure de rhétorique ni de champ sémantique aussi dense, ni de fondement historique aussi solide que ceux de son analogue russe. La question est ici celle du degré d’emprise de la réalité sur le langage. Dans le cas russe, il s’agit de pratiques dont on ne doit pas sous-estimer la prégnance.
102L’imaginaire politique des Soviétiques associait le pouvoir à la gamelle ou au râtelier. Cette image est particulièrement renforcée si l’on regarde le budget du parti comme une kormouchka qui attire les carriéristes et dont tout le monde dépend71.
103Après les réformes du milieu des années soixante qui introduisaient une gestion fondée sur le critère d’efficacité (khozrastchet), le modèle observable essentiellement au Kremlin se propagea largement dans les sphères des directions économiques. En effet, mis en concurrence par la réforme, les chefs entreprenants commencèrent à jouer sur des investissements sociaux croissants. Le ravitaillement des travailleurs était bien entendu au centre de cette politique. La tendance était générale et la plupart des entreprises s’efforçaient d’offrir le plus d’avantages possible. Afin d’attirer une main-d’œuvre qualifiée, un personnel spécialisé ou une bonne clientèle, les directeurs d’entreprise habiles organisaient une sorte de comptoir (stol zakazov)72 où leurs hommes passaient des commandes d’achat et recevaient la marchandise ; ils concluaient des contrats avec des sovkhozes et des kolkhozes pour la fourniture de vivres ; ils se procuraient, auprès des autorités locales, des terrains qu’ils distribuaient à ceux qui désiraient cultiver un jardin potager73. Dans la plupart des cas, les comptoirs n’avaient qu’un maigre assortiment à proposer : de la viande, quelques boîtes de conserves ou, parfois, un bon produit mais vendu obligatoirement avec une chose inutile. Néanmoins, pendant une dizaine d’années, les Soviétiques se vantaient (ou se plaignaient !) les uns aux autres de leurs comptoirs. Significativement, le « comptoir » veut dire en russe « table ». L’image d’un système organisé autour de tables devint très forte. Je dirais, en citant les propos d’un propagandiste du Comité du parti de Tver, « c’étaient des années, au cours desquelles tout le monde obtint accès à la mangeoire (vsekh dopoustili k kormouchke) »74. Le pouvoir d’un seul Maître du Kremlin perdait de sa force.
Conclusion
104« Pouvoir nourricier » : une telle qualification paraît paradoxale à propos du régime stalinien, célèbre par ses nouvelles pratiques de terreur. Nonobstant, l’analyse de ce régime du XXe siècle passerait à côté des comportements des gens si l’on n’y incluait pas une dimension anthropologique.
105Au vu des habitudes séculaires du kormlenie, on ne peut pas se contenter de dire que les bolcheviks aboutirent, pour des raisons idéologiques (socialisme dans un seul pays, industrialisation accélérée), à un cercle vicieux : distribution planifiée – pénurie – planification. Ce n’est le cas que pour un regard extérieur qui compare avec des régimes démocratiques plus équitables. Aux yeux des Soviétiques, il s’agissait, durant des décennies, d’un pouvoir qui signifiait une amélioration des conditions matérielles d’existence si l’on y accédait, ou tout simplement si l’on s’en approchait.
106Inversement, les exclus du cercle du pouvoir devaient lui sacrifier, le plus souvent, des aliments (cadeaux en nature – toque en fourrure, caviar, vodka ou cognac – offerts aux fonctionnaires).
107La déformation bureaucratique du socialisme ou l’utopisme des directives socialistes, évoqués souvent dans l’historiographie de l’U.R.S.S., ne doivent pas nous limiter à la seule conclusion que les bolcheviks ne tinrent pas leurs promesses. Il convient également de conclure que, tout en étant mensonger et inefficace pour la société, leur système leur permit de conserver le pouvoir grâce à la politique « du bâton et de la carotte », essence même du système.
108Comme nous l’avons vu, le pouvoir incitait ses adeptes à grimper l’échelle sociale pour accéder aux réseaux élitistes qui gravitaient autour du Kremlin. Depuis des siècles, ce lieu a son mode de fonctionnement au sein duquel nous avons remarqué une alternance de grâces et de disgrâces, exprimées par des dons en nourriture. Gouverner à partir de ce lieu implique l’activation de la fonction nourricière.
109Il ne faut pas pourtant penser qu’il s’agit des survivances du passé et encore moins d’une continuité de l’histoire de kormlenie. Dans le cadre permis par cet article, il s’agissait précisément des changements qui ont eu lieu durant l’histoire séculaire. On peut plutôt penser que la vision linéaire du temps (l’avenir progressiste remplace le passé révolu) empêche d’envisager l’entremêlement des différentes temporalités. Tout renouveau puise dans le passé, le rejetant ou le transformant, en fonction des projets d’action humaine en cours. C’est en agissant au quotidien que les hommes, porteurs des expériences passées, produisent leur temps présent. De ce point de vue, le mot kormouchka ne semble pas être juste une ironie amère, mais apparaît comme un exemple remarquable de la réactualisation sémantique d’une représentation du pouvoir qui doit nourrir et grâce auquel il faut savoir se nourrir. D’une représentation qui plonge ses racines dans les profondeurs de la culture russe.
Notes de bas de page
1 Pour la présentation des écoles et des courants politistes, voir : Bertrand Badie, Culture et politique, Paris, Economica, 1993. L’exemple le plus complet de ce type d’approche comparatiste, chez Gabriel Almond, Bingham Powell, Comparative Politics, Little Brown, 1966, 2 éd. 1978. La définition de la culture politique utilisé par ce courant, chez Lucien W. Pye, Sidney Verba, Poliical culture and Political Development, Primceton Univ. Press, 1965.
2 Сlifford Geertz, The interpretation of Culture, N.-Y. 1973 cité d’après Bertrand Badie, op. cit., p. 14-15.
3 Cité d’après Bertrand Badie, Op. cit., p. 15.
4 Sheila Fitzpatrick, Le stalinisme au quotidien. La Russie soviétique dans les années trente, trad. de l’anglais, Paris, Flammarion, 2002 ; Stephen Kotkin, Magnetic mountain. Stalinism as a Civilization, Univ. of California Press, 1995 ; Anatoli Vichnevski, La faucille et le rouble. La modernisation conservatrice en URSS, Paris, Gallimard, 2000.
5 Reinhart Koselleck, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, p. 334.
6 Mikhail Bakhtin, « Formy vremeni i xronotopa v romane. Očerki po istoričeskoj poêtike » [« Les formes du temps et du chronotope dans le roman. Essais sur la poétique historique »], Voprosy literatury i êstetiki, Moscou, 1975, p. 235 ; « Le sens spécifique de ce terme (chronotope) dans la théorie de relativité est sans importance pour nous. Seule importe l’idée d’un ensemble inséparable (temps comme quatrième dimension de l’espace) », Ibid.
7 Dvourouchnik [‘homme à « double face » qu’on appelait à démasquer dans les années trente], otchtchepenets [celui qui se détache de la collectivité], prispechnik [acolyte, partisan politique de la bourgeoisie], joupel [chose épouvantable], kramola [discours et actions séditieux], zlobodnevny [d’actualité], zlopykhatel [celui qui porte un mal en soi, qui aspire au mal]. Parmi d’autres archaïsmes dont on se lasse dans la langue de bois, on trouve : predsedatel [président], istina [vérité], krougozor [horizon], koulak [paysan riche], poprichtche [carrière, champ d’action], preslovouty [fameux au sens ironique], oubejdenie [conviction], khalatnost [négligent, nonchalant], Vladimir Vinogradov, Istorija slov [L’histoire des mots], Moscou, 1994, p. 199.
8 Boris Uspenski, Kratkij očerk russkogo literaturnogo âzyka [L’aperçu de la langue littéraire russe], Moscou, 1994, p. 187.
9 Voir par exemple Martin Malia, La tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Paris, éd. du Seuil, 1995 : « Au programme de ce livre, il y a d’abord la volonté de réaffirmer la primauté de l’idéologique et du politique sur le social et l’économique pour comprendre le phénomène soviétique. Il s’agit de réhabiliter une histoire ‘d’en haut’ aux dépens d’une histoire ‘d’en bas’ comme force motrice du développement du communisme soviétique » p. 29.
10 Alain Besançon, Présent soviétique et passé russe, Paris, Hachette, 1986.
11 Cet article s’appuie sur une recherche plus approfondie dans le livre : Tamara Kondratieva, Gouverner et nourrir. Du pouvoir en Russie (XVIe-XXe siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 274.
12 Pour une mise au point, voir Jacques Revel, « La royauté sacrée. Eléments pour un débat », La royauté sacrée dans le monde chrétien, éd. Alain Boureau et Claudio Sergio Ingerflom, Paris, Éd. de l’EHESS, 1992, p. 8.
13 Parmi les recherches qui ont été publiées ces dernières années, voir Boris Uspenski, Viktor Živov, « Car’ i bog. Semiotičeskie aspekty sakralizacii monarxa v Rossii » [« Tsar et Dieu. Les aspects sémiotiques de la sacralisation du monarque en Russie »], Âzyki kul’tury i problemy perevodimosti, Moscou, 1987 ; C. S. Ingerflom, « Les représentations collectives du pouvoir et ‘l’imposture’ dans la Russie des XVIIIe-XXe siècles », La royauté sacrée… op. cit. ; Miguel Arranz, « Le spirituel de l’onction des empereurs de Constantinople et de Moscou », Da Roma a la Terza Roma, t. I, 1981 ; pour une mise au point historiographique sur les couronnements, M.-K. Schaub, « Les couronnements des tsars en Russie du XVIe au XVIIIe siècle. Essai d’historiographie », La royauté sacrée… op. cit.
14 Emmanuel Le Roy Ladurie avec la collaboration de Jean-François Fitou, Saint-Simon ou le système de la Cour, Paris, Fayard, 1997, Annexe 1 - Sur Norbert Elias.
15 Norbert Elias, Société de cour, Paris, Champs Flammarion, 1985, p. 121-136.
16 Il s’agit d’une solitude de principe, non sans exceptions. Pour les précisions, voir : E. Le Roy Ladurie avec la collaboration de Jean-François Fitou, Op. cit., pp. 91-93. Pour l’évolution du cérémonial à table des rois de France, voir : Georges et Germaine Blond, Festins de tous les temps. Histoire pittoresque de notre alimentation, Paris, 1976.
17 Fermand Braudel, Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe-XVIIIe s. Les structures du quotidien, Paris, 1979, p. 170. Braudel cite à ce propos Louis-Sébastien Mercier, en sous-entendant que son Tableau de Paris est valable pour le XVIIe s. En effet, le « marché regrat » de Versailles commence à fonctionner avec les déplacements de la cour au château en 1672. Cf. Marie-Antoine De Helle, Le vieux Versailles, éd. Lefebvre, 1969, t. I, p. 137-138.
18 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782, t. V, p. 251.
19 C’est une règle qui connaît des exceptions : les fils de tsar, les hôtes couronnés, par exemple le prince de Holstein en 1602 et les boyards en 1581, pouvaient y être conviés. Leonide Uzefovitch, Kak v posol’skix obyčaâx vedëtsâ... [Comment ça se fait selon la coutume de l’ambassade…], Moscou, 1988, p. 133.
20 Raphael Barberini, « Putešestvie v Moskoviû » [« Voyage en Moscovie »], Skazaniâ inostrancev o Rossii v XVI i XVII vv, Saint-Pétersbourg, 1843, pp. 30-31 ; « Opisanie putešestviâ v Moskoviû posla rimskogo imperatora Nikolaâ Varkoča » [« La description du voyage en Moscovie de N. Varkotch, ambassadeur de l’empereur romain »], Čteniâ obščestva drevnostej rossijskix (ČOIDR), Moscou, 1874, kn. 4, p. 29 ; A. Guldenstierne, « Putešestvie ego knâžeskoj svetlosti gercoga Gansa Šlezvig-Golštinskogo v Rossiû », [« Le voyage en Russie de son Altesse Hans, duc de Schleswig-Holstein »], ČOIDR, 1911, kn. 3, pp. 19-23 ; Grigori Kotošixin, O Rossii v carstvovanie Alekseâ Mixajloviča [Sur la Russie sous le règne d’Alekseï Mikhaïlovitch], ed. by A. E. Pennington, Oxford, 1980, pp. 28, 33, 88, 90, 93 ; Sigismound Herberstein, Zapiski o Moskovii, Moscou, 1988, pp. 215-219 ; éd. fr. : la Moscovie du XVIe siècle vue par un ambassadeur occidental, Herberstein, Paris, 1965, pp. 243-250. On pourrait citer d’autres témoignages étrangers.
21 « Zapiska o carskom dvore » [« Notes concernant la cour de tsar »], Akty istoričeskie, t. II, Saint-Pétersbourg, 1841, no 355, p. 423. Dans cette source, la podatcha est envoyée aux nobles les plus haut placés [dumnye lûdi]. D’après Grigori Kotošixin (op. cit.), leur cercle est plus large [boâre, okol’ničie, dumnye], Il y inclut également les « proches du tsar » [bližnie lûdi], appellation couvrant des favoris de rangs inférieurs, des panetiers [stol’niki] et des écuyers [strâpčie]. De toute façon, les privilégiés n’étaient définis qu’approximativement par le rang, leur nom et leur nombre variant selon la volonté du tsar (en établir des listes à partir des archives pourrait constituer l’objet d’une recherche à part). Pour des précisions sur la noblesse de cour, voir : Alexis Berelowitch, La hiérarchie des égaux. La noblesse d’Ancien Régime, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Seuil, 2001.
22 G. Kotochichin, op. cit., p. 90.
23 Ibid., p. 94.
24 Ibid., p. 91.
25 Dvorcovye razrâdy [Les registres du palais], t. 1-4, Saint-Pétersbourg, 1850-1855, t. I, p. XV.
26 Claude Macherel, « Don et réciprocité en Europe », Archives européennes de sociologie, 1983, no 1, p. 155. Pour ce type d’approche, voir également : Jacques Godbout en collaboration avec Alain Callé, L’esprit du don, Paris, Ed. La Découverte, 1992. L’essai classique de Marcel Mauss est bien évidemment un support indispensable à toute réflexion sur le don : Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année Sociologique, 1923-1924, t. 1, réédition Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1993.
27 Pour l’orientation des recherches, voir : La sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges. Actes du colloque de Rouen, 14-17 novembre 1990, Publications de l’Université de Rouen no 178, Rouen 1992. Dans ce recueil la communication de Martin Aurell (« Le roi mangeur et les élites à table », pp. 119-132) est spécialement consacrée à la table royale à travers les âges et les aires culturelles. « Hiérarchie ou égalité, préséance ou nivellement, taxinomie sociale ou effacement des contrastes… » C’est autour de ces paradoxes que se centre la réflexion d’une équipe de chercheurs dont Martin Aurell fait partie.
28 Ludmila Najdënova, « Svoi i čužie v Domostroe », [« A propos des termes « les nôtres » et « les étrangers » dans le Ménagier »], dans Čelovek v krugu sem’i, Moscou, 1996, p. 294.
29 Plusieurs lamentations invitent le « père-nourricier » [kormilec batuško], à venir au festin, à manger et à boire de la bière et du vin servis par ses proches. Cf. Pavel Šejn, Velokoruss v svoih pesnâh, obrâdah, obyčaâh, verovaniâh, skazkah, legendah i t. p. (Le Grand-Russien à travers ses chansons, coutumes,, rites, croyances, contes, légendes, etc.), Saint-Pétersbourg, 1900, t. 1, fasc. 2, pp. 780, 791.
30 VIadimir Dal’, Tolkovy slovar’živogo velikorusskago âzyka, [Dictionnaire du russe vivant], 3e éd., Moscou, 1909.
31 Izmail Sreznevski, Materialy dlâ slovarâ drevne-russkogo âzyka [Matériaux pour un dictionnaire du vieux-russe], Saint-Pétersbourg, 1893.
32 On peut s’adresser avec ces mots au tsar ainsi qu’à tout autre homme.
33 Ivan Zabelin est l’un des historiens qui insistent sur l’existence d’un prototype populaire à la construction de l’État, Domašnij byt russkix carej v XVI i XVII stoletiah, [La vie quotidienne des tsars russes aux XVIe et XVIIe siècles], Moscou, 1990, p. 30-38.
34 Ce type de tournée décrite par Constantin VII Porphyrogénète (De administrando imperio, les années quarante du Xe s.) pour la Russie de Kiev est bien connu dans tous les continents. Pour une synthèse des connaissances sur cette organisation socio-politique primitive, voir : Juri Kobiščanov, Polûd’e : âvlenie otečestvennoj i vsemirnoj istorii civilizacij [Le Polioud’e ou un phénomène de l’histoire des civilisations russe et mondiale], Moscou, 1995.
35 I. Zabelin, Domašnij byt russkix carej..., op. cit, p. 44.
36 Alexandre Zimin montre une grande ambiguïté dans cet acte de suppression. Aucun oukase de ce type n’est trouvé. Connu aux historiens seulement sous forme d’un récit inscrit dans la Chronique de Nikon, l’abandon du système reste discutable. Voir : « Prigovor 1555-1556 i likvidaciâ kormlenij v Russkom gosudarstve » [« Prigovor et la liquidation du système du kormlenie »], Istoriâ S.S.S.R., 1958, no 1.
37 Sur les faiblesses et le retard du système financier au XVIIe siècle, voir : Alla Mel’nikova, Russkie monety ot Ivana Groznogo do Petra Pervogo [Les monnaies russes d’Ivan IV à Pierre le Grand], Moscou, 1989.
38 Boris Mironov, « Vliânie revolûcii cen v Rossii XVIII v. na ee êkonomičeskoe i social’nopolitičeskoe razvitie » [« La révolution des prix en Russie au XVIIIe s. et son rôle dans le développement social et politique »], Istoriâ SSSR, 1991, no 1.
39 Pour Natalia Demidova, il s’agit, « dans une certaine mesure, de vestiges », ce qui minimise l’importance du phénomène si l’on en juge d’après les données rapportées par ce même auteur, Služilaâ burokratiâ v Rossii XVII v i eë rol’ v formirovanii absolutizma [La burocratie de service en Russie au XVIIe siècle et son rôle dans la formation de l’absolutisme], Moscou, 1987, p. 145.
40 Guennadi Enin, « Voevodskoe prazdničnoe kormlenie v načale 60-yx godov XVIII v. » [« L’entretien des voïvodes dans les années soixante du XVIIIe s. »], Vspomogatel’nye istoričeskie discipliny, t. XXV, Saint-Pétersbourg, 1994, p. 103-116.
41 Sigurd Schmidt, « Mestničestvo i absoljutizm », Absoljutizm v Rossii (XVII-XVIII) [« L’ordre de préséances et l’absolutisme »], Absolutisme en Russie (XVII-XVIII siècles), Moskva, 1964, p. 172-173.
42 Juri Lotman, Elena Pogosian, Velikosvetskie obedy [Les dîners mondains], Saint-Pétersbourg, 1996.
43 Mikhail Fabricius, Kreml’v Moskve. Očerki i kartiny prošlogo i nastoâŝego, [Le Kremlin à Moscou. Des tableaux du passé et du présent], Мoscou, 1997 (selon l’édition de 1883).
44 Cet oukase date de 1715. Depuis cette date jusqu’en 1721, période transitoire des Bureaux aux Collèges, le nombre de fonctionnaires a doublé (3101) de même que leurs soldes en argent et céréales. Cf. André Meduševski, « Istočniki o formirovanii bûrokratii v Rossii pervoj četverti XVIII veka » [« Sources pour l’histoire de la bureaucratie en Russie dans le premier quart du XVIIIe s. »], Istočnikovedenie otečestvennoj istorii, Moscou, 1989, p. 159.
45 Russkij byt po vospominaniâm sovremennikov XVIII veka. Vremâ Ekateriny II [La vie quotidienne d’après les contemporains. L’époque de Catherine II], Moscou, 1922, p. 102.
46 Le kormlenie en tant qu’un phénomène typique du XVIIe siècle est étudié par Guennadi Enin, Voevodskoe kormlenie v Rossii v XVII veke [L’entretien des voëvodes par la population de district en Russie au XVII siècle], Saint-Pétersbourg, 2000.
47 Selon les données du Ministère de l’Intérieur, en 1845 les gouverneurs de toutes les provinces, à l’exception de Saint-Pétersbourg et de Moscou, recevaient 1716 roubles de solde et autant d’« argent de table ». Pour l’ensemble des données Petr Zajonchkovski, Pravitel’stvennyj apparat samoderžavnoj Rossiii v XIX veke [L’appareil gouvernemental de la Russie autocratique au XIXe siècle], Moscou, 1978, p. 71-90.
48 Voir un long commentaire de Richard Pipes qui se réfère aux grands classiques de l’historiographie et de la littérature russes du XIXe siècle, Russia under the old Regime, London, 1974, p. 281-290.
49 Anatole Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 529.
50 Voir une analyse approfondie des rapports entre les économistes, les administrateurs et les principaux acteurs sociaux dans Alesandro Stanziani, L’économie en révolution. Le cas russe, 1870-1930, Paris, Albin Michel, 1998.
51 Dekrety sovetskoj vlasti, [Les décrets du pouvoir soviétique], Moscou, 1957, t. I, p. 38.
52 Ibid., p. 108.
53 Il faut entendre que ce système réalise une idée de Lénine exprimée au printemps de 1918 dans Les tâches immédiates du pouvoir des soviets. Elle consiste à unir, à travers les secteurs de ravitaillement des soviets, les communes et les coopératives : « toute la population en une seule et unique coopérative » [ediny vsenarodny kooperativ]. Le programme adopté dans ce sens par le VIIIe Congrès du parti prévoyait le « remplacement du commerce par une distribution des produits alimentaires, planifiée et organisée par l’État à l’échelle de tout le pays » KPSS v rezoluciâh [Résolutions du PCUS], t. 1, p. 425.
54 Dekrety sovetskoj vlasti, op. cit., t. VI, p. 352.
55 C’est la thèse défendue par Serguei Pavlûčenkov. Il montre que la politique de régulation draconienne, la dictature de ravitaillement et, par conséquent, tout le système du communisme de guerre ne furent pas provoqués par un manque de produits alimentaires en 1918-1919. Une contribution importante à cette problématique : Silvana Malle, The economic organisation of war communism, 1918-1921, Cambridge-London-New-York, 1985. Pour une bonne revue de la question, cf. : Jacques Sapir, « La guerre civile et l’économie de guerre », Cahiers du monde russe, vol. 38 (1-2), janvier-juin 1997.
56 Des données récemment vérifiées permettent d’affirmer : « Si en 1921-1922 la famine toucha des dizaines de millions (plus de 30) en emportant quelques millions de vie (1,5-2 millions selon l’estimation réaliste), en 1922-1923 elle toucha des millions de personnes dont des dizaines de milliers moururent, enfin en 1923-1924, elle frappa des dizaines de milliers de gens en faisant des milliers de victimes », dans Sovetskaâ derevnâ glazami VČK-OGPU-NKVD. Dokumenty i materialy, [La campagne soviétique vue par les organes de sécurité. Recueil de documents], Alexis Berelowitch et Viktor Danilov (Eds), Moscou, 1998, t. 1 (1918-1922), p. 14.
57 En 1928, on produisait, par exemple, 12 m. de coton, 80 cm. de tissu en laine, 0,4 paire de chaussures, un bas et une chaussette par personne et par an. Cf., Istoriâ socialističeskoj êkonomiki [Histoire de l’économie socialiste], Moscou, 1977, t. 3, p. 225-234.
58 G.A.R.F (Archives d’État de la Fédération de Russie), f. 5446, op. 16a, d. 343, l. 1.
59 R.G.A.N.I., (Archives du Comité central du PCUS après 1948), f. 5, op. 26, d. 65, rol.5026, l. 77, 79.
60 T.C.D.N.I., (Archives du PCUS de Tver), f. 147, op. 5, ed. xr. 645, 885, 895 ; d. 80, kor. 692.
61 Ce sujet est traité, dans : Antonella Salomoni, « Industrialisme » contre « sabotage », Revue des études slaves, t. 61, fasc. 4, 1989, p. 407.
62 Sur ce type de crise vécue par des révolutionnaires après avoir conquis le pouvoir, cf. Antonella Salomoni et Marc Ferro, « Discours médical, révolution et maladie en U.R.S.S. », Chimères, 1991, no 12.
63 Aron Zalkind, « O zabolevaniax partaktiva » [« Sur les maladies des cadres actifs du parti »], Krasnaâ nov’, 1925, no 4, p. 187-203. Voir également son travail plus élaboré sur ce sujet Revoluciâ i molodež’. Sbornik statej s predisloviem M. N. Lâdova [La révolution et la jeunesse. Recueil d’articles avec une préface de M. N. Liadov], Moscou, 1925.
64 A. Zalkind, Zabolevaniâ partaktiva, Op. cit., p. 188.
65 Ibid., p. 200.
66 D’après Lidia Chatounovskaia, op. cit., p. 40-41.
67 Materialy Kremlevskoj komissii TsK RKPb [Les matériaux de la Commission du Comté central du Parti bolchevique], publié par Guennadi Bordugov, Neizvestnaia Rossia. Vyp. 2. Moscou, 1992. p. 261-271. Certains documents rapportant les détails sur les rations de Lénine, Staline, Kalinine, Tsurupa, Zinoviev. Kamenev, Enukidze et des menus de la cantine du Kremlin en 1920-1921 sont publiés dans : Russki arxiv, 1993, no 3, p. 230-234.
68 Entretien avec Nikolai Mitrofanov.
69 T.C.D.N.I. (Archives du PCUS de Tver), f. 147, op. 69, d. 792.
70 R.G.A.N.I. (Archives du Comité central du PCUS après 1948), f. 4, op. 9, d. 166g (procès-verbaux no 7 et 8, 11 et 19 avril 1956). Par exemple, les adjoints aux chefs de secteur du C. C. avaient un salaire de 2500 et une dotation de 2000 roubles. Les aides-adjoints du Président du Conseil des ministres de l’U. R. S. S. avaient un salaire de 5425 et une dotation de 4000 roubles (f. 5, op. 21, d. 55).
71 Une masse de documents contenant les demandes de ce type est aujourd’hui accessible aux archives du parti : R.G.A.N.I, f. 5, op. 26, rolik 5027.
72 En russe « stol » (table). Il s’agit d’un endroit – buffet, bureau de syndicat, entrepôt – où l’opération de commande et de règlement d’achat pouvait se faire.
73 Alec Nove a bien saisi cet aboutissement du système : « Le centre est souvent incapable de diriger l’activité de ce qu’on appelle en U.R.S.S. ses "principautés féodales". De jeunes économistes soviétiques ont affirmé que leur système n’était pas réellement une économie de commandement, mais une économie de marchandage », Préface à G. Roland, Economie politique du système soviétique, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 6.
74 Entretien avec Viktor Suvorov.
Auteur
Professeur d’histoire à l’Université de Valenciennes
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