Prolégomènes : un millénaire d’échanges franco-russe
p. 19-24
Texte intégral
1Les relations entre la France et la Russie s’inscrivent dans un cadre millénaire et un contexte géopolitique international mouvant. Elles ont été marquées par des rapprochements mais aussi de longues périodes de rupture qu’il n’est pas inutile de rappeler ici afin de bien mesurer les degrés d’amitié et d’incompréhension.
Pour l’amour d’une reine.
2Le monde russe fut intégré à l’oikouménè byzantine par le grand prince Vladimir de Kiev lors du baptême de 988. Il est alors une des composantes majeures et à ce titre fait partie jusqu’en 1054 de l’héritage de la tradition impériale romaine et chrétienne. Dans le courant du XIe siècle, la principauté de Kiev s’insère naturellement dans le jeu politique européen par des relations matrimoniales avec les grandes familles princières. Ainsi le roi de France, Henri Ier (1031-1060), veuf en 1044 de Mathilde de Frise sa première épouse et sans héritiers légitimes envisage de se remarier rapidement pour assurer le maintien de la dynastie des Capétiens directs. Le moine Rudolf, auteur d’une Vie de saint Lietbert, évêque de Cambrai, écrit que : « l’aristocratie française était prête à lui donner pour femme, la fille du roi des Russes »1. En dépit de quelques incertitudes chronologiques, le mariage d’Henri et d’Anne de Kiev, fille de Iaroslav le Sage2 eut lieu à Reims en 10513.
3Ainsi naquit en 1052, Philippe, futur roi de France, doté d’un prénom d’origine grecque jusqu’alors inusité chez les Capétiens. La mort soudaine d’Henri, en 1060 à Vitry-aux-Loges près d’Orléans, place le jeune prince âgé de 9 ans sous la tutelle du comte Baudouin de Flandre. Néanmoins, tous les actes sont signés : philippus rex cum matre sua regina comme l’atteste un document daté d’Etampes du 25 novembre 1060. Cette présence de la reine Anne se traduit encore à travers un diplôme délivré à Soissons en 1063 en faveur de l’abbaye Saint-Crépin qui porte en slavon l’autographe Aegna reina, rappelant clairement son rang et son identité. La situation de la reine est alors délicate après avoir reçu de Nicolas II, en 1059-1060, une lettre, rédigée par Pierre Damien, pour l’exhorter à remplir ses devoirs de mère et d’épouse avec des compliments sur sa générosité envers les pauvres et ses libéralités envers les églises. Il lui est également conseillé de conserver la soumission à l’Église, d’y exhorter à son tour le roi et d’élever ses enfants dans une sainte justice.4 La correspondance de Gervais de Reims avec Alexandre II (1061-1073) mentionne que « Le royaume est très troublé... » par les secondes noces d’Anne « Notre roi Philippe en est tout attristé et tout autant ses conseillers. J’en suis moi-même très affecté…5 ».
4En effet, contrairement aux préceptes canoniques, Anne veuve s’était remariée deux ans après la mort du roi avec Raoul II de Péronne, comte de Crépy. Lui-même veuf d’une première épouse mais qui s’était remarié en 1053 avec une dame Haquenez, apparentée au comte de Champagne. Il l’avait répudiée pour épouser la reine veuve. Le pape avait reçu une plainte de la femme délaissée et avait donné instruction à l’archevêque de rencontrer le comte Raoul pour savoir « si l’affaire est bien telle que cette femme l’a rapportée », et d’agir en conséquence. Le scandale provoqué par la jolie veuve russe s’apaisa6 avec la mort de Raoul en 1074 et Anne put Prolégomènes : un millénaire d’échanges franco-russe 21 reparaître à la cour. Elle signa encore un acte en 1075 mais les archives perdent ensuite sa trace. Cette disparition mystérieuse ouvre la porte à de multiples hypothèses sur son lieu de sépulture.7 Il nous reste son psautier en écriture cyrillique, conservé aujourd’hui à la bibliothèque de Reims, considéré abusivement comme l’un de plus anciens documents de la littérature russe8 !
5La destinée de cette reine cultivée s’inscrit cependant dans un contexte de rupture avec l’Orient : le schisme de 1054 aggravé par le sac de Constantinople par les Croisés en 1204 et la défaite en 1244 des chevaliers teutoniques arrêtés dans leur marche vers l’est à la « bataille des glaces » sur le lac Tchoudes par Alexandre Nevski. L’épisode fait partie de l’imaginaire des peuples avec la musique de Prokofiev et le film éblouissant d’Eisenstein. Néanmoins, la construction de stéréotypes virulents sur chacun des protagonistes contribua aux XIIe-XIIIe siècles à nettement les séparer et à développer un climat d’incompréhension. La Russie en passant sous le joug mongol (1237-1240) devait durablement s’éloigner de l’Occident.
Une relation idéalisée : les arts et les lettres
6Pour Alexandre Pouchkine « La Russie est entrée en Europe comme un navire lancé à coups de hache dans le tonnerre des canons » le 16 mai 1703 avec la fondation de cette forteresse de l’île aux Lièvres qui devait céder la place à Saint-Pétersbourg. L’image est à la mesure des rêves et de la curiosité de Pierre le Grand. De son séjour en France à l’époque de la régence de Philippe d’Orléans en 1717, il en revint plein d’enseignements et de notes de ce qu’il voulait reproduire dans sa nouvelle capitale9. Le premier traité d’amitié franco-russe est signé le 15 août 1717 à Amsterdam. Les deux états veulent former un partenariat privilégié et peser dans la politique internationale de l’époque.
7Catherine II (1729-1762-1792), la « Sémiramis du Nord » pour Voltaire10 devait faire pénétrer les Lumières et la culture française en Russie et dans la haute aristocratie. Admiratrice dévouée des philosophes, elle se plonge après 1765 dans l’Esprit des Lois qu’elle analyse et décortique pour en composer un volumineux résumé qui lui servit pour dresser le projet d’un nouveau Code de lois, dite Nakaz. La même année, elle se propose de racheter à Diderot, en partie ruiné par les condamnations de l’Encyclopédie, sa bibliothèque tout en lui en laissant la jouissance avec le versement d’une pension régulière. Cette subvention à la recherche avant l’heure devait se doubler d’une quête des meilleures œuvres d’art conservée au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg : Raphaël, Titien, Rembrandt, Véronèse, Rubens, Van Dyck mais aussi Le Nain, Poussin, Maynard, Nicolas de Largillière, Watteau, Lancret et Chardin sont autant de modèles qui sous tendent une vaste politique de construction. Dans cette ébullition créatrice, Voltaire n’hésite pas à mettre sa plume11, non sans rétribution, au service de la Russie de la grande Catherine dont il pressent être l’incarnation d’un nouveau modèle de prince, dans un état rénové et guidé par la Raison. Cette idéalisation de l’autre devait être reprise ultérieurement.
8La réalité brutale de la Révolution Française devait entrainer l’annulation de tous les traités signés avec la France notamment après l’exécution de Louis XVI. Les loges maçonniques furent fermées, les intellectuels « éclairés » exilés ou condamnés à la déportation en Sibérie. Quant aux Français établis en Russie, ils doivent « prêter un serment de haine à la Révolution et de fidélité à la religion et au roi Louis XVII ». Cruel raccourci de l’Histoire et retournement des alliances. La tyrannie à changé de visage auquel l’argent de « la perfide Albion » a donné un nom : Bonaparte.
Ambitions et désillusions
9« L’énigmatique tsar » Alexandre Ier (1801-1825) est quelque part le fruit des évolutions contradictoires de l’époque précédente. L’aspiration à la paix et à la fraternité s’éclaire de la guerre. La vision de Léon Tolstoï est remplie de ce drame. La paix de Tilsitt (25 juin 1807) tenta de restaurer le fil rompu entre la France et la Russie mais une tranquillité vécue dans le déshonneur et au prix de la misère était inacceptable. Le 24 juin 1812 commença la « guerre patriotique », jalonnée de noms : Smolensk, Borodino, Moscou. La détermination du vétéran Koutousov suppléa à l’élégance versatile d’un tsar pour venir à bout d’un bouillonnant porteur de glorieuses utopies destructrices. Curieux vainqueurs qui continuent de garder et de protéger les aigles impériaux à l’abri de la cathédrale de Kazan. Tout aussi étranges occupants de 1815 à 1817 que ces cosaques jugés « bon enfant »12 dont on conserve le souvenir du « bistrot ». À l’issue du Congrès de Vienne (1815), la Sainte Alliance portée par Alexandre Ier s’inscrit dans une vision mystique et messianique de paix éternelle entre les peuples. Les ambitions internationales de « Napoléon le petit » devaient mener à un nouvel affrontement illustré par le siège sans lendemain de Sébastopol (1854-1855).
10L’arrivée sur le trône impérial d’Alexandre II (1855-1881) fit évoluer les rapports. Conscient de ses faiblesses, la Russie s’engage dans une politique de modernisation des transports ferroviaires. Les besoins en capitaux la conduit au lancement de grands emprunts13 garantit par l’État, encouragés pour des raisons diverses alors que migrent vers les grands bassins industriels du Don des cadres et des ouvriers spécialisés de France et de Belgique. La guerre de 1870 et la Weltpolitik allemande suscitent le doublement des accords économiques par une alliance militaire franco-russe. Le 1er août 1914, la paix prospère de la Belle Époque s’envole. Les 15 milliards de francs-or des emprunts russes sont annulés par décret. La Révolution bolchevique de 1917 entraine par la fixation d’un « cordon sanitaire » l’isolement de la Russie et la défiance s’installe face aux directives mondiales du Komintern14.
Nouvelle donne et Glasnost
11Le 22 juin 1941, le plan Barbarossa d’invasion de la Russie contribua à lever l’ambigüité des attitudes de chacun pour détourner la menace de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste vers l’autre. Mais si l’un y voit la construction d’un front antifasciste, l’autre l’intègre dans une vision historique traditionnelle15. « La Russie dans le camp des Alliés apportait à la France combattante, vis-à-vis des Anglo-saxons, un élément d’équilibre » écrit le Général De Gaulle. Cet intérêt réciproque s’est maintenu jusqu’à la fin de l’URSS, et l’idée de Mikhaïl Gorbatchev de créer une « maison commune européenne » renvoyait à une certaine forme de la Sainte Alliance.
12Le putsch communiste d’août 1991 puis la volonté de Vladimir Poutine de redonner à la Russie un statut international et de reconstruire le pays sur l’option économique libérale réveilla la méfiance entre la France et la Russie en dépit d’efforts diplomatiques pour créer un hypothétique « axe Paris-Berlin-Moscou ». L’année croisée France-Russie en 2010 participe de ce long mouvement des relations entre les deux pays auxquels semblent échapper encore la reconnaissance de l’identité et de la spécificité de chacun.
Notes de bas de page
1 Vita Sancti Lietberti Cameracensis, M.G.H. SS., t. 30, 2. cap. 11, 19, col. 858-859.
2 Marié à une princesse suédoise, il maria ses trois filles respectivement au roi de France, de Hongrie et de Norvège.
3 Il y a encore à l’époque unité entre les églises.
4 Ep. Nicolas II in Recueil des pièces historiques sur la reine Anne par le prince A. Labanoff de Rostov, Paris, 1825, p. 10-12. Et dans Recueil des Historiens de France, t. I. p. 653-654.
5 Recueil des Historiens de France, t. I, Ep. Gervais, p. 499.
6 Charte d’Anne de Kiev en faveur de Saint-Vincent de Senlis, en 1060. « Moi Anne, comprenant en mon cœur, réfléchissant en mon esprit la si grande beauté, le si grand honneur de ceux dont il est écrit : Heureux ceux qui sont appelés aux noces de l’Agneau… Je me suis demandé comment je pourrais participer de manière quelconque à ces noces… j’ai décidé en mon cœur de faire édifier une église pour le Christ… et de lui donner de ce que je possède et de ce que mon époux le roi Henri m’avait donné lors de notre mariage. » En échange, un service solennel était célébré chaque année le 5 septembre à la mémoire de la reine Anne par les chanoines de Saint-Vincent qui offraient ensuite un repas à 13 veuves des environs. Recueil des pièces historiques sur la reine Anne, par le prince A. Labanoff de Rostoff, Paris, 1825. Gallia Christiana, t. X, col 204-205.
7 La Chronique de Fleury (XIIe s) note : « la reine ayant prit pour époux le comte Raoul, à sa mort, elle retourna dans sa patrie ». Les sources russes ne mentionnent aucun retour de la reine.
8 Depuis Pierre le Grand jusqu’à Nicolas II, les Présidents de la Fédération de Russie ou les Présidents de l’Ukraine tous ont voulu voir ce précieux document.
9 Il sera séduit par les jeux d’eau et l’art des rocailles de Versailles et de Marly.
10 Hélène Carrère d’Encausse, Catherine II, un âge d’or pour la Russie, Paris, Fayard, 2002.
11 Voltaire – Catherine II, Correspondance 1763-1778, texte présenté et annoté par Alexandre Stroev, Paris, Non-Lieu, 2006 [Lettres ouvertes]. Dès la mort de Voltaire, Catherine II propose à sa nièce, Madame Denis, héritière de ses biens, d’acheter la bibliothèque de Voltaire et ses manuscrits. Le marché est conclu pour la somme de 135.398 livres pour 6210 volumes qui partirent à Saint-Pétersbourg où elle se trouve toujours.
12 Le 23 septembre 1818 une grande parade fut organisée à Valenciennes par le duc de Wellington en présence de l’empereur de Russie Alexandre Ier, du Roi de Prusse Frédéric Guillaume III et de Guillaume de Nassau, Prince royal des Pays-Bas, pour marquer la fin de l’occupation. René Guillez, J-M Conreur, « L’occupation étrangère à Maing après Waterloo de 1815 à 1818 et la grande parade finale » [En ligne]. Disponible sur : URL <www.maing-aspm.fr/pages/russes.doc>.
13 René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie, 1887-1914, Paris, CHEFF, 1999, p. 618. Le premier emprunt russe fut lancé par l’État en 1822, puis 1867 par les compagnies des chemins de fer russes.
14 Maurice Andreu, L’Internationale communiste contre le capital, 1919-1924, Paris, PUF, 2003, p. 320 ; Serge Wolikow, Histoire de l’Internationale communiste, Paris, Atelier de l’Ed., 2010.
15 Maurice Vaïsse, De Gaulle et la Russie, Paris, CNRS. éd., 2006, p. 295. Dans un discours radiotélévisé, le 30 juin 1966, le Général De Gaulle souligna les affinités particulières entre la France et la Russie : « La visite que j’achève de faire à votre pays, c’est une visite que la France de toujours rend à la Russie de toujours ».
Auteur
Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences. Humaines Université Catholique de Lille
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