Conclusion. Être allemand, combien suis-je ? Introspections inter-allemandes
p. 135-140
Texte intégral
1Les propos suivants traduisent des pensées plutôt personnelles qui nous traversent l’esprit à chaque fois qu’on parle de notre pays – à l’occasion « d’anniversaires » sur des sujets tels que la chute du Mur ou de l’unification allemande. Ces brèves réflexions n’ont aucune ambition d’objectivité ; elles baignent plutôt dans cette intime légèreté avec laquelle Paul Valéry portait ses Regards sur le monde actuel (1931). Voici donc nos regards, plus fragiles et peut-être plus contestables, sur notre petit monde allemand contemporain.
Questions « spectaclistes » ?
2Dans notre Société du spectacle (Guy Debord)2, les commémorations historiques et politiques sont devenues des événements médiatiques d’actualité notable dans lesquels les communautés de journalistes, d’universitaires et de responsables politiques se donnent des rendez-vous fabuleux pour danser en rond. En se renvoyant mutuellement les ascenseurs, elles en tirent des moments certes éphémères mais de haute autolégitimation. Les lois internes des gestes de commémorations ainsi que la volatilité de l’actualité les invitent à une focalisation sur leur « objet du Désir » commun qui, malgré la diversité de ces communautés respectives, aime les « pensées uniques » et les slogans « tape-à-l’œil ».
3Dans le cas de la chute du Mur et de l’unification allemande, la danse en rond se fait autour de l’idée de « l’unité allemande ». Depuis vingt ans on connaît la chanson des questions « tape-à-l’œil » : « Où en est-elle, l’unité allemande ? », « Fut-elle une réussite ? Un échec ? », « Les Allemands de l’Ouest et ceux l’Est sont-ils toujours désunis ? », « Le mur, existe-t-il toujours dans les réalités et dans les têtes ? » On connaît également la ronde des réponses surprises : les uns répondent par l’affirmative, les autres par la négative. D’autres, plus scrupuleux, préfèrent le « oui-non ». Et chacune des réponses a recours à des séries de preuves sous forme de chiffres, de statistiques et de témoignages, en fonction des besoins imminents de ceux qui enquêtent et du Zeitgeist. La démarche intellectuelle et médiatique se répète tout au long des commémorations et continuera à se répéter tant que le besoin politico-médiatique s’y prêtera.
Parenthèse
4Cela fait un siècle et demi que la Savoie fut rattachée à la France, rattachement plébiscité en outre par le peuple savoyard. Et encore, dans les années 1950 et 1960, lorsque ses habitants se rendaient à Grenoble, ceux-ci avaient l’habitude de dire : « Je vais en France »3. Il en allait de même des Sarrois plus âgés, qui, lorsque nous étions étudiants à Sarrebruck à la fin des années 1960, aimaient à dire « Ich fahr’ins Reich » (« Je rejoins le Reich ») alors qu’ils allaient quelques kilomètres plus loin à Zweibrücken (Deux-Ponts), situé dans le Palatinat. Ne parlons pas des Bretons ou des Corses qui peinent à trouver une place confortable dans la France unie et indivisible.
5Que voulons-nous dire par là ? La quête de l’unité dite « nationale », tant qu’elle suit la démarche d’une pensée unique sur l’unité « intérieure », est la quête d’un mythe. Si ce mythe est véhiculé par des Allemands, il réside grosso modo dans l’idée romantique d’une « Kulturnation » orientée vers l’idée d’un Reich uni. Pire si ce mythe était toujours alimenté, sans le savoir, par les résidus de l’idée d’une « Volksgemeinschaft » prêchée par les idéologues du Troisième Reich qui tentèrent – pour la première fois dans l’histoire allemande – une véritable unité intérieure en massacrant les particularismes et tribalismes allemands, la « guerre totale » les aidant dans cette entreprise. Bref, le mythe d’une unité projetée dans un passé ou dans un futur imaginés. Si le mythe est cultivé par des Français ou d’autres, il est axé sur une idée de l’État nation enfermée dans le paradigme d’un État qui forge lui-même sa nation, formant à son tour ses citoyens.
6Tout discours qui pointe du doigt l’achèvement ou le non achèvement de l’unité nationale risque de reproduire une idéologie de l’unitarisme. Il n’y a jamais eu une « unité » ouest-allemande, ni une « unité est-allemande »4. Et il n’y aura jamais une « unité allemande ». L’essentiel ne porte pas sur la pensée de l’unité, mais sur une communauté de destin concrète, unie dans la diversité et les différences de la société à tous les niveaux.
Question allemande – réponses allemandes
7Suite à ce constat, le meilleur service qu’on puisse rendre aux Allemands est certainement de ne plus les mettre sur le canapé de la psychanalyse politique, de laisser les aînés tranquillement vivre leurs retrouvailles et querelles de famille, et les plus jeunes leur quotidien. Mais de l’autre côté, l’objet du Désir continue à soulever des questions auxquelles l’auteur de ce texte peut donner quelques réponses – auteur qui est né en 1947 dans la zone d’occupation britannique, dans une nébuleuse géopolitique nommée « Allemagne », sans frontières fixes, aux contours politiques et mentaux plus que flous, qui a vécu ensuite en Allemagne dite de l’Ouest, avec une carte d’identité allemande aux ambitions « gesamtdeutsch », puis à Berlin-Ouest avec une carte d’identité officiellement « provisoire », qui vit enfin à Dresde depuis 1994, donc en ex-République démocratique allemande (RDA), avec une carte d’identité allemande tout court.
8Des réponses donc qui baignent dans la mémoire collective d’une génération à cheval sur différentes Allemagnes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bien avant l’unification allemande, nous avons vécu, comme tant d’autres, dans une immense diversité contradictoire, voire conflictuelle, qui inclut la mémoire familiale. On pourrait rappeler les fragmentations étatiques et les guerres territoriales qui ont caractérisé les Allemagnes centrifuges pendant des siècles – l’arrière grand-père saxon de l’auteur a vécu, en 1866, donc six ans après le rattachement de la Savoie à la France, l’invasion militaire de la Saxe par la Prusse (les Saxons, jadis alliés fidèles de la France s’étant alliés aux Autrichiens). On pourrait rappeler les luttes de classe dans l’Empire de Guillaume II, les guerres civiles de la République de Weimar et les épurations intra-allemandes de l’Allemagne nazie en quête d’une « deutsche Volksgemeinschaft ».
9Nous pensons plutôt à des différences et diversités conflictuelles moins sanglantes vécues dans notre existence immédiate : celles entre une Allemagne du Nord et du Sud et entre une Allemagne protestante et catholique – dans certaines régions la cour de recréation séparait brutalement les élèves des deux confessions ; celles d’une société marquée par les résidus d’une folie collective et le poids d’un silence de plomb, déchirée entre une génération marquée par la socialisation nazie et une génération de fils et de filles en révolte morale et politique souvent désespérée ; celles d’une société de Guerre froide divisée entre Allemands de croyance « anti-communiste » et ceux de croyance « anti-fasciste » et dont les intellectuels de notre génération portaient le poids de la « mauvaise fois »5 ; celles d’une société qui criminalisait les homosexuels, voire les couples non-mariés ; celles d’une société complexée vivant sous la pression continue de la méfiance de ses voisins européens ; celles d’un pays divisé d’une manière absurde entre un État de l’Est et un État de l’Ouest et entre une ville de Berlin-Est et Berlin-Ouest, vivant tous sous la haute surveillance des quatre puissances victorieuses de 1945. Bref, les différences et diversités conflictuelles d’un pays et d’une génération donnant plein de travail à toutes sortes de psychanalystes politiques. En somme, un pays dont nous ne savions pas ce qu’il était, ce qu’il pourrait être et ce qu’il devrait être. Regardant en arrière, nous avons le souvenir d’un pays profondément déchiré dans son for intérieur, d’un pays très mal dans sa peau. Fort heureusement, ce pays-là n’existe plus.
10La chute de la RDA est venue au bon moment de l’Histoire, au moment charnière d’un transfert des générations, entre la sagesse européenne de la génération Helmut Kohl et l’attitude décomplexée de la génération Angela Merkel. Les retrouvailles humaines et étatiques des deux Allemagnes se sont réalisées dans des circonstances extérieures et intérieures les plus favorables prêtées par l’Histoire. Et, en tant qu’acteurs et témoins de ce processus, nous constatons que jamais auparavant dans leur histoire, les Allemands n’ont été – nous employons maintenant prudemment le terme dont il faut se méfier – plus « unis » qu’aujourd’hui. « Unis » par l’Histoire qu’ils assument entre un État nation pas encore éteint et une intégration européenne pas encore menée à terme. « Unis » dans la volonté de vivre ensemble. Mais « unis » surtout dans la diversité. Les retrouvailles allemandes depuis 1989 eurent comme corollaire des différenciations, les anciennes et les nouvelles6. Il ne s’agit cependant pas seulement des différences entre l’ex-RFA et l’ex-RDA, différences qui vont durer longtemps encore, tant au niveau des faits sociétaux ou économiques, des mémoires et identités collectives et individuelles que sous la forme de boutades ou de niaiseries sur les « Ossi », les « Wessi » ou les Saxons7. L’inverse serait contraire à toutes nos expériences humaines et politiques !8
Une différence peut en cacher une autre
11Ces différences Est-Ouest portent au sein d’elles-mêmes des diversités, anciennes et nouvelles, au niveau des joies, des blessures, des déceptions, des gagnants, des victimes, des opportunistes. Des diversités également qui font une nouvelle richesse de ce nouveau pays multiple, richesse qui se mesure moins en chiffres et sondages, mais qui s’exprime dans un épanouissement éclairant dans les domaines de la littérature, du film, du théâtre, des beaux-arts et de la musique – et la ville de Berlin, telle l’Atlantide plongée, vit sa résurrection capitale ! Bientôt ce sera l’avènement d’une nouvelle génération « transEst-Ouest » qui ne tardera pas à nous donner rendez-vous à travers une nouvelle mémoire collective plurigénérationnelle9. Mais cette génération va vivre les mêmes diversités et différences qui vont continuer à traverser le pays entier au-delà d’un débat ou souvenir d’Est-Ouest quelconque : les différences identitaires entre les Länder et régions historiques telles que la Sarre et la Saxe, le Mecklembourg et la Bavière, la Thuringe et le Palatinat, entre Rhénans, Sorabes, Frisons et Danois allemands ; les différences pas moins fascinantes entre des « macro-régions » culturelles comme l’Allemagne du « Weißwurst-Äquator » (l’équateur du boudin blanc) au Nord et le restant10 ; les diversités des religions chrétiennes en déclin et des nouvelles laïcités en croissance ; les diversités conflictuelles entre migrants et Allemands de souche ; le choc entre ces nouvelles laïcités et l’avènement d’un islam militant ; les écarts entre un capitalisme sans boussole et les « nouveaux pauvres » ; l’aliénation entre une classe politique perdant la confiance des citoyens et une société civile révoltée – les « Wutbürger » ; la diversité des critiques de notre société et de nos engagements en sa faveur.
Un geste unique
12Ne s’agit-il pas là de diversités et de différences qui marquent et marqueront, positivement et négativement, notre vie quotidienne ? Et n’est-il pas évident que certaines parmi elles soient loin d’être des défis purement allemands ? Les problèmes Est-Ouest en font certainement partie – la situation dans l’Allemagne unie et en particulier en Allemagne de l’Est est cependant nettement meilleure que l’opinion publique médiatisée veut le faire croire11, mais ils sont – cum grano salis – des problèmes surmontables. La renaissance de l’Allemagne en 1990, sous la forme de l’unité étatique et dans le contexte européen et international tel que nous l’avons connu – fut et restera sûrement le geste le plus héroïque et le plus beau des Allemands dans leur histoire récente, geste qui fut en premier lieu le mérite des Allemands de l’Est. Ce faisant, en se passant de leur propre État, ces Allemands de l’Est ont su accomplir et assumer pour une première et une dernière fois une vraie identité est-allemande proprement dite. Les Allemands de l’Est firent un geste dont la portée se résume dans la question hypothétique posée par l’écrivain Peter Schneider : « Comment se porterait l’Allemagne, comment se porterait l’Europe, si la réunification n’avait pas eu lieu ? »12 En soulignant le volet empathique de ce constat, nous concluons en accord avec l’historien Hagen Schulze que le 3 octobre 1990 la question allemande a eu une réponse qui ne peut plus inquiéter personne : nous savons ce qu’est l’Allemagne, ce qu’elle peut être et ce qu’elle doit être13. Ni plus, ni moins.
Notes de bas de page
2 « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » ; cf. Guy Debord, La Société du spectacle. Paris, Gallimard, 1996, Chapitre 1, Thèse 1.
3 Cf. Sébastien Fontenelle, « Drôles de Savoisiens », Limes. Revue française de géopolitique, 1996, no 1, p. 89-94.
4 Stefan Dietrich, « Wechselbäder der Einheit », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 02.10.2010.
5 Cf. Peter Schneider, « Wie haben wir geirrt ! », Cicero, 2009, no 12, p. 72-75.
6 Cf., à titre d’exemple, Dossier « Denk ich an Deutschland 2010. Zwanzig Jahre deutsche Einheit. Fragen an uns selbst : Was bleibt, was wird ? » Eine Konferenz der Alfred Herrhausen Gesellschaft und der Frankfurter Allgemeinen Zeitung. Francfort-sur-le-Main, 2010 ; Dossier « Deutschland, wie bist du vereint ? Die Geschichte einer Berliner Straße », GEO, octobre 2010, no 10, p. 34-66.
7 Cf. « 20 Jahre danach : Deutschland kommt an einen Tisch… Es existieren noch Vorbehalte – im Alltag sind sie jedoch zweitrangig geworden », Freie Presse, 09.11.2009.
8 Rappelons, à titre d’exemple, une certaine mémoire de longue durée en Savoie : « Nous sommes la dernière colonie française, assène Patrice Abeille, nous sommes victimes d’un authentique ethnocide » ; cf. S. Fontenelle, op. cit., p. 93.
9 Le film « Friendship » de Markus Goller (2010) reflète admirablement bien cette transition. Pour connaître le nouveau cinéma allemand, cf. Pierre Gras, Good bye Fassbinder ! Le cinéma allemand depuis la réunification, Paris, Jacqueline Chambon, 2011.
10 Cf. Matthias Stolz, « Deutschlandkarte Äquatoren », Zeit Magazin, 12.08.2010, no 33, p. 8.
11 Cf. Klaus Schroeder, Das neue Deutschland. Warum nicht zusammenwächst, was zusammengehört, Berlin, WJS, 2001 ; Thomas Petersen : « Blühende Landschaften. Deutsche Fragen – deutsche Antworten » (présentation de l’enquête démoscopique de Allensbach), Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22.09.2010 ; Dossier « 20 Jahre Mauerfall », Freie Presse, 09.11.2009.
12 P. Schneider, op. cit., p. 75.
13 Hagen Schulze, Kleine deutsche Geschichte, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1998.
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