Aux origines du renouveau urbain sur les côtes de l’Europe du Nord-Ouest au début du Moyen Âge ? Les emporia des mers du Nord
p. 123-131
Note de l’éditeur
Publié dans Les Villes romaines du nord de la Gaule. Vingt ans de recherches nouvelles, actes du colloque de Villeneuve d’Ascq (2002), éd. Roger Hanoune, volume hors-série de la Revue du Nord, Collection Art et Archéologie, no 10, Villeneuve d’Ascq, 2007, p. 485-492.
Texte intégral
1À l’instar de la province de Bretagne, l’extrême nord de la Gaule a été relativement peu urbanisé par Rome : le réseau des cités y est très peu dense, et, de Bononia/Gesoriacum aux forts et colonies du limes bas-rhénan en passant par le Castellum Menapiorum, il a gardé un caractère militaire marqué, qui n’a été que partiellement rajeuni entre la fin du IIIe et le début du Ve siècle par les nouvelles installations défensives intégrées, ainsi sans doute à Oudenburg, dans le dispositif du litus saxonicum. Il faudrait attendre le renouveau des échanges maritimes et fluviaux du très haut Moyen Âge pour qu’au VIIe siècle une nouvelle génération de ports, dont les structures ont un caractère proto-urbain plutôt qu’urbain, émerge dans les contrées littorales et sur les basses rivières non seulement de la Gaule septentrionale, mais de l’ensemble de l’Europe du Nord-Ouest.
Du Sud au Nord
2Quand on lit Georgius Florentius Gregorius, alias Grégoire de Tours, on a l’impression que les systèmes de communication et d’échanges hérités de l’apogée romain fonctionnaient toujours à la fin du VIe siècle, et qu’en particulier Marseille s’imposait encore comme la porte ouverte de la Gaule sur la Méditerranée, et, par elle, sur l’ensemble des mondes extérieurs. Y accostaient en effet dans le cataplus :
des bateaux venus d’Espagne avec leur negotio solito, leur « cargaison habituelle » (Historiae, IX 22) ;
des bateaux venus d’outre-mer (navibus transmarinis), en l’occurrence – semble-t-il – de Carthage, avec des vasa quae vulgo orcas vocant contenant de l’huile et du liquamen, sans doute du garum (Historiae, IV 43) ;
des bateaux venus de Constantinople, du port de Rome (donc d’Ostie), ou de Nice (respectivement Historiae, VI 24 ; Glor. Mart., 82 ; Glor. Conf., 95)1.
3Si l’on doutait du sérieux de l’information de Grégoire, les fouilles subaquatiques les plus récentes viendraient confirmer ses dires – ainsi celles de l’épave de La Palud face à l’île de Port-Cros (datée de la seconde moitié du VIe siècle), dont le fret était constitué d’amphores d’origine africaine ayant contenu de l’huile ou du garum, et d’amphores d’origine orientale ayant contenu du vin2.
4En racontant l’histoire du juif Priscus, familier du roi mérovingien Chilpéric, et des projets de mariage qu’il formait pour son fils avec une Massiliensis Hebraea (Historiae VI 5 et 17), Grégoire de Tours donne une idée de la façon dont ces cargaisons étaient redistribuées dans l’hinterland gaulois du port phocéen : sans doute existait-il entre les ports de la Méditerranée et les grandes villes de la Gaule septentrionale, en l’occurrence Paris, tout un réseau de distribution dont les animateurs, d’origine orientale en l’occurrence, doublaient éventuellement leurs correspondances marchandes par des relations personnelles ou des alliances matrimoniales.
5Du coup, on ne s’étonne pas que les moines de Saint-Denis se soient fait octroyer un demi-siècle plus tard, dans le deuxième quart du VIIe siècle, par Dagobert, leur grand bienfaiteur, une rente annuelle de la valeur de cent sous sur le cellarium fisci de Marseille, et le droit de s’y ravitailler en huile, pour le luminaire de leur église, sans y payer le moindre tonlieu3.
6Or on apprend que si ces privilèges ont encore été renouvelés en 691, les moines de Saint-Denis les échangèrent en 694 auprès du roi Clovis IV contre la villa berrichonne de Nassigny4. Outre qu’on tient ici un signe probable du progressif étiolement du commerce méditerranéen, on peut penser que l’intérêt des moines de Saint-Denis était désormais ailleurs, qu’il était maintenant tout entier tourné vers le Nord. Depuis 634-635 en effet, ils avaient pu, grâce à un privilège du même Dagobert, organiser chaque année à la Saint-Denis (9 octobre), aux portes mêmes de leur monastère, une foire aux vins ; et dès la deuxième moitié du VIIe siècle, cette foire était régulièrement visitée par les Anglo-Saxons venus de Grande-Bretagne, auxquels s’ajouteraient bientôt les Frisons des bouches du Rhin5.
7C’est que dans le courant du VIIe siècle, après des siècles d’instabilité marqués par le développement de la piraterie, les mouvements migratoires et le défaut de contrôle des nouvelles puissances riveraines (ce qui est beaucoup dire quand on sait qu’il s’agissait encore de royautés qui étaient souvent – par exemple dans l’Angleterre anglo-saxonne ou dans la Germanie continentale et scandinave – de modestes chefferies), s’est peu à peu organisé, par l’initiative de peuples marins désormais stabilisés, un système de navigation marchande dont le signe le plus patent fut la création, multipliée sur tous les rivages bordiers des mers du Nord entre le début du VIIe et le milieu du VIIIe siècle, d’une nouvelle génération d’emporia, dont nous avons connaissance grâce à plusieurs types d’informations6 :
les données textuelles : voici qu’après deux à trois siècles de silence, les sources écrites parlent de nouveau de portus, d’emporia, ou, appellation plus répandue encore, de vici (le mot latin vicus étant désormais connoté, dans l’usage qu’en font les sources latines des VIIe -IXe siècles, d’une idée d’établissement portuaire) ;
les données toponymiques, dans la mesure où nombre de ces sites nouveaux ont reçu un nom doté d’une terminaison venue de vicus, comme -vic, -wich, -wijk, -wig ;
les données archéologiques, grâce aux fouilles qui ont été conduites dans certains des sites portuaires que les sources écrites permettent de considérer comme les plus importants, en particulier aux Pays-Bas (à Wijk-bij-Duurstede, site de l’ancienne Dorestad), en Grande-Bretagne (à Southampton, site de l’ancien vicus de Hamwich ; à Ipswich ; à Londres, à York…), en Allemagne (à Hedeby/Haithabu dans le Schleswig-Holstein, site de l’ancienne Sliaswich), au Danemark (à Ribe), etc. Faut-il insister sur le fait navrant, déjà déploré par Michel de Boüard dans un article pionnier7, que Quentovic – avec Dorestad l’emporium le plus important de la Gaule du Nord aux VIIe -IXe siècle – attend toujours une campagne de fouilles de grande envergure ?
Petite chrono-géographie des emporia
8C’est vers 600 que la première génération de ces ports a commencé de fleurir dans la région comprise entre le grand delta de la Meuse et du Rhin et le Sud-Est britannique. Ce furent, pour ne retenir que les principaux :
Quentovic (le vicus de la rivière Cventa ou Qvantia – la Canche), situé dans le Ponthieu, à une bonne vingtaine de kilomètres au sud de Boulogne. Si les premières mentions écrites apparaissent dans des sources anglaises du début du VIIIe siècle, mais relatives à des faits de la fin du VIIe, le nom de Qvantia sur une des monnaies du trésor de Sutton Hoo (c. 625) et celui de Wic in Pontio (Wic en Ponthieu) sur une des monnaies du trésor de Crondall (c. 640) suggèrent une histoire remontant à la première moitié du VIIe siècle. Les noms de certains des premiers monétaires qui frappèrent les monnaies de Quentovic (Dagulfus, Dutta, Anglus, Donna, Ela) suggèrent une origine anglo-saxonne, qui en dit long sur les liens existant entre l’Angleterre du Sud (en particulier depuis le règne d’Aethelbert de Kent) et ce qui allait devenir le grand port de la Neustrie mérovingienne, par où passait, suivant la Vita Wilfridi écrite par Stéphane de Ripon, la via rectissima qui permettait à ses compatriotes de se rendre à Rome8.
Walcheren/Domburg, dans une île de la Zélande néerlandaise, où, d’après une archéologie très empirique, a commencé de se développer vers 600 un nouveau port à proximité d’un sanctuaire antique dévasté à la fin du IIIe siècle par un raz-de-marée, et où on a retrouvé une quantité considérable de monnaies des VIIe et VIIIe siècles, venues de toute la Gaule du Nord et de l’Angleterre9.
Dorestad, située sur l’une des têtes du delta du Rhin à proximité d’un fort romain, sans doute le Levefanum de la Table de Peutinger, à l’endroit précis où le cours principal du fleuve prenait la direction du Nord (donc de la Scandinavie) et où le Lek prenait la direction de l’Ouest (donc de la Grande-Bretagne). Comme celui de Quentovic, son nom n’apparaît dans les textes qu’à la fin du VIIe siècle, mais il figure sur des monnaies frappées par les monétaires Madelinus et Rimoaldus dès les environs de 630-640. Si l’origine du port fut sûrement frisonne, il allait se développer considérablement à partir du tournant du VIIe et du VIIIe siècle, quand le site tomberait avec l’ensemble de la Frise rhénane au pouvoir des Francs, précisément des Pippinides : alors, doté d’un grand complexe portuaire révélé par la fouille, consistant en un gigantesque système d’appontement déployé le long de la rive du Rhin, il deviendrait la principale plaque-tournante des échanges entre la Rhénanie, l’Angleterre orientale et la Scandinavie. Sa réputation deviendrait telle au IXe siècle que Dorestad serait qualifié par les sources de vicus famosus, voire de vicus nominatissimus10.
Lundenwich, faubourg de Londres ainsi rebaptisé par les sources du VIIIe siècle qui s’inspiraient de la nouvelle mode toponymique, et qui, si l’on en croit les nombreuses découvertes faites durant ces trente dernières années, paraît s’être situé dans le secteur situé entre la Tamise et le Strand, soit entre l’antique cité et le bourg développé un peu plus tard autour de l’abbaye de Westminster11.
Ipswich, sur la côte sud du Suffolk, qui a, comme Dorestad, fait l’objet de fouilles systématiques, qui ont révélé un site occupé dès le début du VIIe siècle, et riche d’une très importante quantité de céramiques, pour beaucoup originaires de l’East-Anglia toute proche, mais aussi de la Rhénanie, du bassin mosan et de la Flandre12.
Les différents ports du Kent qui se sont développés autour de Canterbury – Fordwich, signalé dans une charte de 675 ; Sandwich, présenté comme le portus salutis dans la Vita Wilfridi ; Sarre, dont l’activité marchande, présumée dès le VIe siècle sur la base de la découverte de balances dans un cimetière anglo-saxon, paraît s’être perpétuée au moins jusqu’au VIIIe, si l’on en croit les exemptions de tonlieux alors accordées aux églises de la région ; sans oublier le suburbium nord-est de Canterbury, où un vicus a été récemment identifié le long de la Stour13.
9Plus tard dans le VIIe siècle et au cours du VIIIe, le cercle de l’animation maritime s’élargit à des contrées plus lointaines, comme le suggère le récit de la Vie de Willibrord (658-739) que nous ont laissé successivement Bède le Vénérable et Alcuin, qui racontent de façon détaillée les successives pérégrinations du saint anglo-saxon, depuis sa Northumbrie natale jusqu’à l’Irlande, de l’Irlande à la Frise (que, devenu premier évêque des Frisons en 695, il visita dans tous les sens), de la Frise au Danemark, et du Danemark à la Frise – sans compter les indispensables ressourcements dans le monastère ardennais d’Echternach ou auprès du tombeau des apôtres à Rome14. Willibrord embarqua-t-il ou débarqua-t-il dans les ports de la nouvelle génération ? En tout cas leur apparition coïncide avec un élargissement des systèmes de communications maritimes, tout à fait palpable à la fin du VIIe et au VIIIe siècle :
Eboracum, ou plutôt un des faubourgs marchands de l’ancienne cité northumbrienne, qui a été, tout comme Lundenwich, rebaptisé conformément au nouvel usage Eoforwich, dont les Vikings feraient le jour venu Jorvik, c’est-à-dire York. Sans doute ce vicus se trouvait-il au sud de la muraille romaine, dans le quartier de Fishergate, au confluent des rivières Ouse et Foss, où les archéologues ont retrouvé non seulement de nombreuses structures artisanales des VIIe -IXe siècles, mais aussi un abondant matériel importé, spécialement originaire de Rhénanie, qui a pu donner à penser que c’est ici que s’était installée dans la deuxième moitié du VIIIe siècle la communauté de marchands frisons révélée par la Vita Liudgeri d’Altfrid15.
Hamwich, à la limite méridionale de la future Southampton, cité dans les sources écrites comme la clef des communications entre le Wessex et la Seine aux alentours de 720, mais où les fouilles ont révélé la présence d’un établissement portuaire planifié dès les environs de 700, en relation étroite avec le continent (la basse vallée de la Seine, la région parisienne, et, à un moindre degré, la Rhénanie), et surtout avec son proche hinterland, en particulier avec le site royal de Winchester. C’est pourquoi on a pu attribuer la fondation de Hamwich à l’initiative du roi Ine de Wessex (699-726)16.
Ribe, sur une petite rivière se jetant dans la mer du Nord à la base du Jutland occidental, établissement fondé de toutes pièces au début du VIIIe siècle, moins vraisemblablement par les Frisons, comme l’hypothèse en avait d’abord été avancée, que par une royauté danoise émergente (pourquoi pas au temps du roi Ongendus – peut-être une déformation du nom scandinave Angantyr – que rencontra Willibrord ?). L’établissement paraît cependant avoir reçu sans tarder la visite des marchands occidentaux et de leurs monnaies, retrouvées tellement nombreuses qu’on a pu penser qu’elles avaient été reproduites ou produites sur place17.
Sliaswich, le vicus de la Schlei (ancêtre toponymique de Schleswig), premier poste de traite fondé par les Occidentaux sur la Baltique, plus précisément au fond d’un fjord du Schleswig-Holstein, vers le milieu du VIIIe siècle. L’établissement, où l’on transformait le basalte de l’Eifel et l’ambre de la Baltique, vivota modestement (c’est le Südsiedlung des archéologues) jusqu’à ce que, au début du IXe siècle, il fût systématiquement refondé par le roi danois Godfrid, à quelques centaines de mètres au nord (Siedlung A), dans un site que les sources scandinaves et la postérité retiendraient sous son nom scandinave de Haithabu, et qui commanderait une nouvelle route de navigation en direction de la Baltique orientale, en particulier du lac Mälar, au cœur de la Suède, où se développeraient successivement, sous contrôle des rois Sueones (ou Suédois) de l’Uppland, les nouveaux emporia de Helgö (dès le milieu du VIIIe siècle) et de Birka (qui en prit le relais au début du IXe siècle)18.
10On pourrait multiplier presque à l’infini cette « gazette des emporia », comme dit Richard Hodges19. Mais il est temps de prendre un peu de recul pour voir ce qui caractérise ces ports, leur origine, leur développement, leur histoire.
Interprétations et conclusions
11Ce qui frappe d’abord, c’est qu’il s’agit le plus souvent de sites à peu près neufs : il n’y avait à Walcheren qu’un temple de la déesse Nehalennia20 ; à Dorestad qu’un fort du limes rhénan21. Dans la plupart des cas, on ne peut parler de continuité : ainsi Sandwich et Fordwich se développent-ils à l’écart des anciens ports de la classis britannica ou du litus saxonicum (Douvres, Richborough)22 ; de même Quentovic se développe-t-il à plus de vingt kilomètres au sud de Boulogne, qu’il supplante durablement23.
12Il convient cependant d’ajouter à cette liste des nouveaux emporia la réactivation économique d’anciennes cités romaines, généralement situées au fond des estuaires, comme Nantes, Rouen, Londres, Eboracum/York. Cette réactivation, connue grâce aux sources écrites et/ou à la frappe de monnaies, est, dans les deux exemples anglais, confirmée par la fouille et même par l’usage qui est fait de la nouvelle mode toponymique : les sources du VIIIe siècle parlent en effet de Lundenwich et de Eoforwich. Dans les deux cas, la fouille montre que les wiks de Londres et de York se sont développés dans des suburbia riverains de la Tamise et de l’Ouse : le Strand d’un côté, Fishergate de l’autre. Il y a donc, ici aussi, un certain décalage, qui induit un défaut de continuité topographique et fonctionnelle.
13Si le développement des plus anciens emporia paraît être dû à des initiatives locales, très empiriques (ainsi les débuts de Quentovic paraissent-ils dus à l’aménagement par les Anglo-Saxons d’une tête de pont sur le continent ; et ceux de Dorestad au commerce des Frisons à destination de l’Est britannique), les plus récents (Hamwich, Ribe) eurent dès l’origine un plan organisé qui suggère une possible initiative royale (là des rois de Wessex, ici des rois du Sud-Jutland). Dans deux cas au moins, à l’établissement empirique des débuts a succédé, un peu décalé dans l’espace, un établissement nouveau dû à l’initiative royale ou princière : c’est le cas à Dorestad, où le front du Rhin a été systématiquement aménagé dès la fin du VIIe siècle, sans doute par la royauté frisonne qui en avait fait le centre de son pouvoir, en attendant que les princes de la famille pippinide ne missent la main dessus, et à Sliaswich/Haithabu, où le roi Godfrid des Danois procéda au début du IXe, à quelques centaines de mètres au nord de la fondation initiale, à une refondation délibérément planifiée.
14L’attraction exercée par ces sites sur les autorités de l’hinterland est due au fait qu’elles y trouvaient des sources d’enrichissement (tonlieux), des débouchés pour les productions de leurs domaines fiscaux et des domaines des réseaux aristocratiques et des églises qui les soutenaient, en même temps que des sources de ravitaillement en produits de luxe venus du Nord (et, peu à peu, d’Orient par la route russe et baltique). Les princes s’y faisaient représenter par des personnages qu’on appelait suivant les cas procuratores, prefecti, ministeriales, comites, ou (dans le milieu anglo-saxon) gerefan (c’est-à-dire reeves, prévôts)…24 Dans certains cas, une hiérarchisation des services a été opérée : ainsi par le pouvoir carolingien en faveur de Quentovic, dont le procureur régentait les douanes de toutes les côtes neustriennes (tel Geroald, signalé en 78725), et dont le monétaire contrôlait les autres ateliers neustriens, même celui de l’antique capitale provinciale de Rouen (suivant l’édit de Pîtres, de 86426). On a les meilleures raisons de penser qu’il en fut de même à Dorestad, mise sur le même pied que Quentovic dans les sources narratives, législatives et diplomatiques27.
15En tout cas l’importance économique de ces sites est liée au fait qu’ils sont devenus des nœuds de communication essentiels, ou pour le moins des têtes de pont entre un hinterland de plus en plus riche (puisqu’il était gagné par la croissance des temps proto-carolingiens28) et un outre-mer de plus en plus dilaté – ainsi, pour se limiter aux ports de l’espace gaulois :
Rouen entre la région parisienne et le Wessex ;
Nantes entre le bassin ligérien, l’Ouest britannique et l’Irlande ;
Quentovic entre toute la Neustrie et l’Angleterre du Sud ;
Dorestad entre l’Austrasie/Rhénanie, l’Angleterre de l’Est et la Scandinavie ;
16Le problème est précisément qu’à partir du VIIIe siècle les Occidentaux sont allés frayer dans les eaux scandinaves. Avec leurs bateaux à voile, avec la connaissance qu’ils avaient de tous ces ports et de toutes ces routes de navigation, et avec des produits d’appel tels que l’argent, les armes et le vin (vin du Rhin, vin de Paris…), ils ont attiré jusqu’au cœur de chez eux, jusqu’aux sources mêmes de toutes leurs richesses, les prédateurs vikings auxquels ils ont enseigné l’art du gréement et la connaissance des itinéraires maritimes nouvellement exploités29.
17Or, de tous ces emporia, seuls ceux qui étaient ancrés dans le passé par leur monumentalité de pierre ou par un label civique devenu label ecclésiastique ont traversé la tourmente (ainsi Nantes, ainsi Rouen). Tous les autres, faits de fragiles structures de bois comme posées dans un environnement amphibie, ou pour le moins alluvial, n’ont pas pu résister (ainsi Quentrovic, ainsi Dorestad).
Notes de bas de page
1 Sur tout cela, voir Stéphane Lebecq, « Grégoire de Tours et la vie d’échanges dans la Gaule du VIe siècle », dans Grégoire de Tours et l’espace gaulois, actes du colloque de Tours, éd. Nancy Gauthier et Henri Galinié, Tours 1997, p. 169-176.
2 Luc Long et Giuliano Volpe, « Lo scavo del relitto tardoantico della Palud (Isola di Port-Cros, Francia). Prime note sulla campagna 1993 », dans Vetera Christianorum. Rivista del Dipartimento di Studi classici e cristiani, Universita degli Studi, Bari, 31, 1994, p. 211-233.
3 Voir Dietrich Claude, Der Handel im westlichen Mittelmeer während des Frühmittelalters, Göttingen 1985, en part. p. 75-77 et 123-125 ; et Stéphane Lebecq, « Entre Antiquité tardive et très haut Moyen Âge : permanence et mutations des systèmes de communication dans la Gaule et ses marges », dans Morfologie sociali e culturali in Europa fra Tarda Antichita e alto Medioevo, 45e Settimana di studio, Spolète 1998, p. 461-502, en part. p. 494-495.
4 Chartae Latinae Antiquiores, vol. XIV, France II, édité par Hartmut Atsma et Jean Vezin, Dietikon-Zurich 1982 : no 574 et no 577, p. 6-8 et 15-19. Voir les travaux cités à la note précédente.
5 Stéphane Lebecq, « La Neustrie et la mer », dans La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, actes du colloque de Rouen, éd. Hartmut Atsma, Sigmaringen 1989, vol. 1, p. 405-440.
6 Stéphane Lebecq, « The Northern Seas (fifth to eighth centuries) », à paraître dans The New Cambridge Medieval History, vol. 1, c. 500-c. 700 [Note additionnelle (2010) : l’ouvrage a paru, sous la direction de Paul Fouracre, à Cambridge en 2005 ; mon chapitre y occupe les pp. 639-659].
7 Michel de Boüard, « Où en est l’archéologie médiévale ? », dans Revue Historique, 241, 1969, p. 11.
8 Stéphane Lebecq, « Quentovic : un état de la question », dans Studien zur Sachsenforschung, 8, 1993, p. 73-82 ; pour le monnayage de Quentovic : Volker Zedelius, « Zur Münzprägung von Quentowic », dans Studien zur Sachsenforschung, 7, 1991, p. 367-378 ; et Jean Lafaurie, « Wic in Pontio. Monnaies mérovingiennes de Wicus », dans Revue Numismatique, 151, 1996, p. 181-239.
9 Stéphane Lebecq, « L’emporium proto-médiéval de Walcheren-Domburg : une mise en perspective », dans Peasants and Townsmen in Medieval Europe. Studia in honorem Adriaan Verhulst, éd. Jean-Marie Duvosquel et Hugo Thoen, Gand 1995, p. 73-89.
10 Pour l’archéologie de Dorestad, voir W. A. Van Es et W. J. H. Verwers dir., Excavations at Dorestad, vol. 1, The Harbour : Hoogstraat 1, Amersfoort 1980, 2 vol. ; et W. A. Van Es et W. A. M. Hessing dir., Romeinen, Friezen en Franken in het hart van Nederland. Van Triaectum tot Dorestad (50 v.C. -900 n.C.), Amersfoort 1994 ; pour l’exploitation des sources écrites, voir Stéphane Lebecq, Marchands et navigateurs frisons du haut Moyen Âge, Lille 1983, 2 vol.
11 Voir Alan Vince, Saxon London. An Archaeological Investigation, Londres 1990.
12 Voir Keith Wade, « Ipswich », dans Richard Hodges et Brian Hobley éd., The Rebirth of Towns in the West (AD 700-1050), CBA Research report, no 68, Londres 1988, p. 93-100.
13 Tim Tatton-brown, « The Towns of Kent », dans Jeremy Haslam éd., Anglo-Saxon Towns in Southern England, Chichester 1984, p. 1-36 ; id., « The Anglo-Saxon Towns of Kent », dans Della Hooke éd., Anglo-Saxon Settlements, Oxford 1988, p. 213-232 ; id., Canterbury. History and Guide, Stroud 1994 ; et Sonia C. Hawkes, « Early Anglo-Saxon Kent », dans The Archaeological Journal, 126, 1969, p. 186-192.
14 Voir Stéphane Lebecq, Marchands et navigateurs frisons du haut Moyen Âge, op. cit. note 10, vol. 2, p. 61-66 (Vita par Alcuin) et p. 233-235 (Historia ecclesiastica gentis Anglorum de Bède).
15 Richard Hall éd., Viking Age York and the North, CBA Research Report, no 27, Londres 1978 ; id., The Excavations at York. The Viking Dig, Londres 1984 ; id., « York 700-1050 », dans R. Hodges et B. Hobley éd., The Rebirth of Towns in the West, op. cit. note 12, p. 125-132 ; id., (The English Heritage Book of) York, Londres 1996.
16 Voir A. D. Morton, Excavations at Hamwic, vol. 1, CBA Research Report, no 84, Londres 1992 ; P. Andrews éd., Excavations at Hamwic, vol. 2, CBA Research Report, no 109, Londres 1997 ; pour la céramique, Richard Hodges, The Hamwih Pottery : the local and imported wares from 30 years’ excavations at Middle Saxon Southampton and their European Context, CBA Research Report, no 37, Londres 1981.
17 Voir Stig Jensen, The Vikings of Ribe, Ribe 1991.
18 Voir Herbert Jankuhn, Haithabu. Ein Handelsplatzder Wikingerzeit, 8e éd., Neumünster 1986.
19 Richard Hodges, Dark Age Economics. The Origins of Towns and Trade (AD 600-1000), Londres 1982, p. 66-86.
20 Stéphane Lebecq, « L’emporium proto-médiéval de Walcheren-Domburg », article cité note 9.
21 Voir Romeinen, Friezen en Franken in het hart van Nederland, op. cit. note 10.
22 Voir S. Johnson, The Roman Forts of the Saxon Shore, Londres 1976 ; et D. E. Johnston éd., The Saxon Shore, CBA Research report, no 18, Londres 1977.
23 Voir Stéphane Lebecq, « Quentovic : un état de la question », article cité note 8.
24 Voir Stéphane Lebecq, « Les marchands au long cours et les formes de leur organisation dans l’Europe du Nord et du Nord-Ouest aux VIIe -XIe siècles », dans Alain Dierkens et Jean-Marie Sansterre éd., Voyages et voyageurs à Byzance et en Occident du VIe au XIe siècle, Liège-Genève 2000, p. 321-338, en part. p. 331-332.
25 Gesta Patrum Fontanellensium, XII, c. 2, Pascal Pradié éd., Chronique des abbés de Fontenelle (Saint-Wandrille), Paris 1999, p. 136 : Hic nempe Gervoldus super regni negotia procurator constituitur per multos annos, per diversos portus ac civitates exigens tributa atque vectigalia, maxime in Quentavic.
26 Édit de Pîtres, éd. A. Boretius et V. Krause, Capitularia regum Francorum, vol. 2, Hanovre 1897, no 273, p. 315 : Constituimus ut in nullo loco alio in omni regno nostro moneta fiat, nisi in palatio nostro et in Quentovico ac Rotomago, quae moneta ad Quentovicum ex antiqua consuetudine pertinet, et in Remis…
27 Stéphane Lebecq, « Pour une histoire parallèle de Quentovic et Dorestad », dans Villes et campagnes au Moyen Âge. Mélanges Georges Despy, Liège 1991, pp. 415-428.
28 Sur la croissance des VIIe -IXe siècles, voir Stéphane Lebecq, « Le Premier Moyen Âge », dans Philippe Contamine, Marc Bompaire, Stéphane Lebecq, Jean-Luc Sarrazin, L’Économie médiévale, 3e éd., Paris 2003.
29 Stéphane Lebecq, « Aux origines du phénomène viking, quelques réflexions sur la part de responsabilité des Occidentaux (VIIIe -début IXe siècle) », dans Anne-Marie Flambard-Héricher éd., La progression des Vikings, des raids à la colonisation, Rouen 2003, p. 15-26.
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