Grégoire de Tours et la vie d’échanges dans la Gaule du VIe siècle
p. 31-40
Note de l’éditeur
Publié dans Grégoire de Tours et l’espace gaulois, actes du Congrès international de Tours, éd. Nancy Gauthier et Henri Galinié, Tours, 13e supplément de la Revue archéologique du Centre de la France, 1997, p. 167-177.
Texte intégral
1Les recherches récentes ont confirmé l’idée – presque devenue lieu commun – que, dans son œuvre historique autant qu’hagiographique, Grégoire de Tours avait des préoccupations essentiellement religieuses, et qu’il n’était guère intéressé aux choses de l’économie en tant que telles1. Cependant on ne saurait oublier :
d’une part que Georgius Florentius Gregorius était un aristocrate gallo-romain, resté obnubilé par le souvenir de la grandeur de Rome et par tout ce qui, dans la Gaule de la fin du VIe siècle, pouvait en perpétuer la tradition : ainsi le rôle de la Méditerranée et de ses axes tributaires comme vecteurs des échanges – avec un intérêt particulier pour la place de Marseille dans le système des communications ; plus généralement le poids du Midi, de ses produits et de ses standards monétaires ; ou encore le rôle de redistribution assuré par les cités et leurs colonies marchandes, spécialement d’origine orientale.
d’autre part que Grégoire était évêque, et qu’à ce titre il était sensible aux problèmes de ravitaillement de sa cité et éventuellement des autres ; à la difficulté des relations entre les campagnes et les villes, en particulier dans les périodes de disette ; et à la nécessaire équité des échanges.
2Précisément, les anecdotes à contenu économique lâchées ici ou là par Grégoire ne peuvent être isolées d’un contexte religieux, ou pour le moins moralisant, qui font souvent d’elles – surtout dans les œuvres hagiographiques – de véritables exempla. C’est pourquoi l’historien de l’économie ne pourra les considérer comme sources d’information qu’après décapage et qu’après confrontation avec les autres matériaux documentaires. Je présenterai donc dans un premier temps un florilège des informations données par Grégoire sur les différents horizons de la vie d’échanges, aussi bien dans les Decem Libri Historiarum que dans les grands textes hagiographiques2, en m’efforçant de ne pas dépasser la relation la plus matérielle des faits. Dans un second temps, je m’interrogerai sur le crédit qu’on peut leur accorder, en essayant de dégager l’éventuelle singularité du regard de Grégoire sur la question de la distribution des biens matériels, et en cherchant l’écho que leur renvoient les autres sources, pas tant écrites qu’archéologiques et numismatiques.
3Alors seulement je me permettrai d’apprécier la qualité documentaire de l’information léguée par Grégoire : comme on le verra, elle est loin d’être négligeable. Et si par la force des choses, l’œuvre de Grégoire ne dit mot des formes nouvelles que la vie d’échanges a pu prendre à la fin du VIe siècle, spécialement sur les rivages de la Gaule septentrionale, elle est beaucoup moins silencieuse sur les conditions de la distribution des biens matériels que la plupart des sources écrites contemporaines : c’est cela qui lui donne tout son prix.
Les activités marchandes dans l’œuvre de Grégoire de Tours
4Grégoire fait rarement pénétrer son lecteur dans le quartier marchand des villes, et quand il le fait avec quelque précision, c’est à Paris, dans l’île de la Cité, vers les années 580. C’est là en effet qu’entre le groupe cathédral et la Seine, le comte Leudaste trouva des domus negutiantum et qu’il s’y attarda devant l’argenterie et les parures (ornementa) qui y étaient exposées3. C’est là également, tout près du petit pont, qu’un marchand d’huile laissa négligemment dans son magasin (in prumptuario) une lampe à proximité d’un tonnelet d’huile (secus cupella olei), et qu’il provoqua ainsi un incendie qui détruisit toutes les maisons du quartier – confirmant les prédictions d’une femme qui avait vu en songe se consumer les domus negutiantum de Paris4.
5Sortant maintenant du quartier spécifiquement marchand des cités, Grégoire évoque volontiers, surtout dans ses textes hagiographiques, l’activité des petits mercanti fréquentant les marchés urbains, suburbains ou ruraux, par exemple ceux qui ravitaillaient les citadins – Lyonnais en l’occurrence – en produits courants comme le vin5 ; ceux qui gravitaient autour des sanctuaires, en particulier à l’occasion des feriae des saints que l’on y vénérait – ainsi sur le tombeau de saint Eugène à Albi6 – ; ou encore ceux qui, dans tel ou tel village, près de Bourges par exemple, se livraient à une véritable brocante7. Sans doute sont-ce ces redistributeurs locaux (ceux de la région de Tours en particulier, que le métropolitain de la province connaît bien ?) qui sont visés lorsque Grégoire dit qu’en période de disette – comme en 585, quand une magna famis ravagea totas Gallias – les negutiatores pouvaient aller jusqu’à vendre au prix d’un triens d’or (uno triante) un modium de blé ou un semodium de vin (rappelons que le muid romain équivalait à 8,5 litres environ)8.
6Ces marchands assurant le ravitaillement des marchés urbains en produits de première nécessité, ou au moins courants, Grégoire les montre quelquefois sur les routes, dans l’exercice de leur activité. Ainsi ce negotiator originaire de Trèves qui était allé acheter du sel à Metz(ad pontem Mettis) avec son embarcation (navicella) et ses esclaves (puricelli) et qui, grâce à la vigilance de saint Martin, put redescendre la Moselle en une nuit, et rentrer chez lui sans encombre9. Ou encore le marchand tourangeau Christophe qui était allé acheter du vin à Orléans avec ses deux esclaves saxons (cum duobus pueris Saxonibus), qui en remplit ses barques (lintres), et qui en repartit à cheval avec l’argent (pecunia multa) que lui avait remis son beau-père10.
7Le milieu des marchands d’Orléans, auquel appartient sans doute ce dernier, paraît être partagé en colonies singularisées par leur origine ethnique, puisque, comme le note Grégoire un peu plus loin dans ses Dix Livres d’Histoires11, quand le roi Gontran arriva dans la ville en 585, il y fut solennellement accueilli « ici dans la langue des Syriens, là dans celle des Latins, ailleurs dans celle des Juifs » : si la langue des Latins est assurément celle des Gallo-Romains majoritaires dans la cité, il y a en effet quelque chance que celles des Syriens et des Juifs soient celles de marchands orientaux installés dans la ville. Mais, par-delà un éventuel regroupement ethnique, il arrive que Grégoire présente les marchands de telle ville comme constituant une collégialité (pourquoi ne pas dire un collège ?) comme à Verdun où, lorsque l’évêque Desideratus, ayant constaté le dénuement des habitants, eut sollicité auprès du roi Théodebert (534-548) un prêt de sept mille sous d’or (aurei), il obtint de ceux qui s’adonnaient au commerce (hi negutium exercentes) dans sa cité (in civitate nostro) qu’ils s’en portassent collectivement garants, et put ainsi promettre au roi qu’il serait remboursé cum usuris legitimis12.
8Garants d’un tel prêt, les marchands de Verdun, qui au demeurant en profitèrent pour s’enrichir, étaient vraisemblablement des marchands à vaste rayon d’action. Certains parmi eux étaient-ils orientaux ? On se posera d’autant plus spontanément la question que la plupart des grands marchands qui apparaissent dans l’œuvre de Grégoire – parfois nominalement cités, ce qui montre leur notoriété – étaient des Orientaux, comme le Christophe dont il vient d’être question, si du moins l’on se réfère à son nom qui paraît faire de lui un chrétien d’origine grecque, ou syrienne. Ainsi Eufronius, neguciator syrien de Bordeaux, collectionneur de reliques et riche de plusieurs centaines d’aurei13. Ainsi Eusebius, negotiator syrien de Paris qui, après y avoir acheté le siège épiscopal grâce à multa munera, plaça à l’évêché de nombreux agents de genere suo14. Ainsi le Juif Priscus qui ravitaillait le palais du roi Chilpéric en épices et qui, sollicité par celui-ci de se convertir, lui demanda un délai – jusqu’à ce que son fils eût épousé la Juive de Marseille (Massiliensim Hebraeani) qui lui était promise15.
9Assurément, cette correspondance matrimoniale suggère l’existence d’un système de relations d’un autre ordre – vraisemblablement commerciales – entre la région parisienne et la cité phocéenne. Il faut dire que, tout au long de l’œuvre de Grégoire, Marseille apparaît comme la porte de la Gaule sur la Méditerranée : celle où se rendait Jean, prêtre familier de Grégoire, pour s’y livrer à des pratiques commerciales (cum commercio negotiationis suae)16 ; celle où accostait dans le port (ad portum) tel navire espagnol (navis ab Hispania) avec sa cargaison habituelle (cum negotio solito)17 ; celle où des bateaux venus d’outre-mer (navibus transmarinis), peut-être de Carthage ( ?), amenaient dans le cataplus18 de nombreuses jarres (vasa quae vulgo orcas vocant) dont soixante-dix, contenant de l’huile et du liquamen (un liquide qu’on peut après d’autres considérer comme du garum19) furent dérobées20 ; celle aussi où convergeaient des navires en provenance de Nice21, d’Ostie, le port de Rome22, et même de Constantinople23, quand du moins ils n’étaient pas détournés sur Agde24.
10Petits marchands locaux, grands marchands voués au négoce international : on voit que tout compte fait l’œuvre de Grégoire de Tours livre pas mal d’informations sur l’univers des échanges. Partout, dans les villes, les suburbia, les campagnes, on entrevoit le trafic des biens indispensables : blé, vin, huile, sel. Mais les difficultés du ravitaillement urbain, ou la disette qui gagne parfois les campagnes, placent les intermédiaires dans une position de force, qui leur permet de spéculer ou de prêter à intérêt. Les échanges sont soldés avec une monnaie d’or, vaguement appelée aureus (sou, de toute évidence), quelquefois avec des trian(tes) (tiers de sou, assurément). Dans les villes importantes – Tours, Orléans, Paris, Trèves… – auprès des sièges épiscopaux ou des palais royaux, il y a des marchands d’envergure, qu’on voit attachés à l’approvisionnement d’une clientèle très privilégiée. Si certains, par exemple clercs au service des évêques, apparaissent comme des marchands occasionnels, d’autres sont assurément des marchands professionnels qui ont leur petite entreprise (avec un ou des moyens de transport – de préférence nautiques, car quand ils ont le choix, comme Christophe entre Orléans et Tours, ils préfèrent la voie d’eau pour le transport de leurs marchandises – ; avec des esclaves ; avec un capital, parfois estimé en numéraire). Ils ont des correspondants dans les autres cités, avec lesquels les relations commerciales sont parfois accompagnées de relations privées, par exemple matrimoniales – ainsi entre Tours et Orléans (dans le milieu des marchands grecs ou syriens), ainsi entre Paris et Marseille (dans le milieu des marchands juifs). Dans leurs propres cités ils constituent des colonies solidaires (en particulier fondées sur l’identité ethnique), voire des collèges à la manière antique (interlocuteurs collectifs des autorités). Essentiellement importateurs de produits de luxe, ils ont tous les yeux plus ou moins rivés sur les ports d’importation des côtes méditerranéennes de la Gaule, de Marseille en particulier, où accostent – outre les caboteurs venus de Nice – des bateaux en provenance d’Espagne, d’Italie, d’Afrique du Nord ou d’Orient. Bref, rien dans tout cela qui ne paraisse perpétuer l’économie antique, celle en tout cas des IVe -Ve siècles. Mais le témoignage de Grégoire est-il vraiment objectif ?
Le regard de Grégoire et les réalités de la vie économique
11Au premier abord, il est clair que Grégoire, qui sans doute se souvient de la condamnation des marchands du Temple, éprouve de la méfiance à l’égard des professionnels du négoce. Certains lui paraissent cupides, comme ce propriétaire d’un navire amarré dans un port avec une cargaison de vivres, qui fut puni pour avoir refusé l’aumône à un vieillard25. D’autres carrément voleurs, comme cet avarus negotiator qui, ayant pris l’habitude de couper d’eau le vin qu’il achetait sur le marché de Lyon pour réaliser une plus-value à la revente, vit sa fortune passer d’un simple triens à une centaine de solidi26. D’autres enfin véritables rapaces, quand ils profitent de circonstances dramatiques comme la famine de 585 pour écraser les pauperes et les réduire en servitude (subdebant pauperes servitio)27.
12Mais il est aussi clair que Grégoire ne condamne pas systématiquement tous les marchands et toutes les pratiques mercantiles. Il montre les risques qu’ils courent dans l’exercice de leur activité : le vol de leurs marchandises pour les uns (c’est ce qui arriva au propriétaire des jarres d’huile sur le port de Marseille28), l’envie meurtrière pour les autres (c’est ce dont Christophe fit les frais, puisqu’il fut finalement assassiné par ses propres esclaves29). D’ailleurs, Grégoire n’hésite pas à montrer la sollicitude des saints du Paradis à l’égard des marchands : c’est grâce à la virtus sancti Martini que le marchand de sel put naviguer sans encombre la nuit de Metzà Trèves, tandis que lui-même et ses esclaves étaient assoupis dans le bateau30. Ajoutons que si l’évêque de Tours laisse tel ou tel membre de son clergé – prêtre ici, diacre là – courir les routes pour réaliser de fructueuses opérations, et pas seulement en matière d’achat de reliques31, il ne paraît pas s’opposer à toute forme de prêt à intérêt puisqu’il existe selon lui (ou plutôt suivant l’évêque Desideratus de Verdun dont il reproduit le discours sans marquer ses distances32) des intérêts légitimes : il semble que les évêques de la Gaule du VIe siècle, qui connaissent assurément les canons des conciles condamnant depuis deux siècles la pratique du prêt à intérêt en particulier par les clercs, acceptent le principe de l’usure pourvu que celle-ci reste contenue dans les taux raisonnables fixés par la législation impériale33.
13En sorte que si l’évocation du monde des marchands peut être pour Grégoire, surtout dans un contexte hagiographique ou thaumaturgique, prétexte à dénoncer l’avarice, l’envie, la cupidité ou la mauvaise foi34, la charge peut viser aussi bien leurs clients ou autres de leurs interlocuteurs qu’eux-mêmes : le regard de Grégoire ne paraît jamais dépourvu d’équité, sans doute l’évêque de Tours sait-il ce que sa cathédrale doit à leur activité pour son ravitaillement en huile, en ornementa… voire en reliques. C’est pourquoi ses informations, dont il donne – en particulier dans son œuvre hagiographique – volontiers les sources, ne peuvent en aucune manière être rejetées en bloc au nom de l’intention religieuse ou moralisante qui se cache derrière elles.
14D’ailleurs, les autres catégories de sources, a priori plus fiables, se font volontiers l’écho des informations de Grégoire. À commencer par les sources diplomatiques ou, ce qui revient à peu près au même, les recueils de formules inspirés par des collections d’actes authentiques. Ainsi le formulaire de Marculf, compilé dans la région parisienne aux alentours de 70035, un diplôme de Clovis III pour Saint-Denis daté de 69l36 et un diplôme de Chilpéric II pour Corbie daté de 71637 montrent-ils encore l’importance de la connexion entre la Gaule du Nord et la Méditerranée par la vallée du Rhône et Marseille – pas tant à la fin du VIIe et au début du VIIIe siècle qu’aux époques antérieures, puisque le formulaire recopie des modèles authentiques, entre autres san-dyonisiens, et que les diplômes de 691 et de 716 affirment reprendre des dispositions déjà prises par Dagobert Ier dans le premier cas et par Clotaire III et Childéric II dans le second. Or, dans les trois documents, on entrevoit le va-et-vient des embarcations et des chars entre le Bassin parisien et Marseille ou son port satellite de Fos, où les hommes des grandes maisons religieuses du Nord vont chercher, en particulier auprès des entrepôts douaniers (cellaria fisci), de nombreux produits de la Méditerranée ou d’un plus lointain Orient, au premier rang desquels figurent non seulement le vin, les fruits, les épices ou les essences odoriférantes, mais aussi les cuirs de Cordoue (peut-être le negotium solitum ab Hispania cité par Grégoire ?), le garum (presque sûrement le liquamen de Grégoire), et surtout l’huile (de toute évidence, autant ici que chez Grégoire, le principal objet du trafic)38.
15Les découvertes numismatiques elles-mêmes confirment les suggestions de Grégoire de Tours, qui établit une distinction entre les solidi ou aurei d’une part et ce qu’il appelle les triantes d’autre part. En effet, les échanges dans la Gaule du VIe siècle restèrent tout entier placés sous le signe du sou d’or de Constantin et de sa monnaie divisionnaire, le triens ou tremissis. L’un et l’autre continuèrent de circuler tout au long du siècle et jusqu’aux franges les plus septentrionales du royaume des Francs (trésors de Canterbury et de Faversham dans le Kent, d’Escharen près de Nimègue, tous trois des années 570-600). L’ensemble des découvertes indique :
que, vers la fin du siècle, les pièces circulant en Gaule étaient de moins en moins souvent frappées au nom des empereurs d’Orient et de plus en plus au nom des rois francs ou de leurs monétaires ; or le premier roi franc à avoir frappé à son nom des sous d’or fut ce Theodebert qui, suivant Grégoire, accepta de prêter sept mille aurei à l’évêque de Verdun39 ;
que le poids des ateliers du Midi resta prépondérant, celui de Marseille acquérant même une nouvelle vigueur à partir des environs de 580, soit dans les années même où Grégoire exprimait dans ses écrits l’attraction exercée par le port phocéen sur l’ensemble du grand commerce gaulois ;
qu’au cours du VIe siècle la frappe des trientes commença de s’imposer en Gaule aux dépens de celle des solidi, le triens devenant vers la fin du siècle la monnaie de référence la plus courante – comme dans l’œuvre de Grégoire, où l’auteur, voulant attirer son lecteur sur les effets pervers de la famine de 585, se contentait d’indiquer ce que ses concitoyens pouvaient se procurer pour uno triante40.
16Enfin l’archéologie vient confirmer l’importance préservée du commerce méditerranéen telle qu’elle apparaît à la lecture de l’œuvre de Grégoire de Tours. Plus précisément, les fouilles plus ou moins récentes effectuées dans la corne nord-est du Vieux Port de Marseille (quartier dit de la Bourse) ont montré41 :
qu’entre la muraille antique et celle-ci, dans un secteur en voie d’envasement, s’est perpétué tout au long du VIe siècle un quartier d’entrepôts et d’ateliers (marqué par la présence de nombreuses céramiques locales et de scories de fer) ;
que, vers 500 puis vers 600, les quais ont été réaménagés en avant de ceux du Haut Empire de façon à intégrer la zone envasée ;
et que les témoins des activités d’échanges sont restés nombreux tout au long du VIe et au début du VIIe siècle : monnaies bien sûr (entre autres de Théodebert), mais aussi céramiques importées. Une étude statistique montre que, parmi les tessons d’amphores importées à la fin du VIe et au début du VIIe siècle, 61 % provenaient d’Afrique du Nord et 22,5 % d’Orient, le reste étant d’origine indéterminée42.
17De ce trafic, les fouilles subaquatiques en cours donnent confirmation. Ainsi l’épave de La Palud face à l’île de Port-Gros43, datée du milieu ou de la deuxième moitié du VIe siècle, a-t-elle livré de nombreuses amphores : la plupart sont d’origine africaine (non poissées à l’intérieur, elles pouvaient servir au conditionnement de l’huile ou du garum), quelques-unes sont d’origine orientale (poissées, elles servaient au transport du vin). La ressemblance est telle avec le matériel de Carthage et de Marseille qu’on peut considérer qu’au moment de son naufrage le navire assurait la liaison entre le port tunisien et le port provençal44 : comment ne pas reconnaître en lui une de ces transmarinae naves acheminant vers le cataplus de Marseille de ces vasa qu’on appelait vulgairement orca, et qui contenaient de l’oleum et du liquamen ?
18C’est pourquoi je plaiderai en conclusion pour la qualité de l’information documentaire de l’œuvre de Grégoire de Tours en matière d’histoire des échanges, telle en tout cas qu’elle a été récapitulée au terme de la première partie de cet exposé. Lui reprochera-t-on de n’avoir pas vu qu’une bonne partie de ces échanges échappaient désormais aux transactions marchandes ou monnayées, et s’inscrivaient dans les pratiques du don et du contre-don prisées par les Barbares ? De n’avoir pas vu les contacts multiformes qui se nouaient de part et d’autre des rivages des mers du nord de l’Europe et qu’attestent les découvertes d’un abondant matériel d’origine saxonne ou insulaire faites dans les nécropoles du Ponthieu ou de la plaine de Caen ? De n’avoir pas vu enfin qu’à la prédation pure et simple du vignoble ligérien par les rois bretons – thème qui revient presque comme un leitmotiv dans ses Histoires45 – commença de se substituer, au tournant du VIe et du VIIe siècle, un système de communications authentiquement marchandes entre la basse vallée de la Loire et l’Ouest britannique46 ? Grégoire est mort un peu trop tôt pour voir l’avènement d’un monde nouveau plutôt ouvert au Nord, et pour témoigner du déclin d’un commerce méditerranéen dont il s’était fait incidemment l’échotier. Cet aristocrate gallo-romain devenu évêque métropolitain de Tours, s’il était un homme de son temps sans doute encombré par les préjugés et les nostalgies de son milieu, n’était en aucune manière un visionnaire : heureusement pour nous, et pour le crédit qu’on peut faire à son œuvre.
Notes de bas de page
1 Voir Walter Goffart, The Narrators of Barbarian History (AD 500-800). Jordanes, Gregory of Tours, Bede and Paul the Deacon, Princeton, 1988, p. 112-234 ; Martin Heinzelmann, Gregor von Tours (538-594). « Zehn Bücher Geschichte » : Historiographie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert, Darmstadt, 1994 ; Raymond Van Dam, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993 (essentiellement fondé sur l’œuvre hagiographique de Grégoire de Tours) ; Ian Wood, « Gregory of Tours and Clovis », Revue belge de philologie et d’histoire, 63, 1985, p. 249-272 ; id., « The secret Histories of Gregory of Tours », ibid., 71, 1993, p. 253-270.
2 Pour les Dix Livres d’Histoires (Hist.), je renverrai à l’édition (avec trad. allemande) de Rudolf Buchner, Gregor von Tours. Zehn Bücher Geschichten, 2 tomes, Darmstadt, 1970, et à la traduction française de Robert Latouche, 2 tomes, Paris, 1963. Pour l’ensemble des textes hagiographiques – Miracles de Julien, Vir. Jul., Miracles de Martin, Vir. Mart., Gloire des Confesseurs, Glor. Conf., Gloire des Martyrs, Glor. Mart., Vies des Pères, V. Patr. –, je renverrai à l’édition de Bruno Krusch dans les Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum, t. 1, Hanovre, 1885, et aux traductions anglaises de Edward James (Gregory of Tours : Life of the Fathers, 2e éd., Liverpool, 1991) et de Raymond Van Dam (Saints and their Miracles, op. cit. ci-dessus, pour Vir. Jul. et Vir. Mart. ; Gregory of Tours : Glory of the Confessors, Liverpool, 1988 ; Gregory of Tours : Glory of the Martyrs, Liverpool, 1988).
3 Hist. VI, 32 ; éd. Buchner, t. 2, p. 56 ; trad. Latouche, t. 2, p. 51.
4 Hist. VIII, 33 ; éd. Buchner, t. 2, p. 208 ; trad. Latouche, t. 2, p. 166-167.
5 Glor. Conf. 110 ; éd. Krusch, p. 819 ; trad. Van Dam, p. 111-112.
6 Glor. Mart. 57 ; éd. Krusch, p. 527-528 ; trad. Van Dam, p. 81-82.
7 Hist. VII, 45 ; éd. Buchner, t. 2, p. 152 ; trad. Latouche, t. 2, p. 123.
8 Virt. Mart. 29 ; éd. Krusch, p. 656 ; trad. Van Dam, p. 296.
9 Glor. Mart. 58 ; éd. Krusch, p. 528 ; trad. Van Dam, p. 83.
10 Hist. VII, 46 ; éd. Buchner, t. 2, p. 152 ; trad. Latouche, t. 2, p. 123-124.
11 Hist. VIII, 1 ; éd. Buchner, t. 2, p. 160 ; trad. Latouche, t. 2, p. 129.
12 Hist. III, 34 ; éd. Buchner, t. 1, p. 186 ; trad. Latouche, t. 1, p. 174.
13 Hist. VII, 31 ; éd. Buchner, t. 2, p. 130-132 ; trad. Latouche, t. 2, p. 107-108.
14 Hist. X, 26 ; éd. Buchner, t. 2, p. 388 ; trad. Latouche, t. 2, p. 306.
15 Hist. VI, 5 et 17 ; éd. Buchner, t. 2, p. 8 et 34-36 ; trad. Latouche, t. 2, p. 12 et 34.
16 V. Patr. VIII, 6 ; éd. Krusch, p. 696-697 ; trad. James, p. 57.
17 Hist. IX, 22 ; éd. Buchner, t. 2, p. 272 ; trad. Latouche, t. 2, p. 215
18 Simple débarcadère ? magasin ? entrepôt fiscal ? Voir la discussion qui a suivi la communication d’Hélène Ahrweiler sur « Les ports byzantins (VIIe -IXe siècles) » dans La Navigazione Mediterranea nell’alto Medioevo, 25e Settimana di studio del Centro Italiano di Studi sull’alto Medioevo, Spolète 1977, Spolète, 1978, t. 1, p. 259-283, et discussion, p. 288-292.
19 C’est le deuxième sens que, dans son Dictionnaire illustré Latin-Français (Paris, 1934, p. 914), Félix Gaffiot donne au mot liquamen, en s’appuyant sur Vopiscus, l’un des auteurs (IVe siècle) de l’Histoire Auguste.
20 Hist. IV, 43 ; éd. Buchner, t. 1, p. 256-258 ; trad. Latouche, t. 1, p. 230.
21 Glor. Conf. 95 (un navire de marchands juifs : navis iudaica) ; éd. Krusch, p. 809 ; trad. Van Dam, p. 99.
22 Glor. Mart. 82 (retour de Rome d’un diacre de l’église de Tours) ; éd. Krusch, p. 543-544 ; trad. Van Dam, p. 106-107.
23 Hist. VI, 24 (voyage de Gondovald) ; éd. Buchner, t. 2, p. 42 ; trad. Latouche, t. 2, p. 39.
24 Hist. VI, 2 (retour des ambassadeurs de Chilpéric auprès de l’empereur) ; éd. Buchner, t. 2, p. 4 ; trad. Latouche, t. 2, p. 9.
25 Glor. Conf. 109 ; éd. Krusch, p. 818-819 ; trad. Van Dam, p. 111.
26 Glor. Conf. 110 : nam ex uno triente centum erexi solides ; éd. Krusch, p. 819 ; trad. Van Dam, p. 111-112.
27 Hist. VII, 45 ; éd. Buchner, t. 2, p. 152 ; trad. Latouche, t. 2, p. 123.
28 Hist. IV, 43. Voir ci-dessus note 20.
29 Hist. VII, 46. Voir ci-dessus note 10.
30 Vir. Mart. 29. Voir ci-dessus note 9.
31 Histoire du diacre de Tours parti à Rome pour s’approvisionner en reliques (Glor. Mart. 82 : v. éd. Krusch, p. 543-544 ; trad. Van Dam, p. 106-107), et histoire du prêtre de l’église de Tours parti à Marseille pour y réaliser des opérations commerciales (V. Patr. VIII, 6 : v. éd. Krusch, p. 696-697 ; trad. James, p. 57).
32 Hist. III, 34 ; éd. Buchner, t. 1, p. 186 ; trad. Latouche, t. 1, p. 174-175.
33 Voir à ce sujet Renée Doehaerd, Le haut Moyen Âge occidental. Économies et sociétés, Paris, 1971, p. 333-335.
34 Voir Ian Wood, The Merovingian Kingdoms (450-751), Londres, 1994, p. 216.
35 Éd. Karl Zeumer, MGH, Formulae, Hanovre, 1882, p. 107.
36 Éd. G. H. Pertz, MGH, Diplomata regum Francorum e stirpe Merowingica, Hanovre, 1872, no 67 ; ou, mieux, A. Bruckner et R. Marichal, Chartae Latinae Antiquiores, t. XIV, France, vol. 2, no 574, p. 6.
37 Éd. G. H. Pertz, Diplomata, op. cit. ci-dessus no 86 ; ou L. Levillain, Examen critique des chartes mérovingiennes et carolingiennes de l’abbaye de Corbie, Paris, 1902, no 15, p. 236.
38 Sur tout cela, voir Dietrich Claude, Der Handel im westlichen Mittelmeer während des Frühmittelalters (Untersuchungen zu Handel und Verkehr der vor-und frühgeschichtlichen Zeit in Mittel-und Nordeuropa, t. II), Gottingen, 1985, p. 75-76 ; Stéphane Lebecq, « Le premier Moyen Âge », dans L’économie médiévale, dir. Philippe Contamine, Paris, 1993, p. 47-48 ; Ian Wood, The Merovingian Kingdoms (450-751), Londres, 1994, p. 215-216.
39 Voir Roger Collins, « Theodebert I, Rex Magnus Francorum », dans Ideal and Reality in Frankish and Anglo-Saxon Society, éd. par Patrick Wormald, Donald Bullough et Roger Collins, Oxford, 1983, p. 7-33, en part. p. 27-30.
40 Pour tout cela, voir Philip Grierson et Mark Blackburn, Médieval European Coinage, vol. 1, The Early Middle Ages (5th-10th centuries), Cambridge, 1986, p. 81-149 ; ou Marc Bompaire, « Du solidus d’or au denier d’argent : genèse de la monnaie médiévale », dans L’Économie médiévale, dir. Philippe Contamine, Paris, 1993, en part. p. 106-111.
41 Voir Paul-Albert Février (d’après les travaux de Michel Bonifay et Jean Guyon), « Marseille à la fin de l’Antiquité », dans Premiers temps chrétiens en Gaule méridionale. Antiquité tardive et haut Moyen Âge (IIIe -VIIIe siècles), catalogue d’exposition, Lyon, 1986, p. 38-43 ; ou, en attendant l’édition de sa thèse, Simon Loseby, « Marseille : A Late Antique Success Story ? », The Journal of Roman Studies, 82, 1992, p. 165-185. Plus précisément sur le matériel céramique, voir Michel Bonifay, « Observations sur les amphores tardives à Marseille d’après les fouilles de la Bourse (1980-1984) », Revue Archéologique de Narbonnaise, 19, 1986, p. 269-305 ; ou M. Bonifay et F. Villedieu, « Importations d’amphores orientales en Gaule (Ve -VIIe siècles) », dans Recherches sur la céramique byzantine, éd. par V. Deroche et J. M. Spieser (Bulletin de Correspondance hellénique, Supplément, no XVIII), Paris, 1989, p. 17-46.
42 Voir M. Bonifay, « Observations sur les amphores tardives à Marseille », article cité, p. 297.
43 Je remercie Anne Hoyau, étudiante en doctorat à Lille et membre de l’équipe de fouille de La Palud de m’avoir communiqué l’information et la première bibliographie, en particulier : Luc Long et Giuliano Volpe, « Lo scavo del relitto tardoantico della Palud (Isola di Port-Cros, Francia). Prime note sulla campagna 1993 », Vetera Christianorum (Rivista del Dipartimento di Studi classici e cristiani, Université degli Studi, Bari), 31, 1994, p. 211-233.
44 L. Long et G. Volpe, article cité ci-dessus, en part. p. 228.
45 Hist. V, 31 (éd. Buchner, t. 1, p. 338 ; trad., Latouche, t. 1, p. 292) ; ibid., IX, 18 (éd. Buchner, t. 2, p. 254-256 ; trad. Latouche, t. 2, p. 203-204) ; ibid., IX, 24 (éd. Buchner, t. 2, p. 274 ; trad. Latouche, t. 2, p. 218) ; ibid., X, 9 (éd. Buchner, t. 2, p. 342 ; trad. Latouche, t. 2, p. 270).
46 Ainsi qu’il ressort en particulier de la Vita Columbani de Jonas de Bobbio, livre 1, ch. 23, éd. Bruno Krusch, MGH, Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum, Hanovre, 1905 ; et trad. Adalbert de Vogüé, Jonas de Bobbio. Vie de saint Colomban et de ses disciples, Bellefontaine, 1988, p. 152-153. Commentaires dans Adriaan verhulst, « Der Handel im Merowingerreich : Gesamtdarstellung nach Schriftlichen Quellen », Early Medieval Studies, 2, 1970, p. 2-54, en part. p. 7 et 35 ; Edward James, « Ireland and Western Gaul in the Merovingian Period », dans Dorothy Whitelock éd., Ireland in Early Medieval Europe (Mélanges Kathleen Hugues), Cambridge, 1982, p. 362-386, en part. p. 377-378 ; Noël Tonnerre, « Le commerce nantais à l’époque mérovingienne », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 61, 1984, p. 5-27, en part. p. 6 ; Peter Johanek, « Der Aussenhandel des Frankenreiches der Merowingerzeit nach Norden und Osten im Spiegel der Schriftquellen », dans Klaus Düwel, Herbert Jankuhn, Harald Siems et Dieter Timpe éd., Der Handel des frühen Mittelalters (Untersuchungen zu Handel und Verkehr der vor-und frühgeschichtlichen Zeit in Mittel-und Nordeuropa, t. III), Göttingen, 1985, p. 214-254, en part. p. 227-229 ; Stéphane Lebecq, « La Neustrie et la mer », dans Hartmut Atsma éd., La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, vol. 1, Sigmaringen, 1989, p. 405-440, en part. p. 412.
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