Les saints anglais et le milieu marin. Contribution de quelques textes hagiographiques à la connaissance du milieu littoral dans l’Angleterre du début du Moyen Âge1
p. 211-222
Note de l’éditeur
Première publication dans Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Paris, janvier-mars 1995, p. 43-55.
Texte intégral
1Mon propos ne sera pas tant d’apporter une réponse – qui, nécessairement nuancée, n’aurait rien d’original – à la question on ne peut plus convenue de la fiabilité historique des récits hagiographiques, que de présenter un petit échantillonnage d’extraits de Vies de saints anglo-saxons ; de souligner, après un rapide décapage, ce que leur originalité doit à l’expérience et à la qualité d’observation de leurs auteurs ; et de montrer en quoi elles peuvent constituer une source de première valeur pour la connaissance des milieux littoraux de l’Angleterre orientale aux VIIe-VIIIe siècles, dans la mesure surtout où leurs informations se trouveraient corroborées par les observations des archéozoologues, paléobotanistes et autres experts.
2Ainsi nous pencherons-nous successivement 1) sur les deux plus anciennes Vitae en prose de saint Cuthbert, la première écrite par un moine anonyme de Lindisfarne, la seconde par Bède le Vénérable ; 2) sur la Vita de saint Guthlac, écrite par Félix, sans doute un moine east-anglien.
Le dossier
Les deux premières Vitae de saint Cuthbert
3Cuthbert est un moine northumbrien qui vécut des environs de 634 à 687 : il fut l’un des premiers dans l’Angleterre du Nord à avoir accepté le ralliement aux usages romains en matière de calendrier et de pratiques liturgiques, et devint prieur de Lindisfarne ; mais les deux Vitae le montrent surtout attiré par l’expérience érémitique et par des pratiques ascétiques directement inspirées par le modèle irlandais ; c’est pourquoi il s’adonna davantage à l’exercice solitaire de la prière sur les rochers des Farne Islands toutes proches qu’à la pratique de la vie cénobitique dans la fameuse abbaye. Il en devint cependant l’abbé deux ans avant sa mort. La première Vita Cuthberti fut écrite par un moine anonyme de Lindisfarne entre 699 et 705 ; la seconde le fut vers 721 par Bède le Vénérable, alors écolâtre de Jarrow2.
4Les deux Vitae évoquent le court séjour fait par le jeune Cuthbert dans le monastère double de Coldingham – au nord de Lindisfarne entre Berwickupon-Tweed et Dunbar (Anonyme, II c. 3, p. 78 sq. ; Bède, c. 10, p. 188 sq.). Le soir venu et conformément à son habitude, Cuthbert prit congé de la communauté, descendit la falaise, alla jusqu’à la mer et s’y enfonça usque ad lumbare (jusqu’à la ceinture, dit l’An., p. 80). La mer peu à peu gagna « ses aisselles » (An.), même « son cou » (Bède, p. 188), et il passa en prières les heures les plus sombres de la nuit ; le jour pointant, il sortit de l’eau et s’agenouilla sur le rivage. Aussitôt (statim, An.) duo pusilla animalia maritima vinrent lui réchauffer les pieds avec pellibus suis (dit l’An.) ; et Bède de préciser qu’il s’agissait de deux quadrupedia quae vulgo lutraeae vocantur, qui vinrent le réchauffer de leur souffle et de leur poil (anhelitu suo pedes ejus fovere coeperunt, ac villo satagebant extergere, Bède, p. 190).
5Les deux Vies évoquent ensuite un voyage effectué par Cuthbert avec deux compagnons jusqu’au pays des Pictes (An., II c. 4, p. 82 ; et Bède, c. 11, p. 192). Au retour, peu après Noël, alors qu’ils comptaient sur le calme de la mer et des vents (undarum et aurarum temperies, Bède), ils furent un temps bloqués par une forte tempête (fera tempestas, dit Bède), et se trouvèrent bientôt saisis par la faim : « la terre est sinistre avec sa neige, le ciel avec ses nuages, l’air avec ses vents, la mer avec ses courants contraires », s’exclama Cuthbert (En tellus nivibus, nebulis coelum horrescit, aer flatibus, adversis furit fluctibus equor..., rapporté par Bède, p. 192), qui aussitôt implora le secours divin. Celui-ci arriva au bord du rivage sous la forme de trois morceaux de delphinis carnis, comme disent presque pareillement les deux sources.
6Une fois de plus, Bède se fait plus précis que son devancier dans l’évocation de l’arrivée de Cuthbert à Lindisfarne, et du dévolu qu’il jeta sur le petit îlot voisin de Farne (An. III c. 1, p. 94 ; et Bède, c. 17, p. 214). Farne est une véritable île, à la différence de Lindisfarne « qui deux fois par jour devient une île du fait de la marée de l’océan qui monte – ce que les Grecs appellent reuma – et qui est de nouveau rattachée à la terre ferme dès que la marée découvre le rivage. Farne se trouve à quelques milles au sud-est (ad eurum) de cette semiinsula, et elle est de toutes parts entourée par l’océan, très profond du côté de la côte... ». Cuthbert y creusa un trou dans la roche dure et édifia dessus « un petit édifice fait de terre et de grosses pierres », comme dit à peu près l’Anonyme, confirmé par Bède, qui précise que la dite mansio avait quatre à cinq perches de diamètre et que son toit était fait de poutres grossières et de foin (de lignis informibus et foeno), et qui ajoute que Cuthbert édifia à proximité du lieu d’accostage (portum) une domus un peu plus grande pour y accueillir les frères venus le visiter.
7Bède, et lui seul, raconte comment Cuthbert, las de vivre de l’aumône de ses frères, voulut cultiver un lopin de terre sur son rocher (c. 19, p. 220). Il leur demanda de lui ramener un peu de triticum (froment) pour le semer ; mais cela ne donna rien : Cuthbert comprit qu’une telle céréale ne convenait peut-être pas à la nature de cette terre (telluris hujusce natura) ; aussi leur demanda-t-il de lui ramener de l’ordeum (de l’orge), qui, lui, donna une récolte très abondante. Malheureusement les volucres (oiseaux) la dilapidèrent. Il sut les exhorter de partir, comme saint Antoine l’avait fait avec les ânes qui étaient venus brouter son jardinet (sic).
8Bientôt, ce furent, suivant les deux hagiographes (An. III c. 5, p. 100 ; et Bède c. 20, p. 222), des corvi qui vinrent prélever du foin sur le toit de sa maison pour construire leur nid. Cuthbert les chassa ; mais bientôt l’un deux revint, se posa près du saint, et commença à croasser humblement (crocitare cepit humili voce, dit l’An.) pour se faire pardonner. Même il revint plus tard avec, pendant du bec, un morceau d’adipis (An.) ou d’axungia porcina, lard, gras de porc (Bède), que Cuthbert remit aux frères qui venaient le visiter pour qu’ils en enduisent leurs sandales (calciamenta, An. ; caligas, Bède).
9La mer, par l’effet des courants et de la marée, assurait parfois son approvisionnement, par exemple en ce bois dont il avait besoin pour bâtir une nouvelle cellule « du côté qui regardait la mer » (An. III c. 4, p. 98 ; et Bède c. 21, p. 224), plus précisément en un endroit où le flux et le reflux des marées avaient creusé une cavité – l’Anonyme parle « d’un rocher rendu concave par le flux de la mer » (scopulum concavatum fluctibus de mare) ; et Bède « d’un gouffre profond (altissimus hiatus) que les tourbillons répétés (frequentium gurgitum) des marées y avaient creusé ».
La Vita de saint Guthlac par Félix
10Venons-en à Guthlac. Né vers 674 dans la famille des rois de Mercie et longtemps adonné à la vie combattante, il se « convertit » et devint moine dans le monastère double de Repton. Puis, tout comme Cuthbert, il choisit, sans doute en 699, de vivre en solitaire sur l’îlot de Crowland, dans le marais des Fens en bordure du Wash, large échancrure ouverte sur la côte est de l’Angleterre. L’afflux des disciples le contraignit bientôt d’y fonder un véritable monastère, où il mourut en 715. Voici quelques extraits significatifs de sa Vita, écrite vers 730-740 par le moine Félix, dont on ne sait rien sinon que, écrivant à la requête du roi Aelfwald des East Angles, il était vraisemblablement east-anglien3.
11Dès l’extrême fin du VIIe siècle, Guthlac avait commencé à chercher un lieu de solitude (solitudinem invenire perrexit). Or, nous est-il dit dans le chapitre 24 (p. 86), il existait dans les régions moyennes de Grande-Bretagne un palus (marais) gigantesque, qui s’étendait de la rivière Gronta, tout près du castellum de Gronte (Cambridge), jusqu’à la mer, et qui consistait « tant en eaux stagnantes et fangeuses, sombres étendues liquides envahies par le brouillard (nunc stagnis, nunc flactris, interdum nigris fusi vaporis laticibus), qu’en îlots couverts de bois et traversés par le cours sinueux des rivières ». C’est ici qu’un indigène, Tatwine, conduisit Guthlac, à sa propre demande, vers le lieu le plus reculé possible (c. 25, p. 88). Il affréta une piscatoria scafula (une barque de pêcheurs), et, avec l’aide du Christ (Christo viatore), navigua à travers l’impénétrable bourbier (invia lustra) jusqu’à une île sise au milieu du palus, qui était appelée Crugland, et qui était tellement sauvage, et tellement hantée par les démons, qu’elle n’avait été fréquentée par quasiment personne. C’est pendant l’été, au jour de la Saint-Barthélemy, que Guthlac y débarqua.
12Le saint y éleva une hutte (tugurium) ; il y vécut vêtu ni de laine ni de lin, mais seulement de pelliciis vestibus, ne se nourrissant que de petits morceaux de pain d’orge (ordeaci panis particula) et n’y buvant que de l’eau fangeuse (lutulentam aquam) (c. 28, p. 94). Il y recevait régulièrement des visiteurs, qu’il logeait dans une domus. Un jour que l’un d’eux, famulus Dei, avait laissé sur place les membranas (parchemins) sur lesquelles il était en train d’écrire pour se rendre à l’oratoire, un corvus qui vivait sur l’île s’en empara avant de s’envoler vers le sud et de disparaître dans les eaux stagnantes (stagnosa) du palus. Guthlac donna l’ordre au frère de monter dans une navicula amarrée in contiguo portu, et de se frayer un passage au milieu des épais massifs de roseaux (inter densas harundinum conpagines) : bientôt en effet il put apercevoir au milieu du marais un roseau qui était secoué par les eaux tourmentées du marais (stagni tremulis limphis) et auquel étaient accrochées, intactes, les feuilles de parchemin (c. 37, p. 116-118).
Carte des lieux cités

13Il faut dire que Guthlac, fort de sa foi en Dieu, savait commander, tel un pasteur à ses brebis, aux oiseaux et aux poissons du palus (ut incultae solitudinis volucres et vagabundi coenosae paludis pisces ad vocem ipsius veluti ad pastorem ocius natantes volantesque subvenirent, c. 38, p. 120) ; ainsi à un couple de corvi qu’il sut apprivoiser (c. 38, p. 118) ; ainsi à des hirundines (hirondelles) qui venaient édifier leur nid ou chanter au moment et à l’endroit où il le voulait (c. 39, p. 120) ; ainsi à toutes espèces de corvidés (c. 40, p. 124), tels ces corvi qui volèrent les gants (manicas) que l’évêque Wilfrid, en visite auprès de Guthlac, avait laissés à la poupe (in puppi) de sa navicula, ou cet autre « prédateur noir de la race des corbeaux » (corvicinae sobolis atrum praedonem) qui commençait à les déchiqueter, et que Guthlac sut convaincre de les restituer.
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14Tels sont, tels qu’ils nous ont été rapportés par leurs hagiographes respectifs, les principaux épisodes de la vie de Cuthbert et de Guthlac qui les montrent confrontés à un milieu spécifique, le milieu marin vu depuis les côtes orientales de l’Angleterre – plus précisément confrontés à la sauvagerie des littoraux, faits ici de marais fangeux, là d’une alternance de plages et d’éperons rocheux, au mouvement ordinaire des marées, à la violence des tempêtes, à la variété de la faune, à certains aspects de la flore.
15Mais des récits aussi nimbés de merveilleux sont-ils dignes de retenir l’attention de l’historien ?
Lectures
Le discours hagiographique
16Celui-ci aura beau jeu, pour armer sa méfiance, de dénoncer les conventions et d’énumérer les emprunts qui encombrent une telle littérature. Le spécialiste, éventuellement aidé par l’hagiographe lui-même quand celui-ci a l’honnêteté de citer sinon ses sources, du moins les modèles de son propre héros4, reconnaîtra ici et là des emprunts aux Écritures, aux Pères de l’Église et surtout à toute une chaîne de récits hagiographiques5, à commencer par la Vie de saint Antoine d’Athanase, dont la traduction latine faite par l’évêque d’Antioche Evagrius constitua un récit véritablement fondateur. On en reconnaît l’influence dans l’ensemble des trois œuvres, par exemple dans le chapitre 19 de la Vita Cuthberti de Bède et dans le chapitre 28 de la Vita Guthlaci de Félix, où sont évoquées les conditions difficiles de la vie quotidienne des ermites6, et surtout dans le chapitre 36 de la Vita Guthlaci où sont relatées les apparitions d’animaux monstrueux hantant les nuits solitaires de Guthlac7. Mais on reconnaît aussi dans ces œuvres l’influence de la Vita Martini et des Dialogues de Sulpice Sévère, auxquelles l’Anonyme emprunte des séquences entières et qu’ont assurément lues les deux autres auteurs8 ; celle du livre II des Dialogues de Grégoire le Grand consacré à Benoît de Nursie, auquel est par exemple empruntée toute l’introduction du chapitre 11 de la Vita Cuthberti de Bède, qui évoque le don de prophétie du vir Dei9 ; celle des vies des saints irlandais, qui ont exalté le caractère héroïque de l’ascèse monastique – comme celle de Fursy à laquelle a été emprunté le portrait moral de Guthlac10 –, ou qui ont multiplié les anecdotes illustrant la familiarité des saints avec les animaux – par exemple, pour ne citer qu’un cas susceptible de retenir notre attention, celle de saint Caoimghen (ou Kevin) de Glendalough avec les loutres, qui ravitaillaient son monastère en saumon frais, ou encore qui allaient récupérer au fond de l’eau le psautier qu’il avait laissé choir11.
17Au sein même du dossier présenté, il est tout aussi facile de reconnaître la dépendance de Bède à l’égard de son prédécesseur anonyme – le moine historien de Jarrow confessera d’ailleurs la dette contractée à cette occasion envers les frères de Lindisfarne dans la préface de son Historia ecclesiastica gentis Anglorum12 – que la dépendance de Félix à l’égard des Vitae de saint Cuthbert, en particulier de celle de Bède, qui est patente dans l’évocation des relations du saint homme avec les éléments ou avec les animaux13, plus précisément les corbeaux14.
18Si ces emprunts à la chaîne peuvent éveiller la suspicion de l’historien, celui-ci sait bien que ce qui compte pour l’hagiographe, c’est moins la réalité tangible des faits, à laquelle au demeurant lui-même et ses informateurs adhèrent pleinement, que l’édification de son lecteur par l’exaltation d’un locus sanctus ou par la valeur d’un exemplum. D’ailleurs, par-delà le fond commun de chacune de leurs anecdotes, c’est la différence d’intention qui contribue le mieux à expliquer les nuances qui séparent le récit de Bède de celui de l’anonyme. Si pour celui-ci la Vie de saint Cuthbert doit servir avant tout à l’illustration du saint lieu de Lindisfarne, c’est la promotion d’un modèle monastique universel qui s’impose chez celui-là15. Plus précisément, derrière l’évocation multipliée des rapports familiers existant entre les saints hommes et la faune qui les entoure, se cache un programme moralisant bien précis : comme c’est le péché, et lui seul, qui a privé l’homme du pouvoir de dominer la nature qui lui avait été originellement donné par son Créateur, c’est le service de Dieu et la sainteté de la vie qui restituent à l’homme ce pouvoir, par une espèce de retour au jardin d’Eden16. « II n’est pas étonnant (non est mirandum) que celui qui sert avec foi et avec un cœur intègre le Créateur de toutes choses puisse administrer ses ordres et ses désirs à toute créature », dit Bède lui-même – qui a par ailleurs consacré un traité entier à la question17 – dans le chapitre 21 de sa Vita Cuthberti18.
Hagiographie et sensibilité environnementale
19Mais en dépit de leurs multiples emprunts, de leur souci d’édification, de leur propension au merveilleux, une certitude s’impose à la lecture des trois œuvres, c’est que les anecdotes, souvent miraculeuses, toujours édifiantes, qui les composent sont largement nourries de l’observation ou de l’expérience personnelle que leurs trois auteurs – ou au moins leurs informateurs – ont eue du milieu dans lequel a évolué leur héros. On notera pour commencer que les événements sont toujours expressément situés : ainsi dans le premier cas la semiinsula de Lindisfarne et les rochers arides des Farne Islands ; ainsi dans le second l’étendue marécageuse aujourd’hui connue sous le nom de Fens qui s’étend entre le castellum de la rivière Gronta (Grondeceaster, qui allait devenir Grontabricc, première forme du nom de Cambridge19) et la mer, c’est-à-dire le golfe du Wash. Les notations relatives à ces milieux où se rencontrent la terre et la mer, qui atteignent une originalité absolue dans le cas de la description du Fenland – avec ses marais, ses eaux noires, ses formations tourbeuses et ses franges boueuses où croissent les roseaux20 – sont indubitablement le produit d’observations faites par des témoins. Les trois hagiographes d’ailleurs, tous moines ayant vécu dans le monastère même (l’Anonyme) ou dans un monastère proche (Bède, Félix) de celui où avait vécu leur saint homme, connaissaient bien ce cadre de vie qui devait composer avec la nature et lui emprunter les matériaux élémentaires que la géologie, la flore, la mer même mettaient à leur disposition. Même si on sait que Bède n’a de toute sa vie (passées du moins les années de sa petite enfance) jamais quitté les murs des monastères côtiers de Wearmouth et de Jarrow, son évocation de la marée qui, deux fois par jour, isole la presqu’île de Lindisfarne21, ou son évocation des éléments déchaînés par l’hiver boréal aux frontières de l’Écosse22, sont, malgré un ton volontiers emphatique, voire – ne fût-ce que par les références appuyées au vocabulaire grec – pédant, saisissantes de vérité.
20Certes les informations relatives à la flore sauvage sont rares et guère précises – des arbres dont on fait des poutres, des herbes dont on fait du foin, et les roseaux du marais qui retiennent les parchemins envolés –, mais on trouve de précieuses notations sur les graminées dont essaient de se nourrir les saints hommes dans leurs refuges insulaires. En effet, si Bède déplore avec Cuthbert que le froment n’ait pas pris dans un milieu aussi humide, et qu’implicitement il attribue à l’intervention divine la rapide croissance de l’orge23, ou si, plus simplement, c’est de morceaux de pain d’orge que Guthlac faisait habituellement son quotidien24, c’est que – biologistes et écohistoriens le savent bien25 – cette céréale était de loin la mieux adaptée à un environnement marqué par l’humidité et par la salinité marines. Semblables précisions sont donc dignes d’intérêt et soulignent la qualité d’information ou d’observation des hagiographes.
21Mais ceux-ci étaient-ils aussi bien informés des réalités du monde animal ? Comme on l’a entrevu plus haut, c’est dans l’évocation des rapports de leur héros avec la faune qu’ils basculent le plus volontiers dans le merveilleux : aussi est-ce ici que l’historien doit avoir l’esprit critique le plus en éveil. Quels sont les animaux évoqués dans nos textes ? D’une part des poissons et des mammifères qu’on va appeler prudemment aquatiques plutôt que marins – le delphinus (dont la chair est consommée) et la lutraea (qui entretient avec l’homme des relations de bon voisinage) –, d’autre part diverses sortes d’oiseaux, volucres (sans autre précision), hirundines (hirondelles), et corvi.
22Rien ici que de très plausible. Si les volucres pilleurs de grains26 pouvaient bien être des oiseaux marins du type mouette ou goéland qu’on voit encore s’acharner sur les champs fraîchement semés, les corvi, explicitement distingués par Félix de l’ater praedo, le « prédateur noir »27, sans doute le grand corbeau (corrus corax) – ce qui nous permet d’apprécier la qualité de l’information zoologique de l’hagiographe –, pouvaient être ces petits corvidés du type corneille ou plus précisément chouca, qu’on voit encore nicher dans les falaises et les plaines littorales de l’Europe du Nord-Ouest28. Quant aux mammifères aquatiques, on sait que ces mers étaient et sont encore fréquentées par le delphinus delphis, sans compter toutes autres espèces de cétacés, et que les uns et les autres, alors considérés comme des poissons, pouvaient être consommés, même par temps de carême29 ; on sait aussi que les rivages irlandais, écossais et northumbriens étaient et sont encore fréquentés par des quadrupèdes communément appelés loutres, dont toute une littérature médiévale, pas seulement hagiographique, célèbre les mérites, le caractère ludique et la facile domestication30. Mais est-il plausible que de véritables « loutres de mer » (enhydrae lutres) soient venues réchauffer les pieds de Cuthbert ? Rien n’est moins sûr, car il semble que cette variété n’évolue que dans les eaux du Pacifique nord31 ; mais ce n’est pas pour autant qu’il faille voir dans les compagnons de Cuthbert des pinnipèdes, comme le voudrait Aelfric de Cernel qui, dans son homélie sur le saint, parle de phoques32. En réalité il est fréquent que la loutre commune des marais littoraux (lutra lutra) s’aventure pour jouer ou pêcher jusque dans la pleine mer. L’hagiographe a donc les meilleures raisons écologiques de penser que son héros a pu être ramené à la vie par des petits quadrupèdes marins à l’épaisse fourrure – dans ce cas, pourquoi pas des loutres ?
23Pour conforter sa réponse, l’historien aurait besoin du concours de l’archéozoologue – comme, en d’autres matières, il aurait besoin de collaborer avec le palynologiste, avec le carpologue ou avec tel autre paléobotaniste. Mais il y a une difficulté, c’est que l’archéozoologue travaille sur un matériel provenant de sites fouillés qui sont généralement des sites d’habitat dans lesquels la faune est une faune très majoritairement domestique33. Il faudrait donc attendre que les cuisines, foyers ou ateliers d’artisans livrent des traces de gibier ou animaux marins pour qu’on y trouve un écho de la faune sauvage. Il se trouve à ma connaissance un site important, et un seul, des côtes de l’est de l’Angleterre qui ait livré, certes en petites quantités, un semblable matériel, et c’est précisément Lindisfarne – le monastère de saint Cuthbert ! – où ont été retrouvés dans des niveaux protomédiévaux des os de phoques et de baleines34. Certes ce ne sont pas des os de loutres ni de dauphins. Mais au moins entrevoit-on qu’il arrivait aux moines et aux mammifères marins de se côtoyer – d’une manière sans doute pas toujours aussi pacifique qu’on ne le voit dans les Vitae Cuthberti et Guthlaci.
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24À l’évidence, derrière l’évocation des faits merveilleux qui peut-être ont mobilisé l’imagination de l’hagiographe ou de ses informateurs – cette question, à vrai dire, n’intéresse pas l’historien de l’environnement –, se dessinent des images qui ont pu être enregistrées par leurs propres yeux, ou auxquelles ils ont cru parce qu’elles étaient plausibles, et qui dans tous les cas deviennent matériaux d’histoire. Les récits de l’Anonyme de Lindisfarne, de Bède et de Félix fourmillent de notations concrètes qui sont le fruit de leur expérience ou de leur observation, ou de celles de ces témoins avérés dont ils se réclament parfois, et qui appellent la confrontation avec l’archéologie et ses sciences satellites : aurait-on su sans leur témoignage que le gras de porc – ou de cétacé, pourquoi pas ? – pouvait servir à entretenir le cuir des sandales monastiques ? Toujours est-il que seule une enquête pluridisciplinaire comme celle qui a été conduite dans le milieu littoral de l’Allemagne du Nord et qui a donné lieu à la publication des deux volumes de « recherches sur l’archéologie et l’environnement des régions côtières entre le Ve siècle avant et le XIe siècle après J.-C. »35 permettrait de donner un écho concret aux informations d’ordre écologique données par l’hagiographie anglo-saxonne.
25En attendant, si ces trois Vitae écrites entre la fin du VIIe et le premier tiers du VIIIe siècle sont si riches, sont-elles pour autant exemplaires ? Je n’en suis pas sûr, car elles marquent, avec quelques rares autres qui leur sont à peu près contemporaines36, un point d’équilibre entre les Vitae plus anciennes de type irlandais, où la dimension merveilleuse oblitère presque complètement la réalité des choses, et les Vitae plus récentes à haute charge spirituelle, voire théologique, qui, telle la Vita Willibrordi d’Alcuin, n’accordent guère d’importance à l’anecdote concrète et ont une vision totalement désincarnée du fait miraculeux.
26Ce n’est donc pas seulement leur qualité, mais aussi leur rareté, qui font le prix des deux Vies de saint Cuthbert et de la Vie de saint Guthlac.
Notes de bas de page
1 Je voudrais remercier spécialement M. Peter Brown, qui m’a amicalement convaincu de l’intérêt qu’il y aurait à approfondir l’étude de ce matériel hagiographique, M. Philippe Contamine, qui m’a invité à venir en présenter le dossier devant l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 13 janvier 1995, et MM. Robert-Henri Bautier, Georges Duby, Jacques Fontaine, Michel Mollat du Jourdin et Pierre Toubert, qui m’ont, à l’occasion de cette communication, prodigué encouragements, conseils et suggestions.
2 J’utilise l’édition de Bertram Colgrave, Two Lives of saint Cuthbert. A Life by an Anonymous Monk of Lindisfarne and Bede’s Prose Life (texte, traduction et notes par Bertram Colgrave), Cambridge University Press, 1940, 1st paperback édition, 1985. Pour les conditions d’élaboration des deux œuvres, voir Introduction, p. 11-16 ; pour les dates de leur rédaction, voir p. 13 et 16. Voir également l’ouvrage collectif St Cuthbert, his cult and his community to A. D. 1200, éd. par Gerald Bonner, David Rollason et Clare Stancliffe, Woodbridge, 1989, spécialement la première partie (p. 3-102) sur « The Lives and the early Cult ».
3 Je renvoie à l’édition de Bertram Colgrave, Felix’s Life of saint Guthlac (avec introduction, texte latin, traduction anglaise et notes par B. C.), Cambridge University Press, 1956. Pour l’identité de l’auteur et les conditions de rédaction de l’œuvre, voir l’introduction, p. 15-19.
4 Ainsi Bède lui-même qui, dans le chapitre 19 de la Vita Cuthberti, compare Cuthbert à Antoine (Two Lives, p. 222).
5 Sans compter des correspondances plus troublantes, comme celles qui existent entre l’évocation de la jeunesse guerrière de Guthlac et certains épisodes du poème épique Beowulf – ce qui suggère au moins l’existence d’un fonds culturel commun, et pas nécessairement religieux, aux deux œuvres. Voir Dorothy Whitelock, The Audience of Beowulf, Oxford, 1951, p. 80-81.
6 Two Lives, p. 220-222 ; Felix’s Life, p. 92-94 et note p. 182. Voir M. Schnutt, « Von heiligen Antonius zum heiligen Guthlac », Antike und Abendland, 5, 1956, p. 75-91.
7 Felix’s Life, p. 114-116.
8 Ainsi le chapitre 2 de l’Anonyme (Two Lives, p. 62), exposé des intentions de l’auteur, est-il presque tout entier emprunté au chapitre 1 de la Vita Martini. Je remercie M. Jacques Fontaine d’avoir bien voulu souligner les possibles emprunts de l’Anonyme et de Bède aux Dialogues de Sulpice Sévère.
9 Two Lives, p. 192.
10 Felix’s Life, c. 21, p. 84. Voir les Vita et miracula S. Fursei, c. 2, dans W. W. Heist éd., Vitae Sanctorum Hiberniae. Ex codice olim Salmanticensi nunc Bruxellense, Bruxelles, 1965, p. 37.
11 Cité par B. Colgrave, Two Lives, p. 319. Voir G. Plummer, Lives of Irish Saints, 2 vol., Oxford, 1922, t. 2, p. 123 et 125. Sur saint Kevin et les autres saints irlandais, je me permets de renvoyer au commode petit dictionnaire de Eoin Neeson, The Book of Irish Saints, Cork, 1967, p. 106-107.
12 « Quae de sanctissimo patre et antistite Cudbercto vel in hoc volumine vel in libello gestorum ipsius conscripsi, partim ex eis quae de illo prius a fratribus ecclesiae Lindisfarnensis scripta repperi adsumsi (…), partim vero ea quae certissima fidelium virorum adtestatione per me ipse cognoscere potui, sollerter adicere curavi ». Éd. B. Colgrave et R. A. B. Mynors, Bede’s Ecclesiastical History of the English People, Oxford, 1969, p. 6.
13 Il suffit de comparer l’introduction du chapitre 21 de Bède (« Non sola autem aeris sed et maris animalia, immo et ipsum mare sicut et aer et ignis juxta quod in superioribus exposuimus, viro venerabili praebuere obsequium ») et celle du chapitre 38 de Félix (« Non solum vero terrae aerisque animalia illius fussionibus obtemperabant, immo etiam aqua, aerque ipsi veri Dei vero famulo oboediebant »).
14 Ainsi les chapitres 37, 38 et 40 de la Vita Guthlaci sont-ils évidemment dépendants des deux Vitae Cuthberti (An. III c. 5 ; et Bède, c. 20).
15 Voyez Henry Mayr-Harting, The Coming of Christianity to Anglo-Saxon England, Londres, 1972, p. 165.
16 Henry Mayr-Harting, ibid., p. 49 et 165.
17 Dans ses Commentarii in principium Genesis, c. 1. Voir B. Colgrave, Two Lives, p. 320 et 350.
18 B. Colgrave, ibid., p. 224. Voyez aussi le chapitre 38 de la Vita Guthlaci, évoqué dans l’analyse ci-dessus.
19 Voir les dictionnaires toponymiques de E. Ekwall, The Concise Oxford Dictionary of English Place-Names, 4e éd., Oxford, 1960 ; John Field, Place-Names of Great Britain and Ireland, Londres/Totowa (New Jersey), 1980 ; ou A. D. Mills, A Dictionary of English Place-Names, Oxford, 1991, p. 65.
20 On trouve un écho de cette description (Vita de Guthlac, c. 24, p. 86) dans les présentations géographiques du Fenland les plus contemporaines, ainsi dans H. J. Mason, The Black Fens, Ely, 1984.
21 B. Colgrave, Two Lives, Bède, c. 17, p. 214.
22 Ibid., Bède, c. 11, p. 192.
23 Ibid., Bède, c. 19, p. 220.
24 B. Colgrave, Felix’s Life, c. 28, p. 94.
25 Voir à titre comparatif la remarquable (et actuellement sans égale) enquête collective réalisée dans les plaines littorales d’Allemagne du Nord : Archäologische und naturwissenschaftliche Untersuchungen an ländlichen und frühstädtischen Siedlungen im deutschen Künstengebiet vom 5. Jahrhundert v. Chr. bis zum 11. Jahrhundert n. Chr., en particulier le volume 1, éd. par Georg Kossack, Karl-Ernst Behre et Peter Schmid, Ländliche Siedlungen, Weinheim, 1984. Pour la culture des céréales, voir p. 266-268.
26 B. Colgrave, Two Lives, Bède, c. 19, p. 220.
27 B. Colgrave, Felix’s Life, c. 40, p. 124.
28 B. Colgrave (Felix’s Life, c. 38, p. 119), traduisant par jackdaws, opte pour cette interprétation.
29 Voir B. Colgrave, Two Lives, p. 321.
30 Robert Delort, Les animaux ont une histoire, Paris, 1984, p. 81 et 147.
31 Je remercie Robert Delort de m’avoir signalé le fait, qui est confirmé par tous les manuels de zoologie.
32 Voir B. Colgrave, Two Lives, p. 319.
33 Je dois renvoyer au prodigieux inventaire de Frédérique Audoin-Rouzeau, Hommes et animaux en Europe de l’époque antique aux temps modernes. Corpus de données archéozoologiques et historiques, Paris, CNRS, 1993.
34 P. Beavitt, D. O’Sullivan et R. Young, Recent fieldwork on Lindisfarne, University of Leicester, Department of Archaeology, Occasional Papers no 1, 1985 ; P. Beavitt, Holy Island : a guide to current archaeological research, Lindisfarne, 1989 ; D. O’Sullivan et R. Young, Book of Lindisfarne, Holy Island, Londres, English Heritage, 1995, en particulier p. 86 ; Julian A. Richards, Viking Age England, English Heritage, Londres 1991, p. 74.
35 Il faudrait en effet que dans tous les milieux littoraux soit conduite une enquête aussi approfondie que celle qui a concerné les milieux littoraux allemands. Au volume 1 (cité cidessus note 25) sur les Ländliche Siedlungen, il faut ajouter le volume 2 sur les Handelsplätze des frühen und hohen Mittelalters, éd. par Herbert Jankuhn, Kurt Schietzel et Hans Reichstein (Weinheim, 1984).
36 Je n’ai retenu ici que celles qui intéressaient le plus l’étude des milieux littoraux. Voir sur l’ensemble de la production hagiographique anglo-saxonne : Bertram Colgrave, « The earliest Saints’Lives written in England », Proceedings of the British Academy, 44, 1958, p. 35-60.
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