Introduction
p. 17-20
Texte intégral
1Quoique sommé par certains d’échapper à l’analogie et de se faire écriture, le cinéma n’a cessé de développer des représentations. Quoique travaillé par l'utopie du cinématographe, il n’a pas réalisé ce que Noël Bruch appelle le « grand rêve frankensteinien » du XIXe siècle1. Matérialisant l’ancestrale fascination pour le double, catalysant, au carrefour du roman, du conte et du mythe, les formes et contenus de l’imaginaire2, il s’est affirmé comme un nouvel, et particulièrement prégnant, adjuvant de la psyché.
2Mais ce n’est pas à sa machinerie qu’il le doit. Elle n’en pas été en elle-même l’agent. De Villiers de l’Isle Adam à Abel Gance, il est facile d’enfiler les perles du discours qui a été tenu à ce sujet : preuve que l’on n’a pas attendu la deuxième moitié du XXe siècle pour mythifier les nouvelles technologies, marque d’un magistral écart entre l’objet et les discours qu’il a suscités. Sans doute Jean-Christophe Valtat force-t-il quelque peu la note en disant que le cinéma était déjà en 1912 « aussi “démodé”, ou aussi prévisible, que l’était le gramophone et ses vingt ans au moment de l’invention du cinématographe »3. Mais on doit bien avoir présent à l’esprit le fait que, du son à la couleur au cinémascope et à l’image numérique, toutes les inventions qui l’ont transformé auront été là bien avant que l’industrie les intègre et les commercialise. Le cinéma tel que fabriqué et projeté dans les salles a bien, en ce sens, toujours été démodé. D’où le fait qu’il soit bien plus consommé hors des salles que dans les salles et que le grand public ne soit intéressé par ses performances techniques que dans la mesure où elles servent sa soif de contenus.
3Pas si fasciné qu’on l’a dit, nullement prisonnier en tout cas de la soi-disant magie du médium, le public s’est très vite approprié, sinon le mode de production, tout du moins le mode de consommation du média. Agent, en dépit des Beaux-Arts et du goût, d’une revanche des formes populaires du spectacle, le cinéma s’est écarté du cinématographe4 pour se faire support de monstrations, puis espace de représentation5. S’il a entretenu, voire créé, certains étonnements, il a été pour le public un instrument de plaisir plus qu’un outil d’exploration. Un plaisir pas si naïf et simple qu’on l’a dit. Car naïf n’est pas synonyme d’innocent. Le cinéma entretient, pour ne prendre que cet exemple, un « rapport historiquement complexe avec la peur »6. Invention d'illusionnistes plus que projet d'artistes, expression de trivialités, de joyeusetés et de fantasmagories, mais aussi d’admirations et de craintes, le cinéma aura été, eu égard aux aventures du verbe et de l'écriture, du côté de ce que l’on appelle maintenant les arts premiers.
4Il a, en tant que tel, été autant combattu de l’intérieur que de l’extérieur. Des efforts, qui ont été alors couronnés de succès, ont été très tôt déployés pour substituer à la veine burlesque et naturaliste une représentation des figures de la littérature. Il s’agissait de combattre pour ce qu'on estimait être la dignité culturelle du nouveau média. On a renoué ainsi avec une vieille tradition qui consiste à faire de l’image un outil de vulgarisation. Le septième art a été ainsi de facto un non négligeable médium du patrimoine littéraire. Reste à savoir à quel niveau ce patrimoine a été pris en charge. Abandonnant à cette fin la monstration, engageant le cinéma sur la pente de l’écriture, on a calqué ses représentations sur celles de l’art et du roman classique. On l'y a coulé en même temps qu'on l'y contenait. C’est la sémiosis du cinéma classique. Mais ce n’est qu’une visée : quant au fond, aucune œuvre cinématographique ne constitue évidemment une somme comparable à celle de Balzac ou de Proust, le cinéma n'est pas le lieu de ces analyses vertigineuses de l'âme humaine qu'ont effectuées certains écrivains. On a donc beau jeu de dire que le cinéma reste inférieur à la littérature. De là à déclarer comme Denis de Rougemont7 que le genre emblématique du cinéma est la romance, il y a cependant un pas franchi un peu vite. Cette déclaration peut paraître surprenante : Denis de Rougemont pointe très bien par ailleurs le fait que le septième art a pris le relais du roman. Mais elle s’explique : prenant le mythe comme étalon, voyant déjà dans le roman une forme dégradée du mythe, Denis de Rougemont voit le cinéma comme le média par excellence de sa vulgarisation.
5Ce point de vue, qui hiérarchise les niveaux et qui voit dans l’histoire des formes narratives un mouvement linéaire, n’a cependant de sens que si l’on considère le mythe comme une réalité intangible, close. Cette analyse régie par le même, classique, paradigme que celle du premier Lévi-Strauss ne prend pas en compte la dialectique de la forme et du contenu qu’a étudiée la théorie de la réception8. Si, assurément, le cinéma, n'est pas le mythe (mais il en va de même pour la littérature), si, peut-être, il en est une « forme » dégradée, cette forme a un contenu, qui reste à examiner. Si le cinéma n’est pas le mythe, il est le lieu où, en dépit des tentatives de déconstruction du récit et de la représentation, les mythes, ou à tout le moins leurs schèmes et mythèmes, continuent à vouloir vivre. À preuve la récurrence des récits, la réitération des figures. À preuve la prégnance de figures (la vamp, la femme fatale, le hors-la-loi…) qui ont une indéniable stature mythique, qui, bien qu’ayant des avant-textes littéraires, ne sont pas la transcription de mythes antérieurs, des figures que, donc, il a créées. Ce n’est pas le moindre des arguments que l’on puisse formuler.
6On ne peut nier, par conséquent, que le cinéma ait fait, qu’il se soit ou non inspiré pour cela des œuvres littéraires, une réception des mythes. Mais quelle réception ? A-t-il été un simple réceptacle des grandes questions (métaphysiques, anthropologiques, ontologiques) qu’ils avaient cristallisées ? S’est-il contenté de représenter les figures en lesquelles s’est incarné ce questionnement ? A-t-il au contraire accommodé les unes et les autres ? Les a-t-il actualisées ? Les formes narratives et les représentations, ainsi que les acteurs, peuvent avoir été de simples véhicules, réducteurs, de simples créateurs de normes et modèles de comportement. Le cinéma n’est évidemment pas le seul responsable de l’extrême vulgarisation de certains mythes : il n’a, pas plus que la littérature, le pouvoir de modifier les conduites9. Mais il a sans doute été ici un agent de normalisation : il a favorisé le maintien des équilibres psycho-sociaux ; il a permis de maintenir, par catharsis, l'équilibre de la psyché et de la persona10. Il a pu être en ce sens l’exutoire offert dans la société de masse à l'individu, un moyen d’échapper aux vertiges concomitants du mimétisme et du narcissisme. Il a pu être, l’hypothèse de Félix Guattari resterait valable à ce niveau, une sorte de « divan du pauvre »11.
7Si le cinéma n'est pas le lieu des analyses que permettent le langage verbal et l'écriture littéraire, il est en ce sens, bien plus que la littérature, en dépit, plus exactement, de l’écart institué entre la littérature et la paralittérature, le point focal (voire nodal) de la psyché d'un monde inscrit, pour ne pas dire tendu, entre tradition et modernité. Parce qu’il est - et cela Félix Guattari l’a excellemment démontré - un carrefour de forces et d'états psychiques, que permet la représentation, qui, même, en jaillissent. C’est ce carrefour, ce réseau de forces et d'états psychiques qu’il faut, dans l’économie de la diégèse, sous des représentations qui n’en sont que la figuration, explorer. Pour voir si, loin d’être un simple refuge de la psyché, il n’a pas été parfois vecteur d’une intégration des forces antagonistes de la persona et de la psyché.
8Fonctionnant sur des personnages, des schémas et des schèmes qui mettent en œuvre des émotions, qui suscitent des identifications, le cinéma classique répondait à la demande de la libido, soit au désir d'objet. La guerre, la violence, l'amour… n'en ont donc pas été par hasard les thèmes récurrents. Il s’agit de savoir comment ces thèmes se sont articulés avec des mythes ou des mythèmes, quelles représentations ont été produites. Il s’agit de savoir quels rapports les représentations construites induisent à la loi, aux figures du père, de la mère…, si elles en permettent l’intégration (et quelle intégration), si elles favorisent une équilibration des forces de l'inconscient et des nécessités du conscient. Si de nombreux films ont été de simples véhicules, réducteurs, de simples créateurs de normes et modèles de comportement, rien n’interdit de penser que d’autres n’ont pas été, a contrario, des agitateurs de tout ce qui dans la psyché peut s’opposer à la normalisation, à l'auto-contrainte qu'impose le processus de civilisation.
Notes de bas de page
1 Noël Burch, La lucarne de l’infini, Paris, Nathan Université, 1991.
2 Voir à ce sujet mon précédent ouvrage : Le cinéma et l’imaginaire, Liège, Céfal, 2009.
3 Jean-Christophe Valtat, « Les nouvelles technologies de la descente aux enfers », in Le lieu dans le mythe, Pulim, Collection Espaces humains 3, 2002.
4 Voir à ce sujet Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire ; Essai d’anthropologie, Paris, Minuit, 1956.
5 Voir pour la distinction entre ces notions Michel Serceau, Étudier le cinéma, Paris, Éditions du temps, 2001.
6 La formule est aussi de Jean-Christophe Valtat, op. cit.
7 Denis de Rougemont, L’amour et l’occident, 1939, édition révisée en 1956, Paris, Plon, 1972 pour l’édition définitive.
8 Voir H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978 pour la traduction française.
9 On ne saurait s’en tenir aux phénomènes de mode - lesquels ont pu aller jusqu'au mimétisme - engendrés par l’usine à rêves et à l’impact de ses représentations sur les conduites affectives.
10 Au sens où l’entend Jung. Voir à ce sujet Le cinéma et l’imaginaire, op. cit., Chapitre IV : le cinéma, le psychique et le symbolique.
11 Félix Guattari, « Le divan du pauvre », in Psychanalyse et cinéma, Communications no 23, 1975.
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