1968 dans les deux Allemagnes
p. 153-169
Texte intégral
1Les années séparant la construction du Mur de Berlin du printemps de Prague furent, en RDA, marquées par d’étranges contradictions internes. Dans l’histoire de la République Démocratique Allemande, longue de quarante ans, aucune période ne se soustrait plus fortement aux formules simples que ces sept à huit ans au terme desquels on trouve le printemps de Prague1. Ce fut une époque de renouveau où, pour finir, rien ne changea. Depuis 1962/63, il régnait dans le pays une soif fiévreuse de réformes qui entraîna mainte modernisation. Ce faisant, les dirigeants, Walter Ulbricht à leur tête, misèrent entièrement sur les sciences, les techniques et la recherche. De généreux investissements étaient censés consolider la formation et les capacités de la recherche. Cela s’avérait absolument nécessaire, mais échoua souvent devant la réalité du quotidien. Une réforme de l’enseignement supérieur et une réforme de l’université firent grand bruit et chassèrent sans aucun doute même plus d’une « moisissure millénaire ». Pourtant, au terme de la phase de transformation, la bureaucratie, le centralisme et la mainmise idéologique se virent renforcés.
2On restructura l’économie. La planification devait céder la place à l’auto-responsabilité, l’idéologie du tonneau à des produits appropriés au marché, l’économie de commandement à une gestion comptable de l’économie, les directives centrales à l’auto-responsabilité et à un « système de leviers matériels ». Un travail bien fait devait également être rentable pour l’individu. Mais les réformes provoquèrent au sein de l’économie dirigée centraliste davantage de confusion que de succès éclatants.
3Il régnait un incontestable plaisir à discuter ainsi qu’une ouverture aux idées neuves. C’était en même temps l’apogée d’un dogmatisme suivi au pied de la lettre. La théorie révolutionnaire de Marx et d’Engels avait fait place à une scolastique soutenant l’État. Les dirigeants du SED prenaient très au sérieux l’art et la littérature, et il n’était pas rare que les instances suprêmes du parti se penchassent sur des pièces de théâtre, des films et des livres. Et malgré cela – ou justement pour cette raison –, les artistes furent, au plus tard à partir de la onzième assemblée plénière du Comité central du SED en décembre 1965, placés sous tutelle jusqu’à ce que cela en soit ridicule. Dans la presse du SED, il ne cessait d’être question d’intervention et de participation des citoyens. Et, comme le montra le débat sur la nouvelle Constitution de 1968, c’était là tout à fait ce que souhaitait le régime. Toutefois, on ne desserra que peu les vis d’airain de la répression. Juste après le 21 août 1968, de nombreux citoyens de RDA durent payer en détentions et discriminations leur critique de l’« assistance aux États frères »2.
4Même les dirigeants du SED, sous Walter Ulbricht, étaient conscients du fait qu’il était impossible de diriger une société moderne uniquement avec les méthodes d’un État policier. Elle avait besoin de la créativité, souvent invoquée, de la jeunesse ainsi que de l’intelligence active. Elle se mit à faire des offres à ses propres citoyens. L’un des slogans courants à cette époque était : « Le socialisme est ce que nous en faisons ». Cela sonnait bien. C’était une invitation à la participation, à la coresponsabilité, à la mise en forme de la société. Wolf Biermann réduisit cela à l’expression suivante : « Pour lutter contre le socialisme, il n’existe qu’un moyen : avancer vers le communisme ».
5Pourtant, la RDA ne connut pas que des revers au cours des années soixante. Lentement mais sûrement, même le niveau de vie s’éleva. Certes, elle restait très éloignée du niveau de consommation de l’Ouest, mais, même à l’Est, les machines à laver et les réfrigérateurs, les postes de télévision, les radios stéréo ainsi que d’autres appareils relevant de la technique ménagère et de l’électronique du foyer firent leur entrée dans les ménages. Avoir une voiture à soi ne constituait plus, en dépit de longues attententes et de prix élevés, un désir irréalisable pour un budget moyen.
6Cette évolution entraîna bien sûr aussi des conflits. Une nouvelle génération avait émergé. « Né en 1945 » était le titre d’un des films de la DEFA issus de la production interdite de 1965. Quasiment à la façon d’un documentaire, le film dépeint quelques jours de la vie d’un jeune homme moyen. La misère de la guerre et de l’après-guerre, il ne la connaissait plus que parce qu’on la lui avait racontée. Le pathos des années de reconstruction lui était devenu étranger, la constante exigence de renoncement en se référant à un avenir radieux lui semblait mensongère. Les personnes de vingt ans voulaient être jeunes, s’habiller à la mode, écouter de la musique entraînante, aller danser sans, continuellement, qu’on leur tienne la bride et qu’on leur fasse la leçon. Bien des jeunes mesuraient la réalité à l’aune des grands mots avec lesquels ils avaient grandi. Cet esprit du temps utopique, qui, dans le monde entier, poussait les jeunes gens à descendre dans la rue, on pouvait le percevoir tel un souffle doux même dans le pays situé derrière le Mur de Berlin. La nouvelle politique de la jeunesse du SED en tenait compte depuis 1963. Au prix d’une participation fondamentale à la nouvelle société, on devait lui offrir quelque chose : une grande utopie et une once de liberté. Ce n’étaient pas les pires qui pensaient qu’il fallait prendre le parti au mot. À la fin des années soixante, deux tendances se rencontrèrent en RDA : l’idée du socialisme démocratique, qui se répandait dans tout le bloc de l’Est, et une révolte anticapitaliste qui mobilisait une partie de la jeunesse dans le monde entier. Les théories se contredisaient en partie et se complétaient en partie. Mais habituellement, elles formaient une unité au sein de la perception publique. Il était facile d’omettre que les étudiants qui manifestaient à Varsovie et à Prague aspiraient précisément à cette liberté civique que les jeunes rebelles anti-autoritaires raillaient à l’Ouest en la réduisant au rang d’aveuglement réformiste. Les nouvelles formes de protestation et la soif de provocation trouvèrent, même à l’Est, un terrain fertile. Elles s’associèrent sans contrainte à l’exigence de liberté et au rejet des bureaucrates politiques du SED. Le conflit des générations des années soixante était en RDA, de même que dans les autres pays communistes, chargé d’explosifs idéologiques dangereux.
Entre l’Est et l’Ouest
7Le monde fabuleux de la propagande communiste était divisé soigneusement entre le bien et le mal. Sur les affiches et sur les caricatures qui paraissaient chaque jour, les impérialistes portaient des hauts-de-forme et des pantalons à rayures. Avec leurs longs nez crochus, ils étaient assis sur des sacs d’argent frappés du symbole du dollar ou pataugeaient dans le sang des peuples opprimés. Les ultras de Bonn, une espèce particulièrement détestable, portaient les casques d’acier de l’armée nazie, et on les reconnaissait à leurs croix gammées ainsi qu’à leurs runes SS. Ils étaient avides de prendre leur revanche pour la guerre perdue et tendaient leurs maigres doigts semblables à des araignées vers l’Est. Si l’on utilisait la langue de la propagande, on dirait qu’il n’existait qu’une différence tactique entre la dictature fasciste et la forme faussement démocratique de l’impérialisme privilégiant le monopole de l’État. La RDA, pour sa part, acquerrait sa légitimité par l’Histoire. Le premier État pacifique allemand était le résultat d’un long combat des classes progressistes contre la réaction. Elle était le terme et l’apogée provisoire de cette Histoire. Inversement, le SED écartait la légitimation démocratique de la République fédérale en la considérant comme manipulée et il tentait de présenter l’État de Bonn comme le prolongement du Reich nazi.
L’APO et le SED
8À partir du milieu des années soixante, il se passa des choses étonnantes à Berlin-Ouest ainsi que dans quelques villes universitaires ouest-allemandes3. En tant que partie d’une « révolution mondiale des étudiants », selon l’expression par laquelle le « Spiegel » désigna le phénomène en mars 1968, une gauche anti-autoritaire se forma également en République fédérale. Un petit groupe fit – tout à fait au sens de Karl Marx – valser les rapports sociaux. Le nouveau mouvement n’avait que peu de points communs avec les idées traditionnelles d’un parti de gauche, voire d’un parti ouvrier. Si tant est qu’il y ait des points de rattachement dans l’Histoire allemande, il faut les chercher du côté de la bohème anarchiste autour de 1900 ou des cercles d’artistes d’extrême gauche des années 1920. Les jeunes révolutionnaires choquaient par leurs vêtements peu soignés, leurs barbes hirsutes et leur libertinage sexuel. Ils se donnèrent eux-mêmes le nom d’opposition extraparlementaire, et la presse inventa en outre l’abréviation APO (« Außerparlamentarische Opposition »), d’usage aisé. Ils protestaient contre la société bourgeoise, les idées morales surannées, contre la guerre au Vietnam, contre l’oppression raciale en Amérique, la misère en Amérique latine, le schah de Perse, contre les carences du système éducatif, l’armement atomique, les lois d’urgence, l’interdiction du KPD et les anciens nazis occupant de hautes fonctions dans l’État d’Adenauer. Ils l’œil rivé sur la misère du monde entier et ne voyaient pas – ce qui leur fut souvent reproché – les injustices qui avaient lieu devant leur propre porte. Ils ne protestèrent ni contre l’oppression de la liberté en RDA ni contre le Mur de Berlin, bien qu’une partie des protestataires, comme Rudi Dutschke et Bernd Rabehl, fussent originaires de l’Est.
9Les sujets étaient ramassés de tous côtés, de même que les mots d’ordre. On se servait chez Marx et Engels, Lénine, Trotski et Mao, mais aussi chez Siegmund Freud et Wilhelm Reich, en particulier chez l’École de Francfort et chez Herbert Marcuse, qui apparut tel une comète dans le ciel de la révolte pour ensuite, tout aussi vite, disparaître à nouveau. Mais plus intéressantes que les sujets et les thèses, généralement peu originaux, étaient les formes de protestation. Les protestataires mettaient en scène leurs actions comme s’il s’agissait d’événements médiatiques, utilisant précisément ces médias bourgeois dont ils ne se lassaient pas de dénoncer la manipulation. Ils contrôlaient les manchettes et même les premières pages des journaux illustrés. Avec Rudi Dutschke, les rebelles anti-autoritaires disposaient d’un chef de file à l’autoritarisme prononcé. Avec son blouson de cuir élimé et son pull tricoté, Dutschke devint le symbole de la révolte, la star des médias bourgeois et l’objet de la haine de la presse à la solde de Springer. L’emprunt de symboles politiques appartenant au mouvement communiste faisait aussi partie des provocations ciblées. Lorsque des étudiants venus de Berlin-Ouest, arborant des drapeaux rouges et les portraits de Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Lénine et Hô Chi Minh, se mirent à traverser le Kurfürstendamm, nombreux furent-ceux, à Berlin-Ouest, qui considérèrent que la limite absolue était atteinte. Et, même à l’Est, l’étonnement fut grand.
10Même les plus obstinés d’entre les dogmatiques du SED avaient abandonné l’idée qu’une révolution prolétarienne pourrait se produire en République fédérale dans un proche avenir. Quand ils faisaient une conférence sur la misère des masses actives en Allemagne de l’Ouest, ils récoltaient des ricanements ironiques, même auprès d’auditeurs d’habitude bienveillants. Car l’Est traînait désespérément la patte derrière l’Ouest précisément en matière de niveau de vie. La « victoire légale du socialisme à l’échelle mondiale » subsistait comme but historique à atteindre, mais, dans la réalité, on l’avait reportée à un avenir flou. On attendait plutôt d’autres victoires de mouvements de gauche dans les pays des « États, exploités sur un plan colonial et néocolonial, d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie », comme on appelait à l’époque, de manière un peu trop minutieuse, le tiers monde en RDA. Cet espoir ne correspondait pas tout à fait aux maximes tirées de manuels du marxisme-léninisme, d’après lesquelles le prolétariat des nations industrielles dominantes devrait prendre le pouvoir. Cependant, maint idéologue communiste espérait que la révolution mondiale se fraierait pour ainsi dire un chemin jusqu’à l’étage magnifique du capitalisme de monopole en passant par l’arrière-cour du tiers monde. Le fait que la révolte de gauche se fût depuis longtemps installée dans le salon raffiné avait été oublié à l’Est.
11Et soudain des coups de feu mortels tirés sur Benno Ohnesorg et Rudi Dutschke, des combats de rue, des voitures en feu, des drapeaux rouges ainsi que les portraits familiers des dirigeants du mouvement ouvrier, cloués sur des manches à balai dans les rues de Berlin-Ouest. En RDA, on se frottait les yeux, éberlués, d’autant plus qu’à l’Est, même parmi les permanents zélés, devoir cheminer en tête du bloc en marche avec une telle icône sur le manche passait plutôt pour une sanction.
12La perception de la révolte d’extrême gauche par l’Est était toutefois aussi hétérogène et contradictoire que la société de la RDA Trois façons parfaitement opposées de voir le glissement à gauche dans le monde occidental jouaient un rôle en RDA. Elles étaient toutes les trois sujettes à un changement considérable, se recoupaient, menant à un contact extrêmement étrange entre les oppositions.
13Les dirigeants du SED étaient enchantés de cet allié inespéré dans le combat contre l’impérialisme. Face aux égarements idéologiques des jeunes rebelles, ils montrèrent tout d’abord une tolérance qu’ils n’avaient jamais pratiquée dans leurs propres rangs. Reste à savoir si le SED croyait véritablement pouvoir nourrir ses ambitions panallemande de la révolte antiautoritaire. Au plus tard à partir de la mort de Benno Ohnesorg, le 2 juin 1967, les médias de RDA relatèrent de façon extraordinairement détaillée les actions de l’APO, ce qui se renforça eu égard aux manifestations anti-Vietnam, à l’attentat commis sur Rudi Dutschke et aux combats de rue qui suivirent.
14Mais, dès l’été 1968, les dogmatiques du SED pointèrent de nouveau leur index idéologique. À l’évidence, le parti estimait que le risque de confusion dans ses propres rangs était supérieur aux possibilités de déstabiliser durablement Berlin-Ouest.
15Pour les intellectuels critiques de RDA, en revanche, leur propre situation se reflétait dans la révolte anti-autoritaire des hommes de gauche à l’Ouest. Pour eux, les jeunes gens qui descendaient dans la rue à Berlin-Ouest et ailleurs étaient des alliés dans le combat à mener contre les courtisans politiques et les apparatchiks des deux côtés du mur. Wolf Biermann a exprimé cela d’une manière souvent parfaite dans ses vers et sa prose. Nombreux étaient les jeunes en RDA qui reprenaient le pathos révolutionnaire, le radicalisme verbal et la joie de vivre non conformiste des gens de gauche à l’Ouest, mais tout en visant leurs propres autorités qu’ils ressentaient comme saturées, embourgeoisées et petites-bourgeoises. Les participants aux actions de protestation contre l’invasion de la République socialiste tchécoslovaque étaient – j’anticipe sur ce point – presque tous issus de cet environnement intellectuel. Des traces de cette attitude de pensée s’étaient répandues jusque dans les rangs des permanents de la FDJ et des jeunes camarades du SED. Et les drapeaux rouges et les voitures de livraison en feu du groupe Springer rappelaient même agréablement à certains vieux camarades déçus du SED leurs rêves de jeunesse communistes.
16Au bout du compte, par-delà tous les débats théoriques, de nombreux jeunes gens auraient tout simplement aimé se retrouver là où battait le cœur de la vie, c’est-à-dire, concrètement, de l’autre côté du Mur de Berlin. La révolte, la musique et l’action formaient un conglomérat dont la puissance de séduction n’était pas mince. Comme leurs contemporains à l’Ouest, ils aspiraient à l’amour, à la paix et au soleil. Des époques compliquées produisent des réponses simples.
17Toutefois, une majorité apparemment nette de citoyens de RDA partageait le rejet des citoyens de R.F.A. et des habitants de Berlin-Ouest vis-à-vis des « politiques polygames » (« Politgammler »), selon le surnom que les journaux à la solde de Springer avaient donné aux partisans de l’APO. Ils considéraient les rebelles comme des fils de bourgeois gâtés dont le fond de pantalon méritait une fessée. C’étaient les gens simples qui montraient peu de compréhension face à des étudiants qui sapaient cette société à laquelle ils devaient leur liberté et leur prospérité. Ils souhaitaient de tout cœur une douche froide aux protestataires en voyant sur leurs petits écrans les images télévisées de l’intervention des canons à eau pour repousser les manifestants. C’est dans ce triangle de modèles de perception que fut accueillie en RDA la révolte de gauche ouest-allemande Les fronts intellectuels s’étaient complètement embrouillés.
Printemps de Prague et Berlin-Est
18En janvier 1968, en Tchécoslovaquie, le conflit entre la dictature communiste et le socialisme démocratique, qui couvait depuis 1917, devint réalité politique. Les antécédents de ces événements dramatiques remontaient à 1956. À cette époque, les dirigeants communistes du pays s’étaient refusé à accomplir une déstalinisation plus que formelle. Tous les problèmes non résolus éclatèrent au grand jour à la fin de 1967.
19Tout d’abord, le changement de pouvoir à Prague se fit entièrement dans le cadre de la relève de la garde communiste des époques antérieures. Le « Neues Deutschland » publia le 6 janvier 1968, sans de commentaire, le « communiqué sur le Congrès du Comité central du parti communiste tchécoslovaque (KPČ) ». Concernant l’élection d’Alexandre Dubček, on pouvait lire : « En sa personne se trouve maintenue la continuité de la direction du parti et se trouve exprimée la considération vis-à-vis des expériences acquises au cours de longues années de travail fourni par le parti. »4 Le lendemain, l’organe central publia la biographie, jusque-là officieuse, ainsi qu’une photo d’archives du nouveau secrétaire général du parti frère.
20Au plus tard en mars 1968 toutes les sonnettes d’alarme furent tirées à Berlin-Est. On pouvait lire dans une lettre d’information interne adressée aux directeurs des services du comité central du SED le 12 mars 1968 :
« Nous devons hélas constater que, actuellement, des conceptions de plus en plus révisionnistes, voire ouvertement bourgeoises, dominent au sein d’organes décisifs de la formation de l’opinion publique, dans la presse, à la radio, à la télévision, au cinéma, conceptions qui sont dirigées contre les principes marxistes-léninistes sur le rôle du parti, le pouvoir socialiste et la société socialiste en général »5.
21Et, plus loin :
« Il faut dire franchement que l’ennemi impérialiste accentue ses efforts pour prendre de l’influence, par le biais de tous les canaux et contacts possibles, sur l’activation des forces antisocialistes et bourgeoises en République socialiste tchécoslovaque et prendre lui-même en charge leur organisation. L’étendue de l’harmonie intellectuelle entre les mots d’ordre de ces forces petites-bourgeoises et antisocialistes au sein de la République socialiste tchécoslovaque d’une part et l’idéologie impérialiste d’autre part ressort en particulier du mot d’ordre défendu par des écrivains et des artistes : transformer la République socialiste tchécoslovaque en une › société ouverte‹. Mais tout le monde sait que les notions de › société ouverte », de › société pluraliste‹ ou de › grande société‹ sont directement empruntées à l’arsenal intellectuel de l’impérialisme »6.
22Trois jours plus tard, on put lire dans un rapport du MfS destiné à la direction du parti :
« Dans les circonscriptions de RDA, on discute actuellement dans toutes les couches de la population des événements de Varsovie et de République socialiste tchécoslovaque. Ce sont en particulier les expressions d’opinion sur les phénomènes en République socialiste tchécoslovaque qui, de par leur envergure et leur intensité, sont considérées comme en augmentation »7.
23À partir de mi-mars 1968 les rapports du MfS adressés aux dirigeants du parti deviennent plus précis. Au cours des mois suivants, les rapports sur les discussions au sein de la population devinrent presque quotidiens.
24Ce qui se passait depuis janvier 1968 en Tchécoslovaquie intervenait fondamentalement dans la situation en RDA et dans les autres États communistes d’Europe de l’Est. Ce sont sans doute les détenteurs du pouvoir eux-mêmes qui l’ont vu le plus clairement. Ils furent placés à longue échéance devant le choix de mettre un terme par la violence à l’expérience tchécoslovaque ou de mettre le cap sur la démocratisation. Malgré toutes leurs différences, tous les États du Comecon avaient un problème commun. Le système économique pourri ne pouvait être modernisé que si cela s’accompagnait d’une transformation en profondeur de la société. Les idées de renouvellement ne pouvaient pas se développer derrière les portes closes des « commissions stratégiques » de Walter Ulbricht, elles avaient besoin de liberté, d’un débat public et d’une décision démocratique. Il est bien possible que cette sorte de liberté aurait balayé le régime d’Ulbricht. Cependant, elle était sans alternative sur le plan historique.
25Le nouveau modèle de socialisme à visage humain était conçu comme l’exemple à suivre pour le monde entier, et les personnalités éminentes du mouvement le disaient d’ailleurs en toute franchise : « Le moment est venu pour notre patrie, après des siècles, de redevenir un berceau d’espoir », écrivirent des intellectuels tchécoslovaques dans une lettre adressée au Comité central. « Le moment est venu de pouvoir prouver au monde que le socialisme représente la forme suprême de la civilisation. Nous attendions que cela soit salué avant tout au sein de la communauté socialiste… »8.
26Les dirigeants communistes de l’Union Soviétique et de ses fidèles satellites étaient placés devant le choix de continuer à porter à plus long terme la politique de transformation et de démocratisation ou d’éradiquer l’expérience par la violence. Après avoir, semble-t-il, épuisé toutes les possibilités d’une « solution intérieure », ils optèrent pour la solution militaire.
Protestations
27Dans la nuit du 20 au 21 août, les divisions blindées du pacte de Varsovie écrasèrent la Tchécoslovaquie. Militairement, on pouvait considérer cette action comme un succès ; politiquement, c’était une catastrophe. L’effet produit par la nouvelle de l’invasion des troupes du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie fut, pour beaucoup de gens, bouleversant. Malgré les expériences de 1953 en RDA et de 1956 en Hongrie, la plupart des compatriotes n’avaient plus cru possible que l’Union Soviétique réagirait d’une manière aussi martiale. En outre, les nouvelles des jours précédents avaient signalé une détente plutôt qu’une aggravation de la situation.
28Tout homme doué de raison était conscient que le socialisme ne résoudrait aucun de ses problèmes en faisant intervenir des divisions blindées. Sur ce point, l’invasion n’était pas seulement une violation éclatante du droit international et de la fraternité, si souvent invoquée, mais aussi un coup porté au bon sens. Reste à savoir si chaque citoyen de RDA souhaitait pour son propre pays un socialisme à la Dubček et le croyait possible. Mais ce que les Tchèques avaient mis sur pied depuis janvier 1968 semblait si parfaitement sensé et intelligent que, à l’annonce de la nouvelle de l’invasion, beaucoup furent saisis d’une indignation farouche. Contre toute sagesse, ils se laissèrent entraîner à exprimer ouvertement leur opinion, ce qui eut des conséquences parfois lourdes. Contre toute raison pragmatique, ils se mettaient à leur machine à écrire pour rédiger des lettres de protestation ou partaient pendant la nuit, armés de pinceaux et de peinture, écrire des slogans sur les murs des maisons.
29Un rapport de la Stasi à l’administration générale berlinoise du MfS donne les chiffres de ces actions pour la période située entre le 21 août et le 8 septembre 1968 : « À 389 endroits de Berlin, 3 528 tracts ont été diffusés en tout et, à 212 endroits, 271 slogans provocateurs ont été griffonnés »9. Voici le rapport sur le déroulement des faits :
« Les méthodes de fabrication et de diffusion des tracts et le griffonnage de slogans ne témoignent pas de méthodes particulièrement raffinées. On a surtout jeté les tracts dans des lieux publics et dans les rues, à la différence de la diffusion habituelle où l’on introduit plutôt les tracts dans les boîtes aux lettres des maisons. Les coupables étaient pour la plupart prêts à courir un plus grand risque. Cela n’a, en aucun cas, eu d’effet sur les masses, étant donné que les tracts épars ont été immédiatement rassemblés et les slogans griffonnés rapidement effacés »10.
30Cette appréciation devrait, en tout point, correspondre à la réalité. Concernant le contenu des tracts et des slogans, le rapport du MfS faisait remarquer la chose suivante :
« Avec leurs slogans et leurs tracts, les coupables s’en prenaient essentiellement aux mesures des pays frères et exigeaient, dans la plupart des cas, le retrait des troupes. En deuxième position en termes de fréquence d’apparition, on trouve des professions de foi en faveur de Dubček ou plus exactement en faveur de la voie révisionniste empruntée par les dirigeants du parti et de l’État tchécoslovaques. Seule une petite partie des coupables prenait ouvertement parti pour la contre-révolution ».
31Les coupables étaient presque exclusivement de jeunes âgés de 17 à 21 ans.
« L’impression que de nombreux auteurs des écrits haineux aient été des jeunes âgés de moins de 16 ans ou en partie des gens primitifs sur le plan intellectuel ne se manifesta pas au cours de la période indiquée. Les coupables se composent presque sans exception de personnes qui savaient ce qu’elles voulaient obtenir par leurs actions »11.
32La Stasi fut en mesure d’annoncer, le 26 septembre 1968, que toutes les actions de quelque importance avaient été tirées au clair. D’après ses dires, on avait découvert les auteurs de 63 % des tracts ; concernant les « slogans haineux », le taux d’élucidation s’élevait alors à 12 %.
33La vague de protestations prit des dimensions considérables dans toute la RDA Du 21 août au 27 novembre 1968, les unités de recherche du MfS engagèrent des procédures d’enquête contre 506 personnes qui avaient été « surprises en train de travailler en lien avec des attaques menées contre les mesures d’aide prises par les cinq pays frères socialistes ». On y trouvait 383 procédures pénales pour propos haineux dirigés contre l’État, conformément à l’article 106 du code pénal, 64 procédures pour calomnie envers l’État conformément à l’article 220, quatre procédures pour vandalisme et attroupement, 33 pour franchissements de frontière illégaux, ainsi que 12 pour d’autres crimes politiques et 10 pour de prétendus délits criminels.
34D’après les rapports adressés par le service principal no IX, responsable du déroulement des enquêtes, au Groupe Central d’Information et d’Exploitation (« Zentrale Auswertungs-und Informationsgruppe » : ZAIG), jusqu’au 24 septembre 1968 en tout 429 mandats d’amener avaient été concrétisés par le MfS et 578 par la police populaire allemande (« Deutsche Volkspolizei »). Le service principal n ° IX élaborait quotidiennement depuis le 25 août 1968 une « vue d’ensemble des mandements et incarcérations de personnes ayant été en lien avec des actions hostiles aux mesures prises pour préserver la situation favorable au socialisme dans la République socialiste tchécoslovaque ».12 Le moment fixé était toujours cinq heures du matin. À part les chiffres, les rapports quotidiens contenaient aussi des appréciations générales sur les groupes de coupables et leurs mobiles, sur des cas individuels typiques ou particulièrement graves.
35Les rapports quotidiens évoquent plusieurs cas de franc sabotage. Dans diverses parties de la RDA des individus isolés ou des groupes sectionnèrent des câbles de renseignements de l’armée soviétique et de l’armée nationale populaire (« Nationale Volksarmee » : NVA). Un tel cas de figure est dépeint dans le message journalier du 28/29 août 1968 : le 25 août 1968, un câble de renseignements de l’armée soviétique avait été sectionné à Heidenau (sur le canton de Pirna) à l’aide d’un objet tranchant. Les coupables n’avaient pu être retrouvés.
Débats au sein du SED
36La situation intérieure de la RDA était loin d’être aussi critique que le 17 juin 1953 ou en août 1961, mais, d’une certaine manière, l’effraction psychologique était plus profonde. À cette époque, il était clair que l’on connaissait l’identité de l’ennemi : les revanchards de Bonn et quelques citoyens égarés de RDA, qui avaient été abusés par leurs slogans. Mais l’ennemi principal était le parti communiste du pays voisin. L’image lumineuse des « émetteurs impérialistes de propos haineux », c’était Alexandre Dubček, secrétaire général du parti frère, avec lequel Ulbricht avait encore échangé des accolades fraternelles une semaine plus tôt. Écrire son nom sur le Mur était un crime d’État, suspendre à la fenêtre le drapeau tchécoslovaque une provocation politique. La situation ne pouvait guère être plus confuse, d’autant plus que les journaux du 22 août 1968 lancèrent une grande campagne contre la contre-révolution. Mais les insultes restaient parfaitement anonymes ou dirigées contre des intellectuels isolés.
37Les forces d’occupation s’attendaient sûrement aux larmes de crocodile des gouvernements occidentaux, et leur machine de propagande était prête à les repousser d’un rire sarcastique. Mais même une grande partie des communistes du monde entier récusait le recours à la violence. Ce fut amer, ou du moins très fâcheux. Les partis communistes français, italien et espagnol, grands et influents, condamnaient très durement l’intervention militaire. Dieu soit loué, le parti communiste du Luxembourg resta fidèle à la ligne politique de l’Union Soviétique. C’est ainsi que l’on entendit dorénavant beaucoup parler dans les médias de RDA du parti d’avant-garde du prolétariat du petit Grand-Duché.
38Plus encore que dans les premiers jours après l’invasion, au cours des semaines suivantes, apparurent les lignes de faille du mouvement international communiste. Depuis belle lurette une opposition insurmontable s’était fait jour entre le communisme dogmatique soviétique et le socialisme démocratique. Ce front idéologique traversa aussi le SED, même si les rapports de force y étaient très clairs. Ceux qui doutaient de la justesse de la ligne du parti n’avaient le choix qu’entre la rupture avec le parti et le repli dans un silence appelé à durer, en règle générale, très longtemps.
39Le parti soumettait ses membres à une discipline stricte jusque dans la sphère privée. Même les problèmes familiaux, les relations amoureuses, les crises conjugales, les problèmes d’alcool, les délits criminels ou les difficultés scolaires des enfants étaient débattus au sein du parti et, le cas échéant, la direction prenait des « mesures éducatives ». Les statuts du SED comprenaient comme sanctions l’avertissement, le blâme, le blâme aggravé et l’exclusion. En guise de compromis, les statuts prévoyaient la « radiation » de la liste des membres. Cette solution fut adoptée dans des cas moins graves.
40En revanche, l’exclusion du parti était un acte solennel relevant d’une sombre mystique. Elle représentait l’éloignement vis-à-vis d’une communauté de conjurés, la perte d’une patrie psychique et intellectuelle. Au plan professionnel, l’exclusion était synonyme de stigmatisation lourde. Elle était souvent liée à une perte d’emploi ou à un déclassement officiel. Elle représentait une « tache noire » dans le dossier du cadre, que l’on ne pouvait plus guère effacer. Ainsi « quitter le parti » était-il également inacceptable, bien que cela ait été expressément prévu par les statuts. La déclaration d’un membre du SED indiquant qu’il souhaitait quitter le parti était ressentie comme un tel blasphème que le parti y répondait la plupart du temps par une procédure inquisitoriale et une exclusion en bonne et due forme.
41Dans une lettre d’information aux dirigeants du SED de décembre 1968 sur « les débats avec des membres et des candidats du parti menés en lien avec les mesures d’aide militaires prises par les cinq pays frères socialistes le 21 août 1968 », on peut lire : « D’après la vue d’ensemble établie à ce jour, des débats ont été menés avec 3 358 membres et candidats au sein de quelque 2 500 organisations du parti et organisations des services du parti (y compris les organismes armés) pour cause de conceptions floues, de comportements indécis, d’actes ayant nui au parti et d’actions hostiles à ce dernier. Jusqu’ici, le parti a prononcé 522 sanctions. Parmi elles, on trouve 223 exclusions, 55 radiations, 109 blâmes aggravés et 135 blâmes. 297 membres et candidats ont reçu des avertissements et des blâmes. Pour 2 017 camarades, les explications et éclaircissements politico-idéologiques ont été clos au sein des organisations du parti sans qu’aient été prises de mesures pédagogiques relatives au parti »13. Face aux quelque 1 800 000 membres que comptait le SED en 1968, on ne peut pas parler de tremblement de terre politique, mais de nettes secousses sismiques.
42Sur 2 883 débats, on disposait, d’après le rapport d’information, d’indications précises sur les personnes. Là aussi la prédominance des ouvriers saute aux yeux. Les statistiques ont classé 1 148 des personnes concernées, donc près de quarante pour cent, comme ouvriers. Seuls 26 des camarades rappelés à l’ordre étaient des artistes, 23 des scientifiques, 17 des étudiants, 132 des enseignants, 28 des médecins et 216 des ingénieurs. L’image des intellectuels qui auraient eu une attitude critique vis-à-vis du parti est démentie – comme déjà dans le cas des délits politiques – par les statistiques. C’est d’autant plus remarquable que, contrairement à la théorie, la part des membres du parti au sein des ouvriers était relativement faible.
43De toute évidence, 1968 a marqué pour de nombreux « vieux camarades » le terme d’une relation longue et conflictuelle au parti. « Dans le passé déjà, en raison de sérieuses fluctuations, le parti avait dû se pencher sur le cas d’une grande partie de ses membres, dorénavant exclus ou à qui l’on demandait des comptes à l’aide d’une autre sanction émanant du parti. Ainsi ne trouve-t-on à Dresde, parmi les camarades à qui le parti a demandé des comptes, que 13 personnes à qui le parti avait dû demander des comptes dès 1953, 1956 ou 1961 dans des situations de combat systématiquement aggravées »14.
Déclarations de consentement
44En RDA, la formule perfide de « contre-révolution larvée » circulait. Chacun en était suspect. Les « personnes susceptibles de saper le régime » pouvaient être partout. Même un dossier de cadre immaculé, une ardente activité sociale et un bon point de vue de classe dans le passé ne garantissaient pas que la personne concernée ne serait pas contaminée par l’esprit du libéralisme. Effectivement, ces métaphores traîtreusement biologistes réapparaissaient encore plus que de coutume. Même dans le « Neues Deutschland », il était sans cesse question des « forces vives » de la République socialiste tchécoslovaque. Les discussions critiques étaient considérées, de façon diffamatoire, comme des « phénomènes malsains » et les esprits sceptiques comme « contaminés sur le plan intellectuel ». Chacun était susceptible d’attraper un tel germe pathogène. Les expériences polonaise et tchécoslovaque avaient montré que même des camarades expérimentés avaient fléchi à l’heure du danger. Ainsi les permanents, porteurs du pouvoir de l’État, rivalisaient-ils de radicalité. Le « libéralisme paresseux », formule que l’on entendait souvent à l’époque, pouvait être pris pour un indice de ses propres fluctuations internes.
45Fin août et début septembre 1968 des permanents du SED et de la FDJ parcoururent le pays pour faire des discours énergiques, écraser l’opposition et, en cas de doute, faire des signalements à la Stasi. Des rassemblements eurent lieu dans des entreprises, des institutions, des écoles et des organismes universitaires. Si possible, deux ou trois représentants du collectif devaient de vive voix exprimer leur indignation face aux machinations de l’ennemi et donner leur assentiment sans réserve aux mesures d’aide prises par les cinq pays frères. Ce rôle incombait aux permanents du parti ou aux organisations de masse. Puis tous devaient, en apposant leur signature, signaler qu’ils condamnaient la contre-révolution. Là où avaient eu lieu des événements particuliers – des arrestations ou des rappels à l’ordre de collègues, de camarades d’école et d’études –, on attendait que l’on prenne unanimement ses distances vis-à-vis de tels éléments hostiles à l’État.
46Le pouvoir voulait intimider les citoyens, il lui fallait de plus faire des exemples, et il avait besoin de coupables. Nombreux étaient ceux qui se demandaient si, en s’opposant franchement, on ne jouait pas un jeu dont les règles avaient été fixées par l’autre partie. En outre, c’était un jeu dont on connaissait déjà au préalable les vainqueurs et les vaincus. « S’opposer, c’est collaborer », devait déclarer plus tard l’écrivain Gert Neumann à propos de ces événements, portant ainsi l’opposition à son point culminant15.
47Mais les choses n’étaient pas si simples. Le but des campagnes de signature n’était pas de convaincre, mais d’humilier. Sur ce point, le moindre geste de refus était une victoire de la dignité humaine sur le pouvoir. En outre, le délire d’unanimité inversa dangereusement le mécanisme de l’exercice du pouvoir. Une autorité légitimée par la démocratie peut vivre malgré des voix contraires à concurrence de 49 % des suffrages. Pour une dictature, l’opposition de l’individu est insupportable. Le pouvoir absolu bute sur sa propre revendication d’absolu, revalorisant ainsi de façon disproportionnée chaque voix hostile.
L’année de Walter Ulbricht ?
48En 1968, Walter Ulbricht était au zénith de son pouvoir. Il avait prouvé qu’il était en mesure de maintenir la paix et l’ordre dans l’État. Et rien n’était plus important pour l’Union Soviétique que la stabilité à sa frontière militaire occidentale. La RDA n’avait pas à rougir de ses performances économiques. Au moins les statistiques officielles annonçaient-elles de grands succès. En politique allemande, aucune solution ne pouvait faire abstraction de la revendication d’Ulbricht d’une reconnaissance étatique de la RDA Parmi les dirigeants du SED il était pour le moment incontesté.
49Reste la question de savoir si Ulbricht était un réformateur caché. S’était-il rendu compte sur ses vieux jours que le socialisme ne pourrait être sauvé que par un renouvellement fondamental de sa tête et de ses membres ? Ne voulait-il pas, par d’autres moyens, atteindre la même chose qu’Alexandre Dubček en Tchécoslovaquie, un système économique efficace, qui aurait été de taille à se mesurer au capitalisme ? En 1968, le monde considérait Walter Ulbricht et Alexandre Dubček comme des antipodes. C’est ce qu’ont aussi corroboré les pièces des archives du SED, entre-temps devenues accessibles. C’est ce que l’on peut également lire dans les mémoires de Dubček :
« En Tchécoslovaquie, c’était l’homme d’État étranger le plus impopulaire en dehors de Brejnev. […] [S]e mettre d’accord sur quelque chose avec Ulbricht, […] exigeait une tolérance toute particulière. Ulbricht était un dogmatique qui, un jour, s’était fossilisé au temps de Staline, et je le trouvais, personnellement, repoussant »16.
50Il existe toutefois un étrange enchevêtrement renversé entre Ulbricht et Dubček. Ces deux hommes croyaient fermement à la supériorité du socialisme dans l’histoire universelle, tout en considérant le système d’alors comme devant être rénové. Tous deux pensaient aussi pouvoir donner l’exemple à l’Union Soviétique, maîtresse du jeu, par leur modèle,. La loyauté à l’égard du grand frère constituait le fondement de leur vie politique, mais était mêlée dans les deux cas à un certain patriotisme.
51Ulbricht était-il un réformateur qui aurait échoué ? Bien des contemporains de cette époque commencèrent à le croire dès la fin des années 1980 et tentèrent, au cours des années qui suivirent la fin de la RDA, de redorer l’image de l’ère qui porte son nom. Après le lamentable échec du système du SED, le regard se porta derechef sur la quête de moments historiques au cours desquels il y avait eu une chance de renouvellement. Les années soixante ne tardèrent pas à faire l’objet d’une réinterprétation. N’existait-il pas alors de nombreuses amorces justes que l’on avait écartées sans réfléchir au temps d’Erich Honecker ?
52Effectivement, on ne tenta plus, après l’interruption stricte des réformes économiques en 1970/71, de moderniser radicalement la société. Au lieu des investissements nécessaires dans les domaines de la recherche, des sciences et des techniques, il y eut trop peu de cadeaux sociaux contre-financés. Toutes les réformes structurelles furent gelées. Au lieu de cela, c’était le règne de la stagnation, de l’indifférence, du repli dans la sphère privée.
53Il est certain qu’Ulbricht a pressenti que ce ne seraient pas des slogans, mais la dureté de la réalité économique qui trancherait la « rivalité pacifique des systèmes ». Pour gagner la course contre l’Ouest et exercer un jour une influence sur l’ensemble de l’Allemagne, il avait besoin d’idées neuves et des méthodes progressistes pour diriger les processus de production compliqués. Pour prendre ses décisions, il finit par demander conseil à des scientifiques compétents plutôt qu’à des permanents du parti. Ce fils d’ouvriers de Leipzig avait un immense respect pour la culture et le savoir. Mais l’homme politique réformateur Ulbricht avait un ennemi invincible : l’homme politique avide de pouvoir Ulbricht. Il personnifiait depuis 1945 la volonté inconditionnelle de pouvoir absolu du parti dont a découlé, presque par la force des choses, l’autocratie du secrétaire général. La destitution d’Ulbricht aurait dû figurer au début d’un processus de réformes crédible. Seuls des hommes nouveaux auraient pu défendre une nouvelle politique.
L’échec, un succès
54Les soixante-huitards de l’Ouest rêvaient de révolution et ils ont provoqué une évolution du système. Ils ont prouvé par leur biographie ce qu’ils avaient voulu réfuter : la capacité à se réformer de la société bourgeoise. Liberté et égalité n’étaient aucunement des paroles en l’air, comme l’avaient pensé les « anars de 1968 », mais les fondements d’une évolution moderne. Ainsi ne fut-il nullement étonnant que de nombreux protagonistes de la révolte de 1968 embrassassent des carrières bourgeoises et y obtinssent même beaucoup de succès. La « longue marche à travers les institutions » fut un franc succès. Elle a transformé les institutions, mais elle n’a pas épargné les colonnes en marche.
55Les soixante-huitards de l’Est, en revanche, comptaient réformer le socialisme et ils ont, avec 21 ans de retard, et en partie contre leur gré, déclenché une révolution qui conduisit à l’abolition du système socialiste. Ils traînèrent avec eux leurs rêveries socialistes jusqu’à la révolution d’automne pacifique.
56La révolte avortée de 1968 ne put être rattrapée en RDA C’est ainsi que s’accomplit en Allemagne, sur un plan historique, un double échec qui s’annula réciproquement. L’Est et l’Ouest se retrouvèrent ensemble dans une société dont ils avaient souvent pronostiqué l’échec, mais dans laquelle il faisait apparemment bon vivre.
57Le dénominateur commun entre la révolte anti-autoritaire à l’Ouest et la discussion sur les réformes à l’Est ambitionnait de rompre avec la logique de la guerre froide et la quête de nouvelles voies, par-delà les systèmes établis. C’est ainsi que résulta de deux perspectives différentes une projection virtuelle, née de racines différentes mais unies dans la négation de la société réellement existante. Le modèle positif s’appelait, faute d’un meilleur concept, socialisme démocratique. Cela cachait l’utopie d’une société dépourvue d’exploitation économique et de violence politique. Malgré son échec, cette utopie reste d’actualité. Elle renaît à chaque génération.
Notes de bas de page
1 Voir Stefan Wolle, Der Traum von der Revolte. Die DDR 1968, Berlin, 2008.
2 Cf. aussi Christoph Klessmann, « 1968 in Ost und West. Historisierung einer umstrittenen Zäsur », in : Osteuropa, 58 (2008) 7, pp. 17 – 30.
3 Cf. Norbert Frei, 1968. Jugendrevolte und globaler Protest, Munich, 2008 ; Ingrid Gilcher-Holtey (éd.), 1968. Vom Ereignis zum Mythos, Francfort/M., 2008 ; Wolfgang Kraushaar, Achtundsechzig. Eine Bilanz, Berlin, 2008.
4 Neues Deutschland, 6 janvier 1968.
5 MfS, bureau du ministre, ZAN, lettre du 12 mars 1968 aux directeurs des services du comité central, ci-joint : Lettre d’information sur la situation actuelle en République socialiste tchécoslovaque, 14 p., citation : p. 11.
6 Ibid., p. 13.
7 MfS, ZAIG, Z 1564, Lettre d’information séparée 301/68 du 15 mars 1968 sur la réaction de la population de RDA aux événements en République socialiste tchécoslovaque et en République populaire de Pologne : 8 p. et 1 p. d’annexe, citation : p. 1.
8 Alfred Kurella, « Der Frühling, die Schwalben und Franz Kafka », in : Sonntag, 31 (1963), reproduit in : Kritik der Zeit. Literaturkritik der DDR 1945 – 1975, vol. 1, Halle, Leipzig, 1978, pp. 380ss.
9 BStU, MfS, administration générale de Berlin, A 1140/2, Lette d’information séparée 56/68 du 26 septembre 1968 sur l’estimation des propos haineux consignés par écrit contre l’État entre le 21 août 1968 et le 8 septembre 1968, p. 1.
10 Ibid., pp. 1ss.
11 Ibid., p. 2.
12 BStU, MfS, voir surtout p. 629/70, vol. 6a, Vue d’ensemble des approvisionnements et incarcérations de personnes ayant été en lien avec des actions hostiles aux mesures prises pour préserver la situation favorable au socialisme dans la République socialiste tchécoslovaque.
13 SAPMO-BArch, DY 30/IV/A2/4/5, Lettre d’information du 12 décembre 1968 sur les débats avec des membres et des candidats du parti menés en lien avec les mesures d’aide militaires prises par les cinq pays socialistes le 21 août 1968 : pp. 1ss.
14 Ibid., p. 5.
15 Berliner Morgenpost, 27 juin 1999.
16 Alexandre Dubček, Leben für die Freiheit, Munich, 1993, p. 253.
Auteurs
Wolle, Stefan, né en 1950 ; Collaborateur scientifique du Forschungsverbund SED-Staat de l’Université libre de Berlin et directeur scientifique du DDR-Museum à Berlin.
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