Dire le Droit, défendre ses droits : la noblesse aux États de Vitry-le-François (1744)
p. 137-153
Texte intégral
1Le 23 avril 1744, une foule compacte se pressa de bon matin aux abords de l’hôtel de ville de Vitry-le-François. L’affaire était d’importance : la tenue des Etats de Champagne, qui ne s’étaient plus réunis depuis 1509. Mille huit cents assignations avaient été envoyées aux trois ordres, et la petite cité avait le plus grand mal, depuis quelques jours, à héberger tout ce monde : chacun attendait avec impatience l’ouverture de ces fameux Etats qui n’avaient pas été convoqués depuis deux cent trente-cinq ans. L’événement avait été provoqué par des lettres patentes de Louis XV, qui ordonnaient de réviser l’article XVI de la coutume de Vitry, touchant aux droits seigneuriaux. Un retentissant procès était en cours devant le Parlement et, pour y mettre un terme, le roi avait désigné trois de ses magistrats afin de rédiger, en accord avec les représentants des trois ordres, une nouvelle mouture de cet article. Ce désir de réforme, qui s’inscrivait bien dans la politique du chancelier d’Aguesseau, ne s’accompagnait toutefois pas d’un toilettage de la procédure ancienne : comme si le temps s’était figé depuis plus de deux siècles, la réforme de la coutume devait donner lieu au même cérémonial qu’autrefois, et les pratiques de la Renaissance allaient être remises à l’honneur en plein siècle des Lumières.
2Comme l’article XVI dont il était question concernait les droits seigneuriaux, la noblesse était venue en masse. Pour les seigneurs de Champagne, les Etats de 1744 devaient dire le Droit, mais aussi et surtout, défendre leurs droits. Ils étaient donc bien décidés à faire entendre leur voix et à ne rien céder aux magistrats des bailliages et présidiaux, qui voulaient faire inscrire dans la coutume que les droits seigneuriaux étaient une exception, et non la règle. Les débats promettaient ainsi d’être houleux, et ils durèrent effectivement près d’un mois, dans une atmosphère tendue. Notre travail ne consistera pas, bien sûr, à inventorier en détail les arguments de la noblesse – même s’il est indispensable de les connaître dans leurs grandes lignes –, car cette analyse s’inscrirait dans une autre problématique, étrangère à celle de cet ouvrage, touchant à l’évolution du droit féodal, à sa compréhension et son acceptation par les Français du XVIIIe siècle1. Il s’agira bien plus de centrer le propos sur l’attitude de la noblesse dans une assemblée de ce type, en répondant à trois questions essentielles : quels étaient les enjeux de ces Etats pour les nobles ? Quel était leur degré de cohésion face au Tiers et aux commissaires désignés par le roi ? Leur culture politique les prédisposait-elle à jouer le jeu d’une assemblée ? Ces trois questions, qui seront abordées tour à tour, sont bel et bien de nature politique, et non juridique – même si la jurisprudence de toute une région était en cause. Elles nous permettront d’appréhender dans quelle mesure les nobles du XVIIIe siècle, qui baignaient dans une culture absolutiste, ont pu se réapproprier une procédure ancienne, caractéristique de la monarchie participative du premier XVIe siècle2.
Les enjeux de l’article xvi
3La coutume de Vitry, réformée en 1509 après avoir été rédigée une première fois en 1481, était peu loquace sur la question des droits seigneuriaux. Son article XVI se contentait en effet d’énoncer le principe suivant : « Aussi toutes terres tenues et réclamées franches par dix ans entre présens, et vingt ans entre absens, âgés et non privilégiés, avec juste titre et bonne foi, sont à toujours franches de cens, redevances ou servitudes. Et ainsi on en use »3. L’article reconnaissait donc l’existence des alleux. Mais il semblait avoir été tronqué, ce que venait d’ailleurs confirmer le procès-verbal de l’assemblée, reproduit à la fin du coutumier. Le commissaire chargé de la rédaction avait expliqué que, selon les députés du tiers état, « paravant y avoit un article ès coutumes, qui premierement avoient été rédigées par écrit, contenant par exprès : que toutes terres au païs de Champagne étoient réputées franches de censives et autres redevances, sinon que le seigneur y prétendant censives ou redevances en fît apparoir par titre ou possession suffisante ; et aussi que de droit toutes terres sont censées et réputées franches ». En 1509, le Tiers avait donc prétendu que, selon la coutume, la plupart des terres champenoises étaient des alleux et que le prélèvement de droits seigneuriaux ne pouvait être qu’exceptionnel, et ne s’appuyer que sur des titres valables. Or, les nobles et les ecclésiastiques déclaraient, au contraire, que toute terre devait relever d’un seigneur, et donc que l’alleu ne pouvait être qu’une exception. L’enjeu était très important, car il était ni plus ni moins question que de déterminer lequel, du seigneur ou du paysan, devait présenter un titre, l’un pour justifier d’un cens, l’autre d’un alleu. Les deux parties n’étant pas parvenues à se mettre d’accord en 1509, les choses étaient demeurées en l’état. Par principe, le coutumier devait, en effet, faire l’objet d’un solide consensus ; faute de quoi il ne pouvait servir de référence admise par toutes les parties. C’est pourquoi, prenant acte de ce désaccord, les commissaires décidèrent que « les gens d’Eglise et nobles écriroient leurs causes et raisons ; et ceux du tiers état, avocats et praticiens au contraire ; et produiroient d’une part et d’autre ce que bon leur sembleroit, afin d’y pourvoir par Messieurs de la Cour »4. Mais par la suite, l’examen de cette question centrale ne fut pas mené jusqu’à son terme devant le Parlement, et rien ne changea pendant plus de deux cents ans…
4Or, au début des années 1740, une querelle s’envenima entre le comte de Grandpré, Anne-Gédéon de Joyeuse, et les habitants de Laval, Vargemoulin et Somme-Tourbe. Alors que le seigneur réclamait un cens universel sans pouvoir en présenter les titres, les habitants rétorquèrent qu’il n’était pas question pour eux de payer d’autres droits que ceux qu’ils avaient l’habitude d’acquitter. La querelle semblait classique – un seigneur prétendant percevoir d’autres redevances que celles qui étaient traditionnellement réclamées par ses ancêtres. Toutefois, Grandpré allait beaucoup plus loin, prétendant qu’il s’agissait en fait de rétablir un cens universel : selon lui, toute terre, sauf exception qu’il fallait justifier par des titres valables, devait relever d’un seigneur, alors que les communautés estimaient, au contraire, que l’alleu était la norme. Un factum publié en 1741 pour défendre l’allodialité disait du seigneur que, « s’il prétend être en droit de percevoir d’autres prestations, ou à une autre quotité, c’est à lui de justifier de sa possession »5. Or la coutume était muette sur le point de savoir si la Champagne était allodiale ou censuelle. C’est pourquoi Louis XV promulgua, le 27 juillet 1743, des lettres patentes pour « procéder à la révision et rédaction de l’article XVI de la coutume de Vitry-le-François »6. La majeure partie de la Champagne était concernée, car la jurisprudence s’appliquait dans les bailliages de Vitry, Château-Thierry, Chatillon-sur-Marne, Fismes, Sainte-Menehould, Saint-Dizier, Rumigny, Rethel-Mazarin et Vertus. L’affaire était donc loin d’être négligeable…
5Après avoir rappelé les grandes lignes de l’affaire, le roi regrettait que les choses aient été ainsi laissées en l’état depuis si longtemps, et reconnaissait qu’il « seroit nécessaire, pour le bien et l’avantage de [ses] sujets, qu’une question si importante fût suffisamment éclaircie en présence de tous ceux qui y sont intéressés, ce qui [n’avait] pu se faire en 1509 par le peu de tems que [les] commissaires [avaient passé] dans la ville de Vitry ». C’est la raison pour laquelle il décidait de mandater trois commissaires : des magistrats issus des rangs du Parlement, qui se déplaceraient pour rédiger une nouvelle version de l’article XVI. Il s’agissait de deux conseillers de la Grand-Chambre, Gilles-Charles Coste de Champeron et Jean-Baptiste-Corentin Lambelin, et d’un conseiller en la chambre des Enquêtes, Louis du Pré. Envoyés par le roi, ils bénéficiaient en cette qualité d’une grande autorité. Mais ils ne pourraient rien changer à la coutume sans avoir, au préalable, entendu toutes les parties et être parvenus à un compromis réunissant l’approbation de tous. Les commissaires devaient ainsi écouter les arguments de chacun, consulter les titres qui n’allaient pas manquer d’être produits et faire en sorte que le jugement, rendu ultérieurement par le Parlement, fût « revêtu d’une forme aussi régulière que celle qui avoit été prescrite par nos commissaires en 1509 »7. Si la décision finale incombait donc à la cour souveraine, éclairée par l’avis des commissaires, elle ne pouvait qu’être conforme au consentement de tous ou du moins de l’immense majorité des présents.
6Or le consensus était un idéal inaccessible, car les grands seigneurs rêvaient d’une censualité générale en Champagne, tandis que les magistrats de la région voulaient faire admettre dans l’article XVI une allodialité universelle. Parmi ces derniers, Valentin-Philippe Bertin du Rocheret apparaissait comme l’un des plus déterminés. Après avoir été avocat au Parlement de 1712 à 1717, il était revenu à Epernay pour succéder à son père comme président de l’élection. En 1744, il était désormais lieutenant criminel au bailliage et gouvernement de la ville. Avec ses collègues des autres bailliages, Bertin du Rocheret avait préparé avec soin ses arguments. Pour lui, la maxime qu’il n’est nulle terre sans seigneur était « tyrannique, inconnue à nos pères [et ne devait] le jour qu’au cardinal du Prat. Elle ne faisait qu’éclore lors de la rédaction de la coutume ». Il estimait qu’en 1509, Thierry de Lenoncourt, le bailli de Vitry, avait abusivement cherché à l’imposer, mais qu’il avait dû reculer face à l’hostilité du tiers : la Champagne était traditionnellement une terre allodiale, et les droits seigneuriaux ne pouvaient y être la règle. Pour Bertin du Rocheret, prétendre à la censualité de la coutume revenait donc à fouler les libertés anciennes de la province. Doté d’une plume alerte, il mit au net un Journal très minutieux après la dissolution des Etats de 1744, dans lequel il raconta la renaissance de cette procédure oubliée, étaya ses arguments et tourna la noblesse en ridicule8. C’est l’une des sources principales dont nous disposons pour comprendre les grands enjeux de cette bataille juridique.
7Le point de vue des grands seigneurs de la province était, bien sûr, diamétralement opposé. Ils estimaient que la féodalité était « de droit commun, et que la servitude [avait] été établie par les Romains dans toute l’étendue de leur empire ». Ils présentèrent un volumineux mémoire, en partie inspiré par les thèses raciales de Boulainvilliers, dans lequel ils affirmaient que « la noblesse représente les citoyens romains, et tout le tiers état représente les esclaves ; que tous étant serfs d’origine, la noblesse n’a besoin ni de titres, ni de possession pour être admise ou rétablie en pleine censualité ; que l’allodialité n’est qu’une exception de la loi, qui exige d’être appuyée de titres par quiconque veut s’en prévaloir »9. Les nobles étaient conduits par Claude-Lamoral-Hyacinthe-Ferdinand, prince de Ligne, marquis de Dormans et familier du roi. Arrivé de Paris la veille de l’ouverture des Etats, il prétendait avoir reçu des ordres de Louis XV pour être le porte-parole de la noblesse et faire régner l’ordre à Vitry avec l’aide de la maréchaussée. Très imbu de son titre de prince du Saint-Empire, il entendait non seulement démontrer la censualité de la coutume, mais aussi rassembler derrière lui toute la noblesse champenoise afin de faire pièce à l’offensive des magistrats. Après la dissolution des Etats, il rédigea lui aussi un texte pour justifier son action personnelle, défendre son point de vue et tourner en dérision ses adversaires. Il complète donc bien le Journal de Bertin du Rocheret10.
8A l’ouverture des débats, Ligne n’était toutefois pas le seul leader potentiel. Il lui fallait aussi compter avec le comte de Grandpré, qui était l’un des plus riches propriétaires du pays. Sa famille bénéficiait d’un large crédit dans la noblesse depuis la fin du XVIe siècle, lorsqu’elle avait apporté un soutien très actif à Henri III, puis à Henri IV, lors des conflits de la Ligue11. Gouverneur de la province, Grandpré était également intéressé de très près à la question de l’article XVI, puisque le procès qu’il avait entamé contre ses communautés rurales avait servi de détonateur à toute l’affaire. Trop impliqué dans cette question, il ne pouvait donc apparaître comme un porte-parole crédible ; il est d’ailleurs possible que Louis XV ait justement dépêché sur place le prince de Ligne pour endosser un rôle qu’il ne pouvait assumer. Mais Ligne n’était pas le seul à prétendre s’imposer parmi les gentilshommes : le duc de Bouillon, le prince de Condé et le duc d’Orléans possédaient eux aussi de vastes domaines dans la région et avaient envoyé des procureurs à Vitry, qui étaient bien décidés à faire valoir la supériorité de leurs maîtres12. Toujours est-il que la procédure n’obligeait pas à l’élection en bonne et due forme d’un porte-parole, comme au sein des Etats provinciaux ou généraux : dans les Etats destinés à réformer une coutume, les personnalités s’imposaient au fil des débats, grâce à l’entregent local dont elles disposaient au préalable, mais aussi du fait de leurs talents d’orateur. Le prince de Ligne cumulait les deux atouts.
9La noblesse était venue en masse à Vitry : Bertin du Rocheret raconte qu’à son arrivée, il trouva l’auberge du Lion d’Or réservée par le prince de Ligne « pour différents gentilshommes qui y étaient déjà et pour d’autres qu’il y attendait […]. Nous fûmes donc obligés de nous retirer et de venir, avec nos trois chaises et nos domestiques, sur la place, pour savoir du maire où il nous avait assigné des logements. Nous la trouvâmes remplie d’une infinité de gens d’Eglise, d’épée, de bourgeoisie et de la campagne qui se trouvaient dans le même cas que nous et qui logèrent effectivement à la belle étoile »13. Cette affluence était due au caractère très exceptionnel de la convocation, car, en Champagne, les occasions de dialogue avec le pouvoir étaient bien rares. Au cours des XVIe et XVIIe siècles, la région avait été tenue d’une main de fer par la Couronne pour protéger les frontières du nord-est des invasions et contrer l’influence guisarde qui se déployait autour de leurs terres champenoises et picardes. Dans un tel contexte, marqué par d’incessants passages de troupes et la quête de relais locaux, il n’avait jamais été question de solliciter l’avis des populations, dont on attendait surtout une obéissance sans faille. Or, depuis le règne de Louis XIV, les menaces de guerre s’étaient largement éloignées : les frontières du Nord-Est n’avaient jamais été aussi sûres, et l’on pouvait désormais, sans grand risque, entrouvrir la porte aux discussions.
10La procédure à suivre pour réformer les coutumes avait été définie par une lettre patente de septembre 1497, qui faisait suite à la fameuse ordonnance de Montils-lès-Tours pour leur rédaction (avril 1454 n.s.). Charles VIII y regrettait que « par cy-devant avoient et ont esté commises et perpétrées plusieurs grandes faultes et abuz à la très grand foulle de [ses] subjectz », et ordonnait de diligenter les réformes nécessaires. Concrètement, il ordonnait aux magistrats du Parlement de rassembler, dans chaque bailliage ou sénéchaussée, les « officiers, ensemble les gens des trois estatz, praticiens et aultres », afin de « publier et enregistrer lesdictes coutumes selon les advis sur ce faict ». En cas de difficulté, les commissaires devaient se contenter de les coucher par écrit, « ensemble les raisons et advis desdictz officiers et gens des trois estatz », et de transmettre le dossier au Parlement afin qu’il puisse trancher. C’est précisément cette procédure qui n’avait pas été menée jusqu’à son terme en 1509, lors de la réforme de la coutume de Vitry14.
11Au cours du XVIe siècle, de nombreuses réformes avaient ainsi eu lieu, destinées à clarifier des points obscurs, à débarrasser les coutumiers d’articles jugés archaïques et à en intégrer de nouveaux, auxquels les premiers rédacteurs n’avaient pas songé. Ce vaste mouvement s’était achevé en 1609 avec la réforme de la coutume de Chauny : c’est en tout cas par elle qu’Antoine Bruneau avait clos sa Table chronologique de la rédaction ou de la réformation de toutes les coutumes de France, en 169915. Depuis le règne d’Henri IV, le paysage coutumier était en fait resté à peu près immuable, mis à part de rares projets de réforme (Artois, 173516) et surtout la rédaction de la nouvelle coutume de Verdun, que Louis XV et d’Aguesseau avaient impulsée en 174117. En outre, la manière de concevoir les coutumes n’avait guère changé depuis la Renaissance : elles étaient toujours regardées comme l’expression écrite d’une jurisprudence orale, qui devait, de ce fait, recueillir l’avis du plus grand nombre. Il était donc indispensable que les gens se déplacent en personne. Ils étaient encouragés à se munir de titres qui permettraient aux commissaires de valider leurs déclarations ; les communautés et les seigneurs étaient donc invités à produire tous les papiers qu’ils jugeraient nécessaires afin de faire valoir leur bon droit. On espérait ainsi que l’une des deux parties présenterait davantage de titres – ou des titres plus solides – que l’autre.
12Outre son caractère de preuve, la production des titres avait une vertu supplémentaire : elle devait permettre à leurs détenteurs de ne pas trop s’attarder à Vitry, car la présence d’une grande foule ne manquerait pas d’être ingérable. Ce fut d’ailleurs évident dès la séance d’ouverture. Bertin du Rocheret raconte que l’on avait aménagé dans la grande salle de l’hôtel de ville une enceinte de planches qui entourait une table couverte d’un tapis de Turquie, destinée aux trois commissaires et au greffier. Face à eux avaient été disposés des bancs et des chaises de paille, où avaient pris place les représentants des trois ordres : le clergé à droite, la noblesse à gauche et le tiers au milieu, « tant qu’il en pouvait tenir ; les autres étaient debout et occupaient le reste de cette salle, qui est un assez beau et vaste vaisseau, quoique pas assez éclairé, et qui ne pouvait contenir les députés et le peuple »18. Le prince de Ligne « se plaça aux hauts sièges, ainsi que les seigneurs de la noblesse qui le suivoient, en sorte qu’il n’y avoit qu’une place vuide entre lui et le président du clergé »19. Il était donc clair que tout le monde ne pourrait participer aux débats dans cette salle trop petite, contrairement à ce que voulait Louis XV et à ce que prescrivait la procédure ancienne. Ce problème était essentiel, car toute solution passait au préalable par un tri des délégués, ce qui permit à la noblesse d’affirmer sa cohésion dès la première séance.
Cohésion et clivages nobiliaires
13Le prince de Ligne était conscient que le succès du second ordre reposerait sur sa cohésion ; aussi chercha-t-il, d’entrée de jeu, à fédérer les gentilshommes autour de quelques repères qui leur étaient familiers. La première occasion lui fut offerte par les problèmes que posait l’affluence excessive dans la salle des Etats : dès l’ouverture, il donna l’ordre à la maréchaussée de faire évacuer une partie de l’assistance pour faire de la place, signifiant par là même qu’il avait la haute main sur la bonne tenue des débats. Louis du Pré, l’un des trois commissaires royaux, en fut parfaitement conscient et s’écria, d’un ton offusqué, que « personne n’avoit le droit d’ordonner, que le Parlement, qui avoit la grande police du Royaume ». Ce à quoi Ligne rétorqua vivement : « le Parlement a la grande police pour la justice, mais il ne l’a pas pour les armes ; c’est aux Etats à mettre ordre à leurs séances et à ordonner aux officiers de la Maréchaussée de faire leur devoir dans ce cas »20. A ses yeux, les magistrats dépêchés par le roi ne pouvaient prétendre à aucune prééminence sur les Etats. En faisant entrer les troupes dans la grande salle, il entendait certes démontrer que la tranquillité des débats serait assurée par ses soins, mais aussi qu’il encadrerait étroitement leur liberté.
14Ligne cherchait également à calmer une inquiétude nobiliaire. Les considérations liées à l’ordre public occupaient en effet une place centrale dans les préoccupations des nobles, qui redoutaient que la tenue des Etats ne débouchât sur des troubles dirigés contre leur autorité, en ville ou dans les campagnes. C’est la raison pour laquelle il rassura les gentilshommes en leur expliquant qu’il « ferait donner la maréchaussée à cheval, suivant l’ordre qu’il en avait, à la première émeute, [et] qu’ainsi la noblesse pouvait rester tranquille dans ses châteaux »21. Avait-il été réellement mandaté par Louis XV pour assurer ce rôle, ou s’agissait-il d’une fausse prétention, destinée à lui donner davantage de poids parmi ses pairs ? Le prince cultivait à dessein l’ambiguïté sur la mission que lui aurait confiée le roi, et personne n’aurait été capable de répondre précisément à cette question. Il raconta ainsi aux gentilshommes qu’il avait été désigné par le souverain non seulement pour être leur porte-parole, mais aussi pour garantir l’ordre public. Afin de donner davantage de force à ses dires, il affirma que « Sa Majesté voulait le créer chevalier du Saint-Esprit ; qu’il en aurait reçu le collier si la cour n’eût pressé son départ, dans la crainte d’une émeute, mais que M. d’Andelot était chargé de le lui envoyer par un courrier exprès »22. Ce type d’assertion ne pouvait, en tout cas, que recueillir un écho très favorable dans la petite noblesse rurale, que la convocation des Etats avait sans doute désorientée, voire inquiétée, et qui se cherchait un leader. Or le prince de Ligne bénéficiait incontestablement d’un grand crédit auprès des gentilshommes de la province, qui n’entendaient guère les questions de droit coutumier et qui redoutaient une conclusion défavorable à leurs intérêts. A leurs yeux, il faisait figure de sauveur ; il était même le véritable commissaire envoyé par le roi, car dans leur esprit, Louis XV ne pouvait être, bien évidemment, que favorable à la censualité de la coutume… Le premier président au présidial de Vitry expliqua ainsi à du Pré, en aparté, que la noblesse « ne reconnaît pour commissaire que M. de Ligne, et quelque ordonnance, quelque défense que vous prononciez, Messieurs, vous verrez que pas un noble ou agent n’y déférera qu’autant que M. de Ligne leur permettra d’y acquiescer. – Il n’y a ici de commissaires du roi que nous, dit hautement M. du Pré. – Nous le savons tous, lui répondit-on, mais la noblesse n’en croit rien »23.
15Afin d’asseoir son crédit, Ligne se posa en défenseur des valeurs ancestrales de la noblesse. Ainsi, il ne perdit jamais une occasion de rappeler les fonctions guerrières du second ordre, en justifiant par exemple, devant les commissaires, l’absence de certains seigneurs par leur présence à l’armée. Il reprit d’abondance ce thème dans son Journal, où il expliqua qu’il avait été « choisi pour être Président et chef de la Noblesse et Provinces aux dits Etats, ceux qui par le titre de leurs terres devoient le précéder à la séance ne pouvant s’y trouver parce qu’ils étoient au service du Roy et employés dans ses armées »24. Il rappela d’une autre manière les fondements de l’identité nobiliaire, en intégrant les gentilshommes sans seigneurie au sein du groupe. Cette manœuvre lui fut dictée à l’origine par le problème que posaient les curés sans fief. Ligne s’était interrogé tout haut sur leur présence et avait refusé de les recevoir parmi les seigneurs, « puisqu’ils n’étoient que roturiers et possédaient des biens en roture »25. Voyant que l’argument risquait de se retourner contre les gentilshommes pauvres qui l’entouraient, il proposa habilement à ces derniers de passer dans les rangs du tiers état, ce qu’il refusèrent bien évidemment tout net, lui répondant : « Monsieur, ayant l’honneur d’être gentilshommes, nous avons pris séance dans notre corps, et si l’arrière-ban était convoqué, nous y serions appelés comme nobles »26. D’emblée, Ligne affirma donc la cohésion de la noblesse en la présentant comme soudée par le sang, et non par la possession d’un fief.
16Afin de parachever son ascendant sur l’assemblée et de consolider la solidarité du groupe, il joua enfin sur un registre éminemment politique. Lorsque le greffier, à l’ouverture des Etats, entreprit de lire les lettres patentes qui ordonnaient la convocation, Ligne l’interrompit en lui disant : « Greffier, lisez mieux, les seigneurs Etats ne connoissent pas ici le Roy tout court, mais reconnoissent le Roy comme Comte de Champagne, et sont, en cette qualité, ses très fidèles Etats et respectueux sujets »27. Cette phrase emphatique ne manque pas de sel puisque la Champagne avait été réunie au domaine par Philippe le Bel en 1285, soit près de cinq siècles plus tôt… En outre, comme le pays ne disposait pas d’Etats provinciaux, les notables n’avaient pas eu souvent l’occasion de rappeler au roi de France qu’il n’était, dans la province, que le comte de Champagne… Toutefois, la formule était habile, car, tout en essayant de corriger son image d’émissaire royal, le prince de Ligne s’inscrivait dans une vieille tradition politique. Il prétendait en effet défendre les intérêts du pays face aux empiètements centralisateurs du pouvoir royal. Au même titre que la noblesse de Bourgogne, toute proche, qui possédait encore des Etats provinciaux, il revendiquait, même artificiellement, le respect de libertés ancestrales et inaliénables, qui étaient antérieures à la réunion de la Champagne à la couronne de France.
17Ligne ne ménagea donc pas sa peine pour renforcer la cohésion des nobles autour de trois principes très simples : la garantie de l’ordre public, l’intégration de tous les gentilshommes – même les plus pauvres – et la défense des libertés provinciales. Mais, en dépit de tous ses efforts, la noblesse ne présenta jamais un front parfaitement uni, et ce pour trois raisons. En premier lieu, Ligne ne put faire admettre l’éminence de son rôle par les plus grands aristocrates du pays. Prince d’Empire, il ne capitalisait pas autant de prestige à la cour que les Condé ou les Bourbons. Même s’ils étaient absents, même s’ils ne s’exprimaient que par la bouche de leurs procureurs, ils pesaient très lourd dans les débats. Certes, ils reconnaissaient très volontiers la censualité de la coutume, mais ils ne voulaient pas admettre la légitimité de ce porte-parole autoproclamé, qui semblait utiliser les Etats pour étendre son influence personnelle et peut-être sa clientèle dans la région. L’agent d’affaires du duc de Bouillon, un avocat du nom de Castin, prit ainsi la parole le 6 mai et demanda aux commissaires « s’il était vrai que M. le prince de Ligne fût président de la noblesse, et qu’il avait ordre de son maître de le savoir positivement avant de comparoir, et d’y former opposition »28. Tandis que les petits gentilshommes espéraient – à tort – que Ligne était le véritable commissaire envoyé par le roi pour faire respecter ses volontés, un puissant aristocrate comme Bouillon n’entendait absolument pas se plier à la stratégie d’un homme dont le rang lui semblait inférieur au sien.
18En second lieu, certains gentilshommes se méfiaient beaucoup du prince de Ligne, dont ils craignaient qu’il ne leur réclamât de l’argent pour rembourser ses frais de voyage et de séjour à Vitry… Bertin du Rocheret raconte ainsi qu’un jour, « en descendant les degrés du palais à midi, les commissaires ne furent pas peu surpris de voir le lieutenant criminel d’Epernay accueilli d’une douzaine de gentilshommes au moins […]. Ils commençaient à se désabuser des illusions que le prince de Ligne avait répandues parmi la noblesse. On leur avait fait appréhender que ce seigneur ne se prévalût de leurs procurations pour répartir sur chacun d’eux une espèce de rétribution pour se faire payer de son voyage et de ses peines »29. La confiance des nobles avait donc des limites car le prince de Ligne n’apparaissait pas, à leurs yeux, comme un homme totalement désintéressé.
19Enfin, sur le fond de l’affaire, il ne parvint jamais à obtenir l’unanimité du groupe. L’état des forces en présence au sein de la noblesse, établi grâce aux procurations collationnées par les commissaires, montre en effet de profondes divisions. Quatre-vingts seigneurs environ se déclarèrent en faveur de la censualité universelle, et à peu près le même nombre pour l’allodialité. Dans le premier groupe, se trouvaient les plus grands propriétaires fonciers de la région, comme les Joyeuse, les Orléans, les Condé, les Bourbons, les Montmorency, les Luxembourg… Parmi les partisans de l’allodialité, on ne repérait aucun lignage d’envergure, mais de nombreux gentilshommes à la fortune souvent modeste30. Les seigneurs n’étaient donc pas tous rassemblés autour d’une position commune. Nombre d’entre eux, qui avaient l’habitude de faire payer chaque année les mêmes droits à leurs communautés, ne rencontraient aucune contestation et ne voulaient pas envenimer les choses en prétendant à une censualité universelle. Bertin du Rocheret rapporte ainsi la conversation qu’il eut avec le marquis de Chazeron, afin qu’il se désolidarise du prince de Ligne : « Prétendez-vous des censives dans vos terres du Baizil et de Mareuil-en-Brie ? – Oui, parbleu, me répondit-il affirmativement, et j’en ai de bons titres. – Bon cela, lui dis-je ; mais prétendez-vous en avoir indistinctement sur tous les habitants de vos deux paroisses, et qu’une universalité de censive vous soit due sur l’une et sur l’autre, en vertu de votre seigneurie et sans aucun titre que celui de votre seigneurie ? – Dieu m’en garde ! s’écria-t-il »31. Bien des nobles raisonnèrent, semble-t-il, de la même façon et répugnèrent à produire une fausse déclaration : ils ne s’appuyaient que sur leurs titres et ne prétendaient à rien d’autre, bien conscients que la proclamation d’une censualité universelle provoquerait de vives tensions locales. Les grands propriétaires, parce qu’ils étaient souvent absents, se trouvaient à la pointe du combat pour la censualité, mais ce n’était pas le cas des petits seigneurs, qui voulaient éviter les procès ruineux. Les traditionnels clivages sociaux du second ordre empêchèrent donc la formation d’un front nobiliaire uni au cours des Etats de Vitry-le-François. Ainsi, la quête de cohésion se révéla un peu vaine, mais elle n’empêcha pas Ligne et Grandpré de déployer une véritable tactique afin d’éviter une réforme contraire à leurs intérêts ; ce faisant, ils se frottèrent avec un certain succès aux manœuvres et aux joutes d’une assemblée.
L’apprentissage du jeu d’assemblée
20La noblesse disposait d’une tradition politique qu’elle pouvait réinvestir ici. En effet, les contestations du pouvoir royal et les prises d’armes de la première modernité s’étaient généralement accompagnées de la tenue d’assemblées, au cours desquelles tous les participants étaient invités à prendre la parole avant la rédaction définitive d’un manifeste. Les ligues des guerres de Religion, les révoltes contre Marie de Médicis ou les troubles de la Fronde avaient joué selon les mêmes mécanismes, mêlant action militaire, débat et rédaction d’un texte. Les nobles avaient donc l’habitude de se réunir, de discuter et de prendre des décisions en commun32. En ce sens, ils n’étaient d’ailleurs guère différents des Croquants ou des Nu-pieds, qui justifiaient leurs rébellions anti-fiscales par le verbe et la plume au cours de grandes assemblées collectives. Les gentilshommes avaient cependant l’avantage de maîtriser une culture de l’écrit qui leur permettait de mettre au point des textes particulièrement élaborés. Au cours des semaines qui précédèrent la réunion des Etats, Grandpré fit circuler des billets, imprimés ou manuscrits, que les avocats surnommèrent par dérision « le tocsin de M. de Joyeuse ». Selon Bertin du Rocheret, « il était dit qu’ils devaient soutenir la censive générale, emportant lods et ventes sur les héritages de leurs seigneuries, leur prescrivant de porter à Vitry tous les titres qu’ils avaient, sans quoi leurs biens seraient saisis »33. La tenue des Etats avait donc été soigneusement préparée. Gouverneur de la province, Grandpré disposait en effet d’une incontestable légitimité. Rejeton d’une vieille famille de Champagne, il bénéficiait d’un important crédit parmi ses pairs ; il pouvait ainsi jouer de la crédulité des petits gentilshommes campagnards et de la crainte qu’il inspirait, pour les rallier à la cause de la censualité.
21Dans les semaines qui suivirent l’ouverture des Etats, l’activité des porte-parole de la noblesse fut essentiellement consacrée à faire valider les procurations dont ils étaient porteurs. Quelques-unes d’entre elles avaient été remises au prince de Ligne par les communautés rurales de son marquisat de Dormans. Ainsi, les syndics de Vincelles et de Tréloup s’étaient présentés aux Etats, mais, comme tous les autres, ils avaient été renvoyés dans leurs villages, faute de place dans la salle. Ils avaient donc donné leur procuration au prince de Ligne, leur seigneur, car celui-ci leur avait expliqué « qu’il était inutile qu’ils dépensassent leur argent mal à propos, qu’ils eussent à retourner chez eux et qu’il se chargerait de leurs affaires ». Or, comme elles étaient favorables à l’allodialité, le prince s’était bien gardé de les transmettre : leurs signataires finirent par en être informés, et, le 15 mai, ils élevèrent une protestation solennelle contre lui, en expliquant qu’ils « avaient été forcés par une dépense qui excédait leurs facultés »34. Contraints de signer une procuration, ils n’avaient rien trouvé de mieux à faire que de la donner à leur seigneur, dont ils savaient bien qu’il défendait un point de vue contraire au leur, mais qu’ils ne pouvaient concevoir tout à fait comme un adversaire.
22Cependant, les procurations les plus nombreuses que rassembla le prince de Ligne furent signées par des nobles, afin qu’il défendît en leur nom le principe de la censualité universelle. Il y avait à cela d’évidentes raisons pratiques : la plupart d’entre eux ne rêvaient que de rentrer chez eux… Or la règle traditionnelle voulait que l’on procède à un appel individuel des participants, bailliage par bailliage. Très tôt, les commissaires avaient décidé de se conformer à cette règle ancienne, même si elle laissait présager de nombreux jours d’appel et donc d’attente, ce qui risquait d’exaspérer bien des seigneurs et de les conduire à déserter la ville. Bien conscient de ce problème, Ligne en réunit quelques-uns chez lui et leur expliqua que cette façon de faire, parfaitement légale au demeurant, était dangereuse parce qu’elle allait clairsemer leurs rangs. Il leur brossa un tableau si noir de la situation, « que la plupart des seigneurs ecclésiastiques et séculiers, qui ne pouvoient se loger, ou du moins leurs domestiques et chevaux, à cause de la grande quantité de monde, prirent la résolution de se retirer chez eux et de laisser des procurations pour donner leurs voix en leur place ».35. Les procurations furent donc d’abord une riposte à ces contraintes matérielles qui avantageaient les citadins et pénalisaient les gentilshommes campagnards. Elles avaient par ailleurs une autre finalité, plus politique.
23Muni de ces documents et débarrassé de leurs auteurs, Ligne espérait en effet avoir les coudées franches pour manœuvrer à sa guise au sein de l’assemblée. Il faisait signer chez lui des procurations, puis renvoyait les signataires chez eux en leur expliquant qu’il prendrait soin de leurs intérêts. Parfois, selon Bertin du Rocheret, l’opération se déroulait « avec si peu de précautions, que lorsqu’il se présentait deux ou trois gentilshommes à la fois, un seul modèle suffisait pour tous, les blancs qu’on avait laissés [étant] suffisants pour contenir trois noms de nobles et leurs qualités, même davantage, en cas de besoin »36. Le système des procurations allait certes à l’encontre des souhaits du roi, qui entendait que chacun pût s’exprimer en personne, mais il permettait au prince de Ligne d’afficher grâce à elles une impression d’unité, si ce n’est d’unanimité, afin, disait-il, d’« empêcher la division de la Noblesse, comme le Tiers-Etat avoit envie de le faire ». En outre, elles lui offraient la possibilité d’être beaucoup plus libre et d’agir à sa guise au cours des débats. Ainsi, dès le 13 mai, « il n’y eut que quelques seigneurs voisins qui restèrent, ou ceux qui demeuroient dans la ville au nombre de dix ou douze et qui accompagnèrent le marquis de Dormans aux séances, avec les députez des Princes du sang et quelques autres députez des grands seigneurs absents »37. Entouré d’une poignée de seigneurs dévoués, il put ainsi développer ses arguments comme il l’entendait pendant les semaines suivantes, sans se soucier des seigneurs qui l’avaient mandaté et qui étaient rentrés chez eux38.
24Parce qu’elles venaient appuyer un discours trop cohérent, voire monolithique, centré sur la défense d’une censualité universelle, les procurations furent évidemment très contestées par les magistrats, qui voyaient bien les dangers qu’elles représentaient. Le 18 mai, le lieutenant général de Vitry et Bertin du Rocheret élevèrent par conséquent une protestation solennelle, dénonçant les billets du comte de Grandpré dans lesquels il demandait à tous les seigneurs de soutenir sans état d’âme la censualité. Pour eux, il était scandaleux de proposer « à tous les seigneurs et agents un modèle indistinct et uniforme du pouvoir qu’ils devaient donner pour soutenir leurs intérêts ou leurs prétentions dans l’assemblée ». Les procurations restituaient à tort l’image trompeuse d’une Champagne où toutes les seigneuries fonctionnaient selon le même modèle, celui d’une censualité universelle et ancestrale. Non seulement elles cherchaient à impressionner les commissaires, mais elles permettaient aussi de s’affranchir de toute production de titre authentique. Les magistrats en concluaient que ces pratiques « tendaient visiblement à une désobéissance aux ordres du roi, à la ruine de la noblesse du second ordre et à l’entière oppression du peuple »39. Si l’on fait abstraction de leurs effets de manche, leurs arguments étaient justes : en uniformisant le panorama seigneurial champenois, les procurations restituaient une image déformée et schématique de la réalité. Elles pouvaient même être considérées comme de fausses déclarations, ce qui risquait de conduire tous leurs auteurs vers un discrédit rédhibitoire.
25C’est la raison pour laquelle le combat du prince de Ligne se déplaça sur un autre terrain : celui du serment que réclamèrent les commissaires à tous les participants. Cette prestation, qui avait eu lieu en 1509, consistait à jurer de dire la vérité sur les pratiques que l’on entendait voir inscrites dans la coutume, en l’occurrence sur l’article XVI et la jouissance des droits dans sa seigneurie. Les magistrats du tiers y étaient très favorables, parce qu’un serment solennel prononcé en public et devant Dieu pousserait de nombreux seigneurs à dire enfin la vérité et à renoncer à leurs procurations. En outre, le serment devait être accompagné de la présentation de titres authentiques, vérifiés par les commissaires. Pour le prince de Ligne, le risque était donc de voir s’effondrer toute la tactique qu’il avait mise en place dès le début de l’assemblée… Là encore, il répliqua d’une façon très politique, en s’appuyant sur les lettres patentes de Louis XV : comme le roi n’ordonnait pas explicitement aux commissaires de procéder à cette opération, elle ne devait pas avoir lieu. Dans le cas contraire, « les commissaires du Parlement devenoient juges de ce qu’ils n’étoient pas, puisque par les Lettres patentes du Roy, ils n’étoient commis que pour dresser le procès-verbal des dires, réquisitions et avis des trois états et n’avoient point le pouvoir de juger sur les remontrances »40. Néanmoins, l’argument était spécieux, car le procès-verbal de 1509 démontrait bien que la réforme s’était accompagnée du serment de tous les participants. Les commissaires répliquèrent donc en publiant, le 18 mai, une ordonnance aux portes de la ville, qui fut envoyée par les archers de la maréchaussée chez les seigneurs résidant à cinq ou six lieues à la ronde, et qui leur enjoignait de se conformer à leur exigence.
26Ce conflit n’était pas anecdotique, car il voyait s’affronter deux cultures politiques, celle des commissaires, bien décidés à imposer leur autorité – celle du Parlement, celle du roi –, et la culture des nobles, dont certains répondirent, selon le prince de Ligne, « qu’ils n’avoient nul serment à faire et […] que ce n’étoit pas de cette façon que l’on convoquoit la noblesse par affiches publiques aux portes d’une ville »41. Le comte de Gizaucourt s’en ouvrit franchement à Bertin du Rocheret, en lui disant que la prestation de serment « ne devait point avoir lieu pour la noblesse, que c’était l’insulter que de lui proposer de lever la main, et qu’il était déshonorant pour un gentilhomme d’affirmer »42. En fin de compte, cinq ou six nobles demeurant à Vitry vinrent prêter serment, ce qui permit aux commissaires d’écrire dans leur procès-verbal que la prestation avait été accomplie par « les nobles qui s’étoient trouvés présents à la dite séance », et donc de sauver la face…
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27Le 23 mai 1744, les Etats de Vitry se séparèrent sur un constat de désaccord complet. Les commissaires revinrent à Paris avec les arguments volumineux de chaque partie, mais sans avoir pu réunir le consensus voulu par Louis XV. Faute d’accord, le Parlement était autorisé à trancher, mais il ne le fit pas plus qu’au début du XVIe siècle : en 1747, le roi promulgua d’ailleurs de nouvelles lettres patentes ordonnant à Champeron de retourner en Champagne afin d’entendre les délégués des très nombreuses paroisses qui n’avaient pas pu se présenter trois ans plus tôt43, soit parce qu’elles n’avaient pas été mises au courant de l’affaire, soit parce que leurs syndics s’étaient fait expulser dès le premier jour par la maréchaussée du prince de Ligne.
28La tenue des Etats de Vitry avait tenté de renouer avec l’idéal politique de la Renaissance : la quête d’une unanimité, ou du moins d’un compromis, condition indispensable pour que la coutume continue d’être respectée et suivie par tous. Toutefois, cette conception du débat et de la prise de décision au sein d’une assemblée ne pouvait réellement fonctionner au XVIIIe siècle. Peut-être les rédacteurs de la réforme de 1509 s’étaient-ils d’ailleurs heurtés à des problèmes identiques. Dans cet échec, la noblesse joua un rôle central. Une refonte de la coutume dans le sens de l’allodialité aurait été pire que le maintien du statu quo qui, au moins, n’obligeait pas les seigneurs à devoir produire leurs titres pour se faire payer leurs droits coutumiers. L’absence de décision fut donc un échec pour le tiers, et en particulier pour les magistrats, qui n’avaient pas ménagé leur peine.
29Pour notre propos, l’intérêt de ces joutes apparemment stériles est de les appréhender comme une manifestation de la culture politique noble. Se considérant volontiers comme l’émanation du pays, la gardienne de sa tradition politique et l’interlocutrice naturelle du souverain, la noblesse ne pouvait qu’être satisfaite par la tenue de ce type d’Etats. Elle pouvait y reprendre une antienne familière et réaffirmer son identité sociopolitique. Le déroulement des séances montre surtout que certains gentilshommes maîtrisaient parfaitement les rouages d’un travail d’assemblée. Des leaders, comme ici le prince de Ligne ou le comte de Grandpré, se dégageaient très vite, fédéraient une bonne partie du groupe et maniaient avec habileté le système des procurations. Ils prenaient la parole, la monopolisaient parfois et développaient leurs arguments avec un certain aplomb. Au total, ils témoignaient donc d’une culture politique tout à fait moderne. Mais lorsque leurs intérêts vitaux étaient en jeu, ils retrouvaient leurs vieux réflexes, n’hésitant pas à se draper dans leur supériorité de gentilshommes et à rejeter leurs interlocuteurs dans la roture.
Notes de bas de page
1 C’est l’un des objets du livre récent de Martine Grinberg, Ecrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France, Paris, 2006.
2 James Russel Major, From Renaissance Monarchy to Absolute Monarchy, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1994.
3 Coutumes du bailliage de Vitry-en-Perthois avec un commentaire et une description abrégée de la noblesse de France, par rapport au chapitre des fiefs, et autres dispositions qui concernent la noblesse en cette coutume, par maître Estienne Durand, avocat au Parlement, demeurant à Rethel-Mazarin, à Chalons, chez Claude Bouchard, 1722, article XVI.
4 Ibid., procès-verbal de 1509, p. 585.
5 Mémoire signifié pour les habitans et communautés de Laval, de Vargemoulin et de Somme-Tourbe, régis par la coutume de Vitry, et les habitans et communauté de Tahure, régis par la coutume de Reims, défendeurs, contre Messire Daniel Chevalier, marquis de Joyeuse, et Messire Anne-Gédéon de Joyeuse, comte de Grandpré, demandeur, Paris, 1741, p. 1.
6 Lettres patentes qui nomment des commissaires pour procéder à la révision et rédaction de l’article XVI de la coutume de Vitry-le-François, et autres articles qui peuvent y avoir rapport, données à Versailles le 27 juillet 1743.
7 Les commissaires devaient plus précisément « faire assembler tous et chacun les comtes, barons, châtelains, seigneurs hauts-justiciers, prélats, abbés, chapitres, nos officiers desdits lieux, avocats, licenciers, praticiens et autres notables bourgeois dudit bailliage, en leurs personnes, sans recevoir aucun par procureur, sinon qu’il eût juste et légitime excuse, à l’effet de les entendre sur le contenu audit seizième article de ladite coutume, et dans les autres articles de ladite coutume qui peuvent y avoir rapport ; rédiger au long leurs dires, causes, raisons, moyens, réquisitions, protestations, auxquelles il leur sera loisible de joindre, rapporter et produire leurs titres ; pour, sur ledit procès-verbal qui en sera dressé pardevers eux, y être par notre dite cour statué ainsi qu’il appartiendra », Ibid.
8 Auguste Nicaise (éd.), Journal des Etats tenus à Vitry-le-François en 1744, rédigé par Bertin du Rocheret, Châlons-sur-Marne, 1864, pp. 175-177.
9 Ibid., pp. 151-152.
10 Journal du prince de Ligne sur les Etats tenus à Vitry-le-François en 1744, Vitry, 1886.
11 Laurent Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1994, pp. 106-107.
12 Journal du prince de Ligne, op. cit., p. 20.
13 Bertin du Rocheret, Journal des Etats…, op. cit., p. 25.
14 Les lettres patentes de Charles VIII sont reproduites dans une ordonnance promulguée le 28 mai 1506 par Louis XII, qui reprenait textuellement toutes ces dispositions en regrettant qu’elles n’aient pas encore été appliquées à cause de la mort du roi. Cf. Isambert et Decrusy, Recueil général des anciennes lois françaises, Paris, 1827, t. XI (1483-1514), pp. 457-461.
15 Antoine Bruneau, Table chronologique de la rédaction ou de la réformation de toutes les coutumes de France, Paris, 1699.
16 T. Brunel, Projets proposez pour la réformation des coutumes d’Artois…, Douai, 1735.
17 Coutumes générales de la ville de Verdun et pays verdunois, rédigées et réformées en exécution de la déclaration du roy du 24 février 1741, homologuées et autorisées par lettres patentes du 30 septembre 1747. Ensemble le procès-verbal de réformation, Metz, s. d. Dans ses lettres patentes du 25 avril 1741, Louis XV prescrivait à son commissaire, Nicolas-François Lançon, conseiller au parlement de Metz, de réunir les représentants des trois ordres afin que la coutume fût réformée « en la présence et du consentement des gens desdits trois états ». Certes, le texte devait ensuite être soumis au souverain pour être définitivement promulgué, mais il n’imposait rien par en haut.
18 Bertin du Rocheret, Journal des Etats…, op. cit., p. 43.
19 Journal du prince de Ligne, op. cit., p. 8.
20 Ibid., p. 11.
21 Bertin du Rocheret, Journal des Etats…, p. 113.
22 Ibid., p. 71.
23 Ibid., p. 72.
24 Journal du prince de Ligne, op. cit., pp. 44 et 3.
25 Du coup, ils avaient été poussés à se retirer en se frayant « un passage à coups de poings et de bréviaires, ce qui augmenta le tumulte ». Ibid., pp. 13-14.
26 Ibid., p. 14.
27 Ibid., p. 10.
28 Bertin du Rocheret, Journal des Etats…, p. 136.
29 Ibid., pp. 134-135.
30 Ibid., pp. 226-235.
31 Ibid., p. 95.
32 Outre l’ouvrage ancien mais toujours stimulant de Dominique Lassaigne (Les Assemblées de noblesse en France aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1965), on consultera avec profit trois articles de Jean-Marie Constant qui abordent ces questions de la démocratie nobiliaire : « L’assemblée de noblesse de 1651 : une autre conception de la monarchie française », La Fronde en questions, actes du 18e colloque du CMR 17, Marseille, 1989, pp. 277-286 ; « La troisième Fronde : les gentilshommes et les libertés nobiliaires », La Noblesse en liberté, Rennes, 2004, pp. 239-252 ; « La révolte nobiliaire de 1658-1659 en Orléanais : mouvement marginal ou authentique manifestation de démocratie nobiliaire ? », ibid., pp. 253-263.
33 Bertin du Rocheret, Journal des Etats…, p. 63.
34 Ibid., p. 143.
35 Journal du prince de Ligne, op. cit., p. 23.
36 Bertin du Rocheret, Journal des Etats…, p. 64. Les procurations furent également diffusées avant la tenue des Etats par la maréchaussée elle-même sur l’ordre de Grandpré, ce qui souleva l’indignation des députés du tiers. Cf. Journal du prince de Ligne, op. cit., pp. 53-54.
37 Ibid., p. 24.
38 Bertin du Rocheret, Journal des Etats…, p. 113
39 Ibid., p. 261. Les nobles ne confièrent pas tous leur procuration au prince de Ligne. Outre les plus grands aristocrates, qui répugnèrent à le faire, de nombreux gentilshommes, nous l’avons vu, ne voulurent pas appuyer la revendication d’une censualité universelle. Notons enfin que des seigneurs ne s’impliquèrent pas dans ces débats, soit par indifférence, soit par ignorance de leurs enjeux. Ils ne se déplacèrent pas à Vitry, ne donnèrent pas de procuration ou ne se manifestèrent que fort tard. Les sources en révèlent quelques-uns, mais il n’est pas possible d’en faire un décompte précis.
40 Journal du prince de Ligne, op. cit., pp. 32-33.
41 Ibid., p. 34.
42 Bertin du Rocheret, Journal des Etats…, p. 107.
43 Lettres patentes qui continuent un des commissaires nommez par celles du 27 juillet 1743, pour procéder de nouveau à la révision et rédaction de l’article XVI de la coutume de Vitry-le-François, et aux autres articles de ladite coutume qui peuvent y avoir rapport, 27 août 1747.
Auteur
Université du Maine, Le Mans
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