Introduction de la deuxième partie
p. 61-63
Texte intégral
1Les romanciers que nous allons étudier sont conscients des transformations introduites par l’avant-garde, mais ils peuvent donner le sentiment déroutant d’avoir traversé le changement sans en avoir retenu aucune certitude. Ceux qui restent attachés au personnage et à l’intrigue trouveront qu’ils font pâle figure au regard du projet traditionnel. Mais, pour ceux qui adhèrent à une littérature d’exploration, formelle et conceptuelle, ils apparaîtront au contraire comme trop timides et conventionnels.
2Car la version canonique de l’avant-garde était simple. La destruction du personnage et de l’intrigue devait mener à de nouvelles explorations analytiques. L’exaltation de la vertu de la rupture y faisait bon ménage avec une lecture s’inscrivant au fond autour du récit hégélien du dépassement. Mais pour nos auteurs, et dans cette nouvelle version, c’est la destruction du personnage en elle-même qui est le lieu de la nouvelle connaissance romanesque. C’est donc cette désintégration elle-même qui retiendra, dans un premier moment, l’essentiel de notre attention. La connaissance est à trouver, non pas dans un acte de liquidation avant-gardiste, mais sur les décombres mêmes de cette liquidation.
3Pour l’étudier, il nous faudra alors, peut-être davantage que dans les chapitres suivants, accompagner les intuitions des romanciers. Nous sommes en effet sur le terrain par excellence de la pensée romanesque. Du coup, le passage à l’imagination sociologique se doit d’être élaboré d’une manière particulière – en quelque sorte plus « près » des intentions et des textes que lorsque, comme nous le verrons par la suite, l’imagination exige un effort d’envol supplémentaire.
4Dans le corpus volontairement hétérogène que nous avons constitué, la description des personnages n’est guère l’objet d’un parti pris stylistique unifié. Si la moitié des romans du corpus environ utilisent le « je » et adoptent une forme proche du monologue intérieur, d’autres au contraire conservent des formes plus classiques de narration, un narrateur omniscient alternativement présent dans et hors de la conscience des personnages. Souvent peu différenciés entre les livres, il arrive assez fréquemment que tous les personnages d’un même romancier se ressemblent. Parfois peu vraisemblables psychologiquement ou socialement, les êtres de fiction auxquels nous avons affaire sont à certains égards des épures, voire des esquisses, et par d’autres aspects, ils sont au contraire particulièrement fouillés, percutants, et, parfois même, réalistes.
5Les personnages évoluent largement sur une scène centrale, sur laquelle les intrigues viennent littéralement s’écraser. Il s’agit de la vie quotidienne. Dans la plupart des œuvres étudiées, elle est un cadre éminemment privilégié. Dans ces romans de la vie ordinaire, peu de transformations décisives ne viennent signer leur triomphe ou leur échec. C’est peu dire que parfois, il ne s’y passe grand-chose de décisif, ni pour le personnage, ni pour le reste du monde, et bien souvent, au fond, il ne s’y passe carrément rien. Certes, certains personnages vivent et meurent au cours des histoires, tombent amoureux et se quittent, et font face à un certain nombre d’événements. Mais la plupart d’entre eux sont souvent dans le même état à la fin du roman qu’au début ou en sortent seulement affectés de très légères métamorphoses1. Si cette modestie les empêche de connaître évidemment de trop hauts destins narratifs, ou prive les écrivains de la description de leurs exploits ou de faits extraordinaires, elle ne les empêche absolument pas d’être des supports privilégiés de la description et de l’analyse.
6Pour montrer la connaissance romanesque à l’œuvre, nous travaillerons en deux temps. Il nous faudra d’une part, expliciter la désintégration radicale dont les représentations traditionnelles du personnage ont été l’objet (chapitre 3). Puis, une fois ce point établi, il nous faudra montrer les formes prises par une nouvelle exploration (chapitre 4). Nous verrons ainsi que l’unité ou l’éclatement des personnages, et leurs dilemmes proprement identitaires, ne sont plus alors – à la différence notoire de l’état du débat dans les sciences sociales – l’horizon nécessaire de saisissement du personnage.
7La désintégration du personnage et ses effets de connaissance peuvent se lire au travers d’une triple liquidation : du personnage social, du moi psychologique, de l’existentialisme situationnel.
Première liquidation : celle du primat de la position sociale. Les romanciers ont compris ce qu’un certain discours sociologique n’osera sans doute pas reconnaître avant de longues années encore. À savoir que la position sociale est une source d’opacité dans notre saisissement subjectif des autres et de nous-mêmes. Certes, elle n’est pas entièrement exempte de quelques lumières, mais elles sont désormais plutôt limitées.
Deuxième liquidation : celle des vertus de l’exploration intérieure. Nos romanciers sont de véritables mécréants de l’introspection et de la réflexivité. Si leurs personnages ne cessent de se parler, de se regarder, de se juger, de se sentir vivre et d’éprouver le monde, cette vie intérieure ouvre la plus part du temps, sur un vide, parfois abyssal. Ce que savent alors les romanciers, ce qu’en tout cas ils s’évertuent à écrire, c’est qu’il n’existe aucune solution intérieure – pour la simple raison que les états de conscience qui les ouvrent ne portent avec eux aucune question. L’introspection est un voyage qui n’a mené nulle part.
Troisième liquidation : la quête du sens. Derrière la remise en question du roman de situation, c’est bel et bien une certaine phénoménologie du soi qui est interrogée. Les états limites perdent de leur acuité existentielle. L’angoisse, le vide, la perte ne sont alors entraperçus que comme des corridors passagers, en train de se forclore. Ce qui en appelle à un déplacement. Profond, même s’il est intermittent et sans exclusive. La question du sens reste, et restera sans doute sur scène. Mais désormais, elle est existentiellement anesthésiée.
8Mais à côté de ce travail de liquidation il est aussi possible de repérer une figure plus positive, qui fait émerger, autour de l’énergie et de sa mise en scène, un nouveau procédé de description romanesque empli de promesses sociologiques. C’est sur ce nouveau projet descriptif que nous terminerons l’analyse de cette section.
Notes de bas de page
1 Ils ont, par exemple, réussi à s’inscrire à un club de volley-ball comme dans le roman du même nom de Christian Oster…
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