Introduction
p. 19-23
Texte intégral
1« Un universitaire renforcé » : c’est ainsi que le très clérical Louis Veuillot aurait caractérisé Victor Duruy dès le début de son ministère1. Expression pleine de sens, qui voulait signifier que le nouveau ministre, issu de l’Université, cette corporation des enseignants de l’État fondée par Napoléon Ier avec le fameux décret du 17 mars 1808, ne jugeait que par elle, dans un exclusivisme qui ne laissait pas d’inquiéter les partisans de l’enseignement libre quant aux ambitions de la rue de Grenelle. Amené, quarante ans plus tard, à évoquer le souvenir du ministre défunt, le recteur Raymond Thamin parlait aussi de lui comme d’un « universitaire jusqu’à la moelle2 ». Cette image colla longtemps à Victor Duruy, et fournit à ses ennemis cléricaux un argument maintes fois répété. À l’instar du terme « intellectuel » jeté près d’un demi-siècle plus tard à la face des dreyfusards par Maurice Barrès, le terme d’« universitaire renforcé », à connotation péjorative, voire insultante, aurait pu être repris et revendiqué par Victor Duruy. Lui-même d’ailleurs commença son ministère par un discours dans lequel il affirmait haut et fort son appartenance à l’Université. Cet esprit de corps ne le quittera pas au ministère et sera en partie l’un des facteurs explicatifs de la politique menée. Plus largement, on peut considérer que ce terme résume sa vie. Victor Duruy a dédié sa thèse latine à l’École normale, « scholæ normali// alma mater », et terminé ses Mémoires par un ultime hommage à « l’Université, alma parens3 ». De son entrée au collège en 1824, à sa sortie du ministère en 1869, il passe quarante-cinq années au sein et au service de la corporation de l’enseignement public, comme élève, professeur, inspecteur, auteur de manuels, enfin comme ministre. Dans la lutte engagée depuis le premier Empire entre l’Université et l’Église pour le contrôle de la jeunesse, il apparaît comme l’un des acteurs les plus actifs. Universitaire, il l’est dans l’âme et jusqu’aux bout des ongles. Et Louis Veuillot ne pouvait sûrement lui faire plus plaisir qu’en le traitant d’« universitaire renforcé ».
2Toutefois cette expression lui correspond aussi pour d’autres raisons. Il acquit dès la fin des années 1840 une position de « notable universitaire », cumulant les fonctions et les titres, professeur d’histoire dans de prestigieux lycées parisiens (Henri-IV et Saint-Louis), directeur de collection chez Hachette, membre de la Commission d’examen des livres classiques ; il fut aussi inspecteur, académique puis général, professeur à l’École normale et à l’École Polytechnique ; il faillit être recteur de l’académie d’Alger et professeur à la Sorbonne. Il n’est donc pas n’importe quel universitaire, et en raison de la place qu’il occupa au sein de cette corporation, même avant d’en devenir le dirigeant, il peut être considéré comme un « universitaire renforcé ». Le terme a aussi bien d’autres dimensions, par la position acquise au sein de la cité. Un « universitaire renforcé », Victor Duruy le fut aussi politiquement, lui qui fut conseiller général, sénateur et ministre. Il le fut aussi économiquement, en multipliant sa fortune par deux cent durant sa vie d’adulte et en menant un train de vie digne de la bourgeoisie parisienne aisée. Il le fut par conséquent socialement, occupant des fonctions élitaires et cumulant des titres honorifiques réservés à un petit nombre seulement de ses collègues, garde national, Grand-Croix de la Légion d’honneur, grand officier de la couronne d’Italie, officier du Sauveur de Grèce et de l’ordre ottoman du Medjidjié. Enfin il fut un « universitaire renforcé » intellectuellement, lui dont les ouvrages se vendirent dans toute l’Europe jusqu’à la Russie, à la Turquie et en Argentine, lui qui fut membre de l’Alliance française et diplômé de l’American Philosophical Society, lui qui, fait rare, fut élu à trois académies de l’Institut et apparut comme une autorité historienne pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle.
3Un « universitaire renforcé », c’est bien comme cela que l’histoire de Victor Duruy nous fait apparaître le personnage. Toutefois cette médaille a aussi son revers. Jusqu’à aujourd’hui sa dimension « universitaire » a quasiment cantonné les études duruysiennes4 à la seule histoire de l’éducation, dans une perspective qui fut essentiellement laudative aussi longtemps que les historiens cherchèrent, pour des raisons diverses, à lui tresser des lauriers qu’il ne méritait pas toujours. Si cette histoire fait depuis plusieurs décennies preuve d’une grande neutralité, en rompant avec l’atavisme hagiographique qui marqua jusqu’à la Seconde Guerre mondiale les études sur le personnage, il n’en reste pas moins que le traitement de la figure de Victor Duruy reste le fait d’historiens spécialistes de l’enseignement et que, hors des ouvrages et articles consacrés à cette question, son nom n’apparaît que rarement. Alors qu’une grande partie des spécialistes s’accorde pour lui reconnaître une importance majeure dans les évolutions du XIXe siècle en matière d’éducation, celle de l’indispensable « maillon » entre Guizot et Ferry, il reste mal connu hors des années de son ministère. Certains s’étonnent, depuis plusieurs années, de l’absence d’étude d’ensemble sur le personnage5 : aussi est-ce avec l’objectif de répondre à ce vœu que nous proposons aujourd’hui cet ouvrage.
4La biographie a connu, dans les deux derniers siècles de l’historiographie française, ses moments de triomphe et ses périodes de purgatoire6. Si elle a depuis quelques années regagné droit de cité au sein de la littérature historique universitaire, elle n’en reste pas moins un genre périlleux. En dépit des satisfactions, d’ordre moins scientifique que littéraire, qu’apporte la rédaction d’un tel ouvrage, ou peut-être à cause de ces satisfactions, cet exercice s’avère en effet semé d’embûches, ou plutôt de tentations. La narration est bien souvent l’ennemie de la synthèse. Certains trouveront donc peut-être l’ouvrage trop chronologique parfois, et souvent trop érudit. Pourtant il nous a paru nécessaire, inévitable, d’affronter ces deux écueils. La longue période traitée – les quatre-vingt-trois années de la vie de Victor Duruy, auxquelles il faut ajouter la période du XVIIIe siècle pour l’évocation de ses origines, et le XXe pour celle de sa postérité et de la mémoire de son nom et de son œuvre – rendait nécessaire une approche chronologique, par phases, d’autant plus que sa vie fut marquée par des périodes dont l’intérêt et les enjeux diffèrent. Pour pallier cet inconvénient, quelques « pauses » thématiques, synthétiques, viennent interrompre le fil de la narration chronologique, et ont l’ambition de prendre du recul par rapport aux événements pour donner plus de profondeur à l’analyse, ici des pratiques du professeur, là de l’œuvre de l’écrivain, de l’action du ministre, ou des valeurs et représentations du bourgeois. Concernant le ministère, précisément, l’approche chronologique a été préférée à une étude thématique de la politique menée. Ces analyses synthétiques ont déjà été faites, par Jean Rohr en 1967 et Sandra Horvath-Peterson en 19847, il y a certes longtemps maintenant, mais la bibliographie de l’histoire de l’éducation, fournie bien que dispersée sur l’œuvre accomplie par Victor Duruy, complète ces travaux en nous renseignant suffisamment aujourd’hui sur l’ensemble des actions qu’il a menées. La récapitulation, axe par axe, enjeu par enjeu, des tenants et aboutissants de l’œuvre du ministre n’aurait donc constitué qu’une simple reprise un peu trop aride des enseignements de la bibliographie existante, dont l’intérêt synthétique aurait peut-être été éclipsé par la dimension par trop répétitive de cette démarche. Au contraire, il nous a semblé judicieux d’aborder l’œuvre de Duruy sous un angle nouveau, peu appréhendé jusque-là, celui d’une histoire plus politique de son ministère. Le travail effectué par Maurice Gontard sur la loi de 1867 dans Les Écoles primaires de la France bourgeoise nous a paru à cet égard un exemple à suivre. C’est en effet par l’étude de la genèse des projets, des débats qu’ils suscitent, du contexte politique dans lequel ils sont émis, discutés, votés, appliqués, que l’on peut le mieux, nous semble-t-il, comprendre et expliquer ce qui a été fait et ne l’a pas été, dans quels buts et pour quelles raisons. Du reste, les trois chapitres sur le ministère, loin de constituer une simple chronique des six années où Victor Duruy fut au pouvoir, s’efforcent, pour chaque décision prise, d’en évaluer les enjeux, les origines, le contenu et l’impact, en reprenant pour cela les apports des historiens qui ont étudié tel ou tel aspect de la politique de l’éducation. Un bilan, esquissé en conclusion de cet ouvrage, offre une synthèse permettant, nous l’espérons, de saisir les logiques d’ensemble de l’œuvre accomplie.
5La dimension narrative de ce travail est également le résultat d’un choix volontaire. Mise à part la politique menée au ministère, et comme d’ailleurs les conditions événementielles dans lesquelles elle l’a été, la vie de Victor Duruy était jusqu’alors assez mal connue – ce qui peut d’ailleurs expliquer l’absence jusqu’à ce jour de réelle biographie offrant une vision d’ensemble de la vie du personnage. Ce qui était su de lui était souvent en partie erroné, issu de la légende dorée mise en place à la fin du XIXe siècle, ainsi ses origines soi-disant populaires ou sa prétendue première place à l’agrégation. Il nous a fallu bien souvent gratter le vernis de cette légende qui depuis cent quarante années a marqué les travaux sur Victor Duruy – ce qui était d’ailleurs l’occasion d’étudier la façon dont elle s’était constituée. En outre bien des aspects de sa vie étaient restés dans l’ombre en dépit de l’intérêt qu’ils pouvaient représenter. Sa trajectoire d’élève sous le règne de Charles X, de professeur sous la monarchie de Juillet et le second Empire, ses rapports avec la IIe République, avec les bonapartistes de l’après-Sedan, le contenu de son œuvre historique, la place qu’il occupe dans le monde intellectuel et savant des années 1870-1880, étaient autant d’aspects méconnus, que l’enquête historique nous a progressivement permis de ramener à la lumière. Cela nous a souvent permis d’éclairer d’un jour meilleur, ou même nouveau, ce que nous savions déjà du personnage. Par ailleurs le Victor Duruy d’avant et d’après le ministère offre aux spécialistes et amateurs du XIXe siècle une étude de cas particulièrement intéressante sur bien des points, une trajectoire dans le siècle dont la dimension idéaltypique n’est pas sans intérêt pour la connaissance de la période. Pour toutes ces raisons, il nous a semblé nécessaire de conserver dans le corps du texte un certain nombre de faits, qui paraîtront parfois s’éloigner de ce qui fait l’intérêt principal de l’étude de Victor Duruy – l’impact de son œuvre en tant que ministre. Mais cet ouvrage ne se veut justement pas une nouvelle étude du ministère Duruy. Il est une « résurrection de la vie intégrale », pour reprendre le mot de Michelet, une biographie, dans la perspective globalisante attachée au genre depuis maintenant plusieurs années. Victor Duruy lui-même affirmait, à propos des programmes de l’enseignement secondaire, qu’il fallait savoir « être universel au profit d’une spécialité ». C’est la même perspective qui nous a animé : la volonté de mieux connaître l’homme dans sa totalité, afin de mieux comprendre et apprécier – au sens neutre du terme – l’œuvre qu’il a accomplie. Et ce y compris en traquant les légendes de la mémoire : une « histoire » donc, et pas seulement une biographie. Celle-ci, récit de vie, s’arrête à la mort du sujet. Mais son histoire continue, elle, c’est celle de la postérité de son nom et de son œuvre, celle de sa mémoire, celle de sa légende. L’objet historique est aussi mémoriel ; ces deux dimensions, souvent concurrentes, peuvent aussi être complémentaires. Victor Duruy fut, en raison de l’importance de son œuvre ministérielle, objet d’une mémoire idéalisée, avant d’être, plus légitimement, récupéré par les historiens de l’enseignement. Espérons que cet ouvrage contribuera à faire sortir sa figure de ces deux seuls domaines, et à la faire entrer plus fermement dans une histoire plus large – politique, sociale et culturelle –, et plus équilibrée, du siècle qu’il traversa et dont il fut, à bien des égards, si représentatif.
Notes de bas de page
1 Jean Maurain, La Politique ecclésiastique du Second Empire, F. Alcan, 1930, 991 p., p. 669.
2 Raymond Thamin, « Victor Duruy », Revue pédagogique, XLII, 1903, p. 460-467.
3 Victor Duruy, De Tiberio Imperatore, disseruit Victor Duruy, Lutetiae, apud L. Hachette, 1853, 99 p. ; NS II, p. 313.
4 Nous nous permettons d’employer ce néologisme, « duruysien », pour désigner tout ce qui se rapporte à Victor Duruy.
5 Nous renvoyons notamment à l’appel de Philippe Vigier en 1995. cf. « Victor Duruy, un ministre libéral sous l’Empire », dans A. Lebras-Choppard, dir., L’École, un enjeu républicain, Créaphis, 1995, p. 33-47.
6 François Dosse, Le Pari biographique : écrire une vie, La Découverte, 2005, 480 p.
7 Nous renvoyons à la bibliographie en fin de volume pour les références précises des ouvrages cités en introduction. Pour les ouvrages mentionnés en note, sauf mention contraire, la ville d’édition est Paris.
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