La pluriactivité dans une économie administrée : le théâtre public
p. 95-107
Texte intégral
Introduction
1Inscrites dans une sociologie des professions ou des marchés du travail, toutes les recherches concernant les comédiens soulignent l’importance de la multiactivité (Menger, 1997 ; Paradeise, 1998). Celle-ci permet aux artistes qui relèvent, à quelques exceptions près, du régime de l’intermittence, de mieux répartir les risques (Menger, 1989), la possibilité de cette régulation des risques variant fortement en fonction de paramètres tels que l’inscription spatiale (à la différence des autres régions, la région parisienne concentre un grand nombre d’entreprises qui proposent une grande variété d’emplois), le secteur d’activité (théâtre, cinéma, télévision), l’âge et l’ancienneté de la présence dans l’espace artistique (la diversification est maximale à la maturité). Ces recherches soulignent l’importance de réseaux qui, reposant sur le partage de conventions esthétiques, techniques (Becker, 1988) mais aussi de proximités affectives, politiques, permettent et stabilisent l’accès aux divers emplois occupés, et constituent une condition essentielle à la réussite d’une carrière.
2Elles tendent, néanmoins, à privilégier un modèle dans lequel une offre de travail multiple rencontre une demande d’employeurs eux-mêmes très divers. Une telle perception présente le marché du travail des comédiens, pour reprendre une distinction fondamentale, comme relevant de marchés externes, l’abondance de l’offre de travail n’incitant pas les employeurs à privilégier une fraction particulière de la main-d’œuvre ; de ce point de vue, le champ de production cinématographique constitue une des références centrales. Il y a enfin une indifférence relative à la diversité des employeurs et au fait que ces derniers s’inscrivent dans des espaces spécifiques. Le modèle implicite est d’abord celui de marchés du travail ouverts dans une économie marchande avec des agents privés.
3Nous nous proposons de déplacer le point de vue en considérant cette diversification dans le cadre d’un sous-champ spécifique de production et de diffusion théâtrale, celui du théâtre public, au sein duquel prédominent les règles d’une économie administrée. Celle-ci obéit, d’une part, à des contraintes communes à l’ensemble des champs de production du spectacle vivant (champ théâtral dans son ensemble, chant musical, etc.). On peut ainsi souligner le caractère déterminant de la croissance considérable de l’offre de travail sur le fonctionnement du marché. L’explosion des effectifs intermittents, combinée avec le déséquilibre des marchés du travail artistique, a contribué à l’hyperflexibilité dans l’organisation du travail artistique et à la désintégration de ces mêmes marchés du travail (Menger, 2005). D’autre part, cette diversification dépend de l’intervention des collectivités publiques et de leurs exigences hétérodoxes dont nous allons préciser les caractéristiques et les effets sur l’activité des artistes et techniciens du théâtre public, inscrits dans des espaces locaux.
4Pour ce faire, nous nous appuyons, empiriquement, sur différentes recherches menées dans des espaces régionaux où, à la différence de l’espace parisien, la demande privée de travail (télévisions, cinéma, radio, doublage, publicité, etc..) est plus limitée, voire résiduelle. Sauf de manière marginale, il n’existe plus de théâtre privé, c’est-à-dire inscrit dans un espace marchand et dont l’activité est essentiellement dépendante de la demande privée des ménages. L’activité de production audiovisuelle et cinématographique y reste limitée, en partie dépendante des politiques de financement des régions2 ou des propriétés de ces espaces (de leur typicité, quelle soit rurale ou urbaine). Dans ces productions audiovisuelles, les possibilités d’emploi se réduisent, pour les comédiens des régions, à des temps courts et à des seconds rôles ou des silhouettes. Pour un comédien, hors de l’Ile de France qui accumule une très grande diversité de productions (des grands parcs de loisirs aux compagnies théâtrales), l’activité artistique privilégie donc le théâtre. Ainsi s’accentue le phénomène observé par Pierre-Michel Menger concernant les comédiens pour lesquels ce secteur concentre la plus grande partie du volume d’activité et offre un rôle « d’abri protecteur et formateur » (Menger, 1997, p. 138).
Économie administrée et structuration des entreprises théâtrales
5Au sein du théâtre public, les collectivités publiques assurent l’essentiel du financement direct et indirect des entreprises3 et de l’activité des employeurs et de leurs salariés. Elles soutiennent directement les entreprises par le versement de subventions, soit de façon exceptionnelle, soit dans le cadre de conventions régulières. Dans les institutions comme les centres dramatiques nationaux (CDN), les subventions atteignent régulièrement 80 % des recettes. L’État impose d’ailleurs, dans le cadre des conventions de décentralisation, le seuil minimum de 20 % d’autofinancement, afin de limiter cette prépondérance et « responsabiliser » les directions de ces entreprises, les obligeant à rassembler un volume minimal de public(s). Les collectivités publiques soutiennent aussi indirectement les entreprises théâtrales en finançant les différentes institutions et structures publiques et parapubliques qui assurent la diffusion des spectacles. Au sein du théâtre public, la plupart des entreprises de production théâtrale, et notamment les plus importantes d’entre elles, combinent donc les ressources tirées des subventions publiques pour leur fonctionnement avec le produit des ventes des spectacles — ventes au-dessous de leurs coûts de production en raison de l’existence du régime de l’intermittence qui externalise les coûts salariaux vers le régime de l’assurance-chômage — à des structures de diffusion bénéficiant, elles aussi, de fonds publics.
6Assurant l’essentiel du financement des entreprises de production théâtrale, les collectivités publiques orientent, à plusieurs titres, leur activité. En s’appuyant sur un système de commissions d’experts, elles ont mis en place des dispositifs de classement des metteurs en scène et de leurs compagnies pour lesquels elles usent de catégories esthétiques mais aussi politiques (celui de l’État reste central, mais il est de moins en moins exclusif). En effet, et de manière variable selon le type de collectivité, la conjoncture, les situations locales et le niveau de réputation déjà acquis par les metteurs en scène, les collectivités publiques et leurs experts jugent de la qualité esthétique de la production artistique des entreprises théâtrales mais aussi de la conformité, du degré d’acceptation et d’inscription de ces dernières, dans leurs politiques de développement social et territorial pour lesquelles elles disposent de crédits spécifiques qui peuvent compléter ceux affectés au soutien à l’activité créatrice.
7À ce double titre, les collectivités publiques — et non le(s) public(s) — maîtrisent l’essentiel de la demande qui est adressée aux professionnels et jouent le « rôle de consommateur final qui dépasse celui, traditionnel, d’intermédiaire financier. » (Sagot-Duvauroux, 1990, p. 232). L’équilibre financier des entreprises est indépendant du volume de public accueilli. C’est principalement le cas des plus importantes d’entre elles. Leur organisation interne obéit à d’autres contraintes que celles nées des règles habituelles de fonctionnement du marché. C’est pourquoi, d’ailleurs, les responsables de ces entreprises sont particulièrement attentifs aux évolutions des budgets culturels publics qui, depuis plus de 40 ans, constituent une des sources déterminantes des débats et des conflits, notamment avec la stagnation actuelle des budgets culturels publics (en particulier celui de l’État) et leur concentration en direction des grandes institutions. Cette rigidité est une des sources du développement actuel, au sein du théâtre public, d’une économie du projet.
8Cette dernière est une des caractéristiques anciennes de la production cinématographique ; elle explique la mise en place, dès les années 1930, des premières formes de socialisation du risque qui organiseront, à la fin des années 1960, les bases de l’intermittence. Le développement de ce type d’économie dans le secteur théâtral n’est pas seulement une contamination de logiques développées dans le champ cinématographique, ni la manifestation du désintérêt, apparu dès les années 1960, des metteurs en scène pour les troupes permanentes ou une simple adaptation à la logique du capitalisme contemporain (Boltanski, Chiappelo, 1999). Elle est aussi un des effets des transformations des politiques publiques confrontées à une explosion de l’offre artistique et de demandes de subvention (Abirached, 1992).
9Au début des années 1980, la croissance des budgets culturels publics a permis de répondre aux demandes d’aide ; elle a même élargi l’offre théâtrale en professionnalisant des compagnies théâtrales marquées par l’amateurisme ou la précarité. Mais, la stagnation actuelle des budgets culturels, même à un niveau élevé, et le maintien d’une masse de bénéficiaires impliquent souvent une simple reconduction des aides et limite les possibilités de soutien aux jeunes entrants « prometteurs ». À côté du secteur institutionnel (Théâtre national — TN, CDN), qu’il est impossible de faire disparaître et qui a souvent les moyens, notamment politiques, d’imposer une croissance des aides, même limitée, il s’agit pour l’État d’acquérir plus de flexibilité dans la distribution des ressources publiques. Le soutien ponctuel à des projets, à travers un système d’aide à la production dramatique qui « distingue un projet de création, [et] lui permet de se concrétiser et de rencontrer le public dans de meilleures conditions de professionnalisme et de qualité artistique »4 constitue alors une des voies de cette flexibilisation de l’aide publique.
10Au sein des entreprises théâtrales comme dans la plupart des projets qui émergent, les metteurs en scène occupent la place centrale. Pierre-Michel Menger (1997) souligne le poids des comédiens-metteurs en scène en montrant que c’est une des combinaisons principales de la diversification des activités des comédiens, notamment dans les régions. Cette combinaison est le résultat des transformations intervenues dans le champ théâtral, où le processus d’autonomisation du champ — au sens de constitution d’un espace doté d’instances et d’enjeux spécifiques (Bourdieu, 1992) — se manifeste par l’émergence de la figure du metteur en scène et de sa suprématie, progressivement acquise contre d’autres agents tels que les comédiens et les auteurs (Proust, 2001). Le positionnement des metteurs en scène est renforcé par la spécificité des modalités de l’intervention publique, elle-même très largement conditionnée par cette légitimité. En effet, les bénéficiaires des subventions publiques sont principalement les metteurs en scène, en raison notamment du monopole qu’ils exercent sur la direction des institutions (centres dramatiques nationaux et théâtres nationaux qui rassemblent l’essentiel des financements publics) ou la direction des compagnies indépendantes. Cette place est aussi manifeste dans la constitution d’une série de noyaux stables constitués, à chaque fois, d’un petit nombre de metteurs en scène-employeurs avec lesquels une grande partie des intermittents constitue leur stock de cachets (Pilmis, 2005). Mais cette structuration est masquée par le caractère systématique de l’intermittence et donc la diversité théorique des employeurs. Dans une recherche sur les entreprises théâtrales d’Aquitaine, nous avons souligné la constitution de « mouvances » regroupant, à chaque fois, quelques compagnies (et leurs metteurs en scène) partageant les mêmes préoccupations politiques, esthétiques et avec lesquelles quelques comédiens et techniciens assuraient l’essentiel de leur activité artistique (Proust, 2002).
La diversification de l’activité
11Malgré l’importance des financements publics, une des caractéristiques marquantes des entreprises théâtrales, notamment des compagnies indépendantes, est la faiblesse de la division du travail en leur sein ainsi que la propension des artistes et des techniciens à occuper des postes dans plusieurs entreprises. Cette pluriactivité, au sens qu’en proposent Janine Rannou et Ionela Roharik, repose sur des facteurs déjà évoqués : faiblesse relative des budgets de la plupart des entreprises de production théâtrale ; régime de l’intermittence qui a permis et contribué à la disparition des équipes permanentes. L’état de la division du travail et la propension à la diversification individuelle des activités peuvent ainsi être directement reliés au volume unitaire des subventions publiques versées, le clivage entre les institutions et les compagnies étant ici particulièrement évident.
12Il importe, en même temps, de considérer le poids d’expériences et de convictions fondatrices autour de personnalités comme Copeau, Mnouchkine qui tendent à déprécier les processus de professionnalisation et de spécialisation des tâches5 vécus comme des manifestations d’un phénomène de bureaucratisation (Proust, 2006). Une perception de l’activité artistique comme suite d’aventures et d’expériences, qui constituent ainsi la carrière, conduit aussi de nombreux artistes à diversifier les engagements soit dans différentes entreprises soit sur différents postes au sein d’une même entreprise ; un comédien peut se revendiquer comme metteur en scène (l’inverse pouvant aussi être vérifié), écrire des textes dramatiques, etc. De ce point de vue, la faiblesse de la division du travail et de la diversité des tâches peut être vécue positivement en apparaissant comme une des manifestations de la dimension vocationnelle de l’activité artistique.
13Ces contraintes matérielles comme l’ensemble des dispositions, croyances et convictions qui encadrent l’activité artistique dans le théâtre public rendent impossibles le modèle de l’artiste ou du technicien travaillant dans une seule entreprise uniquement sur la base de son métier marqué par des qualifications et compétences spécifiques. La diversification des activités est le trait central et s’inscrit dans le cadre de l’intermittence comme forme primordiale d’emploi qui oblige les artistes et techniciens concernés à multiplier les cachets et les contrats (sous forme du « CDD d’usage ») afin d’accumuler un volume suffisant d’heures leur permettant de rester dans le cadre de ce régime.
14Pour les techniciens qui, comme le montrent les différentes études, bénéficient d’un niveau d’activité et de revenu supérieur à celui des comédiens, il est relativement aisé de rester dans le cadre de leur métier et de leur spécialité mais en s’inscrivant dans des champs de production plus diversifiés, qu’ils soient artistiques ou non ; ils peuvent participer à des spectacles de théâtre, de danse, mais aussi installer les dispositifs techniques pour une fête du livre, un congrès, une foire, etc. Certains, en fonction de leur spécialité, travaillent « au noir » chez des particuliers, tel l’intermittent menuisier qui élabore des intérieurs d’appartement. Cette forme radicale de polyactivité a comme double avantage d’élever leur revenu global et, dans le même temps, de les conduire à accepter de modérer leurs revendications quand ils négocient les cachets avec leurs employeurs officiels du théâtre public.
15Pour les comédiens, la diversification de l’activité est plus limitée que chez les techniciens, la probabilité d’éviction étant alors plus importante. Elle implique souvent d’exercer une autre activité éloignée du plateau : ils peuvent être gestionnaires, formateurs, animateurs. Mais, compte tenu de la moindre diversité de l’offre de travail, elle intervient davantage au sein des mouvances (décrites ci-dessus) qui font office de marchés internes du travail limités aux espaces locaux de production théâtrale. La seule diversification importante de l’activité à l’extérieur du sous champ du théâtre public concerne l’ensemble des interventions dans les structures éducatives, sociales et/ou socioculturelles : animation d’ateliers dans un centre socioculturel ; encadrement d’options « théâtre » dans des lycées. D’une part, ces activités contribuent à accumuler un nombre important de cachets6, parfois au prix d’un jeu avec la règle7, auxquels contribuent aussi bien les comédiens concernés que leurs employeurs publics ou para-publics intéressés à externaliser, vers le régime d’assurance-chômage, le coût de ces activités. D’autre part, l’acceptation de ces activités est souvent une condition (plus ou moins explicite) à l’intégration dans les dispositifs de soutien public à la culture. Les collectivités publiques conditionnent en effet leur soutien artistique à l’inscription des comédiens et metteurs en scène dans les dispositifs du travail social et, plus largement, au sein de ce que les fonctionnaires d’État nomment des « missions de service public ». On désigne ici l’ensemble des interventions dans les structures du travail social ou socio-éducatif (centres sociaux, maisons des jeunes et de la culture — MJC, maisons de retraite, etc.) ou les institutions scolaires (classes théâtre dans les lycées ; ateliers théâtre à l’université ; spectacles de fin d’année). Ces interventions sont d’autant plus importantes que l’on descend dans la hiérarchie de la reconnaissance artistique et qu’elles représentent une part croissante de l’activité et des ressources. De la même manière que, selon la distinction de Eliott Freidson (1986), l’enseignement universitaire permet d’entretenir des agents se livrant à une activité de recherche difficile à évaluer et à rémunérer, l’action culturelle est ainsi une manière de combiner une œuvre socialement et politiquement utile, source de revenus et qui, parfois, prend l’essentiel du temps de l’activité, avec l’activité désintéressée de création théâtrale.
16La diversification des activités s’accompagne le plus souvent d’une dépendance accrue, des techniciens et surtout des comédiens, à l’égard des metteurs en scène. En effet, disposant d’une légitimité artistique supérieure, concentrant l’essentiel des ressources publiques, les metteurs en scène contrôlent non seulement, dans le cadre de la distribution d’un spectacle, l’accès aux postes relatifs à l’activité artistique proprement dite mais aussi ceux relevant des activités de « service public ». Un comédien isolé peut, certes, trouver de lui-même des activités d’encadrement d’ateliers dans diverses structures relevant du travail social et/ou socioculturel mais, en général, les activités d’animation sont attribuées, par les instances publiques, sur la base de leur reconnaissance artistique, aux metteurs en scène, à charge pour ce dernier de redistribuer ces activités pour eux-mêmes et les comédiens qui les entourent et appartiennent à leur mouvance.
17Situés au cœur du sous-champ de production théâtrale que constitue le théâtre public, les metteurs en scène sont, dans les espaces locaux, à l’intersection des champs politiques, administratifs, éducatifs et socio-éducatifs. Ils manifestent alors, en tant que tels, une intense polyvalence au sein de l’entreprise théâtrale dont ils assument la direction effective, ce qui ne les empêche pas, à d’autres moments, pour des raisons artistiques (multiplier les expériences esthétiques) et matérielles (eux-mêmes intermittents, ils doivent accumuler des cachets que leur entreprise ne peut leur proposer), d’être comédiens pour d’autres metteurs en scène.
18D’une part, dans leur activité esthétique, ils se trouvent à l’intersection de nombreuses disciplines dont ils doivent assurer une combinaison cohérente. Il leur arrive aussi d’assumer plusieurs tâches spécifiques (mise en scène, éclairage, dramaturgie) compte tenu de l’importance de leurs ressources financières mais aussi de leurs intérêts esthétiques — Antoine Vitez combinait parfois la mise en scène avec la traduction et l’activité de comédien ; Georges Lavaudant est très souvent responsable des lumières des spectacles dont il est le metteur en scène.
Les différentes formes de multiactivité au sein des compagnies théâtrales
Multiactivité interne (I) | Multiactivité externe (II) | |
Pluriactivité (A) | AI. Les comédiens assument des tâches de technicien ou des fonctions administratives. Ils construisent des projets. | AII. Les comédiens assument des tâches de comédien, de technicien dans d'autres spectacles, d’autres secteurs (à la télévision, au cinéma) |
Pluriactivité (B) | BI. Les comédiens dirigent des ateliers au sein de la compagnie ou de ma mouvance. Ils sont à la recherche de financements. | BII. Les comédiens participent aux activités de centres sociaux, MJC, etc. Ils ont divers «petits boulots». |
19D’autre part, les metteurs en scène assument un travail de direction administrative (gestion des personnels, définition des budgets) et politique en s’adressant aux responsables administratifs et politiques des collectivités afin de présenter leurs projets, justifier leurs budgets, etc. Cela implique une participation aux stratégies politiques de communication au bénéfice d’un responsable politique, d’un parti, d’une collectivité (Proust, 2006). Cette dimension est massive quand ils sont à la direction des institutions et elle s’est généralisée à l’ensemble des compagnies indépendantes.
20Enfin, ils sont souvent les interlocuteurs privilégiés des responsables des institutions éducatives et socioéducatives avec lesquels ils élaborent différents projets, mobilisent les ressources et en contrôlent le déroulement.
21La diversification des activités décrite précédemment implique une transformation du métier de comédien. La formation ne peut plus se limiter à la possession de techniques — allant de la maîtrise de la voix et la lecture des textes à la découverte des claquettes, la maîtrise d’un instrument, les arts martiaux, etc. — ni à une connaissance intellectuelle de l’histoire du champ théâtral et de ses enjeux esthétiques spécifiques. Un tel modèle existe encore, notamment dans certaines grandes écoles, mais apparaît inadapté et constitue un obstacle à l’intégration professionnelle de nombreux comédiens car il était ajusté à un état du marché du travail où ceux-ci, formés, trouvaient plus ou moins rapidement des emplois salariés (quel que soit le cadre juridique) au sein d’entreprises constituées. Cette inadaptation, accentuée par le déséquilibre du marché du travail et de l’absence de barrières à l’entrée, explique les difficultés rencontrées par de nombreux jeunes comédiens à la sortie d’écoles pourtant réputées.
22D’une part, les comédiens doivent pouvoir devenir, si ce n’est des metteurs en scène disposant de leur propre compagnie — accentuant d’autant l’offre sur le marché des produits théâtraux —, du moins des porteurs de projets, — et disposer pour cela des compétences nécessaires — leur permettant d’accéder aux ressources publiques et de créer ainsi leur propre emploi.
23D’autre part, pour le plus grand nombre d’entre eux, il n’est plus possible de se limiter à une définition artistique du métier de comédien, c’est-à-dire celui qui monte sur un plateau pour dire un texte dans le cadre d’une mise en scène. Ils doivent intégrer, de manière systématique, les dimensions de formateur et d’animateur, activités qui, en termes de revenus et de temps, occupent souvent une plus grande place que l’activité artistique proprement dite.
24Or, comme le montre une recherche en cours sur un Geiq (Groupement d’employeur pour l’insertion et la qualification) spécialisé sur le spectacle vivant, de nombreux jeunes comédiens, pris dans une définition traditionnelle du métier, sont démunis. Compte tenu de la faiblesse des contrôles à l’entrée, une grande partie ne possède pas véritablement les qualifications traditionnelles des comédiens sans véritablement maîtriser les compétences nouvelles leur permettant de définir des projets artistiques et de s’inscrire dans les diverses missions de service public.
Les enjeux de qualification
25La combinaison des différentes formes de diversification implique une grande hétérogénéité des activités et des inscriptions dans les différents champs sociaux avec une opposition forte entre celles qui sont les plus proches de l’activité artistique, mais sans s’y consacrer exclusivement — la figure du comédien qui n’a comme seule activité que celle du plateau est quasi inexistante —, et les plus éloignées, le travail social constituant une des formes paradigmatiques de cette appartenance à l’activité la plus opposée.
26Il existe une forme de réalisme économique et politique, contraint et partagé par tous, qui implique une acceptation généralisée de la diversification des activités, y compris dans le travail social, d’autant que, compte tenu de ses propriétés spécifiques, le théâtre public est probablement l’espace artistique où l’affirmation de la fonction sociale de l’art rencontre le moins d’obstacles, en opposition, par exemple, avec le sous-champ du théâtre privé parisien. Les mythologies fondatrices (la référence récurrente au théâtre grec et son inscription dans l’espace démocratique de la Cité) ainsi que l’histoire plus récente du théâtre populaire autour de personnalités comme Vilar, Dasté assignent au théâtre, plus que dans les autres arts, une exigence démocratique qui ne relève pas uniquement du poids du pôle le plus hétéronome.
27Néanmoins cette inscription dans le travail social rencontre plusieurs difficultés qui tiennent aux transformations internes au champ théâtral, la primauté de l’activité créatrice conduisant, dès les années 1960, à la rupture avec les présupposés du théâtre populaire (Urfalino, 1992), ainsi qu’à de nombreux conflits entre les artistes et les animateurs (voir Poujol, 1989) dont on retrouve des traces, aussi bien dans certaines dénominations — il suffit de penser à l’usage récurrent du terme disqualifiant de « sociocul » dans les champs artistiques — que dans certains spectacles ; dans La Veillée (Avignon, 1984), Jérôme Deschamps met ainsi en scène, de manière violemment ironique, une soirée d’animation dans une MJC :
« Devant ce réfectoire sinistre et colossal, plus réaliste que nature, impossible de résister aux danses bretonnes dignes de Bécassine, à l’Aznavour du pauvre, aux équilibristes vacillant sur leurs guibolles échassières, à l’obèse qui grimace, ou à la vamp minable mais folle de son corps. […] Jouant à leur façon Le Bal dans La Cuisine, les Marxist’s Brothers de Jérôme Deschamps déniaisent en deux heures de rire quarante ans d’innocence, de bourrage de crâne et d’illusions. »8.
28Les professionnels et artistes doivent donc engager une coupure incertaine entre recherche artistique et travail social en tenant compte de la situation de « double contrainte » à laquelle ils sont soumis. Les financeurs publics leur demandent de faire du travail social alors qu’ils sont jugés par leurs pairs et les experts dépendants de ces mêmes financeurs sur leurs capacités artistiques.
« On nous demande de définir un projet artistique, souligne Yvan Blanloeil, tout en exigeant de nous d’autres activités. En gros, on nous dit : « Vous avez le droit de faire de l’art, mais si vous remplacez par ailleurs des travailleurs sociaux ». Comme si nous n’avions pas un métier et devions justifier d’une autre utilité. Mais notre métier c’est de créer »9.
29Cette incertitude est d’autant plus grande que, outre les jugements des pairs et concurrents, ils sont confrontés aux principes de jugements des financeurs publics qui leur sont plus éloignés et qui peuvent dépendre de facteurs qu’ils ne maîtrisent pas véritablement : changement d’orientation de la politique gouvernementale et/ou de l’équipe municipale ; propriétés et intérêts de l’adjoint à la culture et du directeur des affaires culturelles, etc.
30C’est pourquoi, afin d’éviter les effets stigmatisants du renvoi dans le seul pôle de l’action culturelle et de l’animation, les artistes concernés (comédiens ou metteurs en scène) doivent développer plusieurs postures. D’une part, tout en reconnaissant l’importance politique du théâtre, ils affirment que celui-ci leur paraît incapable de résoudre les difficultés sociales et que, de toute manière, telle n’est pas sa fonction (Blondel, 2001). D’autre part, ils esthétisent la part de leur activité qui relève le plus du travail social par des discours qui contribuent à lui donner un autre sens ; ainsi, travailler avec des marginaux dépossédés du langage peut être référé à certaines tendances du théâtre contemporain privilégiant l’épuisement de la langue. Le travail social, entre guillemets n’a donc d’intérêt que s’il débouche sur des formes esthétiques innovantes, du point de vue des artistes. Ce travail ne doit pas relever de la routine d’un métier, mais de « l’aventure », de « l’expérience » qui sera réintroduite dans l’activité créatrice. La maîtrise intellectuelle de l’activité devient alors une nécessité et un atout afin d’orienter les interprétations de cette activité par les différents acteurs concernés, que ce soit les comédiens et techniciens engagés mais aussi les critiques, pairs et financeurs publics.
31Enfin, les artistes concernés maintiennent une coupure entre l’activité artistique et l’activité sociale. Ils veillent, particulièrement, aux désignations employées pour distinguer clairement ce qui relève de la « création » de ce qui relève de « l’action culturelle ». Ces appellations établissent les spécificités des projets et visent à encadrer les anticipations des différents partenaires. En second lieu, les artistes inscrivent leur activité dans des réseaux spécifiques. Alors qu’ils soumettent les spectacles de « création » aux jugements des pairs et experts, dans des lieux théâtraux, acceptant ainsi les procédures habituelles du jugement artistique et tentant de les diffuser dans les réseaux de diffusion artistique, leurs activités d’action culturelle restent confinées dans les circuits du travail social et ne sont soumises qu’aux jugements des (seules) collectivités publiques.
Conclusion
32La multiactivité apparaît bien comme une condition de l’entrée et du maintien dans le champ de la production théâtrale locale. Elle conditionne l’inscription dans le régime de l’intermittence, souvent au prix d’un jeu avec la règle, des interventions d’animation pouvant être présentées comme des activités artistiques. Elle est souvent sous estimée car une partie des activités relève du travail invisible qui ne fait l’objet d’aucune déclaration et ne donne lieu à aucun cachet, ni feuille de paie : c’est le cas de la polyvalence interne au sein des compagnies ou des mouvances ou de l’intense travail politique en direction des financeurs publics qui ne donne lieu à aucune déclaration et ne peut être mesuré.
33Elle apparaît encore plus nécessaire au moment où, actuellement, la conjonction du durcissement du régime de l’intermittence (suite au protocole de juin 2003) et de la stagnation des budgets culturels publics conduit de nombreux artistes à accepter des activités qu’ils auraient refusées dans la période précédente.
34L’intégration professionnelle passe par la maîtrise d’une diversité d’activités qui peut devenir un obstacle à la reconnaissance par les pairs. En effet, il existe un continuum de positions dans l’échelle de production artistique : entre le pôle où l’activité des comédiens (les plus reconnus et intégrés) est principalement, voire exclusivement, située sur un plateau de théâtre ou devant une caméra (ce dernier cas étant peu fréquent dans les régions) et, celui où les comédiens multiplient les activités et dont le travail artistique devant un public payant est devenu résiduel. Il est habituel de rencontrer des artistes dénonçant un groupe particulier de comédiens et d’entreprises qui se consacrent essentiellement aux diverses animations et formations sans avoir de réelle activité artistique (mais qui peuvent bénéficier de revenus plus stables et plus importants) et, par là, sont incapables de démontrer la qualification qui est censée fonder leur légitimité à mener ce travail social. C’est le cas des comédiens qui encadrent des ateliers et/ou ont fondé des écoles de théâtre et qui ne participent pas à l’activité professionnelle de production théâtrale. Mais, en même temps, dans le continuum de positions qui vient d’être évoqué, il est difficile aux différents professionnels d’établir une frontière (de toute manière floue, incertaine et changeante) entre l’acceptable et l’inacceptable.
Bibliographie
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Rannou Janine, Roharik Ionela, 2006, Les danseurs. Un métier d’engagement, Paris, La Documentation française.
10.3917/deps.ranno.2006.01 :Sagot-Duvauroux Dominique, 1990, « Le marché de la subvention publique au théâtre : du monopsone au monopole », in Dupuis Xavier (éd.), Économie et Culture. IV. De l’ère de la subvention au nouveau libéralisme, La Documentation française, Paris, p. 229-243.
Urfalino Philippe, 1992, « le public ou la création. La fin du théâtre populaire », in Beaulac Michel et Grandmont Gilbert (éds.), Pouvoirs publics et politiques culturelles : enjeux nationaux, Montréal, HEC, p. 151-175.
Notes de bas de page
2 Voir l’activité du Conseil régional de Rhône-Alpes au profit du cinéma.
3 Sur les raisons et les limites de cet usage de la notion d’entreprise dans le cas des structures théâtrales de production, voir Serge Proust 2003.
4 http://www.culture.gouv.fr/rhone-alpes/service/drac.htm, consulté le 9 janvier 2007
5 Le système d’emplois dans une institution comme la Comédie-Française représente une des formes les plus abouties de la professionnalisation.
6 On notera, de ce point de vue, que, à la suite du protocole de juin 2003, réformant le régime de l’intermittence du spectacle, un des principaux enjeux a porté sur la détermination du volume maximal d’heures de formation qui pouvaient être intégrées dans le stock d’heures donnant droit accès aux indemnités de chômage (50 h ou 120 h, soit dans ce cas près du quart du seuil stratégique de 507 h).
7 Un jeu qui se manifeste par une présentation biaisée du contenu réel de l’activité, d’autant plus facile à élaborer que les frontières avec les activités d’animation socioculturelle et de formation sont parfois floues, et sujettes à reconversion.
8 M. Galley, L’Express, octobre 1985.
9 V. de Saint-Do, «Théâtre en Aquitaine. Les compagnies se regroupent», Sud-Ouest, 26 novembre 1997.
Auteur
Sociologue, Laboratoire Mondes et dynamiques des sociétés et chercheur au Modys (UMR 5264) – maître de conférences, Université de Saint-Étienne – CNRS. Il travaille sur les mobilisations d’intermittents du spectacle ainsi que sur l’organisation du champ théâtral, dont la figure spécifique du metteur en scène. Il a notamment publié : « Salariat incertain et grève improbable pour les intermittents mobilisés », in Relations au travail, relations de travail, Aballéa F, Lallement M (coord.), Toulouse, Octarès, 2007 ; Le comédien désemparé. Autonomie artistique et interventions politiques dans le théâtre public, Paris, Économica – Anthropos, 2006 ; « Les luttes autour du régime de l’intermittence et leur radicalisation en 2003 » in, Art et contestation, J. Balasinski, L Mathieu, Rennes, PUR («Res Publica»), 2006 ; « La communauté théâtrale, Entreprises théâtrales et idéal de la troupe », Revue Française de Sociologie, vol. 44 no 1, Janvier-mars 2003 ; « Les formes de coopération dans le théâtre public », Réseaux, vol. 20, no 111, 2002 ; « Une nouvelle figure de l’artiste : le metteur en scène de théâtre », Sociologie du travail, vol. 43, no 4, 2001.
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