Introduction
p. 13-27
Texte intégral
1L’histoire des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale a longtemps été marquée en Allemagne par la mémoire d’un après-guerre laborieux ; nombre d’Allemands ont le souvenir de renoncements : perte de la « Heimat », perte de « son chez soi » ou de membres de sa famille, perte d’illusions longtemps entretenues. Les années 1950, dominées par Konrad Adenauer sont restées entachées d’une volonté de Restauration1, tandis que la RDA se libérait lentement du stalinisme2.
2Ces dernières années la recherche tend à renoncer aux explications mono-causales pour appréhender cette époque dans sa diversité et ses contradictions3. Avec le recul d’un demi-siècle les Allemands de l’Ouest et de l’Est, en se trouvant des points communs, confirment la thèse selon laquelle les années qui vont de la « catastrophe allemande » à la construction du Mur de Berlin constituent une période où la notion d’« Allemagne tout entière » était encore porteuse d’un contenu politique et psychologique. Dans les décennies suivantes les deux sociétés allemandes, à l’Ouest et à l’Est, continuèrent d’ailleurs à se référer l’une à l’autre.
3En 2005/2006 un documentaire en six épisodes, qui leur proposait une mise en relation de leur passé et de leur présent4, a connu un immense succès. L’exposition sur l’intégration des réfugiés après la Deuxième Guerre mondiale à la « Haus der Geschichte » de Bonn5 a battu des records de fréquentation, tout comme l’exposition sur la culture du quotidien et le design des années 1950 au » Museum für Kunst und Gewerbe « de Hambourg ou encore l’exposition permanente du « Dokumentationszentrum Alltagskultur der DDR » à Eisenhüttenstadt6. Certes, la génération qui a reconstruit l’Allemagne regarde son propre passé avec nostalgie, mais la jeune génération s’enflamme elle aussi pour « les formes organiques » des meubles des années 1950 parce qu’ils évoquent une époque optimiste et, d’un point de vue esthétique, audacieuse7. Alors qu’il y a quelques années les historiens adhéraient majoritairement au paradigme de la « restauration » pour caractériser cette époque, leurs analyses paraissent aujourd’hui plus nuancées. Ainsi se dessine l’image d’une Allemagne tiraillée entre sa volonté de prendre un nouveau départ et la gestion parfois ambiguë de son passé8, dans un contexte de progrès économique voulu et soutenu par les Alliés – qui allait faire en quelques années de la République fédérale un fer de lance du libéralisme en Europe. Norbert Frei résume avec pertinence les caractéristiques de cette période : « dynamique économique et restauration à la Biedermeier, modernisation matérielle et continuité des anciennes élites »9. Dans cette optique, le présent ouvrage se propose de présenter les derniers résultats de la recherche pour faire découvrir au lecteur l’Allemagne des années 1950 dans ses aspects divers et ses antagonismes multiples.
Une société en constant mouvement
4Avec la capitulation de la « Wehrmacht »10, le 8 mai 1945, ne disparut pas seulement le « Troisième Reich », mais le Reich lui-même – encore que cette question demeurât incertaine en termes de droit11. La plupart des Allemands furent d’abord soulagés d’avoir survécu à la guerre (« Wir sind noch einmal davongekommen »)12. Mais les incertitudes sur les proches (disparus, prisonniers) alliées à la pénurie, donnaient le sentiment d’être perpétuellement en survie. Les difficultés, les soucis, les malheurs et les chagrins de l’après-guerre incitaient à l’apitoiement sur soi. Le sentiment de vivre une catastrophe, dont on se sentait surtout victime, était largement répandu, il empêcha longtemps de prendre conscience du potentiel libératoire de 194513.
5Cette société disloquée (« Zusammenbruchsgesellschaft ») se caractérise aussi par sa mobilité, dans la continuité de la défaite de la Wehrmacht à Stalingrad et de la déclaration de « guerre totale » par le ministre de la propagande du « Troisième Reich », Joseph Goebbels. Les évacuations de villes consécutives à l’avancée des troupes alliées et les bombardements – toujours plus nombreux – furent les signes annonciateurs d’une vaste migration. Deux tiers des Allemands n’étaient plus chez eux en mai 1945 et éprouvaient un sentiment de déracinement profond14. Des millions de déplacés, de réfugiés, d’expulsés, de sinistrés étaient à la recherche d’un toit, des citadins affamés parcouraient les campagnes dans des trains bondés pour échanger leurs biens contre de la nourriture (« Hamsterfahrten »)… La hiérarchie sociale se fissurait, engendrant, selon Heinrich August Winkler, un bouleversement plus profond que les dix premières années du « Troisième Reich »15. Ceux qui avaient amélioré leur condition sociale ou exercé une influence au sein de la société nationale-socialiste voyaient leur passé se retourner contre eux16. Destruction, bouleversement, renversement, changement, mobilisation, désorientation, désordre furent les traits caractéristiques de cet état d’urgence, qui jetait les Allemands dans une sorte d’apathie politique et mentale, incapables de produire un nouvel ordre. La chute des idoles laissait un vide moral, fait de perte de confiance dans les idéaux et d’une culpabilité parfois ambiguë17.
1945 – « l’année zéro » ?
6Revenir à une forme de normalité devint le mot d’ordre et beaucoup d’Allemands croyaient la retrouver à la faveur de cette fameuse « année zéro » (« Stunde Null ») qui n’a pas existé, mais ce terme reflète bien les sentiments des contemporains : jamais auparavant l’avenir n’avait été si peu prévisible ni le chaos aussi omniprésent qu’en ce printemps 1945. Pour les uns, la « Stunde Null » apparaissait comme un moyen d’oublier le passé récent, pour d’autres comme une occasion de construire une nouvelle et meilleure Allemagne18. Dans un premier temps, seule une élite intellectuelle s’en préoccupa, parce que la majorité cherchait seulement à retrouver ses marques. Les parcours furent divers, dépendant du destin que les différents groupes de la société allemande s’étaient forgé ou avaient subi pendant les douze années du régime national-socialiste. Il faut distinguer entre ceux qui s’étaient identifiés au régime, ceux qui étaient restés indifférents et s’en étaient arrangés, ou ceux qui s’étaient opposés à la dictature nationale-socialiste. Pour les soldats de la Wehrmacht, la capitulation fut d’abord une défaite souvent suivie d’un emprisonnement ; les fervents du NSDAP avaient vu leur rêve de domination allemande en Europe se briser. À cette désillusion se mêlait la peur de la punition pour ceux qui étaient impliqués dans les crimes du régime. Nombre de responsables nazis se suicidèrent. Seule une infime minorité éprouva un sentiment de libération : les adversaires du régime et les représentants de l’« émigration intérieure », qui n’avaient plus à craindre de répression, les résistants qui avaient survécu dans la clandestinité et les juifs allemands cachés par des familles courageuses ; n’oublions pas non plus les émigrants, réfugiés dans diverses parties du monde et qui pouvaient désormais regagner la « Heimat » libérée ; enfin, les 700 000 prisonniers qui avaient survécu aux camps de concentration et d’extermination. Pour les survivants de Dachau, Neuengamme, Buchenwald ou Bergen-Belsen, la capitulation de l’armée allemande signifiait la libération, et en général, le retour dans leurs familles, possibilité que n’avaient souvent plus les survivants des camps d’extermination tels Auschwitz ou Birkenau. Pour ces rescapés, le retour fut particulièrement douloureux et rarement vécu comme une libération. Bien au contraire : avoir survécu aux camps s’accompagnait souvent d’un sentiment de culpabilité envers ceux qui y avaient été assassinés. De surcroît, ils pouvaient rarement exprimer leur douleur : comment dire l’indicible quand on ne trouve personne pour l’écouter ? Joie, peines et traumatismes persistants s’imbriquaient et le poids psychologique pesa bien au-delà de 194519.
7D’autres critères déterminèrent le vécu de cette « césure ». Les marques biographiques qu’elles laissèrent étaient déterminées par les origines, l’âge et le sexe, à l’exemple de ces femmes qui avaient remplacé les hommes mobilisés pendant les dernières années du « Troisième Reich » et qui déblayèrent les décombres après la guerre (« Trümmerfrauen »)20, ou encore de celles qui subirent les viols de soldats occupants, et pas seulement à l’Est21. Le premier soulagement de la fin de la guerre passé, la peur et la violence revinrent.
L’Allemagne n’existe plus
8La défaite fut si totale que la question de la survie-même de la nation allemande devint incertaine d’un point de vue juridique. Passés de trois à quatre après l’intégration de la France, à la demande de la Grande-Bretagne, les Occupants prirent le Reich en charge dans tous les domaines de la souveraineté étatique, réglementant par ordonnances. Selon la formule retenue, ils renonçaient à l’annexion, mais s’attribuaient la « supreme authority with respect to Germany » (« Oberste Regierungsgewalt in Deutschland », déclaration du 5 juin 1945, Berlin). La perte de souveraineté constitua une césure radicale dans l’histoire nationale d’une Allemagne qui, quatre ans durant, n’eut plus de gouvernement ni de parlement nationaux, symbole évident d’une discontinuité de l’histoire allemande après 1945. L’Allemagne fut réduite à un « objet » de la politique internationale, un enjeu privé de pouvoir décisionnel, et elle dut subir une occupation qui fut d’abord militaire. Les Allemands qui se voyaient confier des tâches dans ce cadre étaient choisis et révocables par l’autorité sans justification, et soumis à ses décisions et à son contrôle. On a coutume de citer l’exemple d’Adenauer et de son éloignement de ses fonctions à Cologne ; le cas du social-démocrate Fritz Erler, congédié de ses fonctions de Landrat par l’occupant français parce qu’il ne souscrivait pas aux méthodes de recrutement de la Légion étrangère en terre allemande, pour être moins célèbre, n’en est pas moins révélateur22. Dans l’ensemble, la population subit, avec passivité. Il est vrai que, dans un premier temps, elle était davantage préoccupée par la vie quotidienne, sa survie parfois, que par les problèmes politiques23.
9Deux instances devaient permettre aux Quatre de gérer ensemble l’Allemagne. On créa un Conseil de contrôle – Kontrollrat – destiné à être le lieu d’harmonisation de la politique allemande (il y fut notamment décidé la dissolution de la Prusse en tant qu’État, eu égard à sa responsabilité traditionnelle de « vecteur du militarisme et de la réaction en Allemagne »). Berlin fut soumise à l’autorité d’une Kommandatura24. Que les décisions des autorités d’occupation fussent soumises à la règle de l’unanimité traduisait les méfiances réciproques qui s’étaient fait jour avec la fin de la lutte commune contre Hitler. Une telle contrainte n’augurait guère d’efficacité : si les Anglo-Saxons partageaient mutatis mutandis des valeurs, des intérêts et des objectifs communs, il n’en allait pas de même de l’Union soviétique ni – dans un premier temps – d’une France que sa situation de dernier-venu n’empêchait pas, au contraire, de tenter de jouer ses partenaires les uns contre les autres. En outre les décisions alliées de la fin de la guerre, Yalta, Berlin, etc., avaient pour partie un caractère artificiel qui ne les prédestinait pas au succès : si l’on avait pu par exemple s’accorder sans difficulté majeure sur la nécessité de démocratiser l’Allemagne, la réalisation s’en avérait incertaine, l’Est et l’Ouest ne partageant pas la même conception de la notion même de « démocratie ». D’autres décisions, telle la démilitarisation, ne posèrent pas de problème d’interprétation – et pourtant leur réalisation fut aléatoire.
10Les divergences d’évolution entre les trois zones occidentales et la zone soviétique éclatèrent bientôt au grand jour. Avec la réforme agraire, la nationalisation de l’industrie clé, la transformation du système éducatif et – last but least – l’unification forcée du KPD et du SPD, en avril 1946, l’URSS avait engagé un bouleversement politique, économique et social profond et en même temps créé un fait accompli, déjà conçu avant la capitulation du Reich à Moscou et mis en œuvre par un groupe de communistes allemands formé pendant son exil dans la capitale soviétique : en quelques mois, l’Allemagne était devenue un cas type du conflit Est-Ouest après avoir été le modèle d’une coopération alliée.
Vers la division de l’Allemagne
11La conséquence en fut que chacune des puissances occupantes fit de facto cavalier seul, ce que facilitait la faible perméabilité des zones, séparées par de véritables frontières. En zone d’occupation soviétique, l’autorité (Sowjetische Militäradministration in Deutschland ou SMAD) veilla d’emblée à jeter les bases d’une inféodation à l’URSS (tout en préservant les apparences d’une démocratie plurielle appuyée sur la notion de « front commun antifasciste », en réalité contrôlée à la fois par l’occupant et par le KPD, conformément aux recommandations de Walter Ulbricht « Il faut que cela ait les apparences de la démocratie, mais nous devons tout garder en main »25) et à garantir l’accès de l’Union soviétique aux réparations qu’elle escomptait. Washington évolua de l’appréhension répressive de son occupation vers une politique de rétablissement de l’Allemagne afin d’endiguer la pénétration communiste. La France amputa sa zone de la Sarre dans laquelle elle favorisa l’installation d’un régime autonomiste largement fondé sur la coopération avec Paris. Les intérêts de l’Allemagne passaient après ceux des occupants, et les rivalités entre les deux super-puissances la placèrent bientôt au centre des tensions entre vainqueurs, puis au cœur de la guerre froide. La division du Reich en deux Allemagnes ne fut pas la conséquence d’un projet politique, mais bien le fruit de la bipartition du monde et des rivalités Est-Ouest que la fin des années quarante vit aller croissant26.
12Il s’installa progressivement une situation de fait, dénuée de fondement juridique en termes de droit international, dans l’attente d’un traité de paix jamais négocié (cf. l’échec de la conférence de Moscou de mars-avril 1947, marquée par l’annonce de la « doctrine Truman »), et qui fut lourde de conséquences : la division de l’Allemagne et les tensions entre les deux États allemands en furent largement le corollaire. Derrière l’aspiration unitaire, affirmée de part et d’autre de la nouvelle frontière intra-allemande à partir de 1949 et les incompatibilités politiques et structurelles qu’elle traduisait, la séparation s’installa dans une diversité de fait – laquelle s’exprimait par exemple dans une réalité simple : de part et d’autre, à Bonn comme à Berlin-Est, l’aspiration au rétablissement de l’unité nationale ne pouvait s’exprimer que dans l’intention d’absorber le voisin et de l’intégrer à son propre régime. Les responsables politiques à Bonn mirent en avant le caractère provisoire de la séparation en rédigeant une « loi fondamentale » et non pas une « constitution », en faisant de Bonn une capitale « provisoire », mais la partie occidentalisée et la zone d’influence soviétique s’éloignèrent à mesure qu’elles s’intégraient – dans la ligne de ce qui s’était amorcé avant la naissance des deux Allemagnes – dans les deux Blocs rivaux. Rétrospectivement, l’histoire allemande d’après-guerre paraît avant tout marquée par la « prévalence du conflit Est-Ouest »27, dont les moments de tension les plus vifs sont qualifiés de « guerre froide », déterminée par la concurrence idéologique entre les deux grands systèmes politiques et socio-économiques. Cet antagonisme fut plus qu’un conflit pour le pouvoir et la sécurité, il fut la traduction d’une véritable guerre des convictions et des idéologies menée de part et d’autre avec acharnement et hystérie.
13En 1961, le SED semblait sortir perdant de cette concurrence permanente. 30 000 Allemands de l’Est quittaient la RDA durant le seul mois d’avril et, en été 1961, cet exode prit la dimension d’une fuite, convainquant la classe dirigeante de Berlin-Est qu’il fallait agir rapidement pour éviter la catastrophe. Après hésitations, lors d’une conférence des pays membres du pacte de Varsovie du 3 au 5 août 1961, le Kremlin donna finalement son accord pour construire un mur. Tandis que Ulbricht affirmait encore que nul ne défendait une telle intention, les préparatifs s’accéléraient, conduisant au bouclage du territoire de la RDA le 13 août 1961. Sans doute, cette date fut-elle foncièrement un constat d’échec pour le « régime SED », fondé sur la contrainte et qui ne put éviter son propre effondrement qu’en enfermant sa propre population, cette classe ouvrière sur laquelle il fondait sa légitimité, derrière un mur et des barbelés, sous la menace des armes. Le Mur de Berlin symbolise la césure la plus profonde de l’histoire allemande d’après-guerre. Elle parut cimenter pour le long terme la division de l’Allemagne et évacua l’idée du rétablissement d’un État national allemand de l’horizon de pensée des Allemands. Aussi, au cours des années suivantes, les Allemands de l’Ouest regardèrent-ils toujours plus vers l’Occident, tandis que les Allemands de l’Est devaient s’arranger avec leur propre État. Si tous les Allemands avaient perdu la Deuxième Guerre mondiale, avec la construction du Mur ceux de l’Est, à qui l’on présentait 1945 comme une victoire sur le fascisme et une libération, devinrent les vrais perdants, et la privation de liberté fut leur lot au cours des décennies suivantes, sans qu’ils puissent y échapper à court terme.
Deux Allemagnes entre distanciation et imbrication
14Cette rivalité idéologique agit sur le système international de l’extérieur vers l’intérieur, comme des cercles concentriques, et domina un grand nombre de secteurs des sociétés concernées.28 Dans cette configuration, la RFA et la RDA tentèrent de repartir sur de nouvelles bases. Peter Graf Kielmansegg a noté à ce sujet : « Les deux États allemands […] se comparaient l’un l’autre en permanence. Ils étaient condamnés à la quête d’une légitimité dans une concurrence incessante ; il ne s’agissait pas simplement de deux États dans le conflit Est-Ouest, mais de deux parties d’un même pays, que le conflit Est-Ouest avait opposées »29. Cette concurrence ne fut pas seulement marquée par la compétition entre deux systèmes politiques et sociaux, mais aussi par la prétention à représenter l’ensemble de la nation allemande.
15Au moment de la naissance des deux États, le degré d’éloignement se traduisit dans les constitutions. Toutes deux affirmaient la volonté de démocratiser l’Allemagne qui animait leurs auteurs. À l’Est, les premières constitutions des Länder furent promulguées en 1947, s’inscrivant encore dans la tradition démocratique et parlementaire, mais déjà marquées par les velléités totalitaires du SED. La constitution de la RDA, en 1949, soulignait cette évolution : si l’Allemagne y était encore qualifiée de république indivisible, fondée sur les Länder, si l’on s’y référait à la constitution de Weimar, définissant et garantissant les droits fondamentaux, si l’on y affirmait enfin que l’État tirait sa légitimité du peuple, on avait bel et bien fait le choix d’une forme centralisée d’État en rupture avec le principe de la séparation des pouvoirs30.
16À l’Ouest, on eut le souci d’inverser le rapport individu-société tel qu’il avait caractérisé la dictature du « Troisième Reich » : dès l’article 1.1 la notion de « dignité humaine » était déclarée « intangible », et il était précisé que la « toute puissance étatique » devait la protéger, tandis que les « droits fondamentaux » sur lesquels s’ouvrait le texte, marquaient avec insistance les droits et devoirs de la personne31. D’autre part, après un bras de fer avec les Trois occupants occidentaux, il fut décidé de mettre en lumière le caractère provisoire de l’entité allemande en cours de création : le rétablissement de l’unité nationale (dans les frontières de 1937) fut élevé au rang d’objectif majeur de l’État partiel (Teilstaat) que l’on fondait. Cet objectif trouva dans l’immédiat son expression dans un arsenal de moyens dont l’objectif était de limiter dans le temps la validité de la constitution que l’on se donnait : on intitula « Conseil parlementaire » et non « Assemblée constituante » l’organe chargé de son élaboration, le document s’appela « loi fondamentale » au lieu de « constitution » (l’un étant la définition de l’autre !), le dernier article prévoyait la fin de la validité de la Loi fondamentale et l’on refusa expressément toute approbation populaire directe, lui préférant un vote des parlements régionaux (Landtage).
17Cette évolution de la République fédérale d’Allemagne et de la République démocratique allemande à partir de 1949, ainsi que les rivalités qui en résultèrent, incita longtemps la recherche historique à privilégier une appréhension parallèle, RFA d’un côté, RDA de l’autre. Dans la notion d’« États allemands », on privilégia le concept d’États au détriment de celui d’« allemands ». On admit, certes, que la nature de leurs relations (ou de leur absence de relations) avait revêtu un caractère particulier avant même que leur nature sui generis fût officiellement affirmée sous Willy Brandt. Mais, de fait, approche et présentation des deux Allemagnes répondaient avant tout aux principes méthodologiques de l’étude des relations internationales. Depuis quelques années, les historiens inclinent cependant à replacer sur un pied d’égalité les notions d’« États » et « allemands », à mettre moins l’accent sur ce qui les séparait qu’à appréhender leur histoire comme celle de deux entités certes structurellement antithétiques et politiquement rivales, mais qui restaient à bien des égards tributaires l’une de l’autre. Écrire l’histoire de la RDA sans tenir compte de son regard permanent sur le voisin occidental s’avère aujourd’hui, avec la connaissance des archives, impossible, mais l’évolution de la RFA ne se comprend pas non plus si l’on ne prend pas en considération l’existence de la RDA, son adversaire idéologique, son rival politique et son antipode socio-économique. Politique extérieure comme intérieure, économie et société, mais également le champ de la culture étaient influencés par les rapports germano-allemands et nous obligent à écrire l’histoire de la RFA en l’intégrant dans un récit « gesamtdeutsch », une ligne dans laquelle le présent ouvrage entend se situer.
18Il convient de préciser qu’il ne s’agit nullement, dans cette démarche, d’expliquer le passé à partir du présent, ni de gommer le fait que deux États se sont partagé, dans une rivalité permanente, le même territoire – pour éviter le terme de « nation ». Le but est bien plutôt de prendre en compte le fait que, jusque dans les efforts qu’elles ont pu faire pour se démarquer et se distancier l’une de l’autre, RFA et RDA ont toujours vécu une situation et une relation particulière et qu’elles l’ont gérée comme telle. Que ce fût par l’expression de l’exigence ouest-allemande de représentation exclusive (Alleinvertretungsanspruch) ou par les efforts déployés par Berlin-Est, notamment en direction des régions émergeantes, pour obtenir une reconnaissance internationale, chacun des deux États, fût-il décrié et délégitimé, prenait l’autre en compte selon une forme particulière que l’on ne retrouve dans ses relations avec aucun autre pays. Cette réalité trouva sa traduction dans des domaines très divers. Elle pesa effectivement, par exemple, sur la construction européenne, la politique d’intégration à l’Ouest (Westintegrationspolitik) et la contribution au plan Schuman (et même Pleven) de l’une, et sur l’adhésion de l’autre au Comecon (Rat für gegenseitige Wirtschaftshilfe, 1950), qui répondait à des préoccupations similaires de sécurité et de développement. Certes, ces deux Europes naissantes ne traduisaient ni les mêmes attentes de la part de leurs initiateurs ni, surtout, n’étaient de même nature : celle de l’Est avait avant tout pour fin d’asseoir l’autorité de Moscou sur sa zone d’influence, alors que celle de l’Ouest se fondait sur une identité de conceptions et de finalités avec les États-Unis, mais laissait à ses membres un espace d’initiative supérieur32.
19Cette réalité interallemande particulière s’était amorcée dès avant la naissance des deux Allemagnes, quand on maintenait encore la fiction d’une seule Allemagne co-gouvernée par les Quatre : en 1948 les Occidentaux et l’URSS procédèrent à deux réformes monétaires distinctes, l’Union soviétique créant un D-Mark-Ost dans sa zone (fin juin) une semaine à peine après le remplacement du Reichsmark par le Deutschmark dans les trois zones occidentales (20 et 21 juin). La mise en place aussi rapide d’une réforme monétaire ne pouvait, en raison de la complexité technique de l’opération, laisser subsister l’illusion d’une réponse improvisée par l’Union soviétique à la décision de l’Ouest. Cette réalité se manifesta de manière plus spectaculaire encore à travers la naissance des deux États allemands : ce qui fut d’abord perçu comme la réaction d’un camp à l’initiative de l’autre était, à vrai dire, un jeu de miroir, un ensemble d’opérations calculées auquel chacun s’était préparé et dans lequel chaque partie pensait trouver son compte. Dans les années 1950, la politique allemande et les relations extérieures constituèrent sans aucun doute l’un des secteurs de l’histoire de l’après-guerre allemand, dans lequel le concept développé par Christoph Kleßmann « d’imbrication dans la démarcation » démontre le plus manifestement sa validité. À la prétention de Bonn à représenter l’Allemagne dans son ensemble s’opposait la tentative de la RDA de parvenir à la reconnaissance internationale, et, même après que les deux États allemands eurent récupéré leur souveraineté, en 1955, la doctrine Hallstein continua de les lier étroitement33.
20La bipolarité du monde, dont l’Allemagne n’était qu’un aspect, fût-il majeur, trouvait une traduction jusque dans ses frontières. Là aussi, ce qui avait préexisté pesait sur la réalité contemporaine : le déplacement de frontière auquel avait procédé l’URSS en 1945 avait fait de l’Oder et de la Neisse une séparation territoriale que Bonn se refusa à accepter jusqu’en 1989, alors que Berlin-Est la ratifia en juillet 1950, sous la pression du Kremlin ; en revanche, les deux capitales allemandes ne cessèrent de contester (séparément, voire contradictoirement) l’amputation de la Sarre et son statut d’autonomie dans le cadre d’une union économique avec la France. Mais la complexité de la situation du Reich eut surtout des retombées sur la frontière inter-allemande. Dans un premier temps, nous l’avons dit, chacune des deux Allemagnes espérait absorber l’autre, à la « théorie de l’aimant » (Magnettheorie, formulée par le leader de l’opposition Kurt Schumacher et reprise par le chancelier Adenauer) répondait la thèse de l’« État-noyau » (Kernstaat) telle que l’exprima Wilhelm Pieck ; la contestation permanente de sa voisine orientale par la République fédérale et les efforts croissants de la RDA pour affirmer, à travers la frontière, la réalité de la division de la nation, allait au-delà d’un simple différend territorial : la contestation ouest-allemande traduisait en réalité la négation de la légitimité de la République démocratique allemande par la RFA, tandis que la volonté grandissante de Berlin-Est de s’imposer sur l’échiquier international passait par l’affirmation de sa pleine indépendance par rapport à Bonn. Ce bras de fer ne s’explique que si l’on met en regard les intérêts contraires des deux entités allemandes34.
21Plus que simples questions territoriales, ces frontières avaient aussi une dimension humaine : l’afflux dans la partie occidentale de réfugiés en provenance de territoires plus à l’Est en fut un aspect majeur35. Dans ces sociétés allemandes somme toute classiques, représentatives d’un point de vue démographique des sociétés de l’après-guerre, les mouvements migratoires ne furent pas perçus comme un simple phénomène économique et culturel, bien que cette dimension fût discernable. Dans la mesure où ils se firent essentiellement dans le sens Est-Ouest, ils prirent bientôt une dimension politique, tant par l’affaiblissement de l’image du socialisme que par celui de la société industrielle est-allemande. Après un premier bilan de la Seconde Guerre mondiale, Michel Hubert nous propose une analyse de l’évolution démographique dans les quatre zones d’occupation de 1946 à 1949 pour nous présenter le tableau dans les deux Allemagnes entre antagonismes et continuités36.
22Il est vrai que l’écart entre le niveau de vie dans les sociétés allemandes occidentale et orientale se creusa avec le temps. Dès 1946, le renoncement de l’Ouest aux démontages, la création de la bi-zone l’année suivante en vue de favoriser le développement des échanges, les effets de la réforme monétaire de 1948 et une politique économique adaptée à une période dans laquelle la demande dépassait l’offre, jetèrent les fondements d’un développement qui allait à son tour favoriser l’amélioration du niveau de vie. Bien que la RDA connût elle aussi une croissance, le développement de sa rivale était et demeura plus rapide et plus spectaculaire. Le différentiel de niveau de vie alla croissant, incitant les citoyens de l’Est à des comparaisons défavorables à leur État, au point que le nombre de ceux qui décidaient de passer à l’Ouest augmenta. La perspective était en outre brouillée par la présence, au cœur du territoire de la République démocratique, de Berlin-Ouest, dont Bonn, qui considérait ce territoire comme une vitrine, favorisa le développement et l’amélioration du niveau de vie37. Cela eut des conséquences en termes d’image, ce qui n’était pas négligeable pour Berlin-Est à la recherche de légitimité internationale. Cela eut aussi des effets sur la productivité de la RDA, car ceux qui partaient étaient généralement productifs et dynamiques. L’idée de rivaliser, de démontrer l’efficacité d’une économie socialiste (le premier plan quinquennal avait été lancé en novembre 1951) et de la collectivisation (décidée pour l’agriculture en juillet 1952) était séduisante pour les dirigeants de l’Est, voire elle s’imposait à eux. En arrière-plan, on ne pouvait méconnaître l’antagonisme planétaire de deux systèmes économiques dont chaque Allemagne était, qu’elle le voulût ou non, un représentant privilégié : la rivalité des deux Blocs passait par la démonstration de leur efficacité et seul l’étalage de leur supériorité était de nature à convaincre les États (notamment émergeants) qu’ils aspiraient à séduire. Dans l’analyse de la course-poursuite qu’ils engagèrent, on ne pouvait méconnaître l’influence de l’habitude des dirigeants Est-allemands de regarder dans l’assiette de leur voisin occidental. Mais l’entreprise finit par l’arrosage de l’arroseur : alors que le socialisme annonçait sa propre victoire,38 la réalité mettait en évidence une dichotomie entre le peuple et ses dirigeants, qui allait conduire les responsables Est-allemands à ériger un mur entre eux et la RFA39
23Dans le domaine politique, les deux Allemagnes prirent d’emblée des orientations opposées, en harmonie avec les systèmes idéologiques dans lesquels elles s’inscrivaient. Selon leurs us et coutumes politiques, les Occidentaux avaient d’emblée encouragé un spectre des partis diversifiés – tout en favorisant, il est vrai, le développement de certains partis par rapport à d’autres. L’occupant soviétique, lui aussi, avait d’abord affiché le pluralisme. La Kommunistische Partei Deutschlands avait certes été le premier parti recréé en 1945, sous l’égide de la puissance occupante, et par l’action d’hommes tels que Walter Ulbricht, Wilhelm Pieck, Franz Dahlem ou Anton Ackermann – qui, pour la plupart, revenaient d’un exil en Union soviétique. Le deuxième parti autorisé avait été la Sozialdemokratische Partei Deutschlands ; dès sa première proclamation, elle s’était cependant distanciée de la modération du SPD de l’époque weimarienne, elle avait souligné son caractère anticapitaliste et elle s’était prononcée ouvertement pour une « unité du mouvement ouvrier allemand » à laquelle son leader, Otto Grotewohl, était favorable. L’acceptation d’une pluralité s’était exprimée par l’autorisation d’un parti chrétien-démocrate, la Christlich-Demokratische Union, d’abord dirigée par Andreas Hermes, qui s’était présenté comme le défenseur d’une politique chrétienne, démocratique et socialiste, et par la naissance d’un parti libéral, la Liberal-Demokratische Partei Deutschlands dirigé par Waldemar Koch, Eugen Schiffer, Wilhelm Külz et Arthur Lieutnant qui, s’inscrivant dans la tradition libérale allemande de l’avant-1933, s’était déclaré défavorable à toute forme de nationalisations. Tous quatre se présentaient alors comme des Reichsparteien. Au demeurant, la SMAD avait favorisé la naissance de syndicats, qui ne tardèrent pas à se regrouper en un Freier Deutscher Gewerkschaftsbund (FDGB), et d’« organisations de masses », formellement indépendantes des partis, mais qui se soumirent volens nolens au parti communiste une fois la RDA créée. Toutefois, ce pluralisme eut bientôt fait long feu et le SED, né de la fusion des partis communiste et social-démocrate de l’Est, ne tarda pas à occuper une position dominante. La fusion des partis de gauche, social-démocrate et communiste, en un parti socialiste unifié (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands ou SED), fut l’anacrouse de la mise en place à l’Est du monopartisme des démocraties populaires. Kurt Schumacher, le refondateur du SPD dans l’après-guerre, ne s’y était pas trompé, qui avait combattu cette fusion avec la dernière énergie au nom de son rejet de tout fascisme, « noir ou rouge ». Avec la mise en place des institutions des deux États, le fossé s’élargit. Les sigles étaient trompeurs : si la CDU de la ZOS de l’immédiat après-guerre était proche de celle de l’Ouest, les points de contacts se firent de plus en plus rares. Quant à la sociale-démocratie, la fusion à l’Est du KPD et du SPD en un « parti socialiste unifié » SED avait définitivement scindé la gauche allemande en deux entités qui s’excluaient mutuellement.
24La vie démocratique fut probablement le domaine dans lequel la volonté de se démarquer de l’autre partie de l’Allemagne fut la plus manifeste – jusqu’à entraîner, pour le parti unifié de la gauche est-allemande une forme de fixation sur le « militarisme revanchard » de l’Ouest. En République fédérale, les partis n’hésitaient jamais, pour leur part, à citer le SED en exemple d’oppression totale de la liberté. Habilement, Konrad Adenauer ne conduisit aucune campagne électorale sans souligner, avec une lourdeur confinant souvent à la caricature, mais avec une réelle efficacité, quelque parenté idéologique entre le SPD et le SED
25Les premières années d’existence des deux républiques allemandes furent pour les partis le théâtre d’une sélection rude, y compris en République fédérale, où seuls quatre des douze groupes parlementaires du premier Bundestag furent reconduits en 1953 par l’électorat, donnant au spectre politique une configuration à l’anglo-saxonne. À l’Est, le monopartisme fut imposé – avec son corollaire, des élections (notamment à la Chambre du Peuple, la Volkskammer) qui confirmaient chaque fois, aux yeux de l’Ouest, l’absence de légitimité démocratique du régime est-allemand40, mais aussi avec son lot de procès contre les opposants internes. Celui du groupe Harich – Janka reste à cet égard exemplaire : inculpés de révisionnisme fin 1956, le philosophe berlinois Wolfgang Harich et le responsable du « Aufbau-Verlag », Walter Janka, favorables au marxisme-léninisme, mais hostiles au stalinisme, furent condamnés à des peines qui montraient que la libéralisation annoncée par Nikita Khrouchtchev lors du XXe Congrès du PC soviétique n’avait que très modérément touché le parti de Walter Ulbricht. Bien que le repentir des accusés et leur statut social eût limité les sanctions, le procès du groupe autour de Ernst Schirdewan, en 1958, qui avait associé dans la contestation des personnalités du SED41, ou encore l’élection d’Erich Honecker au Comité central du Parti, devaient confirmer que la position d’Ulbricht demeurait solide.
26Si les pratiques politiques éloignaient l’une de l’autre les deux Allemagnes, le lien religieux entre elles se maintint envers et contre tout. Repentance et large assistance caritative leur avaient d’abord permis de regagner une certaine autonomie après la défaite, y compris en zone d’occupation soviétique. Elles purent même se constituer sans obstacle majeur au plan allemand puis, à partir de 1949, germano-allemand, les tracasseries ne commençant à l’Est qu’en 1952, avec la première prise de distance du régime face à un rétablissement de l’unité nationale42. Fidèle à la thèse de la pérennité de la nation allemande, la République fédérale, en revanche, favorisa, en particulier d’un point de vue financier, le maintien de liens entre catholiques et protestants de l’Est et de l’Ouest.
27Quelles qu’en fussent les imperfections, la dénazification avait engagé un processus de distanciation des quatre zones puis des deux Allemagnes par rapport à leur passé récent. Les efforts des uns et des autres pour effacer l’expérience du « Troisième Reich » ne suffisaient pas, l’expérience avait été trop marquante. À l’Est, le régime s’efforça tout à la fois de masquer ses similitudes avec la dictature précédente – absence de libertés démocratiques, individus considérés sous l’angle seul des intérêts du groupe, centralisme décisionnel, bureaucratie et police abusives, etc. – et de compenser son déficit de légitimité en invoquant inlassablement son antifascisme ; à l’Ouest, l’anti-totalitarisme servit également à se démarquer43. Il ne s’agissait pas uniquement, pour Bonn comme pour Berlin-Est, de rompre plus ou moins spectaculairement avec ce qui avait été : l’attitude par rapport au national-socialisme devint un élément constitutif de l’identité que chacun des deux États cherchait à construire par rapport à son voisin.
28D’une manière générale, compte tenu de cette importance, le rapport au passé allemand se vit ainsi attribuer non seulement une dimension historique, il devint un élément politique et culturel. La République fédérale le comprit bien, qui, avec une célérité remarquable, fit du 17 juin 1953 non seulement une exploitation de nature politique, c’est-à-dire immédiate, mais également pour l’avenir un levier de sa distanciation par rapport à la dictature communiste et un argument au service de la cause à la fois de l’intégration occidentale et de l’unité nationale : le soulèvement ouvrier, n’avait-il pas exprimé le rejet d’un modèle sociétal et politique par ceux au nom de qui il s’était construit44 ? En ce sens, la contestation populaire de l’Est fut pain bénit pour une République fédérale que ses intellectuels et artistes jugeaient avec sévérité. À l’image de sa capitale, la tranquille Bonn, et des valeurs de sa majorité parlementaire, soucieuse de tourner au plus vite la page du national-socialisme et de chercher dans le bien-être matériel, voire dans une forme d’alibi religieux, l’oubli de sa culpabilité passée, elle avait bientôt trouvé refuge dans une manière de vivre, que Carlo Schmid réduisit à une formule, la victoire de la côtelette sur l’esprit. La présentation critique de cette société, parmi bien d’autres dans Ansichten eines Clowns (1963) de Heinrich Böll45, alimentait les discussions sur le devenir de la République fédérale tandis qu’à l’Est – et même à l’Ouest – de nombreux intellectuels ne résistaient pas, même au vu des réalités, à la séduction de l’argumentaire antifasciste du pouvoir. L’instrumentalisation du 17 juin permit ainsi à la démocratie, qui se construisait en République fédérale, de lutter contre une injustice46.
29La recherche scientifique échappant dans certains domaines à la prise d’influence par le pouvoir à laquelle est traditionnellement exposée la création artistique, les deux mondes universitaires allemands s’éloignèrent progressivement l’un de l’autre, les relations personnelles passées entravant pour un temps la scission. En dépit du départ à l’Ouest de nombreux chercheurs, que le pouvoir ne tenta que modérément de retenir, l’université fut l’un des premiers domaines dans lesquels l’Allemagne de l’Est acquit une reconnaissance internationale. Cependant, même dans ce secteur, Berlin se montra hésitante, balançant entre aspiration à des contacts à l’Ouest et rejet de liens avec l’Allemagne de l’Ouest. Au plan des sciences humaines, historiques en particulier, entre la retenue du pouvoir et la méfiance de leurs collègues occidentaux, les universitaires de RDA se trouvèrent d’autant plus exposés à l’influence du politique que les ambitions individuelles y trouvaient leur compte. Au total, même dans ce domaine, l’Allemagne de l’Est ne parvint pas à trouver une personnalité totalement indépendante : elle resta sensible à ce qui se faisait dans l’autre partie de l’Allemagne, ne fût-ce que par son souci de s’en démarquer47.
30La logique voulait ainsi que la conclusion de cet ouvrage revînt à l’un des pionniers de l’étude de l’histoire en miroir des deux Allemagnes, Christoph Kleßmann48, pour un survol d’une histoire intégrée dans la période considérée. Il souligne que l’appréhension simultanée de l’histoire des deux Allemagnes ne gomme pas le caractère parallèle de leur évolution ni les personnalités étatiques qui se sont affirmées dans les années 1949-1961, mais au contraire complète et nuance l’appréhension classique.
Notes de bas de page
1 Pour la discussion sur réorganisation/restauration (Neuordnung und Restauration), voir Kurt Sontheimer, Die Adenauer-Ära. Grundlegung der Bundesrepublik, Munich, 21996, p. 133ss. ; Bernd Stöver, Die Bundesrepublik Deutschland, Darmstadt, 2002, p. 46ss.
2 Cf. Dietrich Staritz, Die Gründung der DDR. Von der sowjetischen Besatzungsherrschaft zum sozialistischen Staat, Munich, 31995 ; Beate Ihme-Tuchel, Die DDR, Darmstadt, 2002.
3 Cf. Axel Schildt, Arnold Sywottek (éd.), Modernisierung im Wiederaufbau. Die westdeutsche Gesellschaft der 50er Jahre, Bonn, 1993.
4 Cf. Rudolf Grosskopff : Unsere 50er Jahre. Wie wir wurden, was wir sind, Francfort/M., 2005.
5 Cf. Stiftung Haus der Geschichte der Bundesrepublik Deutschland (éd.), Flucht, Vertreibung, Integration, Bielefeld, 2005 ; Id. (éd.), Flucht und Vertreibung aus Sicht der deutschen, polnischen und tschechischen Bevölkerung, Bonn, 2005.
6 Cf. Andreas Ludwig (éd.), Alltagskultur der DDR. Begleitbuch zur Ausstellung » Tempolinsen und P2 « im Dokumentationszentrum Alltagskultur der DDR, Berlin-Brandenburg, 1996.
7 Cf. le titre du « Spiegel special » 1/2006 : Die 50er Jahre – Vom Trümmerland zum Wirtschaftswunder.
8 Cf. Michael Bechtel (éd.), Das Ende, das ein Anfang war. Das Jahr 1945 in den deutschen Tageszeitungen 1995, Bonn, 1997.
9 Norbert Frei, « Die langen Fünfziger », in : 60 Jahre DIE ZEIT – 60 Jahre Zeitgeschichte 1946 bis 2006, vol. 1 : 1946-1966, supplément de « Die Zeit », 2006.
10 Cf. Rainer Schröder (éd.), 8. Mai 1945 – Befreiung oder Kapitulation ?, Berlin, 1997.
11 Cf. Jörg Echternkamp, Nach dem Krieg. Alltagsnot, Neuorientierung und die Last der Vergangenheit 1945-1949, Zurich, 2003.
12 Cf. Hermann Glaser, 1945. Ein Lesebuch, Francfort/M., 1995.
13 Cf. Konrad H. Jarausch, « Kriegsende 1945 : Erfahrungen und Lernprozesse », in : Deutschland Archiv, 38 (2005) 2, p. 229-236 ; Corine Defrance, Ulrich Pfeil, « L’Allemagne occupée en 1946 », in : Guerres mondiales et conflits contemporains, 224 (2006), S. 47-64.
14 Cf. Martin Broszat, Klaus-Dietmar Henke, Hans Woller (éd.), Von Stalingrad zur Währungsreform. Zur Sozialgeschichte des Umbruchs in Deutschland, Munich, 31990 ; Alexander von Plato, Almut Leh, « Ein unglaublicher Frühling ». Erfahrene Geschichte im Nachkriegsdeutschland 1945-1948, Bonn, 1997, p. 11.
15 Heinrich August Winkler, Der lange Weg nach Westen, vol. II, Munich, 2001, p. 121.
16 Cf. Susanne von Nieden, « Chronistinnen des Krieges. Frauentagebücher im Zweiten Weltkrieg », in : Hans-Erich Volkmann (éd.), Ende des Dritten Reiches – Ende des Zweiten Weltkriegs. Eine perspektivische Rückschau, Munich, 1995, p. 835-860.
17 Voir pour la jeunesse allemande : Rolf Schörken, Jugend 1945. Politisches Denken und Lebensgeschichte, Francfort/M., 1990.
18 Cf. Christoph Klessmann, « Stationen des öffentlichen und historischen Umgangs in Deutschland mit der Zäsur von 1945 », in : Dietrich Papenfuss, Wolfgang Schieder (éd.), Deutsche Umbrüche im 20. Jahrhundert, Cologne, 2000, p. 459-472.
19 Cf. Peter Hurrelbrink, Der 8. Mai 1945. Befreiung durch Erinnerung, Bonn, 2005, p. 39ss.
20 Cf. Franz Severin Berger et al. (éd.), Trümmerfrauen. Alltag zwischen Hamstern und Hoffen, Vienne, 1994.
21 Cf. Dieter Franck, Jahres unseres Lebens 1945-1949, Reinbek, 1980, p. 22 ; Norman M. Naimark, Die Russen in Deutschland. Die sowjetische Besatzungszone 1945 bis 1949, Berlin, 1999.
22 Cf. Jean-Paul Cahn, Le parti social-démocrate allemand et la fin de la Quatrième République française (1954-1958), Berne, 1996, p. 19.
23 Cf. Wolfgang Benz, Potsdam 1945. Besatzungsherrschaft und Neuaufbau im Vier-Zonen-Deutschland, Munich, 52005.
24 Cf. Friedrich Jeschonnek, Alliierte in Berlin 1945-1994, Berlin, 2002.
25 Cit. dans Ulrich Mählert, Kleine Geschichte der DDR, Munich, 2001, p. 22.
26 Manfred Görtemaker, « L’Allemagne pendant la guerre froide », dans le présent ouvrage.
27 Cf. Peter Graf Kielmansegg, « Konzeptionelle Überlegungen zur Geschichte des geteilten Deutschlands », in : Potsdamer Bulletin für Zeithistorische Studien 23/24 (Oktober 2001), p. 7-15, ici p. 9.
28 Cf. Anselm Doering-Manteuffel, « Internationale Geschichte als Systemgeschichte. Strukturen und Handlungsmuster im europäischen Staatensystem des 19. und 20. Jahrhunderts », in : Wilfried Loth, Jürgen Osterhammel (éd.), Internationale Geschichte. Themen – Ergebnisse – Aussichten, Munich, 2000, p. 93-115.
29 Peter Graf Kielmansegg, Nach der Katastrophe. Eine Geschichte des geteilten Deutschlands, Berlin, 2000, p. 553.
30 Cf. Hermann Weber, Die DDR 1945-1990, Munich, 32000, p. 28s.
31 Art. 2, libre développement et protection de la personne, art. 3, égalité devant la loi, refus de tout favoritisme ou de toute discrimination liés au sexe, à la race, aux origines, aux convictions, etc., art. 4 et 5, libertés de croyance, de conscience, droit à l’objection de conscience, art. 6 libre choix éducatif des parents, art. 8 et 9, liberté d’association, art. 12, liberté professionnelle, etc.
32 Cf. Ulrich Pfeil, « Die DDR und die europäische Integration (1949-1957). Eine andere Variante der SED-Deutschlandpolitik », in : Mareike König, Matthias Schulz (éd.), Die Bundesrepublik Deutschland und die europäische Einigung 1949-2000. Politische Akteure, gesellschaftliche Kräfte und internationale Erfahrungen, Stuttgart, 2004, p. 471-493 ; Id., « La RDA et le Plan Schuman », in : Andreas Wilkens (éd.), Le regard des historiens sur le plan Schuman 50 ans après, Bruxelles, 2004, p. 319-355.
33 Ulrich Pfeil, « La division de l’Allemagne dans un monde bipolaire », dans le présent ouvrage.
34 Jean-Paul Cahn, « La question des frontières allemandes », dans le présent ouvrage.
35 Cf. Thomas Lindenberger, « Zonenrand », « Sperrgebiet » und « Westberlin » : Deutschland als Grenzregion des Kalten Krieges, in : Christoph Klessmann, Peter Lautzas (éd.), Zwischen Abgrenzung und Verflechtung. Die doppelte deutsche Nachkriegsgeschichte als wissenschaftliches und fachdidaktisches Problem, Bonn, 2005, p. 97-112.
36 Michel Hubert, « La population allemande : ruptures et continuités », dans le présent ouvrage.
37 Axel Schildt, « Modernisation dans la Reconstruction. La société ouest-allemande des années 1950 et le retard de la RDA » », dans le présent ouvrage.
38 Cf. le 5e Congrès du SED qui, en juillet 1958, annonçait la phase finale du passage du capitalisme vers le socialisme avec le slogan « Der Sozialismus siegt ».
39 Anne Kaminsky, « ‹Dépasser sans rattraper›. La consommation dans les deux Allemagnes », dans le présent ouvrage.
40 Henri Ménudier, Partis politiques, élections et gouvernements dans les deux Allemagnes, dans le présent ouvrage.
41 Karl Schirdewan était responsable des cadres, Ernst Wollweber ministre de la Sécurité de l’État et Fred Oelßner responsable de questions idéologiques.
42 Sylvie Le Grand, « Les relations entre les Eglises est-et ouest-allemandes après 1945 », dans le présent ouvrage.
43 Bernd Faulenbach, « Les deux Allemagnes face à l’héritage national-socialiste », dans le présent ouvrage.
44 Bernard Ludwig, « Le soulèvement du 17 juin 1953. Enjeux politiques, mémoires concurrentes et construction identitaire », dans le présent ouvrage.
45 Publié en France sous le titre La Grimace, Paris, 1964.
46 Gilbert Merlio, « Place et rôle des intellectuels dans les deux Allemagnes (1945-1955) », dans le présent ouvrage.
47 Corine Defrance, « Le paysage universitaire et scientifique allemand entre déchirures et interdépendances », dans le présent ouvrage.
48 Christoph Klessmann, « L’Allemagne d’après-guerre : une histoire dédoublée et intégrée », dans le présent ouvrage.
Auteurs
Né en 1945 ; Professeur d’études germaniques à l’Université de Paris IV-Sorbonne
Né en 1966 ; professeur d’études germaniques à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne et chercheur associé à l’Institut Historique Allemand de Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les entrepreneurs du coton
Innovation et développement économique (France du Nord, 1700-1830)
Mohamed Kasdi
2014
Les Houillères entre l’État, le marché et la société
Les territoires de la résilience (xviiie - xxie siècles)
Sylvie Aprile, Matthieu de Oliveira, Béatrice Touchelay et al. (dir.)
2015
Les Écoles dans la guerre
Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières (xviie-xxe siècles)
Jean-François Condette (dir.)
2014
Europe de papier
Projets européens au xixe siècle
Sylvie Aprile, Cristina Cassina, Philippe Darriulat et al. (dir.)
2015