Chapitre 3. La culture des armes des citoyens-combattants
p. 97-135
Texte intégral
1En dépit de leur caractère conventionnel, les procédures juridico-administratives parlent des événements qu’elles qualifient. Elles transcrivent à leur manière les expériences des citoyens-combattants afin de les évaluer et de les sanctionner. Avant de signifier à chacun son devenir et de reconnaître au requérant son statut de sujet de droit, elles se focalisent sur ce qui apparaît comme le fait principal des journées révolutionnaires : l’usage des armes. Le rapport aux armes n’a jusqu’ici pas été envisagé en tant que tel par l’historiographie des journées révolutionnaires parisiennes de la Seconde République. Il est indissociable du statut de citoyen-combattant. Il persiste même à conditionner les devenirs jusque dans les vieux jours des anciens prévenus d’insurrection qui espèrent en 1881 obtenir réparation.
2Que désigne l’expression « prise d’armes citoyenne » que nous utilisons pour désigner la participation aux barricades ? Est-il possible que les armes aient eu une fonction politique durant la Seconde République ? Parler de « culture des armes » à ce sujet nécessite quelques explications.
3La culture des armes nous apparaît comme le produit d’un ensemble de faits sociaux, qui articulent éthique et pratiques et qui tendent à former une structure symbolique cohérente dans une relative autonomie1. Cette culture est l’objet de conflits. Reformulée en fonction de chaque journée révolutionnaire, elle participe des stratégies identitaires des citoyens-combattants. Tous n’ont pas la même autorité pour la revendiquer. Elle dépend de la socialisation de chacun, autrement dit des manières de l’intérioriser et de la traduire par des mots et des comportements. Les hommes qui se succèdent au pouvoir durant la Seconde République cherchent de leur côté à canaliser et à contrôler ses effets les plus subversifs.
4Le présent chapitre interroge autant le contenu que le possible usage méthodologique de la notion de « culture des armes ». Parler d’une relative autonomie du rapport aux armes dans le processus d’apprentissage de la citoyenneté n’est pas sans rappeler la problématique des « voies » spécifiques, « paysanne » ou « sans-culotte » par exemple, chère aux historiens de la Révolution française pour qualifier l’altérité sociale en période révolutionnaire2. Pour nous, la culture des armes introduit bien à la compréhension de la singularité de la citoyenneté en armes. Mais elle ne peut cependant être comprise que dans son opposition, et donc son interdépendance, avec la définition capacitaire du citoyen qui a fini par s’imposer comme norme dominante de l’espace public depuis le Directoire3. Le relativisme culturel que véhicule la notion de « culture des armes » ne peut donc avoir valeur opératoire qu’en relation avec une interprétation des enjeux liés aux confrontations des différents modes, voire modèles, de citoyenneté qui coexistent dans l’espace public ouvert par la révolution de février 1848. C’est dans le mouvement de légitimation, puis inversement de délégitimation dès l’année 1848, de cette citoyenneté combattante que le propre de la fonction politique des armes peut être comprise. Par conséquent, loin de désigner une structure stabilisée, notre emploi du concept de « culture » aide à décrire une formation symbolique dans sa fragilité, dans ses incessantes recompositions en fonction non seulement des différents sujets en armes qui en sont et les porteurs et les producteurs, mais aussi des conflits autour de sa potentielle visée normative à laquelle les citoyens-combattants et les autorités sont diversement intéressés.
5Aussi, notre propos tend à se démarquer de la définition de « culture politique » récemment développée par l’historiographie du ou de la politique4. La culture des armes ne se présente que subsidiairement comme un ensemble de référents formalisés, fait de rites, d’un langage, et de symboles communs. La culture des armes, que notre présent chapitre tente d’expliquer, n’est pas non plus prise en charge par écrit grâce à la plume éclairée de témoins privilégiés. Notre conception de la « culture » entend faire apparaître le caractère précisément non résolu de la tension entre culture et politique5. Ce sont bien plus les manières d’exprimer et de rendre publique la culture des armes que les opinions sur sa nature qui sont constitutives de sa singularité. Comme la réflexion anthropologique l’a fortement souligné, la « culture » est une abstraction qui ne s’observe pas, car les « productions culturelles » – symboles, médiateurs, pratiques, discours – ne sont que les effets des institutions sociales et ne se confondent pas avec elles. Dans le cadre de notre enquête l’observation reste celle d’interactions individuelles par lesquelles les sujets de la culture des armes la transforment, la partagent et la transmettent. C’est la relation sociale en elle-même qui est le lieu de production du lien culturel. La culture des armes n’est donc pas facile à appréhender. Ce n’est que peu à peu, au fil des déclarations des uns et des autres, qu’elle apparaît comme un fait social et politique de première importance. Son avènement en 1848 doit beaucoup à la réorganisation de la garde nationale.
6Le nouveau visage de la garde nationale en 1848, institution au cœur des journées révolutionnaires, n’est pas dû qu’à sa démocratisation. La garde se transforme par l’effet de la culture des armes beaucoup plus radicalement que durant la monarchie censitaire. Ouverte à tous les citoyens, les milieux populaires lui donnent une nouvelle impulsion et contribuent à faire émerger une « société civile » armée. L’usage du fusil subvertit la légalité citoyenne d’une manière qu’aucun débat autour du droit au suffrage avant les événements n’avait imaginé. On comprend mieux alors la portée de la répression de la prise d’armes à partir de l’été 1848. Elle s’inscrit pleinement dans le processus long d’apprentissage de la politique et prend d’abord l’allure d’un désarmement général. Celui-ci concerne au premier chef les milieux populaires qui ont vu dans les armes un moyen de participer personnellement à l’espace public sorti des barricades de février.
7Rappelons que la garde nationale, issue des anciennes milices municipales, est née dès les premiers jours de la Révolution française en juillet 17896. La fin de la monarchie de Juillet correspond à l’une de ses périodes d’éclipse, après qu’elle ait un temps soutenu le régime de la monarchie censitaire, puis qu’elle soit devenue un lieu, voire une force, de contestation que les opposants républicains ne se sont pas fait faute d’essayer d’utiliser7.
8Arrêtons-nous ici sur un des aspects de la garde à la veille de 1848. Lors du débat sur la loi réorganisant la garde en 1831, la logique censitaire et capacitaire défendue par les doctrinaires au pouvoir écarte les propositions de faire de tout garde national un électeur aux élections municipales. Le mouvement pour la réforme électorale de 1837 à 1840 fait ressurgir cette revendication chez les républicains et au sein des légions, pour l’étendre au droit de vote lors des élections législatives. En vain. Durant la monarchie de Juillet, la capacité de porter les armes n’entraîne pas forcément la reconnaissance de la capacité politique, et la garde nationale n’apparaît jamais véritablement comme une école de la citoyenneté8. Notons cette difficulté à marier citoyenneté en armes et citoyenneté capacitaire durant les années 1830-1840, en réalité, comme nous le verrons, plus structurelle que propre à un régime politique en particulier.
9Avec la révolution de février 1848 la garde nationale est réorganisée. À Paris, les légions correspondent aux douze arrondissements de l’époque et sont subdivisées en bataillons, quatre par légion correspondants aux 48 quartiers de Paris, eux-mêmes décomposés en compagnies, huit le plus souvent, formées chacune par un petit ensemble de rues. Tous les hommes de 20 à 55 ans sont invités à s’inscrire sur les contrôles. Le 5 avril on procède aux élections des officiers par les hommes des compagnies, en commençant dans un souci démocratique, pour éviter les effets de délégation politique des scrutins à plusieurs degrés, par les officiers des légions, puis des bataillons et enfin des compagnies. Selon Louis Girard9, pour les seuls douze arrondissements de Paris, sans compter donc les légions de banlieue entre les barrières d’octroi et les fortifications, le nombre de gardes immatriculés serait passé entre le 1er janvier et le 18 mars 1848 de 56.751 à 190.299, atteignant jusqu’à 237.000 au mois de juin, chiffres à rapporter aux 323.718 électeurs parisiens. Enfin 106.000 fusils auraient été distribués pour le service dans la capitale, donnant à l’ancienne réserve, prévue par la loi de 1831 qui avait organisé la garde nationale dans un sens élitiste et censitaire, le droit de figurer dorénavant de manière permanente dans les rangs. Cette réorganisation dans le sens d’un service universel masculin entérine en réalité un état de fait produit des combats des 23 et 24 février, durant lesquels toutes sortes de combattants ont fini par se confondre et se mêler, gardes nationaux patentés et habillés au milieu des autres10. Et si le gouvernement provisoire dissout l’ancienne garde du régime déchu dès le 24 février, c’est précisément pour en appeler le lendemain à cette nouvelle garde révélée par les barricades afin qu’elle veille au nouvel ordre public et qu’elle envisage sa propre réorganisation11. Nulle autre institution n’a aussi bien répondu en 1848 à l’aspiration à la citoyenneté, en donnant à tout un chacun la possibilité de participer non seulement à la défense des valeurs de la révolution de février, mais aussi de ses biens personnels dans son propre quartier. Comme l’écrit Louis Girard, durant les périodes révolutionnaires, 1790, 1830, 1848, plus tard 1870, « la sécurité s’élargit en fraternité » grâce à la garde nationale12. Que les milieux populaires en aient été les principaux bénéficiaires, c’est ce que révèlent aussi bien les dossiers des récompensés de février que ceux des prévenus de juin 1848 que nous avons étudiés. Jamais les ateliers nationaux, en aucune manière armés et dont l’organisation géographique est très éloignée du fonctionnement spatial du « voisinage » – dont la garde nationale en 1848 est précisément un des éléments catalyseurs – n’ont eu et n’ont pu avoir ce rôle à la fois social et politique13.
10La garde nationale est aussi au cœur des relations entre « société civile » et société militaire. Louis Girard la qualifie, sans plus de précision, de « force sociale » et insiste pour toute son histoire sur son « caractère civil » par opposition au terme de « militaire »14. Rappelons que Raoul Girardet dans un ouvrage de référence sur la « société militaire » relie la dévalorisation du soldat à partir de 1815 au double rejet, et de la période révolutionnaire, et de la période impériale15. De fait, au sortir du Premier Empire, la garde nationale aurait été conçue comme « l’antidote » de l’armée à un moment où l’opinion publique, par la voie des milieux libéraux et conservateurs en particulier, affirme ses convictions pacifistes, avant que ne soit réévaluée l’« idée militaire » précisément durant la Seconde République. On interprète le plus souvent les journées de février 1848 comme une défaite de l’armée – ce qu’elles furent effectivement16 –, sans s’interroger sur la perméabilité de la « société civile » à la culture des armes et au rôle des militaires comme intermédiaires culturels. Depuis la Restauration, société militaire et « société civile » n’auraient eu de cesse que d’affirmer leur particularité et leur quasi-incompatibilité, renforçant la conception que chacune avait de son propre fonctionnement et de sa propre mission dans le maintien de l’ordre public. On se souvient que Raoul Girardet dresse le portrait du nouveau type du « militaire fonctionnaire » conforté dans sa neutralité et sa passivité politique, développant un « sentiment antibourgeois », les nouveaux porte-parole de la « société civile » le lui rendant bien17.
11Se pourrait-il pourtant, que les milieux populaires aient été moins enclins à rejeter l’« idée militaire » ? Et cela ne pourrait-il pas expliquer aussi le succès de la résurgence dans un sens universel et républicain du service de la garde nationale en 1848 ? On sait que la monarchie de Juillet, période de crise pour l’avancement des officiers dans l’armée dorénavant assujettis à la « carrière », a permis à des nouveaux venus, issus des milieux sociaux plus modestes, d’accéder aux grades de sous-officiers18. Nous verrons que la compréhension de la relative autonomie de la culture des armes n’est pas sans rapport avec la manière dont les citoyens-combattants des milieux populaires présents dans notre corpus mobilisent des traits de l’éthique militaire, venus pour certains de leur période de service. C’est à ces emprunts que la « société civile » en armes en 1848 doit son visage inédit au regard de ce que le modèle capacitaire de la citoyenneté avait pu jusqu’ici imaginer.
La « société civile » transfigurée par les armes
12La singularité de la culture des armes se mesure d’abord à sa fugacité, et sa manière de s’imposer aux hommes temporairement. Les quelques mois de l’année 1848, de février à juin, confèrent à la prise d’armes citoyenne un caractère exceptionnel. La présence des armes dans la rue tranche, non seulement avec la quotidienneté, car il ne faudrait pas mésestimer la violence qu’elles introduisent, mais aussi avec les pratiques politiques habituelles. Leur fonction ne va donc pas de soi. Leur étrangeté, qui suscite surprise et effroi, a bien été ressentie par nombre de contemporains.
13Au commencement d’une journée révolutionnaire, les armes font irruption. Les dossiers de récompense comme ceux de répression témoignent de leur pouvoir de bouleverser l’ordre social et de rompre violemment avec l’ordre normatif. Le citoyen-combattant devient le centre de gravité de l’espace public déstabilisé par les journées révolutionnaires. Et s’il se distingue ensuite par sa capacité à pouvoir justifier l’usage des armes qui rompt le cours ordinaire des choses, il est aussi celui qui court le risque d’avoir à rendre compte de sa propre responsabilité en la matière pour peu que la légitimité des armes en politique soit de nouveau remise en cause. C’est en comparant les procédures qu’il est possible de saisir la fragilité du statut du citoyen-combattant durant les premiers mois de la Seconde République. À partir du mois de mai 1848, il revient aux procédures de répression de souligner que le groupe en armes illégitime s’oppose à la cité légale, ce que la révolution était parvenue à faire oublier. Or depuis la révolution de février le groupe armé s’était fait un devoir de rester maître des conséquences de la violence provoquée par la prise d’armes. Tel était le but des rassemblements de gardes nationaux qui, en même temps que légitimes et légaux, rendaient visible la rupture que constituait une journée révolutionnaire. Et quand, lors d’un interrogatoire, un juge enjoint au lendemain des journées de juin 1848 à un prévenu, par ailleurs garde national, d’exposer l’emploi de son temps, son récit s’ouvre quasi systématiquement par les premiers coups de tambour du rappel de sa compagnie, qui marquent à ses yeux le début de l’événement, la fin des hostilités correspondant à son retour au domicile. En juin 1848 la convocation de la garde nationale est l’occasion de montrer son sens des responsabilités en donnant de soi pour parer aux débordements.
14Lors d’une prise d’armes, les relations sociales apparaissent sous un visage inédit et recomposé. Parler de transfiguration pourra paraître exagéré, voire déplacé. Pourtant, on ne peut minimiser le sentiment de magnificence qui habite le citoyen-combattant, son éthique héroïque, sa grandiloquence. La culture des armes a son côté édifiant dont il faut tenir compte pour comprendre les types d’expériences qui lui sont attachées.
15Nombre de certificats délivrés aux requérants cherchant à obtenir une récompense au lendemain des journées de février révèlent que la sociabilité combattante mêle les milieux sociaux. La culture des armes a ce pouvoir de jeter un instant un voile sur les hiérarchies sociales et les contraintes de la nécessité, ce détachement lui est même constitutif et la conditionne. D’où le ton quelque peu irénique de certains certificats témoignant avant toute chose du compagnonnage des armes. C’est que la société militaire offre à cette époque un ensemble de règles dans lesquelles les citoyens-combattants peuvent puiser. Pour ceux qui le peuvent, cela passe par un rappel de leur passé militaire, qu’ils arborent ès qualités comme un titre et un bien attachés à leur personne. Au-delà des justifications, c’est aussi tout un savoir-faire à propos des armes qui apparaît en pleine lumière.
Savoir-faire et vocabulaire du citoyen-combattant
16Durant une journée révolutionnaire, il faut parer au défaut d’organisation du groupe combattant, et surtout au manque de munitions. Les dossiers révèlent parfois les recettes de l’époque :
« du salpêtre, du souffre, de l’essence en grande quantité savoir cent quarante quatre kilos, environ cent cinquante livres d’huile grasse, vingt cinq litres d’esprit de vin, dix kilos de souffre, cinq kilos de salpêtre. »
17C’est là ce que le garçon épicier de la boutique à l’entrée du faubourg Saint-Antoine le 23 juin 1848 a remis aux insurgés selon son propre aveu. Son patron, Minor Lecomte, militant des clubs et membre des sociétés secrètes durant la monarchie de Juillet, lui a ordonné de laisser la porte ouverte cependant qu’il fuyait la capitale avec femme et enfants19.
18Selon un témoin, Vincent François Lécuyer, capitaine d’une compagnie de la garde nationale en juin 1848 et ancien militaire :
« est venu avec quinze ou vingt hommes demander des cruches d’eau-forte pour faire de la poudre. J’étais absent, mais mon associé m’a déclaré leur en avoir délivré deux cruches. »20
19Le savoir improvisé n’exclut pas un sens de l’expertise :
« J’ai trouvé dans la giberne d’un de ces gardes qui avait été tué des cartouches dont les balles avaient une forme particulière, elles semblaient avoir été serrées dans des étaux et avaient la forme de noix de Galle, elles n’étaient point percées »,
20déclare le fils Lamboulay exposant le fruit de ses fouilles sur les dépouilles au lendemain des journées de février. Et quand d’autres balles lui sont présentées, il affirme non seulement que celles-ci ne ressemblent pas à celles dont il vient de parler, mais aussi qu’il n’en a jamais vu de pareilles21.
21Les nouvelles autorités issues de la révolution sollicitent ce type de connaissances techniques Mais une fois commencé l’apprentissage de l’illégitimité du citoyen-combattant, ce savoir-faire, que l’on avait cru pouvoir arborer à la faveur du nouvel état des choses, devient indice de culpabilité :
« Levasseur connaît les moyens de fabrication de la poudre. Son voisin Masson mécanicien a dit devant moi sur le perron de la mairie le samedi 24 juin dans l’après-midi qu’il en avait fabriquée, et qu’ils l’avaient essayée ensemble dans le jardin de Levasseur. Il n’a pas précisé l’époque à laquelle la fabrication avait eu lieu. Je crois que c’était huit ou dix jours avant les événements »,
22rapporte le secrétaire de mairie de Gentilly22. Au sujet de ce Paul Armand Levasseur, horloger, âgé de 28 ans, tout se sait d’autant mieux dans cette petite commune aux portes de la capitale, qu’il n’a pas caché de savoir-faire, tout fier qu’il en était ; manque de prudence significatif de ce que la révolution semblait pouvoir autoriser, mais qui est finalement retenu contre lui après les journées de juin :
Demande : « Savez-vous si Levasseur a fabriqué de la poudre ? »
Réponse : « Je n’en sais rien, toutefois je sais de lui qu’il sait la fabriquer. Il m’a même montré après la révolution de février un peu de poudre (comme une prise de tabac) qu’il avait fabriqué. »23
23Ce savoir-faire est apparemment réservé aux hommes. La culture des armes, telle qu’elle transparaît de l’ensemble des dossiers, est éminemment masculine et participe de la division sexuée des rôles au sein des familles des citoyens-combattants. Les femmes semblent exclues du maniement des armes. On ne peut mettre sur le même plan les traces de connaissance en balistique ou en explosif que révèlent les exemples précédents et les rarissimes mentions d’actes de femmes au combat tel que le jet de tessons de bouteilles sur la chaussée rapporté par quelques témoins dans un des dossiers de décembre 1851 que nous avons étudiés24. Le fait est qu’elles ne sont pas incorporées dans les rangs de la garde nationale démocratisée et nous n’avons pas trouvé de trace d’une revendication des épouses d’assister leurs maris au sein des compagnies25. Sans minimiser le rôle des femmes dans leur mode de socialisation politique, cet important aspect de la participation des citoyens-combattants aux journées révolutionnaires n’en indique pas moins la relative autonomie de la culture des armes par rapport à son environnement social immédiat.
24Les autorités à partir du 15 mai 1848 visent à réprimer ces savoir-faire techniques, à leurs yeux incontrôlables, car répandus et développés jusque dans les intérieurs des domiciles. Victor Soliman, ancien militaire, blessé de février et affairé à secourir les blessés de juin 1848, doit par exemple s’expliquer sur la présence de deux balles trouvées sous son oreiller lors d’une perquisition à son domicile le 26 juin 1848 et qui « paraissaient avoir été coulées dans un dé »26. Le gardien de Paris qui l’a arrêté déclare aussi l’avoir vu fabriquer de la poudre et des balles sur le trottoir. Au no 23 bis de la place Maubert, où il réside, ce ne sont pas moins de « 1000 livres de plomb, plusieurs fusils qui avaient fait feu, une vingtaine de cartouches, deux sabres » qui ont été saisis. Dans la commode de la chambre de Soliman ont été trouvés des morceaux de plomb fraîchement coupés qui, selon le gardien de Paris, « provenaient évidemment des plombs appartenant au propriétaire trouvés dans la cave »27. Pour le malheur de Soliman, finalement condamné à la transportation, le gardien de Paris l’ayant arrêté et témoignant à charge est d’autant mieux renseigné qu’il réside dans le même immeuble que lui.
25Les cas des ouvriers des métaux et des pharmaciens renseignent sur l’origine de ces savoir-faire techniques constitutifs de la culture des armes. Loin de ne devoir son existence qu’à un passé militaire, cette connaissance des armes est aussi entretenue par la proximité que peuvent avoir certains métiers avec leur fabrication.
26Louis Pierre Sénéchal, coutelier établi rue des Solitaires à Belleville, occupant ses deux fils et des ouvriers, s’adresse ainsi à la commission des récompenses nationales en mars 1848 :
« Quoique âgé de 57 ans je possède une santé excellente, mes facultés intellectuelles, mes forces physiques n’ont encore rien perdu et si vous me jugez digne citoyen d’être porté au nombre des personnes qui auront droit à des récompenses nationales je prendrai la liberté de vous prier de me faire nommer dans une manufacture d’armes pour y diriger les ouvriers et des travaux là je trouverai mon bien être et m’estimerai heureux après avoir souffert et bien souffert d’employer mes connaissances spéciales au bien de la République. »
27Telle est la requête d’un homme qui se dit également : « soldat et maître armurier sous l’empire (5e léger) je fus blessé à la retraite de Pamplume et réformé le 22 février 1815 à Valenciennes dans le 8e de ligne »28. À la fois ancien militaire, blessé, professionnel des armes depuis son service dans l’armée jusqu’à son établissement actuel, sa demande de reconnaissance est tout autant celle d’un citoyen-combattant, par ailleurs se présentant aussi comme décoré de juillet 1830 et combattant des 5 et 6 juin 1832, que celle d’un ouvrier qualifié. Effectivement reconnu comme tel, il obtient le droit de fabriquer des sabres pour la garde nationale comme son dossier, cette fois-ci de prévenu de juin 1848, le révèle.
28Mais le savoir-faire devient ensuite une preuve de culpabilité après les journées de juin. L’exemple le plus spectaculaire en ce domaine est celui d’un groupe de mécaniciens du quartier Popincourt qui, durant les combats du 25 et 26 juin, est parvenu à fondre trois canons et plusieurs boulets. L’affaire pour être exceptionnelle n’en témoigne pas moins de cette mobilisation de savoir-faire typiquement ouvriers par les citoyens-combattants. La fonte et le coke ont été pris chez un premier constructeur de machines, Pihet, rue des Amandiers Popincourt, chez lequel les ouvriers mécaniciens en question, entre 20 et 40 selon les témoins, ont fabriqué un modèle. Un morceau de fonte cylindrique a pu être alaisé rapidement, qui, posé sur un affût en bois préalablement entaillé, stabilisé avec des brides, aurait servi sur les barricades. Trois croquis de celui-ci ont été réalisés pour l’instruction29. Chez un fondeur voisin, Raddcliffe, même rue, les mécaniciens ont forcé à allumer les fourneaux et le soir ont fondu deux pièces qu’ils n’ont pu emporter qu’au petit matin parce que trop chaudes. Les trois pièces ont été forées dans les ateliers de Charles Beslay, le représentant du peuple, rue neuve Popincourt, qui mentionne d’ailleurs cette affaire dans ses Souvenirs30. Les deux dernières, n’ayant pas servi, ont été abandonnées chez lui, puis saisies ainsi que 11 boulets de deux calibres différents : 8 de 75 mm et 3 de 50 mm. Les maîtres mécaniciens et leurs employés mis ainsi à contribution sous la contrainte rapportent l’habileté et le savoir-faire de leurs incommodants visiteurs. Barbe, 36 ans, fondeur chez Pihet, témoigne ainsi :
Demande : « Les ouvriers qui travaillaient étaient fort habiles puisqu’ils ont fait une pareille besogne en si peu de temps ? »
Réponse : « Assurément, le tourneur entre autres fort jeune homme de 25 à 26 ans que je reconnaîtrais si je le voyais était très adroit. »31
29Garvin, 32 ans, fondeur contre-maître chez Pihet, précise :
« là on construisit un modèle et je remarquai que l’ouvrier qui le tournait était fort habile ; pendant ce temps, Schumacher s’empara d’un morceau de fonte cylindrique qui provenait d’un arbre, s’en empara disant qu’il était très bon pour leur affaire et l’emporta de suite, avec quelques autres chez monsieur Beslay où il fut foré. »32
30Et c’est Schumacher, mécanicien de 43 ans, demeurant rue Basfroy, ayant lui-même un atelier rue Popincourt, qui est désigné comme un des principaux responsables, parce que reconnu par les témoins à charge. Mensier, 48 ans, associé de Pihet, déclare : « Schumacher cherchant parmi nos déchets s’empara d’un morceau d’arbre cylindrique provenant d’un arbre de roue », morceau emporté chez Beslay : « où l’on avait dit que l’on trouverait des alésoirs plus commodes que les nôtres »33. C’est aussi à lui qu’on attribue quelques outils laissés sur place : deux gouges, un ciseau, et un compas. Mais Garvin, le contre-maître forcé de suivre le groupe, désire prouver au juge qu’il n’était pas en reste pour damer le pion aux « insurgés ». Une véritable lutte de savoir-faire se serait engagée :
« Je m’appliquai à rendre à leur insu tout leur travail inutile : ainsi il leur fallait une poche pouvant contenir plus de 200 kg de fonte, j’eus soin de leur en choisir une qui n’en contenait que 150 ou 180 en sorte qu’il fallait couler à plusieurs reprises pour couler les deux pièces moulées par eux qui par conséquent ne pouvait avoir aucune solidité. »
31Ces déclarations montrent que ce savoir-faire est partagé, relayé par un savoir professionnel, quelles que soient les visées des uns et des autres durant une journée révolutionnaire.
32Le cas des pharmaciens offre de nombreuses similitudes : « Pendant les journées des 2, 3 et 4 décembre il y eut une fabrique de cartouches dans le dépôt rue Aumaire no 24 dirigée par Paoli ; celui-ci est pharmacien et s’est chargé de confectionner de la poudre », déclare un témoin34. Là encore, quand des groupes armés font irruption dans les officines, les pharmaciens placés sous leur contrainte obtempèrent. Consentants ou pas, les pharmaciens ont un rôle complexe car équivoque et réversible. En effet pour se défendre de n’avoir pu résister aux menaces des armes et d’avoir dû user de leurs connaissances en chimie, les pharmaciens peuvent aussi, quand ils se retrouvent prévenus d’insurrection, faire valoir le secours qu’ils ont apporté à des blessés.
33Accusé d’avoir distribué de la poudre, Antoine Victor Ansart, âgé de 40 ans, rue de Ménilmontant, déclare devant le conseil de guerre : « Je leur ai dit que je n’avais que de quoi en faire une demi-livre. Alors ils allèrent chez les épiciers, chez les marchands de couleurs, chercher du soufre, du salpêtre, pour servir à la fabrication ; je leur en ai même fait avec de la potasse ». Ces faits remontent au samedi 24 juin. Il assure avoir « couru les ambulances pour panser les blessés » le lundi qui a suivi35.
34Autre exemple similaire, la maison du 102 rue Saint-Jacques étant « entourée d’insurgés », Joseph Cheminade dit n’avoir pu surveiller les trois entrées de celle-ci, des individus ayant été vus par plusieurs témoins en train de fabriquer de la poudre dans son laboratoire. Son domicile a été aussi par ailleurs converti en ambulance comme l’attestent d’autres témoins devant le conseil de guerre. À l’un d’eux, le défenseur du prévenu demande sur un ton suspicieux de dire comment était cette poudre fabriquée chez Cheminade, et le témoin, un relieur, voisin de la maison, de répondre : « Je sais que c’est de la poudre ; j’appartiens encore au 7e régiment de ligne »36.
35Résumons. Ni Ansart, ni Cheminade ne sont apparemment des anciens militaires, mais leur qualification les propulse au premier rang des journées révolutionnaires. Contraints de fabriquer de la poudre ? Volontaires pour le secours aux blessés ? Ils sont, quoi qu’il en soit, mis à contribution.
36Savoir-faire de métier, savoir-faire militaire, la culture des armes est aussi un vocabulaire. La nécessité d’avoir à décrire des combats demande une précision qu’une connaissance préalable en la matière ne peut que renforcer.
37Nicolas Schumacher, ce mécanicien sachant fabriquer des canons en juin 1848, est aussi de ceux qui ont organisé la grande manifestation sur les boulevards le soir du 23 février, comme officier de la 8e légion de la garde nationale. Il était au premier rang quand la fameuse fusillade sur le Boulevard des Capucines a éclaté. Son témoignage, il en a conscience, importe car il concerne un des faits majeurs retenus à l’encontre des ministres de Louis-Philippe :
« aussitôt les soldats ont baissé leurs armes et fait feu sur nous. J’ai entendu le colonel faire prononcer le mot feu ! Les soldats n’ont pas mis leurs armes en joue, ils ont tiré dans la position de bayonnettes croisées. La première charge a commencé par quelques coups détachés, mais se suivant immédiatement et se confondant presque avec ceux qui les suivaient, c’était en un mot un feu de peloton mal exécuté. La seconde décharge m’a représenté un feu de peloton bien exécuté qui a été suivi d’un feu de file. »37
38Ce même souci du détail alimente toutes les sortes de justifications, les requêtes comme les réponses durant un interrogatoire, car il peut servir tout autant à se faire valoir qu’à se disculper. Expertise des coups de feu, description et distinction des différents groupes de combattants, leur force d’évocation vient aussi de ce qu’elles traduisent une appréhension sensorielle des affrontements :
« Le lendemain 26 : il était également à l’attaque du faubourg Saint-Antoine quand après le canon tiré ; on s’est avancé en tirailleur le long du Canal ; et que l’on est monté dans le faubourg par la rue de Lappe en franchisant les nombreuses barricades qui existaient dans ces endroits ; qu’on y a pris 90 fusils qui ont été portés à la 8e mairie. »,
39rapportent plusieurs gardes nationaux de la 6e compagnie du 4e bataillon de la 7e légion en faveur de Jean Marie Joseph Pertin, limonadier quai Pelletier, âgé de 44 ans, qui « a marché en tête du peloton » pour réprimer les barricades en juin 184838. Le même envoyait quelques mois plus tôt à la commission des récompenses nationales un certificat « donnant les détails des dangers auxquels il s’est exposé »39 durant la révolution de février :
« les premières pièces de canons qui marchait pour lataque des tuilleries dans ce moment un détachement de dragon est passé devant moi j’ai vue le citoyen pertin désarmér un dragon de sa carabine et de son pistolet j’ai vue aussi deux personnes lui reprendre la carabine malgré la résistance qu’il a put opposés jateste que se fait a eu lieux le 24 février 1848. »40
40La « prise », celle des armes, les siennes, celles des autres en les désarmant, celle des lieux de pouvoir, mais aussi celle des barricades, sans oublier les « prisonniers », la « prise » désigne bien le caractère temporel et physique du pouvoir du combattant. La « prise » est la quintessence de l’acte combattant. Le récit de combat n’est pas un discours politique en tant que tel. Le récit de combat est avant tout un discours sur l’action combattante, c’est elle qu’il cherche à qualifier. Point là de paradoxe, mais une forme de participation à l’espace public, qui n’est pas exclusive d’autres formes nettement plus politisées, et qu’il faut comprendre pour elle-même, dans sa relative autonomie, car elle est la plus partagée entre les citoyens-combattants.
Louis Claude Artault, homme toujours au combat
41Le cas de Louis Claude Artault, tourneur en cuivre, âgé de 35 ans, rue Aumaire, est sur ce point significatif et mérite d’être développé. Suivons pas à pas son argumentation. Avec « deux confrères », le 23 février 1848 :
« N’écoutant que notre devoir et celui de défendre nos droits, nous sommes revenus chez nous prendre notre uniforme et nos armes, de là nous nous sommes mis en marche pour retourner à la mairie ; arrivés à la rue du Temple nous nous sommes trouvés tous les trois arrêtés par des citoyens armés qui nous ont fermé le passage en criant à mort ce sont des mouchards. »41
42Artault avec ses compagnons se retrouvent donc victimes d’une méprise car leurs uniformes de gardes nationaux sont mal perçus par les autres citoyens.
43Nous avons volontairement coupé la citation à cet endroit précis pour mieux considérer ce qui vient ensuite. En effet la suite du récit introduit des marqueurs nettement plus politiques : mots d’ordre, drapeau. Mais ceux-ci servent surtout à désigner, comme on peut s’en apercevoir, des renversements de situation entre combattants, des quiproquos sur le rapport des forces en armes, et de façon secondaire des principes idéologiques, et ce en dépit de leur intensité expressive dans le récit comme dans le feu de l’action :
« Mais nous voyant crier vive la réforme, à bas le ministère, nous parvinrent à eux et alors nous entraînèrent cette masse jusqu’au coin de la rue Vendôme qui faisait encore menace de nous mettre à mort, arrivés là où se trouvait un état major de la garde nationale qui venant au devant de nous pour nous sauver de la fausse position où nous nous trouvions ; quand un lieutenant colonel sauta sur un citoyen qui tenait un drapeau rouge et de suite nous autres trois ensemble reprirent le drapeau et le rendirent à nos camarades, et ensuite nous continuèrent toute la journée à rassembler des citoyens. »42
44On aura noté dans cet extrait de lettre une conjugaison des verbes aberrante, à cause de la confusion du « nous » et du « eux », mais significative de l’entremêlement des combattants durant les journées de février.
45La première partie de la requête relate aussi la participation d’Artault aux événements d’avril 1834 et la répression qui a suivi, la fréquentation de militants des sociétés secrètes de la monarchie de Juillet, un exil momentané en Belgique, un itinéraire d’un homme avant tout au combat et de combat, et qui ne peut s’empêcher de mentionner au passage ses états de service dans l’armée. Avant toute lecture, un dernier élément d’appréciation est encore nécessaire avant de se convaincre de la singularité de ce type de curriculum vitae. La requête est datée du 26 septembre 1848, ce qui témoigne de cette persistance propre à la culture des armes à se présenter sous le visage de sa relative autonomie quatre mois après la répression des journées de juin :
« Au mois d’avril 1834, faisant partie de la Société des Droits de l’Homme dont le comité était situé rue du faubourg Saint-Denis au coin de la rue Saint-Jean sous les ordres du citoyen Kersosi, le dimanche où nous avons attaqué, nous attendions les ordres de Kersosi pour marcher quand tout à coup on est venu nous dire que Kersosi venait d’être arrêté près de la porte Saint-Denis, à cet instant nous avons écouté notre courage pour venger nos frères de Lyon qui étaient en pleine révolution ; nous étions réunis faubourg Saint-Denis au café des Epiciers au premier, nous étions environs trois comités qui pouvaient fournir une soixantaine d’hommes, nous nous mîmes en marche en descendant la rue Saint-Denis et avons désarmé le poste de la rue Mauconseil, de là nous nous rendîmes dans la rue Beaubourg où il était le mot de ralliement, arrivé au coin de la rue aux Ours j’ai reçu l’ordre de rester à cette place et de former une barricade en faisant distribuer les armes des gardes nationaux qui ne voulaient pas marcher avec nous. À peine notre barricade fut-elle faite au [illisible] que nous aperçûmes débusquer de l’église Saint-Nicolas, deux pelotons de gardes municipaux, ce qui nous arrêta de continuer nos travaux ayant reçu d’eux deux décharges, alors nous nous sommes rendus dans les barricades de la rue Beaubourg où était le point de rendez-vous où nous sommes restés toute la nuit étant placés à la barricade au coin de la rue du Grenier Saint-Lazare à cinq heures du matin les troupes ont débusqué et après un combat opiniâtre nous ont forcé à reculer. Cet événement arrivé et craignant la rigueur des lois qui pesaient sur moi, je fus obligé de m’échapper en Belgique pour y travailler ne trouvant pas d’ouvrage, je revins peu de temps après à Lille dans la même intention et ne pouvant trouver aucune ressource je fus obligé en 1835 de m’engager dans le 43e régiment de ligne où de là je fus désigné pour aller rejoindre le 48e de ligne à Bayonne qui partait pour l’Algérie pour l’expédition d’Afrique. »43
46Et Artault de conclure cette partie de sa requête par son retour à Paris après son congé en 1838. Comme combattant, il se met en scène, compose par écrit des séquences d’action, souligne les instants, les mouvements ; sa lutte est celle d’un homme en armes face au danger. Là est la part qui lui revient, le distingue et le qualifie comme requérant à la faveur de la révolution de 1848.
La distribution des armes et des munitions comme répartition de la souveraineté
47Un lien intime unit la maîtrise des armes à celle de l’espace durant les combats. Peu à peu, au fil des déclarations, on perçoit que le citoyen-combattant obéit à une définition normative du sujet en armes. Ainsi existe-t-il des règles contraignantes pour l’utilisation et la circulation des armes. Il en va de son possible usage de la souveraineté. Rester maître de ses armes semble bien témoigner d’une volonté de contrôler les limites de l’espace du combattant. Les citoyens-combattants savent qu’un usage anarchique des armes peut à tout moment leur être reproché. Leurs justifications doivent être comprises, selon les cas, non seulement comme la réitération mais aussi comme l’invention après coup de principes de comportement. Quelle que soit la liberté qu’ils prennent pour recomposer des normes qui finissent parfois à n’être que les leurs, il faut souligner les efforts qu’ils déploient pour rester cohérents avec eux-mêmes en matière de maniement des armes. Les citoyens-combattants revendiquent un sens du discernement des lieux et des groupes, même s’ils sont aussi les premiers à reconnaître sa difficile mise en application dans le feu de l’action. Ce qu’ils essayent de retranscrire lors d’une déposition, d’une requête, ou d’un interrogatoire, ce sont les particularités de cet espace de l’usage et de la circulation des armes. De moins en moins légitime, cet espace est pourtant bien le leur, et seule sa description peut rendre compte à leurs yeux d’une identité combattante devenue constitutive des droits qu’ils considèrent être attachés à leur statut de sujet politique. Pour minimiser ou réévaluer sa responsabilité, il faut savoir souligner avec qui on a ou pas partagé les armes, dans quelles conditions, sans abdiquer sa faculté de juger.
48C’est la distribution des armes et des munitions qui institue le groupe légitime dans l’espace public en révolution. Au lendemain des journées de février cet état des choses ne semble pas rencontrer d’opposition. Mais on peut lire au fil des événements l’enjeu que ces distributions représentent, car peu à peu, et d’abord et surtout entre leurs principaux responsables, les officiers de la garde nationale, l’unanimité sur ce point se défait devant ce qui peut être considéré comme une répartition en acte de la souveraineté.
49Le cas de Jean Pierre Couderc, parqueteur, peut aider à se rendre compte de cette évolution. Deux gardes nationaux de la 7e légion font parvenir en sa faveur, lui qui n’est pas de leur arrondissement car résidant dans l’île Saint-Louis, à la commission des récompenses nationales un certificat attestant :
« que le citoyen Couderc nous a dans les journées de février fait une distribution de cartouches lui appartenant qu’il a rendu par ce fait un grand service vu que nous n’en avions pas et que nous étions attaqués par la troupe, nous attestons aussi qu’il était à la prise du poste du marché Saint-Jean où il s’est admirablement conduit. »44
50Ce fait glorieux lui a valu d’obtenir, grâce aux suffrages des gardes nationaux de sa compagnie, le grade de lieutenant. Mais au lendemain des journées de juin 1848, Jean Pierre Couderc est accusé de s’être tenu à la tête d’une « patrouille volante » organisée par une quarantaine d’habitants de l’île Saint-Louis désirant, selon des témoins à charge, que l’île se garde « seule »45. Un administrateur du bureau de bienfaisance, lui-même sergent-major dans la compagnie de garde nationale du quartier, rapporte que Couderc s’est présenté chez lui le 24 juin « en son nom et au nom d’autres Gardes nationaux réunis en armes et appelés comme lui à concourir à ce service »46. Or le même Couderc le mois précédent avait été poussé à la démission après le 15 mai pour son comportement équivoque aux yeux de nombreux autres officiers de sa compagnie parce qu’il avait été vu en uniforme ce jour-là sur la place de l’Hôtel de Ville déclarant :
« Il n’y a plus de garde nationale, ni de chambre, le peuple est souverain. »47
51Pour ces autres officiers, l’influence acquise par la distribution des armes en février est synonyme quatre mois plus tard d’usurpation de pouvoir de la part de quelqu’un qu’ils ne voient plus comme un des leurs. Le colonel de la légion qui ne tarissait pas d’éloges sur son compte : « il est impossible de trouver un homme plus méritant, et qui dans les journées de février et avant a contribué par son courage et son intrépidité au renversement de l’exploiteur et au triomphe de la République »48, est finalement entendu comme témoin à charge lors de son passage en conseil de guerre.
52L’affaire du 15 mai 1848 met particulièrement à nu les dissensions qui travaillent le groupe des officiers de la garde nationale, car l’invasion de l’Assemblée nationale pose crûment la question du lien entre pouvoir souverain et force armée. Ce jour-là, la garde nationale est appelée à la rescousse de l’Assemblée sortie des urnes, mais certains officiers s’interrogent sur la fonction de force d’interposition que la garde est priée de remplir face à une manifestation populaire. Particulièrement éclairant est le témoignage de Jean-Baptiste Pascal, typographe et un des principaux rédacteur du journal L’Atelier, alors lieutenant colonel de la 11e légion de la garde nationale, à l’encontre d’Auguste Savagner, professeur d’histoire, capitaine d’une compagnie de la même légion, et dont les autres officiers se méfient. Des rumeurs accusent ce dernier ce jour-là de s’être félicité de la tournure insurrectionnelle des événements, ses hommes ayant aussi sur eux « des armes cachées »49. La scène se déroule devant la mairie du 11e arrondissement en fin de matinée, où plusieurs compagnie se sont réunies :
« À peine arrivé dans la cour le capitaine Savagner m’interpella en me demandant impérieusement des cartouches ; l’attitude du dit capitaine, le ton avec lequel cette demande me fut faite me détermina à adresser quelques mots à la compagnie. Je dis entre autres choses que des cartouches avaient été délivrées aux gardes nationaux appelés à marcher au dehors, mais que quant à ceux désignés pour rester à la mairie il ne leur en serait délivré qu’en cas d’absolue nécessité. J’ordonnai aux hommes de rester à leur poste, leur rappelant que l’obéissance aux ordres supérieurs et la discipline étaient des conditions indispensables et que de bons citoyens ne devaient pas, en cette circonstance difficile, méconnaître la voix de leurs chefs. »50
53Devant les protestations de Savagner les autres officiers présents font alors porter les armes à leurs compagnies, et Savagner est contraint de se retirer. On aura noté que le légalisme de l’ouvrier typographe l’emporte sur l’impétuosité du professeur d’histoire.
54Des querelles similaires éclatent durant les journées de juin. Les distributions d’armes et de munitions encadrées par la garde nationale, institution incarnant le pouvoir souverain au combat, sont les moments de vérité des journées révolutionnaires de l’année 1848. Elles résument à elles seules l’enjeu d’interprétation qui divise les citoyens-combattants, officiers ou non, autour de la participation des uns et des autres à ce type d’événement :
« Le samedi j’étais chez moi lorsque plusieurs personnes, à la tête desquelles se trouvaient Marchadier, vinrent me demander des armes parce qu’ils savaient que j’étais capitaine ; ils s’emparèrent malgré moi d’un fusil qui était resté apparent, heureusement j’avais caché les autres fusils que j’avais comme capitaine. Ils ne sont pas tombés entre leurs mains. Marchadier voulait me forcer à faire de la poudre, je m’y refusai. »,
55est-il rapporté par Lange, fabricant de couleur, à l’encontre d’un ébéniste, simple garde national, tous deux habitant non loin l’un de l’autre rue du Roi-de-Sicile, le premier étant le capitaine du second51.
56Dans le feu de l’action, les personnes et les groupes dépendent des armes, ils sont définis par elles. Les armes font les groupes, elles s’imposent à eux. Il devient difficile d’en rester absolument les maîtres. Durant les combats les rapports de forces sont d’abord des rapports de forces en armes. Les positions, les groupes s’établissent et se défont en fonction de la possession et de l’usage des armes. Le citoyen-combattant est à tout moment dans la situation d’avoir à évaluer non seulement l’étendue des possibilités qui s’offrent à lui pour agir, mais aussi les contraintes qui mettent à mal son désir de rester cohérent avec lui-même. Sa préoccupation principale est de chercher à rester maître de ses armes alors qu’il est sans cesse forcé de lutter pour parer aux injonctions des groupes armés qu’il rencontre. Les récits des citoyens-combattants se bornent bien souvent à la description de ce qui ne pourrait apparaître que comme des petits faits sans importance, et qui pourtant, très concrètement, font tout le caractère de leur expérience des rapports de force qui traversent l’espace public de la Seconde République. Être avec, être dans, être parmi les groupes de combattants ne peut être caractérisé autrement que par la position adoptée vis-à-vis de la présence physique des armes qui, en elle-même, détermine et conditionne les mouvements du combattant. Au fil des combats, les groupes se modifient, leurs rangs grossissent ou se dégarnissent. En février 1848 il n’est pas rare de se retrouver sous la protection de son propre agresseur ou d’avoir à protéger sa victime d’une mort certaine. Lors des journées de juin, nombre de gardes nationaux un temps sur les barricades rentrent pour finir dans les rangs de leur compagnie. Les rapports de forces en armes dépendent aussi du caractère de chaque événement. Le rapport aux armes en 1848 n’est ni anarchique ni spontané. Au-delà de l’apparent désordre d’une journée révolutionnaire, les savoir-faire désignent aussi un idéal que chacun s’honore de respecter. La prise d’armes est au service d’une cité combattante.
Idéal du combattant
57Les requérants, les prévenus dessinent devant l’administration un idéal du combattant des journées révolutionnaires parisiennes. Ce n’est pas qu’une stratégie de défense, il y a là le signe d’une fragilité constitutive de la culture des armes dont la légitimité aux yeux des autorités, même au lendemain de la révolution de février, n’est rien moins qu’assurée. Conserver, protéger, sauver, dissuader, convaincre, éduquer, fixer les limites des affrontements : le combattant semble pétri de sens moral. Cet ensemble de compétences revendiquées est en soi un pouvoir : celui de produire par soi-même sa propre légitimité. Les actes combattants disent la relative autonomie de la culture des armes quand ils semblent se suffire à eux-mêmes.
Sauver et protéger
58La proximité du citoyen-combattant avec la fonction du sauveteur caractérise le statut et la fonction de la garde nationale52. Lors d’une journée révolutionnaire, attaquer et défendre, tenir ensemble les opposés sont loin d’être des gageures.
59Lors d’une journée révolutionnaire, le désarmement est un des principaux actes combattants. Il n’est pas rare de se retrouver désarmé après en avoir obtenu autant de l’adversaire. Le désarmement est un acte combattant parce qu’il est aussi un acte « insurgé », il nourrit les dénonciations au lendemain des journées de juin 1848. Les désarmements de part et d’autre se répètent d’un événement à l’autre. Désarmer l’adversaire, c’est user de la légitimité du citoyen-combattant. Devoir rendre les armes, c’est éprouver la réversibilité de l’espace public à ses dépens. Combattre le combat, savoir s’interposer sans menacer ceux que l’on cherche à désarmer, voilà l’idéal que peu parviennent à atteindre. Le citoyen-combattant garde et protège, parlemente, cherche à maîtriser le groupe combattant en usant de son influence. À côté de la prise, la sauvegarde et la garde constituent les principaux actes combattants. Les dossiers individuels des citoyens-combattants fourmillent de ces petits faits sur la mise en place de factionnaires, la formation de poste, le rétablissement de la circulation. Tel officier, compromis à partir des journées de juin, ne manque pas de rappeler, et toujours témoignages et certificats à l’appui, son rôle à ses yeux décisif, ne serait-ce qu’un moment, au cœur des bouleversements provoqués par une journée révolutionnaire, pour la protection des propriétés. Le combattant est un défenseur. C’est ainsi qu’il est sorti grandi de la révolution de février 1848. L’expression de la vertu au combat est directement liée à la possibilité de l’enraciner dans un ensemble de relations sociales qui viennent la cautionner.
Bazet père et fils, les vertus à l’épreuve de la socialisation
60On peut cependant trouver quelque peu lénifiantes toutes ces proclamations soulignant le sens moral du combattant et significativement équivoques toutes ces manières d’éluder la brutalité du maniement des armes et des tueries lors d’une journée révolutionnaire. Voici, sur ce point, le cas d’un fils et d’un père aux attitudes radicalement opposées. L’exemple qui suit vaut par sa rareté, il est en effet le seul dans le cadre de cette enquête à magnifier par écrit l’honneur de donner la mort au combat. Les désirs d’ordre et de calme, rappelés malgré tout, ne le seraient-ils qu’à titre de formules légitimes comme un semblant de ce que la requête n’a pas choisi de revendiquer : la civilité combattante ? N’en est-il pas de même pour l’intention déclarée de ne pas verser dans l’autocélébration, ce que ce type d’écrit ne peut pourtant manquer d’être ? Que cette lettre émane d’un combattant de février souligne encore plus sa manière de trancher avec l’effusion des sentiments si caractéristique des autres demandes de récompenses faisant suite à la révolution :
« Je me présente comme un combattant de février et je vais vous citer quelques faits, non pour faire mon apologie, mais pour appuyer la demande que je vous adresse. Comme tous les citoyens vraiment français, je pris les armes pour défendre nos droits et nos libertés, mon quartier (la rue Saint-Merry) m’a vu organiser des barricades, j’ai protégé contre des gens irrités une maison de la rue Saint-Martin, où j’ai maintenu l’ordre et où je suis entré pour demander des armes ; n’en trouvant pas j’ai accepté un petit sac de balles que m’a offert un citoyen, et je les ai partagées avec mes frères ; nos barricades n’ayant pas été attaquées, je les ai quittées pour aller chercher des ennemis à combattre, et c’est sur le quai Pelletier, devant l’hôtel de ville où nous avons soutenu le choc des municipaux et des tirailleurs de Vincennes, là j’ai fait feu quatre fois, et trois ennemis sont tombés ; mon arme déchargée, j’ai fait le coup de sabre avec un cavalier auquel aussi j’ai fait mordre la poussière, une partie de l’équipement des vaincus est encore chez moi pour attester ce que j’avance et ma seule occupation tout le restant du jour et de la nuit a été de maintenir l’ordre et le calme autant qu’il a été en mon pouvoir et de chercher encore de nouveaux ennemis à combattre mais ils avaient fui devant le peuple comme la paille balayée par l’ouragan. […] et que si des insensés tentaient de renverser le gouvernement issu des barricades, je verserai mon sang, et m’estimerai heureux de mourir pour une si belle cause. »53
61Auguste Bazet, qui a rédigé cette adresse, est à ce moment un commis négociant de 29 ans. S’il est mentionné sur son dossier ses sept années de service militaire, étant sorti comme sous-officier, il est remarquable qu’il ne prenne pas la peine de le rappeler lui-même. Il regrette de n’avoir que trois signatures à présenter – en réalité deux, son propriétaire et un habitant de la maison voisine – et déclare que sa famille « est très connue de Mr Teulon délégué de la république dans le département du Gard, avec lequel je suis compatriote »54. C’est la seule mention d’un enracinement dans un quelconque passé qu’il s’autorise. Il ne dit rien de son père. Ils ne vivent d’ailleurs pas ensemble, à croire que dans l’extrait cité, le « quartier », « la rue », « les frères » viennent compenser ce qu’il considère comme une socialisation non encore assurée et une position encore en devenir. Ne demande-t-il pas une : « place où je puisse prouver à la France et à son gouvernement qu’ils peuvent compter sur moi »55.
62Cette agressivité du fils Bazet vaut aussi par le contraste qu’elle établit avec la morale combattante que défend son père, lui aussi requérant auprès de la commission des récompenses nationales. Teneur de livre, âgé de 57 ans, ancien militaire, chevalier de la Légion d’honneur, il demande lui aussi « une place » comme inspecteur des forêts de l’État. Par comparaison avec son fils, c’est à un tout autre sens du devoir, du mérite, du dévouement, du courage et de l’expérience militaire qu’en appelle la pétition de 49 gardes nationaux de sa légion qu’il peut produire :
« s’est conduit avec courage et intrépidité dans les journées des 22, 23 et 24 février dernier, et que par son sang froid et son expérience militaire il s’est rendu utile à la conquête des libertés publiques, en dirigeant les Citoyens dans la construction des barricades et dans leur défense. Que bien plus il a inspiré tant de confiance aux combattants que la propriété a été respectée, ainsi que les personnes inoffensives qui dans un moment d’effervescence auraient pu éprouver des désagréments. »56
63Les deux requêtes passent sous silence le lien familial et témoignent d’une différence de sensibilité comme de position sociale. Le père se présente sous la figure du sauveur et du protecteur, le fils est prêt à faire de nouveau couler le sang. Le père dit avoir « mérité de la patrie », le fils dit avoir « combattu pour mon pays », le père attend une « récompense des anciens services », le fils prétend aux « récompenses que la patrie accorde à ses enfants », « je suis jeune (29 ans) » ajoute t-il. Les sentiments que suscite le maniement des armes disent aussi les positions de ceux qui les expriment.
64Les demandes de récompenses des combattants de février 1848 soulignent la portée civique des vertus mobilisées pour l’entraide entre citoyens et pour la défense des personnes, des biens, et plus généralement encore de la chose publique. À lire les requêtes, les barricades n’auraient pas eu d’autre but que de fonder cet espace public des immédiats lendemains des journées révolutionnaires. La récompense doit aussi servir à la perpétuation du civisme de l’homme en armes et de son sens du devoir. L’espace civique du combattant est un espace moral. Le service rendu à la chose publique ne souffre pas d’équivoque, il doit être un combat contre le « mal » ou encore contre la « mort » qui en est la manifestation la plus tangible, quitte à minimiser sa propre responsabilité dans l’effusion de sang. Or là est le tragique des journées de juin 1848 aux yeux des citoyens-combattants. Leurs justifications après l’événement ne font que révéler l’écart qu’ils ne sont finalement pas parvenus à réduire entre la lettre de leur engagement à servir le bien public et l’esprit qui était le leur à ce moment. Les témoignages de leur désappointement disent autant ce qu’ils ont voulu être que ce qu’ils n’ont pas été. Aux yeux des citoyens-combattants et de leurs proches les lendemains de juin 1848 ne rendent pas justice à leur sens du dévouement. C’est l’exposition au danger durant les événements qui donne toute sa force et tout son sens à la fonction de protection de la garde nationale. Certains officiers y voient la raison d’être de cet espace civique dont ils se veulent les représentants, mais aussi, et pour ainsi dire en même temps, l’injustice consécutive au défaut de reconnaissance accordée à cette lutte contre l’effusion de sang qu’ils ont menée. Tout le problème pour les gardes nationaux incriminés est ensuite d’obtenir une compréhension bienveillante de la part des autorités dorénavant décidées à les désarmer.
Victor Testulat, bon buveur, au service de la cité combattante
65Victor Testulat, prévenu d’insurrection, est en juin 1848 tonnelier, âgé de 36 ans, résidant 15 rue Saint-Paul, récemment licencié de la garde républicaine57. Sa description des scènes de distribution de vivres dans son quartier couvert de barricades rend compte de cette capacité propre au groupe combattant d’instituer dans le feu de l’action des règles qui finissent par régir l’ensemble des relations au sein de l’espace placé sous son contrôle. Nous disposons de trois versions d’un factum que Testulat a lu lors de son conseil de guerre pour exposer les faits et se justifier58. Il sait écrire, il explique les conséquences qui en ont résulté quand il était présent auprès des barricades.
66Testulat déclare d’abord être resté chez lui à partir du 23 juin sur le conseil de quelques amis, car il ne pouvait sans danger se rendre à l’entrepôt de vin, son lieu de travail. Il tente de restituer l’apaisement et l’entraide qui ont présidé à la distribution de nourriture, au départ improvisée, puis prise en charge par la garde nationale :
« Je descendis avec les autres voisins pour mettre l’ordre et réprimer ceux qui avaient l’intention de mettre le désordre. Mais ils ne faisaient que des menaces et ils demandaient à boire et à manger. Tous les voisins préparaient des vivres que l’on distribuait à tous ceux qui en avaient besoin. »
67Il poursuit son récit en montrant l’effet niveleur de cette circulation des vivres jusqu’à un quasi-effacement des différences entre toutes les personnes présentes :
« Je descends, je vois les propriétaires avec des vivres ; on me dit de les distribuer, nous les avons fait distribuer à tous ceux qui se trouvaient là ; il y avait des gardes mobiles, de la ligne, du léger, de la garde républicaine, confondus, mêlés avec les insurgés. »
68Un poste est établi ; il sert aussi à recueillir les blessés :
« et plus tard on me ramaine un blessé que jai fait transporté avec des matelas a lécole des frères Pasage St Pierre a coté du corps de garde il fut soigner par plusieurs femmes du quartier et par la cantinierre et un médecin qui se trouvait la. La nuit survenu se trouvait mélé de troupe de ligne garde nationaux républicain mobille et insurgé ayant pris subsistance. Daprès la Distribution que je leurs faisait une Bonne partie se sont endormis. Je les ait comte il était cents trois la majeur partie était de Brave citoyens du quartier qui reconnaissait leurs chefs de leurs compagnies et quils disait quils gardait leurs propriétés mais il y avait des insurgé qui gardait les Barricades car vers le milieu de la nuit Jai voulut aller chez moi consoller mon epouse ensinte et deux enfants Je nai pas penetré sans être menacé de la mort ce qui ma fait retourné au poste. »
69Le calme apparent qu’il décrit ne peut faire oublier les risques encourus par le citoyen-combattant.
70Le rôle que s’attribue Testulat est d’abord celui que les autres participants à cette distribution de nourriture lui ont demandé de tenir. On fait appel à son savoir-faire militaire pour prévenir le désordre :
« les propriétaire me dire républicain vous vieux soldat prétez nous main forte pour conservé nos propriétés Jai fait tout mon possible et que été constitué chef de poste de la rue St Paul no 32 par les propriétaires de cette rue ils mont fait faire des Bons pour avoir les aliments convenable et ils ont portés les premiers Bons eux même et revenant avec du pain vin viande et tous marchant venait offrir leurs services Jai parvenu a contenter cette foule dindividus composé de gardes mobile gardes national et garde républicaine et insurgé. »
71La garde nationale n’est pas loin, elle institue Testulat dans ses nouvelles fonctions :
« La garde nationale a rétabli le bon ordre ; et j’ai pris part avec eux en faisant la distribution de ce que l’on apportait pour manger. Le peuple qui était aux barricades se dispersa et les gardes nationaux me dirent : ‘Vieux républicain, restez avec nous, et vous continuerez à diriger la boustifaille et vous n’en donnerez qu’à ceux que nous vous indiquerons’. J’ai resté avec eux, on a formé le poste le mieux qu’on a pu, ils m’ont même indiqué la manière dont il fallait faire les bons pour avoir des verres. C’est à la suite de cette circonstance que me trouvant près de la barricade, j’ai été arrêté. »
72Reconnu comme républicain et/ou comme ancien soldat, par des propriétaires et/ou des gardes nationaux, Testulat est prié de se mettre au service de cet espace transfiguré par les armes. Son savoir-faire et ses capacités, dont celle de manier la plume, lui valent alors des signes distinctifs, un sabre et un brassard :
« Le soir tout était tranquille, je voulais m’en aller, on me dit : Non, il n’y a plus de vivres, il faut faire des bons. – Qui sait écrire ? – Je répondis que je savais écrire, et on me dicta des bons. Quand les vivres sont venus, j’ai été chargé de les distribuer. Un lieutenant de la garde nationale me donna un brassard tricolore pour me faire reconnaître le chef de boustifaille, comme on m’appelait. Puis un autre lieutenant me dit : Voilà un sabre, veillez à ce qu’on ne gaspille ni le pain ni le vin. Le 25 au matin, les choses se passèrent comme la veille, tout était dans le même ordre, et il fut procédé à la distribution de vivres. »
73Mais aux yeux du président du conseil de guerre, ces signes de reconnaissance du citoyen-combattant valent indices de subversion, ceux que produit inévitablement cette culture des armes que ne contrôlent plus les autorités. D’autant que quatre des bons signés par Testulat ont été versés à l’instruction. Trois portent en en-tête : « République française Démocratique et sociale », et l’on peut même lire sur l’autre : « République française Démocrate et socialiste ».
Demande : « Pourquoi aviez-vous un sabre et un brassard ? »
Réponse : « C’était pour me faire reconnaître afin de pouvoir porter des secours aux blessés et distribuer du pain et du vin. »
Demande : « Mais si vous n’agissiez que dans un intérêt d’ordre, quel besoin aviez-vous de ces distinctions, et comment pouviez-vous craindre d’être traité comme émeutier ? »
Réponse : « On m’avait dit qu’il fallait un signe de reconnaissance. »
74Lors de son conseil de guerre, Testulat ne cesse d’interpeller ses juges en qui il voit d’abord des militaires. Ancien soldat lui-même, il leur adresse des « Mon général », des « Mon capitaine », pour en appeler à leur faculté de juger à propos des responsabilités qu’il dit avoir acceptées pour la « République du bon ordre ». Mais parce que le conseil de guerre est précisément réuni pour statuer sur l’usage légitime des armes, la moindre des initiatives de Testulat est interprétée comme un détournement de pouvoir. Pour avoir réussi à empêcher que la porte d’un marchand de vin, qu’il dit bien connaître, ne soit obstruée par une barricade construite à côté, il s’entend rétorquer par le président : « Vous aviez donc de l’autorité ? »
75Testulat est un tonnelier. Sa volonté que les commerçants puissent maintenir leurs boutiques ouvertes concerne surtout, à bien suivre ses propos, les marchands de vin, dont il est par ailleurs personnellement un client fidèle. Tout son récit est scandé par de multiples prises de boisson en compagnie des uns et des autres.
76Récapitulons. Le 23 juin au matin :
« Je suis resté chez Mr. Boissé marchand de vin, au coin de la rue des Lions Saint-Paul, pour boire un canon »,
77à la suite de quoi Testulat dit être allé chercher du pain de crainte d’en manquer pour ensuite revenir boire chez le marchand de vin cité, celui-là même dont il a protégé la devanture. Le 24 juin au matin, il croise un capitaine de la garde nationale qui lui aurait dit :
« Allons boire un verre de vin, qu’il valait mieux boire à notre santé qu’à notre mort. »
78Le 25 juin en début d’après-midi, des gardes nationaux enjoignent à tous ceux présents dans le poste improvisé de rentrer chez eux :
« Nous bûmes un verre de vin et nous laissâmes le poste. »
79À ce moment, rentrant chez lui, il dit avoir sauvé la vie d’un garde mobile couché en joue par « un enfant de 12 ans qui tenait un fusil » :
« Nous avons été pour boire un verre de vin ensemble. »
80C’est aussi une manière pour Testulat de préciser le type de relation qu’il entretient avec ses amis ou ses rencontres, c’est d’ailleurs un consommateur connu de son quartier :
« Nous nous régalons toujours ensemble59 […]. J’avais rencontré un lieutenant qui m’embrassa en mangeant son pain » ;
« Testulat me dit alors : Voulez-vous boire un verre de vin, vous avez l’air d’un bon garçon. Je bus »60 ;
« Nous avons bu la goutte ensemble ; après ça, nous sommes restés sur la porte 2 ou 3 heures ; après ça nous avons mangé la soupe, et j’ai quitté de chez lui, qu’il n’est pas sorti, demandez si c’est vrai. »61 ;
« Je connais très peu monsieur, je l’ai vu une quinzaine de jours, il venait chez moi boire la goutte. »62
81Le mot de la fin revient à Testulat lui-même. Cette morale citoyenne et combattante, à ses yeux incarnée moins par les armes que par le pain et le vin, est synonyme de lien social et ne saurait être ni détournée de sa fonction première, ni pervertie par une journée révolutionnaire :
« Je n’ai pas été habitué à boire le sang de mes frères, et je ne le boirai pas. »
82Consommation aidant, la protection des personnes et des biens est aussi, pour le tonnelier qu’il est, affaire de socialisation quand il rappelle que la participation à l’espace public en armes engage pour son propre cas le combattant dans son rapport à ses origines :
« Je ne suis pas un buveur de sang, jamais je n’en ai bu et jamais je n’en boirai, mon père ne nous a pas élevés à cela. […] J’ai dit la vérité. Je n’ai pas tiré sur mes frères. »
83Bien qu’apparemment affranchi des règles préalablement définies par le pouvoir légitime, le comportement de l’homme armé témoigne lui aussi de la valeur accordée au code moral de la culture des armes. Parfois éloignées de la contrainte institutionnelle qu’impose la garde nationale à la circulation des armes à feu dans les mains des uns et des autres, les initiatives personnelles en la matière, aussi singulières soient-elles, loin d’être dépourvues de sens, participent à chaque occasion de ce pouvoir caractéristique du combattant de produire par lui-même sa propre légitimité. À lire nombre d’interrogatoires, les va-et-vient de l’homme en armes, entre son domicile et la rue, entre les différents groupes qu’il rencontre et auxquels il décide de se joindre ou pas, constituent l’essentiel de son expérience d’une journée révolutionnaire. Le citoyen-combattant relate de manière circonstanciée ses différents déplacements, tente de retraduire quelle a été sa manière d’exercer son entendement devant des situations à ses yeux au premier abord toujours confuses. Depuis février 1848, l’idéal du combattant est de pouvoir réunir dans le feu de l’action les groupes opposés. Ses va-et-vient durant les journées révolutionnaires sont uniquement dus à l’exercice toujours circonstancié et donc instable de la fonction de protection qui lui est si chère. Or, un des effets de l’apprentissage de l’illégitimité est de caractériser avec précision la frontière entre le prescrit et l’interdit et ne plus laisser à l’appréciation du citoyen-combattant le soin de se gouverner seul, fusil en main.
La possession des armes
84Pour les personnes retenues dans le cadre de cette enquête, la culture des armes, quelles que soient les formes qu’elle ait revêtues, celles revendiquées comment celles subies, participe des identités propres et singulières. Les armes, celles prises comme celles finalement rejetées, sont constitutives de l’être et de l’avoir. La définition de l’origine et de la destination des armes est un des principaux enjeux des procédures juridico-administratives. Mais d’où viennent les armes que l’on possède ?
85Lors d’une perquisition à son domicile le 2 décembre 1851, Louis Claude Artault, 38 ans, établi comme fabricant de garnitures de lampe, doit répondre de la présence d’« un fusil de chasse à deux coups, un fusil de munition, un sabre d’officier »63. Ses réponses illustrent la diversité des sources de l’armement du citoyen-combattant qui déjà avait demandé trois ans plus tôt, comme nous l’avons vu, à être récompensé comme combattant de février et ancien membre de la société des Droits de l’Homme durant l’année 1834. Le fusil de chasse serait un don du marquis de Cramayel « ex premier maître des cérémonies, chez sa Majesté l’empereur des Français. […] que l’on n’accusera pas d’avoir été un anarchiste », écrit la femme d’Artault, et auprès duquel le prévenu aurait « été élevé dans les principes du devoir », insiste-t-elle64. Originaire de Brie-Comte-Robert, Artault semblerait avoir été placé comme domestique dans une propriété durant son enfance, Cramayel étant situé à une dizaine de kilomètres. Il faudrait donc considérer le fusil de chasse comme le témoignage de son éducation. Il déclare lors de son interrogatoire avoir reçu l’autre fusil la semaine précédant les événements à la mairie du 5e arrondissement pour son service de garde national au moment de sa récente réintégration dans la garde. Le fusil à munition est donc celui du devoir et du légalisme du citoyen-combattant. Quant au sabre, Artault dit l’avoir acheté chez un brocanteur près de chez lui. Il se justifie en se référant au statut qui était le sien en 1848 : « ce sabre a été acheté chez monsieur Legras brocanteur rue Phelippeaux et il provenait d’un ancien officier d’infanterie, attendu que j’avais été lieutenant dans les premiers mois de 1848. »65
86Chaque arme a une histoire, aux citoyens-combattants d’en détailler les origines. Ainsi Victor Testulat, le tonnelier « chef de la boustifaille » au pied de sa maison en juin 1848, qui lui aussi déclare que tel sabre est le don d’un lieutenant, telles pierres à fusil ont été achetées par lui, et que le tire-bourre saisi chez lui est en sa possession depuis sept à huit ans66. On ne saurait confondre les diverses provenances, usages et destination des armes. Mais dans le cadre de l’apprentissage de l’illégitimité du citoyen-combattant, la question est de savoir s’il est légitime de s’en sentir propriétaire.
Être dans ses armes
87Il y a une manière d’être dans ses armes comme on est dans ses meubles. C’est le cas de Jean-Claude Claudon, un cantonnier qui, en 1848, réside au 5e étage du 79 rue Saint-Germain-l’Auxerrois, précisément « dans ses meubles » comme il est indiqué dans son dossier de prévenu de juin67. À 26 ans, il sort de son service militaire et présente le papier notifiant son congé. Arrêté le 25 juin chez lui, la perquisition mentionne en plus d’un pistolet :
« quatre paquets de cartouches dont trois enveloppés de toile cousue cachés dans un tas d’ordures, un petit sac en toile contenant la poudre de dix cartouches, un demi kilogramme environ de capsules de guerre, une boîte en fer blanc contenant environ 2,50kg de balles de moyen calibre, un poignard à lame recourbée. »
88Claudon ne fait pas que conserver et cacher des munitions, il les bricole. Quant aux armes, il lui arriverait assez souvent d’en trouver durant son service de cantonnier :
Demande : « D’où proviennent les munitions et le poignard trouvés chez vous ? »
Réponse : « J’ai rapporté les munitions de Marseille il y a un an, mon régiment (22e de ligne) y est resté en revenant d’Afrique. Le poignard a été trouvé par moi place Breda, ainsi que l’attestera mon chef d’atelier. C’est moi qui ai fondu les balles, dans un moule que j’ai également trouvé. La poudre provient d’un paquet de cartouches à blanc que j’ai défaites. »68
89Dans un interrogatoire ultérieur Claudon indique l’origine de son pistolet :
« J’avais un pistolet de cavalerie que j’avais trouvé dans les journées de février mais je ne m’en suis pas servi. »69
90Ses armes viennent de quelque part, de lieux et de temps différents, même celles qu’il dit avoir « trouvées ». Trois ans plus tard, de nouveau arrêté, en décembre 1851, à propos d’un arsenal nettement plus modeste trouvé chez lui, il recommence sa rengaine :
« Quant aux balles et au biscayen je les ai trouvées dans un ruisseau en balayant la rue Richer. »70
91Les armes sont comme transmises aux hommes. Elles sont conservées d’événement en en événement. Jean Nicolas Schumacher, le mécanicien expert en canon du quartier Popincourt, se plaint lui aussi lors de son interrogatoire que l’on ait pris chez lui après son arrestation à la suite des journées de juin :
« mon fusil de garde national, mon fusil de chasse, une paire de pistolet de poche et une carabine que j’avais achetée quelques jours après février. »71
92Lorsqu’il est arrêté de nouveau après le coup d’État du 2 décembre, la perquisition mentionne les explications de Schumacher sur l’histoire de chacune des armes encore une fois saisies. Ces dernières sont des reliques conservées par le citoyen-combattant :
« neuf balles de plomb, calibre de guerre, que l’inculpé dit posséder depuis 1830 comme provenant de cartouches dont il a brûlé la poudre pour s’amuser et qui lui avaient été données par un de ses compatriotes alors soldat au 53e de ligne en garnison à Paris. Une lame de sabre-briquet fixée à un manche en bois, que l’inculpé dit posséder depuis de longues années, ne pas se souvenir de son origine et pense qu’elle provient d’un achat de ferraille, un sabre-briquet avec son fourreau que l’inculpé dit lui avoir été remis en février 1848 pour son service de garde national par la mairie du 8e arrondissement, en même temps qu’un fusil qui lui a été pris par les insurgés de juin (le sabre a été remis spontanément par lui). »72
93En même temps que les armes, les journées révolutionnaires livrent et lèguent toutes sortes d’objets utiles au combat. Si les perquisitions ont pour but de souligner l’illégitimité de leur possession, elles n’en révèlent pas moins l’attachement quasi précautionneux à les conserver chez soi.
94Autre exemple, celui de Jean Lemoine, instituteur, 26 ans, qui doit faire face à de nombreux témoignages à charge dans sa commune de Gentilly. Si aucune arme n’est trouvée chez lui après les journées de juin, par contre le rapport mentionne deux paires d’épaulettes à cinq pompons, un ceinturon de cavalerie, un fourreau de sabre d’infanterie, un fourreau de baïonnette, un shako, et trois plaques, « le tout provenant de gardes municipaux qu’on a déshabillés à l’école pour les sauver au mois de février dernier. » est-il écrit dans le rapport de police73. La conservation des armes et des munitions est une pratique répandue. La maîtrise des armes s’accompagnerait-elle d’un sentiment de propriété ?
95C’est ce que tend à confirmer la justification avancée par Charles Joseph Voignier, cordonnier, 45 ans, à propos du sabre poignard saisi chez lui le matin du 2 décembre 1851 :
« Ce sabre poignard venait du temps où j’étais garde national après avoir été désarmé comme garde national le 24 juin 1848 à la suite de quelques propos que j’avais tenus sur les boulevards. »74
96Il précise avoir gardé ce sabre car il se l’est acheté. L’acquisition et la conservation d’une arme ont donc dans ce cas servi à compenser le désarmement.
97L’achat d’armes personnelles peut effectivement compléter la réception de celles pour le service de garde :
« On a visité ma carabine, on m’a demandé si j’avais d’autres armes, je leur ai présenté un sabre de fantaisie et deux pistolets que le commissaire m’a dit de garder, je lui ai dis que j’avais les factures, ma carabine était chargée elle n’a pas tiré. »75,
98déclare Lefebvre, pompier de la garde nationale de la Chapelle, prévenu de juin 1848, alors que des témoins affirment l’avoir vu dans la rue avec ses deux pistolets à la ceinture.
99Certains, une fois libérés, réclament leur fusil de chasse, leur propriété, qui à leurs yeux, une fois la répression passée, ne peut être confondu avec les armes de service confisquées. Parce que les armes préexistent aux hommes, les requérants comme les prévenus dans les mains desquelles elles sont un jour parvenues préfèrent pour se justifier s’en présenter comme les dépositaires. La culture des armes passe à la fois par ce rapport personnalisé aux armes et la reconnaissance de la part de souveraineté que chacune d’entre elles renferme, et qui ne peut ni s’acquérir ni être divisible. Être propriétaire ou dépositaire des armes ? La répression dont est victime le citoyen-combattant néglige toute subtilité en la matière. Durant la Seconde République, les armes présentes au domicile deviennent définitivement illégitimes.
Être dépositaire des armes
100Si les armes donnent à ce point la possibilité aux citoyens-combattants, à ceux appartenant aux milieux populaires surtout, de participer aux événements, c’est qu’elles sont considérées comme favorisant, et le lien social, et le sentiment du devoir envers non seulement les autorités, mais aussi ce qu’elles représentent en 1848 : la République. Les armes des gardes nationaux ne sont pas celles de l’autodéfense, elles ne sont pas détournées de leur usage civique, elles ne servent pas à régler des querelles personnelles. Les citoyens-combattants ne considèrent pas être leurs libres propriétaires. On chercherait en vain une quelconque trace d’une espèce de traduction sociale d’un habeas corpus citoyen, d’un libre arbitre du corps au combat. Il existe une transcendance de la souveraineté en armes, à laquelle se réfèrent toutes les requêtes. Le sujet sous les armes, assujetti à cette contrainte, ne désire être reconnu dans sa singularité qu’à travers sa participation à l’instauration d’un ordre public. Les armes, celles conservées chez soi y compris, gardent la marque de leur origine et de leur destination politiques. Une série d’exemples sur ce sentiment d’être temporairement dépositaire des armes permettra de comprendre que le citoyen-combattant œuvre avant tout dans l’espace légal et légitime qu’il considère être le sien. Il n’est pas anodin que les exemples qui suivent se rapportent aux journées de juin 1848, moment de la manifestation la plus visible de la culture des armes et en même temps de sa répression au nom de la République.
101Jean Fougerolle, maçon, qui dit ne pas connaître le numéro de sa compagnie de garde nationale, ne sachant ni lire ni écrire, rappelle que le fusil que les « insurgés » convoitaient en juin 1848, était celui que la mairie du XIIe arrondissement lui avait remis au mois de mai76.
102Louis Dubois, ouvrier serrurier, explique qu’il a rejoint le 23 juin sa compagnie avec son fusil à la mairie de Belleville et qu’il est rentré chez lui le soir toujours en armes. Il n’aurait ensuite réintégré les rangs que le 26 juin, « Et le lendemain 27, dit-il lors de son interrogatoire, je rapportai mon fusil à la mairie dont reçu me fut donné. »77
103Jean Baptiste Fabre, musicien, affirme que si son fusil de garde national est chargé, c’est depuis qu’il lui a été remis les 15 et 16 mai des cartouches devant servir à faire évacuer les Montagnards de Caussidière de la caserne Saint-Victor78.
104Le commissaire de police qui perquisitionne chez Roisin, marchand de vin à Charonne, un ami de Minor Lecomte le clubiste, dit s’être abstenu de saisir le fusil qu’il a trouvé : « attendu que ce particulier a justifié d’un certificat de la mairie constatant que par suite de désarmement un second fusil lui avait été délivré pour faire son service de garde national. » Le commissaire de police n’en prescrit pas moins un second désarmement de l’individu interpellé79.
105Une pétition rapporte que le peloton dans lequel Joseph Pertin, limonadier, a combattu dans les rangs de l’ordre en juin 1848, a le 26 juin ramassé 90 fusils sur les barricades franchies dans le faubourg Saint-Antoine, et qu’ils ont aussitôt été déposés à la mairie du VIIIe arrondissement contre un reçu80.
106Auguste Savagner, professeur d’histoire, capitaine dans la garde nationale du XIe arrondissement, suspecté d’« insurrection » par ses collègues les autres officiers, se justifie de tout acte délictueux en juin 1848 : « j’ai pris les armes le 23, je ne les ai déposées que le 28, toujours d’accord avec la Mairie. »81
107Pierre François Landolphe, agent consulaire, prévenu de juin, rapporte devant le conseil de guerre que les armes saisies chez lui ont « été données pour mon service »82.
108Ces quelques exemples résument une série de préceptes quant à la possession des armes. Les citoyens-combattants précisent l’origine légale des armes qu’ils possèdent. Ils en sont avant tout responsables et expliquent leur statut de dépositaires. Les armes remises pour le service sont soumises à autorisation, les mairies ont le pouvoir en dernière instance de la maîtrise des armes. C’est bien là ce que l’esprit de la révolution de février de 1848 commande au citoyen-combattant.
109Falaiseau de Beauplan, employé par le nouveau ministère de l’Intérieur, le signifie très clairement quand il demande une récompense :
« Aujourd’hui que l’ordre est rétabli, et que la République plane radieuse sur toute la France, je dépose entre vos mains l’arme que j’ai prise dans les combats. »83
110Selon lui, l’idéal du combattant intime au citoyen son désintéressement vis-à-vis des armes :
« et j’ai déposé entre les mains de M. Durand de Saint-Amand, maire du 1er arrondissement de Paris, gratuitement et volontairement, l’arme que j’avais prise en combattant. »84
111Ultime morale du citoyen-combattant : être dépositaire des armes oblige en retour à savoir déposer les armes. Mais c’est précisément ce qui ne va plus de soi dans le cadre de l’apprentissage de son illégitimité. Le désarmement équivaut à une destitution du statut de dépositaire, malgré ce que peut en dire, au lendemain des journées de juin 1848, Antoine Fombertaux, cordonnier, par ailleurs déjà poursuivi au 15 mai comme membre du club de Blanqui. Son passé de condamné politique durant la monarchie de Juillet est rappelé comme pour mieux souligner la pénalisation qui frappe désormais toute possession illégitime des armes :
Demande : « Il paraît que votre fusil de garde national vous a été retiré parce que vous ne vous étiez pas rendu à votre service pendant le temps qu’a duré l’insurrection. »
Réponse : « Mon fusil m’a point été retiré car c’est moi même qui l’ai reporté chez le capitaine rue de la monnaie dont la femme l’a enregistré. »85
112Au-delà de chaque situation personnelle, c’est une forme de socialisation politique que remet en cause la répression du port de l’arme. C’est à ses racines qu’elle s’en prend, car celles-ci menacent trop radicalement l’ordre politique désiré par les autorités. C’est une question de prérogatives. La violence politique doit être contenue, et le risque encouru de perdre la vie doit rester sous le contrôle du pouvoir.
La culture des armes comme exposition à la mort
113Point de métaphysique dans les justifications sur le don de soi du combattant qui est allé jusqu’à risquer sa vie. Toutefois, par-delà l’éthique héroïque et l’emphase grandiloquente, la langue souvent stéréotypée, certaines lettres envoyées aux autorités, certaines réponses lors des interrogatoires, disent ce que c’est que d’avoir survécu à une journée révolutionnaire. Le thème de la mort est présent dans de nombreuses requêtes. On touche là au caractère le plus singulier de cette expérience citoyenne, sans commune mesure avec les autres pratiques politiques ; le vote, pour ne parler que de lui, n’est évidemment pas de même nature. Il y aurait donc une certaine irréductibilité propre à la prise d’armes citoyenne que souligne à sa manière le rappel de la proximité de la mort. C’est sans doute aussi ce qui explique du côté des combattants la quasi-impossibilité de s’en défaire totalement malgré leur apprentissage de l’illégitimité politique des journées révolutionnaires imposé par les autorités. Expérience politique à nulle autre pareille, l’exposition à la mort détermine le mode de socialisation politique du citoyen-combattant, pendant et après la Seconde République.
114Les citoyens-combattants, quel que soit l’événement et le côté de la barricade où ils se sont placés, rappellent la présence de la mort à leurs côtés. Les justifications se répètent à l’envi, dans un style souvent emphatique. Mais quelles réalités recouvrent ces formules ? À défaut de pouvoir appréhender au plus près ces expériences de face-à-face avec la mort, on peut chercher à comprendre la fonction symbolique de ce type d’invocation.
115Face à la mort, le combattant réaffirme encore et toujours son identité de sauveteur. La proximité de la mort durant les combats détermine et une forme de dépendance vis-à-vis de l’espace public et la possibilité d’en revendiquer un titre, une dignité et un pouvoir. Mais au lendemain des journées de juin 1848, les autorités dénient tout fondement à ce type de revendication. Pourtant, le péril encouru est à l’origine de l’affirmation de l’opinion. Le déclarer aux lendemains des événements, c’est rappeler les fondements de la définition du combattant comme sujet de droit. L’exposition à la mort est la source de la morale combattante. Cette morale sert de politique au citoyen grandi par les armes. L’exposition à la mort, comme la blessure, entremêle les expériences, efface la singularité des unes et des autres pour les réunir dans une identité unique et syncrétique : celle du corps combattant qui maintenant réclame ses droits. Unifier les expériences combattantes, c’est valoriser l’exposition à la mort. Certains s’emparent ainsi d’autant mieux et d’autant plus, en 1881 au moment de demander une indemnisation, de la catégorie de « victime » qu’impose la procédure pour retraduire ce face-à-face avec la mort, seul résidu pouvant être rapporté de la culture des armes. Le corps exposé à la mort semble traverser le temps. Il garde la trace du passé. Il fonde le droit à la reconnaissance de l’ancien prévenu d’insurrection.
116Pour le comprendre, il faut alors retracer l’ensemble d’un trajet, donner à chaque élément de la socialisation sa signification à la lumière du risque de perdre la vie. Il ne s’agit pas là de digressions biographiques, les détails ne sont en aucune façon des aspérités dissimulant la signification politique d’une expérience politique peu ordinaire. L’exemple qui suit nous servira à le souligner.
Georges Voiturin, l’exposition à la mort comme première expérience politique
117Le cas de Georges Voiturin aide à mieux peser encore cette expérience primordiale de la proximité de la mort dans le mode de socialisation politique des contemporains, et ce pour quelqu’un qui, jeune à l’époque, est à la croisée des chemins. En 1848, Voiturin a 18 ans, il dit être présent à Paris depuis cinq semaines et cherche à s’engager dans l’armée après avoir exercé quelques temps la fonction de clerc de notaire à Puiseaux dans le Loiret, non loin de Chambon où réside sa famille86. Il est arrêté le 25 juin 1848 dans un garni où il dit s’être réfugié après les prises des barricades de la place Maubert, à quelques numéros de sa propre résidence. Des fusils y ont été trouvés dans la cave. À ce moment, Voiturin ne cherche pas à manifester une quelconque opinion politique. Les témoins soulignent le peu de temps écoulé depuis son arrivée dans la capitale. Il bénéficie d’ailleurs principalement des appuis que ses parents, des propriétaires, ont pu mobiliser dans leurs communes : le maire de Chambon, Arbey représentant du Loiret, et même Berryer le célèbre avocat légitimiste propriétaire du château voisin d’Augerville. Étranger à la garde nationale, Voiturin ne présente aucun signe distinctif du citoyen-combattant. Mais le contenu de la requête, 33 ans plus tard, est bien celle du corps exposé au danger et à la mort, durant l’arrestation, la détention puis la transportation, qui ne sont relatées qu’à l’aune des souffrances physiques subies. À ce moment Voiturin demeure de nouveau dans sa commune natale, Chambon, celle qu’il avait quittée en 1848.
118Dans ses différentes lettres il dit avoir subi les « sbires de l’Empire »87, « constamment traqué »88, et que surtout, devenu maire de la commune en 1871, il dut démissionner au moment des mesures de suspension et de révocation qui ont fait suite à la crise politique du mois de mai 187789 :
« En effet monsieur le Préfet, je dus accepter la fonction de maire dans cette commune en 1871 et dus démissionner devant un sous-préfet bonapartiste ligué avec les cabaretiers et les hommes de Mai. »90
119On comprend donc que l’essentiel du trajet politique de Voiturin est ultérieur à l’année 1848.
120Dans les lettres qu’il fait parvenir au ministre de l’Intérieur, voyant que sa requête est rejetée pour « faits antérieurs au Coup d’État » – car il n’est pas à proprement parler une « victime du 2 décembre » –, il en appelle finalement à cette exposition à la mort en 1848, sa première expérience politique. Il relate les circonstances de son arrestation :
« Aussitôt mis en marche pour la place du Panthéon, chargés de lourds paquets de fusils, frappés de coups de pieds et de coup de crosses, nous gagnâmes la place en face de la rue Soufflot ; les officiers discutaient s’ils nous fusilleraient là, ou s’ils nous conduiraient sur les quais afin de nous jeter à l’eau, quand tout à coup nous entendîmes des pas de chevaux montant au galop la rue Soufflot : c’était un capitaine d’État-major, escorté de plusieurs dragons qui dégainant son épée s’adresse à ces officiers : ‘Par ordre du pouvoir exécutif qui est le Général Cavaignac, nous vous recommandons le plus grand respect aux vaincus. Vous allez conduire ceux-ci à la caserne Tournon.’ Je suis heureux, Monsieur le Ministre d’avoir l’occasion ici de protester de l’honnêteté de ce grand républicain. À la caserne Tournon, le Député Cormenin vint nous rassurer en disant : ‘Citoyens, l’effusion de sang a cessé que chacun de vous reprenne confiance.’ Mais dans la lugubre nuit du 26 au 27 juin où il y eut tentative d’égorgement des prisonniers, les émotions furent tellement violentes, que deux hommes tombèrent complètement aliénés dans la première écurie à six chevaux où nous étions renfermés. Oui ! Sans la bravoure et l’honneur du chef d’escadron de la garde républicaine nous étions tous égorgés, 1200 hommes disait-on. Le 27 au soir, on nous lia solidement quatre par quatre, et sous un feu d’injures de la foule, qui demandait aux soldats de nous fusiller sur le champ, on nous conduisit dans les carrières du fort d’Ivry, dans une obscurité absolue et plusieurs pouces de vase, il fallait du reste descendre 72 marches. Nous restâmes quatre jours dans cet antre. Le 23 septembre on nous mit en marche pour le Havre ; nous partîmes du fort vers 5 heures du soir, toujours attachés quatre par quatre, et conduits à la station d’Asnières, où nous arrivâmes après minuit, sous une avalanche de pluie qui n’a pas cessé durant le trajet. L’escorte s’était perdue dans les champs. D’Asnières au Havre, la frégate à vapeur le Darien, nous transporta en rade de Lorient sur le ponton de la Sémillante, jusqu’à la fin de février. Oui ! Cinq mois d’hiver avec des loques d’été pour vêtements et sans pouvoir obtenir du commandant de bord et du Préfet maritime la fermeture des sabords de tribord ou bâbord pour éviter ces affreux et mortels courant d’air. »91
121Dans sa dernière lettre où il répète son histoire, pour mieux rappeler encore la nature des événements, il écrit :
« En effet Monsieur Ministre, la mort, l’assassinat planait partout, dans la rue Saint-Victor, place du Panthéon, alors que les officiers discutaient entre eux s’ils devaient nous tuer sur la place ou sur les quais afin de nous jeter à l’eau. »92
122Même recomposé à la lumière d’un trajet politique plus nourri après la Seconde République, Voiturin relie les origines de son opinion à son face-à-face avec la mort quand il avait 18 ans à Paris au temps de la révolution de 1848. Ce jour-là aurait bien pu être pour lui le dernier. Au moment de réclamer son dû, c’est tout son engagement politique ultérieur qui s’éclaire à la lumière d’une expérience devenue fondatrice.
123Lors des journées révolutionnaires les faits et gestes des citoyens en armes rendent visibles l’idéal du combattant et l’autonomie relative de leur culture des armes. Témoigner de son savoir-faire, discerner et raconter les détails des combats révèlent aussi en quoi le rapport aux armes est une culture. La pratique des armes, les relations sociales qui s’instaurent autour d’elles, la valeur symbolique qui leur est accordée, finissent par produire un espace public singulier. Toutes les procédures en gardent la trace. Aux lendemains des événements, il revient aux autorités soit de valoriser soit de sanctionner la cité combattante, en évaluant et sa morale et sa conception de la politique.
124Le groupe combattant, en tant que tel, se distingue par son autonomie relative vis-à-vis de son entourage immédiat. Cette autonomie durant l’année 1848 traduit d’abord celle propre à la garde nationale. L’institution fonctionne jusqu’à perdurer en juin 1848 dans le cadre de situations compromettantes. Le groupe en armes se rend maître de l’espace, il contrôle la circulation. Le cadre de référence est la garde nationale, bien plus que les Ateliers nationaux, ces derniers n’étant, rappelons-le, en aucune manière armés. Par-delà la violence existent des savoir-faire, des règles d’usage, une forme de coercition. Même durant les journées de juin 1848, les règles écrites et non écrites de la cité combattante ont fonctionné. Mais leur caractère subversif est venu de ce que le pouvoir au combat s’est manifesté dans sa relative autonomie par rapport à l’autorité politique issue du suffrage universel, en maintenant même cette dernière en position de quasi-extériorité.
125Il est clair que dans l’esprit des citoyens-combattants de 1848 la culture des armes trouve dans la garde nationale le lieu même de sa légitimité politique. Quand commence l’apprentissage de l’illégitimité, l’appartenance à la garde nationale sert de refuge, c’est là son ultime fonction, face aux accusations. C’est en ce sens que nombre de réintégrations de gardes nationaux dans les rangs des compagnies au fur et à mesure de la reprise en main des quartiers par les forces de l’ordre durant les journées de juin peuvent être lues, non seulement comme une manière opportuniste de se préserver face aux dénonciations qui ne peuvent manquer de se manifester, mais aussi comme la volonté de se rétablir comme partie prenante de l’ordre politique et social que la cité combattante a toujours voulu incarner. Mais la répression qui débute en juin 1848 s’opère aux dépens des citoyens-combattants. Les lendemains de l’événement sonnent le glas de leur participation à la souveraineté. S’ouvre une ère nouvelle, celle de leur délégitimation, et avec celle-ci celle de la fonction politique de la culture des armes. L’institution d’un apprentissage de l’illégitimité du citoyen-combattant intime à la « société civile » de se réformer et de se régénérer en déposant les armes. L’année 1848 a cette particularité de se présenter sous ce double visage pour des citoyens-combattants. Qui dit s’être placé « sous les armes » court ensuite le risque d’être accusé d’avoir contribué au déchaînement des violences. À l’échelle des trajets individuels, la culture des armes se présente quasiment toujours sous ce double visage, à la fois revendicatif et stigmatisé. Reste une expérience politique à nulle autre pareille, qui se mesure aux risques encourus, au face-à face avec la mort lors des combats, à la conscience du prix de la vie.
Notes de bas de page
1 C’est la définition synthétique du concept de « culture » que propose Denys Cuche dans La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 1996, 128 p.
2 On pense ici à la problématique de la « voie paysanne » depuis les travaux de Georges Lefebvre. Plus proche de notre sujet, il revient à Albert Soboul d’avoir proposé une interprétation des « objectifs propres », de l’« organisation propre », de l’« autonomie », de la « spécificité » de la « révolution populaire », pour reprendre les termes qui figurent dans son introduction à : Les sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire, 2 juin 1793-9 thermidor an II, Paris, Clavreuil, 1958, 1168 p.
3 Rappelons que pour Claude Nicolet le modèle républicain et son projet pédagogique qui s’impose sous la Troisième République sont issus des lendemains de Thermidor, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire politique, Paris Gallimard, 1982, 518 p. Mais pour Pierre Rosanvallon, le modèle capacitaire, ayant échoué car contraire à l’impératif d’intégration sociale qu’impose 1789, est principalement l’œuvre des doctrinaires sous la Restauration, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, 497 p.
4 Serge Bernstein, « L’historien et la culture politique », Vingtième siècle, juillet-septembre 1992, pp. 67-77, « La culture politique », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli [dir.], Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, pp. 371-386.
5 Sur ce point, on peut réfléchir à l’interprétation que propose Pierre Bourdieu dans son chapitre intitulé « Culture et politique » dans La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, pp. 463-541. Selon lui en effet, la résolution de la tension entre le discours et l’ethos (normes de l’éthique incarnées dans des pratiques et des manières) chez une même personne, ou encore le passage de l’expérience à l’expression, seraient au principe même du travail d’énonciation politique. De notre point de vue, c’est bien cette tension jamais totalement abolie que doit considérer toute réflexion sur la socialisation politique. Les manières d’exprimer une opinion sont bien plus significatives que les opinions elles-mêmes, car transparaissent les « effets de trajectoire et d’inculcation », pour reprendre des expressions de Bourdieu. Les manières de s’affirmer, le sentiment d’avoir le droit à la parole, doivent être rapportés aux ressources des locuteurs. La familiarité avec le discours légitime, la plus ou moins grande habileté à en user ou à le détourner sont les traits sociaux les plus distinctifs parmi les locuteurs s’autorisant à parler « politique ».
6 Le processus de fondation de la garde nationale sur l’ensemble du territoire s’étend sur une année jusqu’aux décrets du 12 juin et du 29 septembre 1790 qui définissent son fonctionnement ; voir Serge Bianchi et Roger Dupuy [dir.], La Garde Nationale, entre Nation et Peuple en armes, actes du colloque des 24-25 mars 2005, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, 561 p.
7 Mathilde Larrère-Lopez, La garde nationale de Paris sous la Monarchie de Juillet. ‘Le pouvoir au bout du fusil ?’, thèse de doctorat d’histoire sous la direction d’Alain Corbin, Université de Paris 1, 2000, 722 f°.
8 Ce sont là d’importantes précisions qu’apporte le travail de Mathilde Larrère-Lopez.
9 Louis Girard, La garde nationale, 1814-1871, Paris, Plon, 1964, 388 p., voir surtout les chapitres XXI et XXII.
10 Sur le rôle actif de la garde nationale durant les combats de février 1848, voir la thèse jamais dépassée d’Albert Crémieux, La révolution de février. Étude critique sur les journées des 21, 22, 23 et 24 février 1848, Paris, 1912, 535 p.
11 Louis Girard, ouv. cité, p. 289.
12 Idem, p. 365.
13 C’est pourquoi l’idée défendue par Mark Traugott d’une « militarisation » des Ateliers Nationaux est à nos yeux très abusive. L’auteur a d’ailleurs dans tous ses travaux sur les journées révolutionnaires à Paris en 1848 systématiquement sous-estimé la garde nationale, voir : Armies of the Poor. Determinants of Working class Participation in the Parisian Insurrection of June 1848, Princeton, Princeton University Press, 1985, 293 p.
14 Louis Girard, ouv. cité, conclusion, pp. 361-371.
15 Raoul Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998 (1re édition 1953), 343 p.
16 Voir Pierre Chalmin, « La crise morale de l’armée française », dans L’armée et la Seconde République. Études, Bibliothèque de la révolution de 1848, no XVIII, 1955, pp. 28-76.
17 Raoul Girardet, ouv. cité, chapitre II.
18 L’étude de référence est celle de William Serman, Les origines des officiers français. 1848-1870, Paris, Publications de la Sorbonne, 1979, 406 p. En étudiant des promotions-témoins pour évaluer la part des éléments issus des classes populaires accédant au grade de sous-lieutenant, l’auteur relève que leur taux passe de 28 % en 1835 à 47 % en 1850 (voir p. 257, et tableau no 6 en annexe), cependant que 69 % des officiers français en activité en février 1848 sont d’anciens sous-officiers, donc issus du rang (voir p. 42).
19 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 95 7148, déposition du 14/8/1848 de Legallois, 53 ans.
20 Juin 1848, IIe conseil de guerre, déposition d’un fabricant d’eau de javel, audience du 28/10/1848, Gazette des Tribunaux.
21 Arch. nat., février 1848, Procès des ministres, BB 30 298, pièce 1072, déposition du 12/4/1848.
22 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 123 9014, déposition du 22/8/1848.
23 Ibidem, déposition du 22/8/1848 de Grimaud, 43 ans, fruitier à GenTilly.
24 Arch. min. Guerre, décembre 1851, B 199 141, affaire du 9 de la rue Pagevin dont Antoine Fombertaux est alors le concierge. Les témoins à charge sont des habitants de la maison ou de celles qui lui sont voisines. On peut certes relever ça et là une participation des femmes à la construction de barricades, et plus encore les soins qu’elles apportent aux blessés sans que cette fonction leur soit exclusivement réservée. Les hommes contribuent aussi aux premiers secours. Pour juin 1848, voir : Rémi Gossez, Françoise Grée, « Ouvrières prévenues d’insurrection », dans Philippe Vigier et Alain Faure [dir.], Répression et prison politique au XIXe siècle, Paris, Créaphis, 1990, pp. 47-63. Nous n’avons pas relevé d’indices du maniement des armes à feu par des femmes. D’une manière générale, les dossiers juridico-administratifs sont non seulement peu prolixes mais aussi peu probants sur la participation des femmes aux combats. Les rares indications viennent en fait d’accusations ou de dénonciations reprises par les autorités sans que le détail des dossiers puissent venir les confirmer.
25 Ceci est une différence notoire avec la Commune, la légion des fédérés du XIIe arrondissement comporte un détachement de femmes, voir Alain Dalotel, « Les femmes dans les clubs rouges 1870-1871 », dans Alain Corbin, Jacqueline Lalouette et Michèle Riot-Sarcey [dir.], Femmes dans la Cité 1815-1871, Grâne, Créaphis, 1997, pp. 293-304. ; « La barricade des femmes », dans Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur [dir.], La barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, pp. 341-355.
26 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 67 4986 interrogatoire du 4/7/1848.
27 Ibidem, déposition du 4/9/1848 de Bardet, 35 ans, gardien de Paris.
28 Arch. préf. pol. Paris, février 1848, Aa 414 lettre du 20/3/1848.
29 Nous les reproduisons en annexe de ce chapitre.
30 Charles Beslay, Mes souvenirs 1830 – 1848 – 1870, réed. Genève, Slatkine, 1979, p. 227.
31 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 167 11880, déposition du 18/7/1848.
32 Ibidem, déposition du 18/7/1848.
33 Ibidem, déposition du 18/7/1848.
34 Arch. min. Guerre, décembre 1851, B 25 1928 sd
35 Juin 1848, IIe conseil de guerre, audience du 22/9/1848, Gazette des Tribunaux.
36 Procès des insurgés des 23, 24, 25 et 26 juin 1848 devant les Conseils de Guerre de la première division militaire, avec l’exposé de l’insurrection et le portrait des principaux accusés ; publié par des sténographes de l’Assemblée Nationale, revu par un avocat à la Cour d’Appel, 1848, 2e section, IIe conseil de guerre, audience des 24 et 25 août 1848, pp. 36-48.
37 Arch. nat., février 1848, Procès des ministres BB 30 297, pièce 472, déposition des 8 et 10/4/1848.
38 Arch. nat., juin 1848, indemnités, F15 3889, pétition, sd.
39 Arch. préf. pol. Paris, février 1848, Aa 407, lettre, sd.
40 Ibidem, certificat de Desvaux, marchand de vin, quai des Écoles, sd.
41 Arch. préf. pol. Paris, février 1848, Aa 370, lettre du 26/9/1848.
42 Idem.
43 Idem. Sur Kersausie, journaliste et républicain, voir Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, CD-Rom, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1997.
44 Arch. préf. pol. Paris, février 1848, Aa 381, lettre de Malinette, place Baudoyer, et de Delaise, rue des Vieilles-Audriettes, sd.
45 Juin 1848, IIe conseil de guerre, audience du 7/9/48, rapport du commissaire du Gouvernement, Procès des insurgés…, 2e section, ouv. cité p. 70.
46 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 73 5407, lettre du 19/7/1848, de Bizet, 51 quai Bourdon.
47 Ibidem, déposition du 20/7/1848 de Léger, maître menuisier, 12 quai d’Orléans.
48 Arch. préf. pol. Paris, février 1848, Aa 430, certificat de Yautiez, colonel de la 9e légion, négociant quai de Béthune, sd.
49 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 74 5432, déposition du 30/7/1848 de Pascal, 27 ans. Sur Pascal voir Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, ouv. cité.
50 Idem.
51 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 124 9139, déposition du 7/9/1848.
52 On peut ici inscrire cette proximité dans le processus plus long de la démocratisation de l’exemplarité individuelle au XIXe siècle à partir précisément de la figure du « sauveteur », voir Frédéric Caille : Les instruments de la vertu. L’État, le citoyen et la figure du sauveteur en France : construction sociale et usages politiques de l’exemplarité morale, de la fin de l’Ancien Régime à 1914, thèse de doctorat de sciences politiques sous la direction de A. Bernard, IEP Grenoble, 1997, 763 f.
53 Arch. préf. pol. Paris, février 1848, Aa 371, lettre du 23/3/1848.
54 Idem.
55 Idem.
56 Arch. préf. pol. Paris, février 1848, Aa 371 pétition du 6/3/1848.
57 Testulat appartenait au corps des Montagnards placé sous les ordres de Caussidière, ancien militant des sociétés secrètes, préfet de police depuis la révolution de février. Les 16 et 17 mai 1848, au lendemain de l’envahissement de l’Assemblée nationale, les Montagnards sont révoqués et Caussidière poussé à la démission. Voir Patricia O’Brien, “The revolutionary police of 1848”, dans Roger Price [dir.], Revolution and Reaction : 1848 and the Second French Republic, London, Croom Helm Ltd., 1975, pp. 133-149 ; et Fabien Cardoni, Des gendarmes à Paris (1848-1870), thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Jean-Noël Luc, Université de Paris 4, 2006, 783 f.
58 Arch. min. Guerre, juin 1848, juin 48 A 135 9894 ; IIe conseil de guerre, audience du 20/8/1848, Gazette des Tribunaux, et Procès des insurgés…, 2e section, ouv. cité, pp. 3-15. Les citations mal orthographiées correspondent à la lettre écrite de sa main datée du 14/7/1848 et envoyée au colonel Bertrand.
59 Selon Testulat en désignant un garde national de la rue du Figuier-Saint-Paul.
60 Selon Lefèvre, concierge 32 rue Saint-Paul.
61 Selon Testulat en désignant un fruitier de 47 ans, 15 rue Saint-Paul.
62 Selon Boissé, marchand de vin 38 ans, 8 rue Saint-Paul.
63 Arch. min. Guerre, décembre 1851, B 216 1047, rapport du 2/12/1851.
64 Arch. min. Guerre, décembre 1851, B 216 1047 lettre du 8/1/1852, improprement datée du 8/1/1851.
65 Ibidem, interrogatoire du 24/12/1851.
66 Juin 1848, IIe conseil de guerre du 19/8/1848 Procès des Insurgés…, 2e section, ouv. cité, pp. 3-15.
67 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 113 8369.
68 Ibidem, interrogatoire du 25/6/1848.
69 Ibidem, interrogatoire du 9/7/1848.
70 Arch. min. Guerre, décembre 1851, B 218 1217, interrogatoire, sd.
71 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 167 11880, interrogatoire du 4/7/1848.
72 Arch. min. Guerre, décembre 1851, B 233 1588, perquisition du 12/3/1852.
73 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 16 1050, rapport du 3/7/1848.
74 Arch. min. Guerre, décembre 1851, B 205 372, interrogatoire, sd.
75 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 155 11283 lettre, sd.
76 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 51 3726, interrogatoire du 5/7/1848.
77 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 166 11831, interrogatoire du 17/7/1848.
78 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 152 11092, interrogatoire du 7/7/1848.
79 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 95 7148, rapport du 28/7/1848.
80 Arch. nat., juin 1848, indemnités, F15 3889, pétition, sd.
81 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 74 5432, lettre du 28/12/1848.
82 Juin 1848, IIe conseil de guerre, audience du 16/2/1849, Gazette des Tribunaux.
83 Arch. nat., février 48, F1 dIII 88, lettre du 10/3/1848.
84 Ibidem, lettre du 28/3/1848.
85 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 42 3107, interrogatoire 8/7/1848.
86 Arch. min. Guerre, juin 1848, A 142 10380, interrogatoire du 14/7/1848.
87 Arch. nat., loi du 30 juillet 1881, F15 4143, lettre du 7/9/1881
88 Ibidem lettre du 23/7/1881
89 Rappelons qu’en mai 1877, la crise éclate entre Mac-Mahon, président de la République et monarchiste, et la Chambre des députés largement républicaine depuis les élections législatives de l’année précédente. La dissolution de la seconde au mois de juin par le premier est suivie de 1743 révocations de maires par les préfets. Il est bien connu que les Républicains, groupés autour de Gambetta, sortent vainqueurs de cet affrontement avec le Président en conservant la majorité à la Chambre et affermissent par là-même durablement la prépondérance du Parlement. Voir Jean-Marie Mayeur, Les débuts de la IIIe République. 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, pp. 36-54.
90 Arch. nat., loi du 30 juillet 1881, F15 4143, lettre du 15/2/1882.
91 Ibidem, lettre du 10/9/1881.
92 Ibidem, lettre du 15/2/1882.
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