Introduction
p. 11-36
Texte intégral
Wer will was Lebendigs erkennen und beschreiben,
Sucht erst den Geist heraus zu treiben,
Dann hat er die Teile in seiner Hand,
Fehlt leider ! nur das Geistige Band.
Encheiresin naturae nennt’s die Chemie,
Spottet ihrer selbst, und weiss nicht wie.
« Celui qui veut connaître et décrire quelque chose de vivant
Cherche d’abord à en expulser l’esprit,
Alors il a en main les parties,
Il ne manque, hélas ! que le lien spirituel.
La chimie le nomme Encheiresin naturae,
Se moque d’elle-même et ne sait pas en quoi »
Goethe, Faust (première partie). Cabinet d’étude, v. 1936-1941
1. Date de composition des commentaires aristotéliciens de Simplicius
1Simplicius de Cilicie (au sud-est de l’Anatolie, aujourd’hui en Turquie), qui vécut au VIe siècle, a été le disciple d’Ammonius à Alexandrie (floruit 490) puis de Damascius (floruit 520) à Athènes. Il est le dernier philosophe de l’École néoplatonicienne d’Athènes.
2Son œuvre est immense. Il s’agit principalement de commentaires sur Aristote (Simplicius n’a pas écrit de commentaires sur Platon), et cet intérêt pour Aristote s’explique par le fait que Damascius avait restauré au sein de l’École néoplatonicienne d’Athènes l’autorité du Stagirite1. Quatre de ces commentaires nous ont été conservés : sur le De anima (attribué aussi à Priscianus Lydus, mais dont l’authenticité est maintenant assez largement admise)2, sur le De caelo, sur la Physique, sur les Catégories. Ce sont des ouvrages-fleuves. Le commentaire sur la Physique par exemple fait près de 1 400 pages dans l’édition allemande de référence établie par H. Diels et parue en 1882-1895. Ces grands textes (dans tous les sens du terme) couvrent toute l’histoire de la philosophie grecque ancienne (depuis 550 avant J.-C. jusqu’à 550 apr. J.-C.). C’est dans ces commentaires que nous ont conservés des pans entiers de philosophie présocratique (d’où l’intérêt que leur portait H. Diels, l’éditeur, avec W. Kranz, des Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 19031, 19566). Nous est également parvenu le commentaire sur le Manuel d’Épictète. L’intérêt de Simplicius pour les sciences, et en particulier pour les mathématiques, est attesté par le fait qu’il a rédigé, comme Proclus (le maître d’Ammonius d’Alexandrie), un commentaire sur le premier livre des Éléments d’Euclide. De larges fragments de ce commentaire nous ont été conservés en langue arabe dans le commentaire d’al-Nayrīzī (floruit Bagdad ca. 897) sur les Éléments d’Euclide.
3En 529 l’empereur Justinien décide de fermer l’École néoplatonicienne d’Athènes3. Il ne s’agissait pas d’officialiser la mort effective d’un centre philosophique devenu exsangue dans un monde complètement christianisé. Bien au contraire. C’est la vitalité renaissante et le rayonnement renouvelé de l’École d’Athènes sous l’impulsion de son diadoque Damascius qui a conduit l’empereur à prendre une mesure brutale et définitive4. La conséquence du décret de Justinien, qui vient après de nombreuses persécutions subies à Athènes et à Alexandrie par des philosophes païens, a été l’exil temporaire (entre 529 et 532) des membres de l’École chez le roi de Perse Chosroès5. Après leur séjour en Perse l’histoire de nos Néoplatoniciens s’enveloppe quelque peu de mystère et deux hypothèses ont été avancées : (1) Les sept philosophes, ou du moins Simplicius, seraient retournés à Athènes ou à Alexandrie ; (2) Les sept philosophes, ou quelques-uns d’entre eux, se seraient installés à Harran (Carrhae), ville située en Mésopotamie près de la frontière de l’empire byzantin et de l’empire sassanide ; c’est là que Simplicius aurait fondé une école néoplatonicienne où il aurait dispensé un enseignement, et ce courant néoplatonicien aurait perduré à Harran jusqu’au Xe siècle. La question est encore actuellement vivement débattue6.
4Il y en revanche une unanimité parmi les spécialistes pour dire que tous les commentaires de Simplicius ont été écrits après l’exil en Perse. Il ne fait pas de doute non plus que le commentaire sur la Physique a été rédigé après celui sur le De caelo (le premier des commentaires aristotéliciens de Simplicius) et avant celui sur les Catégories. On situe la rédaction du commentaire sur la Physique vers 5407.
5L’un des enjeux de la question de savoir où les philosophes seraient allés après leur exil en Perse est de déterminer le statut du destinataire des commentaires de Simplicius. Le commentaire de Simplicius sur la Physique est-il une œuvre purement littéraire, ou un texte destiné à l’enseignement ? La question est disputée. Certains spécialistes pensent que le commentaire n’a pas fait l’objet d’une lecture devant des élèves8, d’autres pensent qu’il a effectivement été enseigné dans une école néoplatonicienne9. Ceci dit, même si Simplicius a été un « maître sans école »10, il n’en reste pas moins qu’il a rédigé un commentaire en bonne et due forme11, dans l’idée qu’il serait lu et que sa lecture serait utile12.
2. Importance du livre II de la Physique d’Aristote
6Dans la Physique, après le livre I où Aristote passe en revue et critique les doctrines des physiciens qui l’ont précédé, commence véritablement, avec le livre II, l’étude positive des étants naturels. Ce livre II de la Physique d’Aristote est un texte absolument majeur de la philosophie de la nature de l’Antiquité, et de la philosophie ancienne tout court. En témoigne ce jugement de R. Sorabji, l’éditeur de la grande collection Ancient commentators on Aristotle, formulé en 1997 :
« Book 2 of the Physics is arguably the best introduction to Aristotle. It contains ideas that are central to his thought, but also of continuing philosophical importance today »13.
7Un peu plus d’un demi-siècle auparavant, A. Mansion, écrivait déjà en 1945 :
« À faire l’analyse du livre II de la Physique, on s’aperçoit bien vite de son importance capitale : on se trouve en présence d’une véritable introduction à la philosophie de la nature »14.
8Dans le premier chapitre Aristote livre sa fameuse définition de la nature (la phusis, objet de la physique) comme « principe et cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside à titre premier par soi et non par accident ». Les étants naturels se distinguent en cela des artefacts, qui ne possèdent pas en eux-mêmes leur principe de production et qui n’ont en eux-mêmes aucune tendance au changement. La nature est ensuite identifiée d’abord avec la matière, puis avec la forme. À ces deux significations du mot « nature », Aristote en ajoute une troisième : la nature entendue comme « génération ». Dans le chapitre deux il distingue le physicien du mathématicien. Le chapitre trois est « l’exposé le plus complet de l’étiologie aristotélicienne »15. Dans les chapitres quatre, cinq et six Aristote traite du hasard (to automaton) et de la fortune, ou chance (tuchê). Le chapitre sept est un résumé de la théorie des quatre causes. Dans le chapitre huit est défendue l’idée que la nature agit pour des fins et que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas délibération qu’il n’y a pas de finalité. Enfin, dans le chapitre neuf, Aristote fait le point sur la matière comme cause à partir de la célèbre distinction entre nécessité absolue et nécessité hypothétique.
3. Le commentaire de Simplicius au Livre II de la Physique d’Aristote : une introduction à la philosophie de la nature du Néoplatonisme tardif
9Tous les points énumérés ci-dessus sont amplement développés par Simplicius, dont le commentaire se nourrit d’une longue tradition exégétique. C’est en particulier le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise, que Simplicius reprend (voire, réécrit)16 pour le discuter, qui est à l’arrière-plan des explications données par le Néoplatonicien (je reviendrai là-dessus plus loin). Pour ne reprendre que le commentaire aux trois premiers chapitres de Physique II, dont la traduction constitue l’objet de la présente publication, on constate que Simplicius répond à beaucoup de questions suscitées par le texte d’Aristote. C’est ainsi, par exemple, que dans le commentaire à Physique II, 1 Simplicius pose la question de savoir pourquoi Aristote dit que les plantes et les animaux sont par nature alors que c’est une âme (respectivement végétative et sensitive) qui caractérise ces êtres. Des explications détaillées sont données à propos des expressions « à titre premier » et « par soi », et sur le « selon la nature » et le « par nature ». Cela conduit Simplicius à critiquer la thèse d’Alexandre, pour qui l’âme se meut comme le pilote en son navire. Par contre Simplicius justifie Aristote, qui pense qu’il est vain de vouloir démontrer que la nature existe. Concernant l’identification de la nature avec la matière, à partir d’une précision apportée par Aristote qui dit que la nature est la matière sous-jacente première « des êtres qui ont en eux-mêmes un principe de mouvement et de changement », Simplicius peut rejeter l’idée que la matière du lit, c’est-à-dire le bois, est la nature du lit (qui n’est qu’un artefact). Commentant la section où Aristote donne sa deuxième définition de la nature, à savoir la nature est la forme, Simplicius apporte plusieurs éclaircissements d’un grand intérêt. Il distingue la forme « selon la configuration » et la forme « selon la définition », en laquelle il reconnaît la forme « selon le type », laquelle embrasse, sous un mode « concentré », la configuration ou énoncé descriptif et la définition proprement dite ou énoncé de l’essence. Sont aussi traitées les questions touchant à la relation entre trois notions cardinales, forme, privation, nature, ainsi que le problème que pose l’idée d’une génération substantielle (dans les Catégories il est bien dit en effet que la substance n’a pas de contraire).
10Le commentaire au chapitre deux s’ouvre par un catalogue des cinq sens du mot « nature » : la nature est (i) la matière, (ii) la forme, (iii) le composé de forme et de matière, (iv) le mouvement de la génération, (v) la cause productrice (efficiente). Un tel passage en revue conduit à la question de savoir pourquoi Aristote n’a pas mentionné la signification principale, c’est-à-dire la cinquième. Le tout début du chapitre deux, qui commence par les mots : « puisqu’on a distingué en combien de sens se dit la nature » (Phys. 193b22), fournit aussi à Simplicius l’occasion de faire une récapitulation générale à la fois sur le sens du mot « nature » et sur la méthode suivie par Aristote pour arriver à la définition qu’il donne de la nature. Dans le cadre de cette récapitulation Simplicius introduit une tripartition néoplatonicienne du réel en étants supra-naturels, naturels, infra-naturels. Il développe alors un point fondamental : nature et âme sont toutes deux principe de mouvement, mais elles ne le sont pas dans le même sens : l’âme est principe de mouvement « selon le mouvoir », la nature l’est « selon l’être mû », c’est-à-dire en ce sens qu’elle a une disposition à être mue et à être mise en ordre. S’appuyant sur l’étymologie du mot « nature » (φύσις), qui est un mot d’action avec un suffixe en -σις, Simplicius dit que la nature « pousse » vers le haut et « appelle à elle » les causes ordonnatrices. En définitive, la triade sensible où l’on s’élève de la matière à la forme en passant par la nature est le reflet inversé de la triade intelligible qui procède de l’Être à l’Intellect en passant par la Vie.
11Un autre point de doctrine fondamental est la distinction que fait Aristote, au début du chapitre 2 du Livre II, entre physique et mathématique, et plus particulièrement entre physique et astronomie. Les physiciens connaissent l’essence des corps célestes, et aussi leurs attributs essentiels. Ils traitent, par exemple, « de la configuration de la lune et du soleil, et du coup se demandent aussi si la Terre et le monde sont sphériques ou non ». Mais l’astronome n’étudie pas la figure sphérique de la Terre « en tant que limite d’un corps naturel » (Phys. 193b26-32). Simplicius, commentant Phys. 193b22-35, commence par paraphraser le texte d’Aristote (In Phys. 290.3-291.20). Le physicien ne traite pas seulement des attributs des corps naturels, mais aussi de leur matière. Et il ne traite pas des attributs des corps naturels de la même manière que le mathématicien en traite. Ce dernier en effet ne prend pas en compte le mouvement inhérent au corps physique ; son objet n’est pas le corps physique, mais le corps mathématique, celui qui est séparable en pensée et qu’il définit comme simplement étendu dans les trois dimensions. Quant à l’astronome il n’étudie pas non plus les attributs des corps naturels en tant que ces attributs appartiennent aux corps naturels. Le physicien démontre que le Ciel (le corps céleste) est sphérique à partir du fait que la sphère est la figure solide parfaite, l’astronome le démontre à partir du fait que la sphère est le solide qui a le plus de volume.
12On pourrait penser que tout est dit. Mais Simplicius complète sa paraphrase par une longue citation d’Alexandre (In Phys. 291.23-292.29) citant lui-même un passage tiré de l’abrégé qu’avait fait Géminus des Météorologiques de son maître Posidonius, ouvrage qui s’inspire lui-même des Météorologiques d’Aristote17. Ce qu’Alexandre a voulu retenir et conserver de Géminus (ou de Posidonius par l’intermédiaire de Géminus) permet d’approfondir considérablement la doctrine d’Aristote pour ce qui est de la différence entre astronome et physicien. En ne s’attachant qu’aux attributs extrinsèques des corps célestes l’astronome ne peut trouver la cause des phénomènes. Procédant par hypothèse, son étude des planètes ressemble à une « aitiologie dans le cadre du dispositif admis ». L’astronome doit donc recevoir ses principes du physicien. Par là, le commentaire d’Alexandre devient ici le véhicule, via Géminus, du grand reproche que Proclus (et peut-être déjà Jamblique avant lui) reprendra contre l’astronomie mathématique, à savoir de procéder par hypothèse, « artificiellement machinées »18. En même temps ce prolongement ne trahit en rien Aristote. Simplicius, après avoir cité Alexandre citant Géminus, clôt son explication générale du lemme par : « le point de départ en est Aristote », c’est-à-dire les Météorologiques (In Phys. 292.31).
13En Phys. 193b35-194a12 Aristote critique les Partisans des Idées, qui séparent les formes naturelles, « bien moins séparables que les choses mathématiques ». Par un véritable tour de force exégétique Simplicius retourne cette critique en défense de la théorie platonicienne des Idées. Aristote, selon lui, réagit ici contre ceux qui font des Idées de simples répliques des réalités naturelles. Commentant la fin du chapitre deux, Simplicius réaffirme, en conformité avec la pensée d’Aristote, que le Physicien doit connaître non seulement les causes matérielle et formelle, mais aussi la cause finale.
14Le commentaire du chapitre trois, où Aristote livre sa doctrine des causes, est riche de nombreux enseignements. Simplicius donne la liste néoplatonicienne des six causes qui inclut, en plus des quatre causes aristotéliciennes, la cause instrumentale et la cause paradigmatique. Mais surtout quand il en arrive à la question de savoir comment la nature, qui est irrationnelle, peut manifester dans ses productions un finalisme et suivre un modèle, il reprend l’opinion d’Alexandre, qui concilie irrationalité et finalisme dans les productions naturelles en comparant le développement de l’embryon avec le mouvement des automates. Certes Simplicius a quelques critiques à faire sur cette assimilation, mais sur le fond il partage avec Alexandre l’idée que le développement biologique orienté et réglé qui conduit de l’embryon à la naissance de la progéniture est comparable aux mouvements des automates : une impulsion initiale est donnée par le principe (le démonstrateur dans un cas, la semence du père dans l’autre), lequel principe conduit l’enchaînement « mécanique » de tous les mouvements ou changements jusqu’à son terme. Mais, en dernière analyse, les modèles qui guident la nature dans ses productions ce sont les Formes dans l’Intellect divin. Simplicius témoigne aussi – et c’est là un point intéressant – de l’usage heuristique qu’Alexandre fait de la double signification qu’Aristote donne à l’expression « en puissance » : par exemple l’enfant est en puissance grammairien ; le grammairien qui dort est lui aussi en puissance grammairien, i.e. il est en puissance grammairien en acte ; ici « en puissance » signifie, « ne pas être en acte ».
15Tels sont, rapidement passés en revue, les principaux points de doctrine développés par Simplicius dans son commentaire aux trois premiers chapitres du Livre II de la Physique d’Aristote. La Physique est clairement lue comme déployant une philosophie de la nature néoplatonicienne, et le commentaire livre de nombreux éléments essentiels de cette philosophie. Reste qu’il ne faudrait pas réduire le commentaire à seulement un corps de doctrine philosophique. Dans un commentaire de type néoplatonicien le contenu philosophique ne peut être dissocié des dimensions exégétique, pédagogique et proprement spirituelle, qui constituent l’âme même du commentaire.
4. Physique et théologie. Le but et l’utilité de la Physique d’Aristote selon Simplicius
16Avant d’aborder le commentaire proprement dit d’un dialogue de Platon ou d’un traité d’Aristote certains points sont préalablement abordés en guise de prologue au commentaire. Parmi ces « points capitaux » – les kephalaia, appelés ainsi parce qu’ils résument tout le commentaire « comme la tête contient l’essentiel de l’animal en sa totalité » – celui du but (skopos) qu’il faut assigner au texte qui va être expliqué est, peut-on dire, plus capital que tous les autres19. Bien définir le skopos à la fois prépare, de manière très pédagogique, l’auditeur ou le lecteur aux explications détaillées du texte qui vont suivre et guide l’exégète en lui donnant une idée directrice qui unifie le commentaire en même temps que le texte commenté et qui peut se révéler être ponctuellement un instrument exégétique efficace pour l’élucidation du sens d’un passage20. Puisque « la définition du but d’un traité d’Aristote est destinée à fournir la clef de son interprétation »21 c’est tout naturellement par la question du skopos de la Physique que s’ouvre le commentaire de Simplicius. La division des parties de la science physique permet de dégager ce but :
« Il est facile de savoir ce qu’est le but des Leçons sur la physique d’Aristote si l’on a présent à l’esprit sa division de la partie physique de la philosophie… Une partie [de la science physique] porte sur les principes de toutes les réalités physiques en tant qu’elles sont physiques, c’est-à-dire corporelles, et sur ce qui accompagne nécessairement de tels principes, d’autres parties portent sur les choses qui dérivent des principes. Et puisque de ces choses [qui dérivent des principes] les unes sont simples, les autres composées, le traité Du ciel donne un enseignement sur les réalités [naturelles] simples ; dans les deux premiers livres il est traité de la cinquième essence – le Ciel proprement dit –, où il est démontré entre autres choses qu’elle est éternelle ; dans les deux livres qui restent [il est question] des quatre éléments sublunaires, et c’est en tant qu’eux aussi sont simples et sont mus d’un mouvement simple qu’Aristote les prend [pour objet]… Maintenant tous les composés sont engendrés et corruptibles tandis que, parmi les réalités qui sont simples, certaines sont éternelles, d’autres sont soumises à la génération et à la corruption. Eh bien, dans les deux premiers livres du traité Du Ciel on parle des réalités [simples] éternelles, et dans les troisième et quatrième livres de ce traité, [il est question] des réalités engendrées et corruptibles en tant qu’elles sont simples. Et devant traiter des réalités engendrées en tant que composées il a d’abord écrit les deux livres du De la génération et de la corruption… Tous les phénomènes qui se forment dans le lieu situé immédiatement au-dessus de nous sont expliqués dans les Météorologiques ; quant aux réalités terrestres, les unes sont douées d’âme, les autres non. Celles qui ne sont pas douées d’âme sont étudiées dans Sur les métaux. Des êtres doués d’âme, les uns sont des animaux, d’autres, des plantes, d’autres sont à la fois animaux et plantes. Les animaux sont étudiés dans les divers traités qui leur sont consacrés, et tantôt l’exposé est fait sous le mode d’une enquête empirique, comme dans l’Histoire des animaux, tantôt l’explication est une étiologie, comme dans la Génération des animaux, les Parties des animaux, le Mouvement des animaux, Sur le songe [des animaux], etc. C’est de la même manière que les plantes font l’objet d’un double traitement. Telle est donc, en somme, la division de la partie physique de la philosophie selon l’École péripatéticienne » (In Phys. 1.3-3.12).
17Cette division péripatéticienne de la physique peut être représentée par le schéma suivant :
18Parce qu’elle porte sur les principes des étants naturels, c’est-à-dire sur ce qui est commun à toutes les réalités naturelles, la Physique d’Aristote déploie une science qui est universelle et donc première par opposition aux autres traités physiques, qui portent sur des objets naturels particuliers. Quels sont maintenant ces principes et que faut-il entendre par « ce qui accompagne les principes » ? Lisons la suite de notre texte :
« Le but du présent traité est d’enseigner les attributs communs à toutes les réalités naturelles en tant qu’elles sont naturelles, c’est-à-dire corporelles. Sont communs à toutes [les réalités naturelles] les principes et ce qui accompagne les principes. Sont principes les causes proprement dites et les causes auxiliaires (ta sunaitia). Et sont causes [au sens propre du terme] selon eux (sc. les Aristotéliciens) [les causes] efficiente (poiêtikon) et finale, tandis que sont causes auxiliaires la forme, la matière et, pour tout dire, les éléments (stoicheia). Mais Platon ajoute aux causes [proprement dites] la cause paradigmatique, et aux causes auxiliaires, la cause instrumentale. Que le but de ce traité porte sur les attributs communs à tous les [étants] naturels, c’est ce que montre tout de suite l’introduction, qui dit qu’il est nécessaire pour le physicien de “déterminer d’abord ce qui concerne les principes” (Phys. 184a14)… Et puisqu’il sera montré que la nature qui est en quelque sorte cause productrice (poiêtikon)22 prochaine des étants naturels est principe du mouvement, et que tout [étant] naturel possède en lui-même, parce qu’il est corps, un principe de mouvement, nécessairement le physicien doit traiter du mouvement. Et, puisque ce qui est mû est, en vertu de son mouvement, mesuré par le temps et se trouve, parce qu’il est corps, dans un lieu, il faut aussi que le physicien traite du lieu et du temps. Et puisque le corps, le lieu, le temps et le mouvement sont des continus, il faut aussi traiter du continu. Voilà ce qui accompagne les principes » (In Phys. 3.13-32).
19La distinction entre « les principes » et « ce qui accompagne les principes » procède de l’idée que pour connaître ce qui est défini il faut, comme le souligne Simplicius lui-même, connaître chacun des termes qui entrent dans la définition23. Le mouvement entre dans la définition de la nature, il faut donc faire suivre la définition de la nature d’un traité sur le mouvement, qui demande lui-même qu’on traite du temps et du lieu, et de là, du continu24. Jusqu’ici rien de surprenant. La surprise vient avec ce que Simplicius désigne comme principes chez les Péripatéticiens : ce sont les causes réellement causes, à savoir les causes efficiente et finale, et les causes accessoires, la matière et la forme engagée dans une matière. C’est là attribuer, sinon à Aristote lui-même, du moins à son École, une hiérarchie proprement néoplatonicienne des causes, certes un peu incomplète puisqu’il manque du côté des vraies causes le modèle, et du côté des causes auxiliaires, la cause instrumentale. Il reste que ce que dit ici Simplicius revient à attribuer au Lycée la thèse selon laquelle il existe au-dessus de la nature, au-dessus de la cause immanente du mouvement des corps naturels (et moyennant un complément apporté par Platon), trois causes séparées, immatérielles, divines. C’est exactement ce que Proclus trouve dans le Timée de Platon. La première proposition de base que Platon établit dans le Timée est, nous dit Proclus, que le monde est devenu, c’est-à-dire qu’il possède son essence dans le temps. De cette proposition fondamentale est déduite l’existence des trois Causes réellement causes du Monde : la Cause efficiente, i.e. le Démiurge Intellectif, la Cause paradigmatique, i.e. le Vivant-en-Soi, qui est un Intelligible, et la Cause finale, le Bien, le premier principe au-delà de l’Être. Et Proclus d’ajouter : « ce que Timée va considérer, c’est l’Univers pour autant que l’Univers dérive des dieux » ; ce n’est pas seulement en tant qu’il est corporel, possède une Âme et un Intellect, que Timée considère le Monde ; « c’est principalement en tant qu’il procède du Démiurge, en quoi aussi la science de la Nature (la phusiologia) se manifeste comme une sorte de théologie »25.
20Cette dernière formule résume toute la spiritualité caractéristique des philosophes néoplatoniciens telle qu’elle s’est développée depuis Jamblique : philologie (exégèse), philosophie (science théologique) et religion païenne sont ici indissociables. Les Néoplatoniciens qui viennent après Plotin sont en effet les fondateurs de la théologie comme science, et cette science elle-même est une révélation que Platon, « par la grâce de la volonté pleine de bonté des dieux »26, a apportée aux hommes, c’est-à-dire aux âmes (rationnelles) humaines tombées dans le devenir. Platon cependant n’est pas la seule « autorité ». Aristote l’est aussi, à un moindre degré : d’une manière générale, aux yeux des Néoplatoniciens Platon est « divin », Aristote n’est que « génial »27. Reste que tous les deux sont les philosophes qui sont à la base de toute la philosophie néoplatonicienne. Et lire et expliquer Platon ou Aristote c’est s’efforcer de dévoiler un sens et une vérité dont les dieux sont la source. Ce qui importe en leurs écrits, tous leurs écrits, c’est la théologie qu’ils véhiculent sous des modes différents. C’est vrai du Timée de Platon, qui est une œuvre de physique, et qui n’est pas le texte théologique par excellence qu’on a avec le Parménide. Mais le Timée est bien « une sorte de théologie ». Il est « une sorte d’hymne adressé au Démiurge »28. De même la Physique d’Aristote est-elle un ouvrage de théologie. Car la physique en tant que science est conduite à se dépasser elle-même et à rejoindre la théologie. C’est en cela qu’elle révèle son utilité la plus grande. L’étude des étants naturels conduit l’âme du Sensible à l’Intelligible, en passant par le degré d’être intermédiaire qu’est le Psychique. Le développement que Simplicius consacre dans son prologue à la question de l’utilité de la Physique d’Aristote trouve son couronnement avec le paragraphe suivant :
« Mais le plus grand bienfait de la physique, c’est qu’elle est aussi un très beau chemin qui conduit à la connaissance de l’essence de l’Âme et à la contemplation des Formes séparées et divines ; c’est ce que montre aussi bien Platon, qui part des mouvements naturels pour s’élancer à la découverte de l’essence automotrice (Phèdre 245c2ss.) et de l’hypostase intellective et divine (sc. le Démiurge du Timée), mais aussi Aristote, qui dans ce traité-même, s’appuie sur l’éternité du mouvement circulaire pour parvenir à découvrir la cause immobile de tout mouvement29. En outre, la vénération pour la transcendance divine est portée à son plus haut degré d’ardeur par la physique, qui, à partir de la compréhension précise des réalités engendrées par Lui, éveille de belle manière un sentiment d’admiration pour la grandeur du Créateur : et ce sentiment d’admiration est fermement accompagné par la Sympathie avec le Dieu, la Foi et l’Espérance30. C’est pour cela surtout qu’il faut s’exercer à l’étude de la physique » (In Phys. 5.10-21)31.
21Simplicius prête à la physique une vertu anagogique, celle de nous faire remonter du Sensible jusqu’à l’Âme et de là jusqu’aux Formes dans l’Intellect divin, c’est-à-dire le Démiurge du Timée assimilé au Premier Moteur immobile d’Aristote. C’est là une conception de la physique qui est propre aux Néoplatoniciens. Mais la physique n’est pas une sorte de théologie seulement parce qu’elle laisserait en quelque sorte derrière elle le Sensible en remontant jusqu’aux Causes divines du Sensible. Parce que le Sensible dérive de l’Intelligible il conserve en lui comme des traces des Formes immatérielles et transcendantes. En quelques passages (cf. e.g. In Phys. 289.25-35) le commentaire donne à Simplicius l’occasion d’élévations spirituelles qui sont comme des déchirures dans un ciel sombre par lesquelles on entrevoit, dans un trait de lumière, toute la splendeur des hiérarchies intelligibles et divines.
5. L’accord entre Aristote et Platon
5.1. En quoi la physique d’Aristote surpasse celle de Platon
22Une autre caractéristique du commentaire de type néoplatonicien est l’idée que Platon et Aristote sont, par-delà leurs différences doctrinales apparentes, fondamentalement d’accord et en parfaite harmonie. La règle d’or qui doit guider l’exégète est le postulat d’une sumphônia entre ces deux autorités qui constituent le fondement même du Néoplatonisme. Pour les Néoplatoniciens de l’École d’Athènes Aristote est une autorité philosophique majeure. Syrianus, le maître de Proclus, le considérait comme un « bienfaiteur de l’humanité ». Peut-être Syrianus lui conférait-il ce titre parce qu’Aristote était à ses yeux l’« inventeur », avec sa Métaphysique, du premier traité de théologie au sens propre32. Mais l’admiration de Syrianus pour l’Aristote métaphysicien (ou théologien) n’est pas sans bornes. Aristote a eu tort de critiquer en Métaphysique M et N la doctrine platonicienne des Idées. Il a donc fallu lui répondre et fournir à tous ceux qui veulent être initiés à la philosophie de Platon comme un antidote contre les accusations portées par le plus fort des dialecticiens envers « la plus belle et la meilleure des philosophies ». La manière dont Simplicius considère Aristote, et plus particulièrement la Physique d’Aristote, est mutatis mutandis comparable à celle dont Syrianus considérait la Métaphysique d’Aristote. Simplicius marque fortement son admiration pour Aristote philosophe de la nature. D’abord, l’Aristote physicien est un Platonicien. Platon, dans le Timée, a reconnu distinctement les Causes Efficiente, Paradigmatique et Finale. Aristote lui est fidèle en ce qu’il s’est élevé lui aussi, dans sa Physique, jusqu’à la Cause immobile et motrice de toutes choses, à savoir l’Intellect divin. Mais Aristote surpasse en matière de physique Platon et tous les philosophes de la nature préplatoniciens. Ces derniers en effet ont traité des réalités naturelles (i.e. des corps naturels) : (i) ou bien comme s’ils parlaient de tous les êtres (c’est le cas de certains des prédécesseurs de Platon), (ii) ou bien comme s’ils parlaient du Monde et de ses parties et comme s’ils déracinaient les objets de la recherche menée ici (sc. dans la Physique) pour les inscrire dans des recherches sur le Monde (c’est le cas de Platon et de certains de ses devanciers)33. En parlant des Préplatoniciens qui ont traité des corps physiques comme s’ils traitaient de tous les êtres Simplicius vise Thalès et Anaximandre34. Leur tort est de ne pas avoir distingué l’Intelligible du Sensible, le supra-naturel du naturel. Pour ceux qui ont traité des objets propres à une recherche en physique comme s’ils traitaient du Monde et de ses parties, en confondant physique et cosmologie, Simplicius mentionne Platon et certains des Préplatoniciens. Aristote, au contraire, traite dans sa Physique du corps naturel en lui-même, « comme si le Monde n’existait pas »35. D’autres progrès en physique sont à mettre au crédit d’Aristote : ce dernier a montré que la privation est autre que la matière, alors que Platon n’a pas su distinguer matière et privation36 ; comme Anaxagore et Platon, Aristote a posé comme Cause Efficiente l’Intellect divin, mais il a en plus montré que la cause productrice immédiate des êtres naturels est la Nature (celle-là même que Platon disait être cause instrumentale). En un mot, Aristote complète heureusement les recherches sur la nature menées par ses prédécesseurs. Il livre une physique clairement exposée, scientifique et achevée. Tel est le jugement global porté par Simplicius sur l’Aristote physicien quand il en vient à caractériser l’εἶδος, le « caractère »37, de la physique aristotélicienne :
« Le caractère de la physique de cet homme surpassa les Anciens en ce qu’Aristote a rendu plus clair ce qui était énigmatique chez eux et en ce qu’il a apporté aux démonstrations [toute leur] précision. Et il a surpassé Platon en ce qu’il rend plus manifeste le caractère de nécessité dans les démonstrations et en ce qu’il prend soin de prendre leurs principes à partir de la sensation et des opinions à portée de la main. Et il les surpasse tous ensemble en ce qu’il a achevé le programme complet de la physique, jusque dans ses parties les plus petites » (In Phys. 9-15).
23Reste qu’Aristote rejette fermement la thèse platonicienne de l’existence des Idées, causes paradigmatiques des êtres naturels. Pour concilier Platon et Aristote, une première stratégie mise en œuvre par Simplicius est la suivante : si Aristote critique la doctrine des Idées, ce n’est pas parce qu’il n’en veut pas ; c’est, dans un souci pédagogique, pour corriger les fausses représentations que le vulgaire se fait des Idées.
5.2. Aristote, redresseur des opinions erronées du vulgaire sur les Idées
24En Physique II, 2, Aristote s’en prend aux « partisans des Idées ». Ceux-ci en effet séparent les formes naturelles, comme l’homme, et posent qu’il y a une Forme « Homme », séparée. Certes le mathématicien lui aussi sépare des réalités naturelles les formes mathématiques que sont par exemple le courbe, ou la surface. Ce sont là pourtant des formes inséparables par nature, mais les séparer en pensée « n’est cause d’aucune erreur » (Phys. 193b35). En revanche, séparer en pensée les formes naturelles, et ensuite les hypostasier, est inacceptable.
« Or c’est ce que font aussi, sans s’en apercevoir, les partisans des Idées, car ils séparent les réalités physiques, alors qu’elles sont moins séparables que les réalités mathématiques. Cela deviendrait évident si l’on s’efforçait de donner les définitions des objets des deux domaines aussi bien que de leurs attributs. En effet, l’impair, le pair, le droit, le courbe, et aussi un nombre, une ligne, une figure, seront sans mouvement, alors qu’il n’en sera plus de même pour de la chair, un os, un homme, mais on dit ces derniers comme un nez camus et non comme la courbe38. Mais le montreraient aussi les parties plus physiques des mathématiques, comme l’optique, l’harmonique, l’astronomie. Car, d’une certaine manière, elles procèdent à l’inverse de la géométrie : la géométrie, en effet, examine la ligne physique, mais pas en tant que physique, alors que l’optique étudie la ligne mathématique, non pas en tant que mathématique, mais en tant que physique » (Physique II, 2, 193b35-194a12).
25Simplicius commence par emboîter le pas à Aristote. La camusité (naturelle) n’est pas la concavité (mathématique). Celle-ci est concevable et définissable en elle-même ; on ne peut, au contraire, concevoir la forme qu’est « la camusité » en elle-même car le camus est inséparable de sa matière qu’est le nez. Ce qui le montre, c’est que dans la définition de la camusité on fait entrer nécessairement la matière qu’est le nez (In Phys. 293.30-294.22). Viennent aussi confirmer les propos d’Aristote l’optique, l’harmonie, l’astronomie. Ces sciences mathématiques ne peuvent séparer leurs outils d’étude de leurs substrats naturels, qui sont en mouvement et engagés dans une matière. Aussi l’optique a-t-elle la ligne mathématique comme moyen d’étude, mais elle la vise comme ligne physique (In Phys. 294.22-295.12). Le commentaire marque alors un infléchissement décisif qui va conduire à réconcilier Aristote avec les « partisans des Idées ». Si le Stagirite réagit violemment contre l’idée qu’on puisse poser l’existence de Modèles des étants naturels, l’existence de Formes séparées, ce n’est pas parce qu’il refuse l’existence des Idées, c’est pour corriger les conceptions erronées que le vulgaire se fait des Idées. Il est en effet absurde de penser que l’Homme-en-soi est simplement un double de l’homme d’ici-bas, que l’Homme en tant qu’Idée est purement et simplement identique à l’homme d’ici-bas. Ces deux opinions, à savoir (i) penser la similitude entre les êtres naturels sensibles et leurs Formes intelligibles en termes d’identité substantielle, et non en termes de ressemblance formelle entre image et modèle, et (ii) l’idée qu’il existe des Formes de tous les êtres d’ici-bas, sont des erreurs grossières propres à des esprits sans aucune éducation :
« C’est ce qu’Aristote a très bien opposé aux conceptions du vulgaire sur les Idées. Le vulgaire n’a conscience d’aucune des réalités de là-haut : sans même dégager parfaitement de la matière les formes qui y sont engagées, il se représente ces formes [engagées dans une matière] comme préexistant dans l’Intellect Démiurgique ; il pense qu’il y a des Idées d’absolument toutes les choses d’ici-bas c’est-à-dire de tout ce qu’on conçoit avec une matière et de tout ce qu’on assume comme existant de la manière dont existent les choses d’ici-bas39 ; et notez bien que le vulgaire conçoit la ressemblance des choses d’ici par rapport à celles de là-haut non pas comme une ressemblance d’images par rapport à leurs modèles, mais comme identité » (In Phys. 295.12-18).
26La réaction, que Simplicius prête ici à Aristote, contre toute forme d’assimilation pure et simple des Formes intelligibles (immatérielles) aux réalités sensibles (composées de forme et de matière) relève d’une stratégie de purification des concepts. L’idée que les hommes « remplis des impressions des sens » ont beaucoup de mal à concevoir l’intelligible autrement que sous une forme sensible est un lieu commun qui remonte à Platon et à Aristote et qu’on retrouve dans toute la littérature théologique, païenne et chrétienne, de l’Antiquité40. C’est donc dans un souci pédagogique qu’Aristote, selon Simplicius, se propose de redresser les opinions fausses du vulgaire à propos des Idées. Dans les Idées le vulgaire inclut celles de choses telles que la chair, l’os, ou l’homme, dont la définition implique une référence à une matière et au mouvement. Pour le vulgaire l’Homme-en-soi est, comme l’homme naturel, « animal raisonnable mortel », et pour le vulgaire le Modèle est ainsi pensé avec le changement et le corps. Ce qui est, certes, « difficile à imaginer »41.
27Maintenant la remarque qu’on peut faire ne manque pas de sel. Ce qu’Aristote reprocherait au vulgaire, à savoir de « n’avoir aucunement conscience des réalités de là-haut », est exactement ce que Syrianus, dans son commentaire à la Métaphysique, reproche à Aristote. Commentant Métaphysique M 7, 1082a15-26, où Aristote demande comment le nombre peut exister en acte comme quelque chose de distinct des unités (des monades) qui le composent, Syrianus répond que cette difficulté est sans objet concernant les nombres « eidétiques », i.e. les nombres comme Idées. Rechercher des unités dans les nombres eidétiques revient à rechercher en l’Homme-en-soi, un foie, une rate et autres viscères
5.3. Le renversement des thèses d’Aristote à partir des principes d’Aristote
28Prêter des intentions à Aristote est un bon moyen d’en faire un Platonicien. Mais c’est encore mieux de montrer que les propres principes d’Aristote conduisent à l’établissement de thèses platoniciennes. La doctrine des Idées en est un bon exemple. Si, en effet, dans le composé qu’est l’homme d’ici-bas, je ne prends que la forme « homme », alors il est tout à fait légitime de poser une Forme « Homme », Modèle de l’image qu’est la forme engagée dans une matière et constitutive de l’espèce naturelle « homme ». La forme naturelle « homme » est tout aussi séparable en pensée, tout aussi concevable en elle-même, que la forme mathématique qu’est la « concavité ». Simplicius a conscience du fait qu’il contredit la lettre du texte d’Aristote. La répétition de formules telles que « il n’est en rien absurde »42 est une manière de confesser qu’il est quelque peu audacieux de renverser ainsi les thèses du Stagirite. À une justification, qui n’est encore que négative (« il n’est pas absurde »), Simplicius en ajoute d’autres plus positives. D’abord, l’idée que si Aristote rejette la thèse d’une séparation possible des formes naturelles, ce n’est pas, comme on l’a vu, pour ruiner la thèse de l’existence des Idées, mais pour corriger les conceptions erronées que le vulgaire se fait des Idées. Certes Aristote ne dit pas cela explicitement. Aussi Simplicius complète-t-il son commentaire par un développement sur les arguments qu’on peut tirer des propositions de base d’Aristote lui-même pour établir l’existence de Modèles des étants naturels, plus exactement, de Modèles des formes naturelles (In Phys. 296.32-298.17).
6. Alexandre d’Aphrodise dans le commentaire de Simplicius sur la Physique
6.1. Alexandre, source majeure pour le commentaire de Simplicius
29Simplicius a écrit son commentaire sur la Physique en utilisant trois commentaires antérieurs sur cette même œuvre : celui d’Alexandre, celui de Porphyre, et la paraphrase de Thémistius. Mais c’est le commentaire d’Alexandre qui est sa référence principale43. Le commentaire de Simplicius aux chapitres 1-3 du Livre II de la Physique couvre 67 pages dans l’édition de Diels. Alexandre, dans ces 67 pages, est mentionné vingt-quatre fois44. L’« Exégète » apparaît ainsi en moyenne une fois toutes les trois pages environ. Ces références à Alexandre se partagent, de manière plutôt équilibrée, entre citations textuelles (onze) et témoignages (douze)45. Les problèmes pour lesquels l’opinion d’Alexandre est mobilisée peuvent être de nature variée. Parfois il s’agit de critique textuelle : comment par exemple faut-il accentuer les deux τινος dans le passage difficile en Phys. II, 194b9-15 ? Il peut aussi s’agir de la résolution d’apories que soulève le texte d’Aristote, sans qu’il y ait d’enjeu philosophique majeur. Mais la plupart du temps il s’agit de problèmes doctrinaux fondamentaux. Car il existe bien sûr une divergence philosophique de fond entre Simplicius, commentateur néoplatonicien, et Alexandre, le père du renouveau de l’aristotélisme au IIe siècle. Simplicius commente la Physique et le De caelo d’Aristote en ayant en tête les commentaires de Proclus sur le Timée et sur le Parménide. La réaffirmation de la causalité des Modèles que sont les Formes transcendantes et l’assignation à la nature du statut de cause seulement accessoire, et non pas proprement productrice, constituent des points de divergence majeurs avec Alexandre et l’aristotélisme en général.
6.2. Alexandre, rival malhonnête de Platon
30La question du mode d’existence de l’âme est un autre point de désaccord aigu. Et sur ce point Alexandre est sévèrement critiqué, comme on peut le voir en In Phys. 268.12-269.4, dans le cadre du commentaire à Phys. II, 1, 192b16-32, où l’on a la célèbre définition de la nature comme « principe et cause de mouvement et de repos pour ce en quoi elle réside à titre premier par soi et non par accident ». En expliquant et en justifiant les précisions qu’Aristote confère à sa définition par les mots « à titre premier » et « par soi » Simplicius prend l’exemple du pilote d’un navire pour dire que le navire n’a pas en lui le pilote, qui le meut, par soi. Il ajoute que si le pilote se meut lui-même en mouvant le navire ce n’est cependant ni par soi ni à titre premier qu’il se meut lui-même. Par association d’idées, et aussi parce que la question de savoir ce qui différencie l’âme de la nature, toutes deux principes de mouvement, est induite par le texte d’Aristote, Simplicius introduit alors deux opinions qu’il dit appartenir à Alexandre, (i) l’une, que l’âme se meut parce qu’elle meut le corps dans lequel elle est comme le pilote se meut parce qu’il meut le navire46 ; et (ii) l’autre selon laquelle Aristote a englobé l’âme dans sa définition de la nature. Ce n’est pas le lieu ici de reprendre en détail le commentaire. Je ne retiens qu’un des arguments avancés par Simplicius contre la seconde affirmation d’Alexandre, à savoir l’argument que la nature est dans un substrat, tandis que toute âme, non, puisqu’elle est séparée. Simplicius s’appuie ici sur la fameuse sentence dans le De anima : l’intellect est « séparé », mais connaît l’objection d’Alexandre : dans le De anima Aristote parle de l’intellect divin, pas de l’intellect en nous, les hommes47. Aux yeux de Simplicius, c’est là le comble de la mauvaise foi et la condamnation est sans appel : « c’est de manière invraisemblable qu’il (sc. Alexandre) harmonise dans un esprit de rivalité cette fameuse affirmation [d’Aristote] avec sa propre doctrine concernant l’âme ». La rivalité (ici connotée négativement) est bien sûr le fait d’Alexandre se réclamant d’Aristote contre la thèse platonicienne de la séparation de l’âme d’avec le corps. Ce reproche adressé par Simplicius à Alexandre d’Aphrodise, à savoir d’être animé par la passion si vulgaire de la jalousie, est le même que Proclus fait à Aristote lui-même : c’est dans un esprit de rivalité avec le Timée de Platon qu’Aristote a écrit sa Physique48.
6.3. Finalité naturelle : l’embryon et l’automate
31Les critiques que peut faire Simplicius à l’Exégète peuvent être plus positives. Elles fournissent souvent à Simplicius l’occasion, en prolongeant l’exégèse d’Alexandre, d’enrichir et de renforcer des doctrines purement néoplatoniciennes.
32Au début du chapitre trois du Livre II de la Physique Aristote énumère les causes des êtres naturels, des êtres soumis à la génération et à la corruption. Il mentionne d’abord la cause matérielle. Puis il ajoute :
« en un autre sens [la cause] c’est la forme et le modèle » (194b26s.).
33Le problème n’est pas ici de savoir si Aristote entend ici par « modèle » l’Idée. Les Néoplatoniciens certes posent l’existence de Modèles des êtres naturels. Il existe par exemple la Forme (l’Idée) d’homme dans l’Intellect divin (le Démiurge du Timée). Mais pour Aristote, qui ne considère que la forme engagée dans une matière, le « modèle » n’est clairement pas ici une Idée49. Le « modèle » pour les êtres naturels est leur forme, qui est engagée dans une matière. Le problème qui se pose est alors le suivant : qui dit « modèle » dit production finalisée, rationnelle. De fait tout le chapitre huit du Livre II de la Physique est un catalogue d’arguments en faveur de l’idée que la nature agit pour des fins. Mais la nature est irrationnelle. Pour Aristote, le fait qu’il n’y ait pas délibération n’est pas incompatible avec la finalité. L’argument avancé tout à la fin de Physique II, 8 est très sommaire : l’art ne délibère pas, et pourtant « il y a du en vue de quelque chose dans l’art » (Phys. 199b30). Il y a donc aussi du téléologique dans la nature, laquelle « ressemble à l’homme qui se guérit lui-même » (ibid. 199b31s.)50. Mais pour répondre de manière plus satisfaisante à la question de savoir comment concilier finalité et irrationalité il faut se tourner vers les écrits biologiques d’Aristote51. C’est ce qu’a fait Alexandre et le commentaire de Simplicius à Phys. 194b26 commence par une longue citation de l’Exégète52. Selon Alexandre, les choses qui produisent par nature ne conçoivent pas d’abord ce qu’elles produisent pour le produire ensuite, comme dans le cas d’une production artisanale. Ce qu’Aristote appelle « modèle » c’est la forme qui advient à la matière et que produit la nature. Cette forme est le « modèle », c’est-à-dire le but que vise la nature. Une fois la forme produite, une fois le but atteint, la nature cesse de produire. En même temps cette production n’est pas réfléchie. Elle ne procède pas d’un choix. Elle n’est pas pour autant le fait du hasard (τὸ αὐτόματον). C’est ici qu’Alexandre introduit l’exemple de la reproduction des vivants. Et, de fait, la longue citation d’Alexandre est un résumé de la théorie aristotélicienne de la reproduction des vivants telle qu’on la trouve exposée dans le traité De la génération des animaux. Selon cette théorie, mécanisme et finalité coïncident. Alexandre compare en effet l’enchaînement des divers moments (i.e. changements) qui conduisent, depuis le dépôt, par le générateur, de la semence dans la matière réceptrice, jusqu’à la réalisation de la forme achevée du vivant, à l’enchaînement mécanique des rouages dans le cas d’un automate : le démonstrateur imprime un premier mouvement qui se transmet, de pièce en pièce, de telle sorte que l’automate, quand le dernier mécanisme est actionné, accomplit tel ou tel mouvement, non par choix, mais mécaniquement. Le principe du mouvement de l’automate est le démonstrateur. Mais une fois le premier mouvement donné à l’intérieur de l’automate, c’est de manière interne que se mettent à fonctionner les différents rouages qui transmettent ce mouvement de manière réglée, de sorte que l’automate, comme le nom l’indique, est auto-moteur, i.e. pour reprendre la définition de nos dictionnaires : « une machine animée par un mécanisme intérieur ». L’expression « machine animée » est bien sûr un oxymore. Elle permet de marquer la différence entre l’automate, qui se meut de lui-même, et la marionnette, actionnée de l’extérieur par les fils eux-mêmes manipulés par le montreur de marionnettes. L’analogie permet aussi de comprendre en quel sens l’être vivant peut être comparé à un automate. L’automate n’est pas vraiment « animé » et l’être vivant n’est pas vraiment une machine (un système de rouages). L’analogie entre le vivant et l’automate, qui remonte à Aristote53, a pour but de souligner le fonctionnement interne des mouvements (changements) constitutifs du développement d’un être naturel. Elle a aussi enfin comme but de pouvoir faire l’économie de l’hypothèse d’un agent intelligent qui guiderait providentiellement, selon un plan préétabli et de manière « cachée », l’ensemble du processus de formation chez les êtres vivants54. Dans le cas de la reproduction des vivants, le principe c’est la semence du géniteur déposée dans le flux menstruel. Alexandre parle de « puissances » et de « natures » qui, à partir du premier changement (i.e. du premier stade de développement de l’embryon) s’enchaînent successivement jusqu’à atteindre, par changements successifs, le terme naturel du processus de développement de l’embryon : l’enfant achevé (qui va être mis au monde).
34Simplicius reprend l’analogie entre le développement de l’embryon et le mécanisme interne à l’automate. Mais à ses yeux l’explication d’Alexandre pose plusieurs problèmes, dont un qui porte sur un point fondamental (In Phys. 312.18-313.27). Dans le modèle embryologique d’Alexandre les différentes étapes par lesquelles passe le développement de l’embryon ne sont que juxtaposées, chacune étant rapportée à une « nature » spécifique. Dans un tel modèle on ne voit pas ce qui assure l’unité et la continuité du processus, puisque chaque « nature » – chaque « changement » –, est autre que celle qui vient avant et que celle qui vient après, comme la graine est autre que la pousse, qui est autre que la tige, qui est elle-même autre que l’épi (cf. In Phys. 312.18-313.27)55. Il faut donc poser une cause du tout, une cause une, antérieure aux multiples « natures » spécifiques, qui « préserve une chaîne unique jusqu’à la fin visée » (In Phys. 313.18). Dans le cas de l’homme, la « nature une » qui est le principe de la production comme totalité unifiée est la nature de l’homme dans la semence – et non pas la nature de la semence. Il y a dans la semence du père une raison (λόγος), un principe de production, qui contient à l’avance en lui, comme un programme, toutes les phases de développement de l’embryon jusqu’au terme final de ce développement. En même temps Simplicius précise que cette nature (de l’homme en la semence du père) est à la fois active et passive : elle est productrice en même temps qu’elle est en train de se transformer, de devenir autre. Elle produit du fait de « sa prédisposition bienheureuse » et parce qu’elle est « une sorte de vie qui se dresse vers la forme ». En dernière analyse, la cause de l’actualisation et de l’avenir de la forme, c’est « la forme en acte dans le père et dans la mère », ce qui est une thèse tout à fait aristotélicienne56.
35Mais Simplicius ajoute une chose importante à l’embryologie d’Aristote et d’Alexandre (In Phys. 317.2-314.14). La raison en la semence du géniteur dérive d’une raison psychique (une raison en l’Âme du Monde), qui dérive elle-même d’une raison intellective, i.e. d’une Forme en l’Intellect divin. Ce sont ces Formes premières en l’Intellect qui sont au sens propre des Modèles, comme est cause productrice au sens propre l’Intellect (ibid. 314.15-24). La nature n’est que cause accessoire (314.10). Le couronnement de l’explication de Phys. 194b26s. est ainsi la réaffirmation d’une thèse platonicienne, tirée du Timée, celle selon laquelle les Formes sont les véritables paradigmes des réalités naturelles.
7. Dans quel but Simplicius a écrit son commentaire sur la Physique
36Marwan Rashed a écrit quelques pages lumineuses sur le projet de Simplicius, commentateur de la Physique d’Aristote57, que je résume ici. Réfuter, ou plutôt « disqualifier », les thèses cosmologiques anti-aristotéliciennes défendues par Philopon fait partie de ce projet. Mais c’est Alexandre qui est l’autorité majeure avec laquelle Simplicius discute. Pourquoi ? Parce que l’aristotélisme se caractérise par le fait que son centre de gravité est le monde sensible. Aristote s’est tourné davantage vers le Sensible que vers l’Intelligible, contrairement à Platon. Cela ne veut pas dire qu’Aristote s’oppose à Platon. De même que le Sensible contribue à la perfection du Tout, de même Aristote (bien compris) complète-t-il d’heureuse manière la philosophie de Platon, centrée sur l’Intelligible58. Mais il y a un risque dans l’aristotélisme : celui de provoquer, de par son orientation vers le Devenir, un déclin de la philosophie. Aristote marque ainsi, dans l’histoire de la philosophie, le premier moment d’une dégradation qui s’accentue avec Alexandre. Il faut donc réagir et pour éviter que la philosophie (c’est-à-dire bien sûr, la philosophie platonicienne) ne succombe aux « attaques de la barbarie chrétienne représentée par Philopon » il faut « à l’intérieur même du texte d’Alexandre, insuffler l’esprit du platonisme qui parcourt le véritable Aristote ». C’est en ce sens que Marwan Rashed va jusqu’à dire que le commentaire de Simplicius sur la Physique est le commentaire d’Alexandre réécrit par Simplicius59.
37Dans la mesure où le commentaire d’Alexandre ne nous a pas été conservé on pourrait penser que la thèse de Marwan Rashed est quelque peu spéculative. Elle n’en est pas moins très convaincante. Simplicius dit clairement lui-même que son commentaire aux Catégories d’Aristote est avant tout une reprise du commentaire de Porphyre, et surtout une reprise de celui de Jamblique, qu’il a pris pour modèle, « en le suivant pas à pas et en utilisant fréquemment le texte même de ce philosophe »60. Simplicius nous dit que son but « en faisant cette copie (sc. du commentaire de Jamblique) » était « d’acquérir une intelligence plus exacte de ce que disait Jamblique »61. Il ajoute qu’il a rédigé son propre commentaire, dans lequel il livre ses explications résumées des commentaires de Porphyre et de Jamblique, dans l’idée que ce commentaire servira d’exercice pour ses lecteurs « en vue d’une compréhension plus exacte de ce qui a été dit par ces grands hommes »62. En matière de physique ce sont « le génial » ou même « le divin » Aristote63, et Alexandre « l’Exégète », qui sont, à leur manière, pour Simplicius, des guides, comme Platon l’est à sa manière (i.e. supérieurement, du fait de toujours rattacher le Sensible à l’Intelligible). Mais il ne faudrait pas penser que le commentaire de Simplicius sur la Physique d’Aristote est, pour Simplicius, plus le commentaire d’un commentaire (celui d’Alexandre) qu’un commentaire sur Aristote lui-même. C’est bien Aristote qu’il s’agit pour lui de restituer dans toute sa vérité, c’est-à-dire un Aristote allié de Platon, cette grande âme venue initier aux mystères divins eux-mêmes les âmes humaines tombées dans la condition temporelle. En assumant, en tant que commentateur d’Aristote, à son tour le rôle de guide Simplicius est en fait le digne compagnon de Proclus, commentateur du Timée de Platon et ardent défenseur d’une physique théologique, qu’on peut aussi appeler « logique ». La philosophie néoplatonicienne de la nature peut en effet être caractérisée en quelques mots de la manière suivante : la Nature est logos, logos physique, émanant de principes créatifs (logoi) mathématiques, eux-mêmes images des Formes Intelligibles. C’est cette physique « logique », « transcendantale », qui fonde le sensible dans l’intelligible (sans pour autant « détruire » le sensible) que l’idéalisme allemand renouvellera (en particulier avec Novalis et Goethe).
Notes de bas de page
1 Damascius, dans son effort de restauration de la philosophie contre le christianisme et la théurgie, a rétabli dans son intégralité le cursus néoplatonicien d’études, qui commençait par la lecture d’Aristote comme préparation à celle de Platon et des Oracles Chaldaïques, là-dessus voir la notice sur Damascius de Ph. Hoffmann dans DPhA II (1994), en part. p. 555s. et 574-579.
2 L’attribution à Simplicius du commentaire sur le De anima a été défendue notamment par Ilsetraut Hadot tandis que l’attribution de ce même commentaire à Priscianus Lydus a été soutenue, entre autres, par Carlos Steel. Pour un état complet de ce débat, voir I. Hadot (2014), p. 187-218.
3 Après 529 le Néoplatonisme est resté vivant à Alexandrie, grâce au fait que l’École d’Alexandrie était moins hostile au christianisme, à l’instar d’un de ses représentants le plus connu, Jean Philopon, disciple d’Ammonius à Alexandrie. Chrétien de naissance Philopon a publié les cours de son maître sur Aristote (Premiers et Seconds Analytiques, De anima, De la génération et de la corruption) pleinement néoplatoniciens, mais a aussi publié des traités personnels polémiques, le Contra Proclum et le Contra Aristotelem, qui critiquent des thèses proprement « hellènes », comme celle de l’éternité du temps et du monde ou celle de la divinité des cieux (là-dessus voir Hoffmann [1987] ; Golitsis [2008], p. 22-37).
4 Cf. Hoffmann (1994), p. 556 ; Athanassiadi (1999), p. 24-38.
5 L’historien byzantin Agathias (deuxième moitié du VIe siècle) rapporte que les sept philosophes qui se sont exilés chez le roi de Perse étaient Damascius (le diadoque c’est-à-dire le maître de l’École), suivi par ses six élèves, Simplicius, Eulamius (ou Eulalius), Priscien le Lydien, Hermias et Diogène de Phénicie, et Isidore de Gaza.
6 Là-dessus voir Hadot (2014), p. 23-134, et l’article de R. Goulet « Simplicius de Cilicie » dans DPhA VI, 2016, p. 341-394 (sp. p. 343-6).
7 Cf. Golitsis (2008), p. 18s. ; Hadot (2014), p. 132 ; E. Coda dans DPhA, VI, 2016, p. 365.
8 Rashed (2011), p. 24 ; Golitsis (2008), p. 18-22.
9 Cf. Tardieu (1987) ; Hadot, I. (1987), p. 10-21, (1996 = Simplicius, Ench. ed. major), p. 28-50, (2001 = Simplicius, Ench. ed. minor), p. VII-XXXIII.
10 Golitsis (2008), p. 18.
11 Formellement le commentaire de Simplicius sur la Physique est bien une œuvre « scolaire », dans laquelle on retrouve toutes les caractéristiques du commentaire « scientifique » de type néoplatonicien, cf. infra, la section 4 de l’Introduction, « Physique et théologie. Le but et l’utilité de la Physique d’Aristote selon Simplicius ».
12 Sur la traduction manuscrite du commentaire de Simplicius à la Physique (le plus ancien des manuscrits conservés, le Marc. gr. 226, remonte au IXe siècle) et sur les traductions latines de ce commentaire à la Renaissance, cf. E. Coda, dans DPhA VI, 2016, p. 377s. Je reviens un peu plus bas sur la question de savoir dans quel but Simplicius a composé son commentaire sur la Physique.
13 Simplicius, On Aristotle Physics 2, translated by Barrie Fleet, Londres (Ancient Commentators on Aristotle), 1997 (Introduction, Part One, by R. Sorabji, p. 1).
14 Cf. Mansion (1945), p. 80.
15 Cf. Crubellier-Pellegrin (2002), p. 315.
16 L’idée que le commentaire de Simplicius à la Physique d’Aristote est en fait le commentaire d’Alexandre réécrit par Simplicius est avancée par M. Rashed. Là-dessus, cf. infra le point 7 de l’Introduction.
17 Comme les Météorologiques de Posidonius ne nous ont pas été conservés, ce passage de Simplicius citant Alexandre, citant lui-même Géminus résumant Posidonius, constitue un précieux témoignage.
18 Là-dessus voir Segonds (1987). Proclus oppose l’astronomie mathématique, qui procède par hypothèses, à l’astronomie philosophique, l’astronomie « au-delà du Ciel » (Théétète 173a6). Simplicius (citant Alexandre, citant Géminus) oppose, à partir d’Aristote, astronomie mathématique et physique : la seconde fonde ses démonstrations sur l’essence (ou substance) des corps célestes.
19 Les points capitaux abordés traditionnellement dans les commentaires des dialogues de Platon sont : (i) la mise en scène dramatique du dialogue (ὑπόθεσις), (ii) les interlocuteurs et leur interprétation symbolique, (iii) le thème général (πρόθεσις) ou but (σκοπός) du dialogue, (iv) la place du dialogue dans l’ordre de lecture, (v) l’utilité du dialogue, (vi) la division du dialogue en parties ou chapitres, (vii) le mode d’expression ou d’enseignement (εἶδος, χαρακτήρ) du dialogue, (viii) la forme de la conversation ; là-dessus voir e.g. I. Hadot (1990a), p. 33s. et 46s. Pour les points principaux qu’il faut expliquer avant d’aborder un traité d’Aristote, cf. Simplicius, In Cat., p. 8.9-9.3, qui donne la liste suivante qui compte six points : (i) le but, (ii) l’utilité, (iii) la raison d’être du titre, (iv) la place du traité dans l’ordre de lecture, (v) son authenticité, (vi) la divison en chapitres, auxquels s’ajoute : (vii) sous quelle partie de la philosophie d’Aristote se range le traité ; là-dessus, cf. I. Hadot, ibid., p. 139-160.
20 Cf. Simplicius, In Cat. 8.13-15 : « Le but, en effet, lorsqu’il est bien compris, détermine notre pensée et la met dans le droit chemin, pour que nous ne nous portions pas en vain à droite et à gauche, mais que nous rapportions tous les éléments du texte à ce but ». Sur la vertu herméneutique des « points capitaux », en particulier la détermination du skopos, cf. Lernould (2010), Soulier (2014), p. 459s.
21 Hadot, I. (1990a), p. 139.
22 La nature n’est pas cause productrice (efficiente) au sens propre du terme parce qu’elle est une cause immanente. La cause productrice au sens propre du terme transcende son produit, cf. Simplicius, In Phys. 287.29s.
23 In Phys. 394.16s. (voir déjà Platon, Théétète 147a6-b3). Là-dessus, cf. Soulier (2014), p. 452.
24 Lequel demande à son tour, puisque le continu est divisible à l’infini, un traité sur l’infini (In Phys. 394.17-20).
25 In Tim. I, 217.18-26. Voir aussi ibid. I, 226.22-227.3. Sur la lecture proclienne du Timée comme dialogue plus théologique que physique, cf. Lernould (2001).
26 Proclus, Théol. plat. I, 1, p. 5.8s.
27 C’est-à-dire : du niveau des démons, cf. e.g. Syrianus, In Met. 192.16.
28 Proclus, Théol. plat. V, 20, p. 75.11.
29 Cf. Physique VIII.
30 Dans la triade Sympathie-Foi-Espérance la Sympathie doit être comprise comme mouvement d’attachement au Dieu (le Démiurge du Timée), comme affinité avec le Dieu, préparant l’union, qu’offre la Foi, avec le Dieu. Cette triade constitue une sorte de variation à partir de la triade chaldaïque Amour-Vérité-Foi. Là-dessus voir Hoffmann (2000).
31 Sur ce texte cf. Hoffmann (2000), p. 479s.
32 Cf. Saffrey (1987).
33 Simplicius, In Phys. 7. 27-32 : ὁμοῦ δὲ καὶ τοῦ Πλάτωνος καὶ τῶν πρὸ Πλάτωνος ἁπάντων διήνεγκεν Ἀριστοτέλης, ὅτι περὶ τῶν φυσικῶν πραγμάτων (i) ἢ ὡς περὶ πάντων τῶν ὄντων διαλεγομένων, ὡς πρὸ τοῦ Πλάτωνός τινες, (ii) ἢ ὡς περὶ κόσμου καὶ μερῶν κόσμου καὶ ἐν τοῖς περὶ κόσμου τὰ ἐνταῦθα ζητούμενα ἀνακινούντων, ὡς αὐτός τε ὁ Πλάτων καὶ τῶν πρὸ αὐτοῦ τινες. « Aristote a aussi surpassé à la fois Platon et tous [les physiciens] qui ont précédé Platon en ce que (i) ou bien ils discutaient des réalités naturelles comme s’ils discouraient de tous les êtres (comme le faisaient certains des prédécesseurs de Platon), (ii) ou bien [ils discutaient des réalités naturelles] comme s’ils discutaient du Monde et des parties du Monde et comme s’ils déracinaient les objets de la recherche menée ici [en les mêlant] aux objets d’une recherche sur le Monde (comme l’ont fait Platon lui-même et certains de ses prédécesseurs) ». Là-dessus, voir Pantelis (2008), p. 91 qui donne de ce texte une traduction un peu différente.
34 In Phys. 6.31-7.1. Pour une analyse du statut des philosophes préplatoniciens chez Simplicius, outre Golitsis (2008), p. 89-93, voir aussi Gavray (2017).
35 De fait, comme on le sait, la Physique précède le De caelo. La première a pour objet les principes des corps naturels, le second, les êtres qui dérivent de ces principes, à savoir les éléments, et en premier lieu l’élément céleste. Là-dessus, cf. Simplicius, In De caelo, 4.25-5.34 Heiberg (CAG VII).
36 Cf. Phys. I, 9.
37 Le « type d’expression » (τὸ εἶδος), ou « caractère » (ὁ χαρακτήρ) d’un ouvrage, est moins une détermination formelle d’un écrit (comme l’est le « style ») qu’une caractérisation du contenu de pensées et du mode d’enseignement adopté par l’auteur. Sur le « caractère » des écrits d’Aristote en général, cf. Simplicius, In Cat. 3.25 (et le commentaire de C. Luna, dans I. Hadot, Simplicius, Commentaire sur les Catégories (1990a), p. 26 et 37ss). Sur le sens de εἶδος (« contenu formel »), cf. ibid. p. 144 : le « contenu formel » pour Ammonius c’est « la richesse des pensées et la vérité qui fleurit dans les discours » ; Pour David, ce sont « les considérations théoriques » (θεωρήματα). Sur l’idée que l’εἶδος d’un ouvrage est équivalent à son ἦθος cf. Proclus, In Tim. I, 7.23 : « Le caractère du dialogue (sc. le Timée) est socratique » (τὸ ἦθος ἀυτοῦ Σωκρατικόν).
38 Aristote prend souvent l’exemple du camus comme réalité physique où la forme (la concavité) ne peut être séparée de sa matière (le nez), cf. e.g. Mét. E1, 1025b30-34 ; Z 5, 1030b17 ; De an. III, 3, 429b13. Il ajoutera juste après que le physicien doit connaître et la forme et la matière (dont sont composées les réalités naturelles), mais en privilégiant le point de vue de la forme, cf. infra, 194a12-15 et le commentaire de Simplicius (In Phys. 299.15-27).
39 Sur cette critique de l’opinion vulgaire selon laquelle il existe des Idées de toutes choses cf. infra, In Phys. 295.15-17 et la note ad locum.
40 Cf. Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, ed. Whittaker-Louis, Paris (CUF), 1990, § 164.13-17 : « Étant donné que les hommes sont remplis des impressions des sens au point que, même lorsqu’ils se proposent de concevoir l’intelligible, ils l’imaginent sous une apparence sensible, comme l’idée de grandeur, de figure ou de couleur qu’ils y joignent souvent, il leur est impossible de concevoir purement les intelligibles ». Pour Platon voir par exemple Phédon 65e6-67b5, et pour Aristote, cf. le fameux passage en De anima III, 7, 431a16s. : « l’âme ne pense jamais sans image ».
41 In Phys. 294.20. C’est un même souci pédagogique qui, selon Simplicius, conduit Aristote à éviter d’appeler l’activité de l’Intellect « mouvement », comme Platon le fait ; Aristote préfère appeler cette activité « essence » car, pour les « πόλλοι », le « mouvement » est un « changement », qui implique la passivité et le temps, cf. In Phys. V, 1, 821.27-32 (là-dessus, voir Golitsis [2008], p. 114-121, en part. p. 119). Voir aussi Simplicius, In De caelo 91.7-13 et Hoffmann (1987), p. 220 : c’est en réagissant en quelque sorte par avance aux impiétés des Chrétiens qu’Aristote a célébré la nature transcendante du Ciel.
42 In Phys. 295.28 ; 296.18.
43 Cf. Golitsis (2008), p. 58s. et 66-68.
44 Vingt-trois fois nominalement et une fois (In Phys. 313.30) sous l’appellation traditionnelle de « l’Exégète ». Pour le même nombre de pages de commentaire Porphyre est mentionné trois fois (In Phys. 264.27, 277.24, 283.35) et Thémistius, une fois (In Phys. 308.11).
45 Les citations textuelles (ou fragments), énoncées en style direct, sont le plus souvent signalées par un « dit-il » ou autre expression analogue. Les témoignages (quand il ne s’agit pas de paraphrases) sont donnés en style indirect, dans une complétive introduite le plus souvent par un ὅτι, ou dans une infinitive.
46 In Phys. 268.12-18.
47 In Phys. 268.27s.
48 Cf. Proclus, In Tim. I, 6.21-4.
49 Ce qui n’exclut pas, comme on l’a vu, que l’on puisse tirer d’Aristote des arguments qui établissent l’existence de Formes séparées, cf. In Phys. 296.32-298.17.
50 Cf. aussi Phys. II, 5, 196b21s. : « Est en vue de quelque chose tout ce qui pourrait être produit par la pensée, et tout ce qui arrive du fait de la nature » (trad. Pellegrin).
51 Sur l’étroite relation entre physique et biologie cf. les très belles pages que M. Rashed consacre à cette question dans Aristote, De la génération et de la corruption, ed. Rashed (2005), p. LIX ; LXXV ; CXLss.
52 Cf. In Phys. 310.25-311.37.
53 Cf. le De gen. an. et le De motu an. Là-dessus voir e.g. Henry (2005), p. 4ss.
54 Comme chez Galien, cf. Sur la formation du fœtus.
55 Voir Henry (2005), p. 18-27.
56 Cf. Crubellier-Pellegrin (2002), p. 296 : « Il y a là (sc. dans la biologie d’Aristote) une autre forme de la doctrine aristotélicienne de l’antériorité de l’acte par rapport à la puissance. Il faut, en effet, que soit préalablement donnée la forme de l’organisme en question, qui, en quelque sorte, guide les processus nécessaires ».
57 Cf. Rashed (2011), p. 23-29.
58 Cf. Simpl. In Cat. 6.27-30 : « En toute occasion, Aristote refuse de s’écarter de la nature, mais au contraire il envisage même ce qui dépasse la nature dans sa relation avec la nature, tout comme le divin Platon, à rebours, conformément à l’habitude pythagoricienne, examine même les choses naturelles en tant qu’elles participent à celles qui dépassent la nature » (trad. Ph. Hoffmann).
59 Cf. Rashed (2011), p. 29 : « C’est ainsi, au bout du compte, que s’explique la différence du traitement alloué à, respectivement, Alexandre et Philopon. Celui-ci est disqualifié, rejeté hors les murs, tandis que celui-là est assimilé. Alexandre devient, à l’intérieur de son propre commentaire réécrit – ce texte que nous désignons dans nos catalogues comme l’In Physicam de Simplicius – le porte-voix du Sensible bien compris, exactement comme Aristote l’était dans son rapport à Platon… [le commentaire de Simplicius à la Physique] est une édition ad usum Delphini, de celui d’Alexandre ».
60 Simplicius, In Cat. 3.3s.
61 Ibid. 3.4s.
62 Ibid. 3.8-17.
63 Simplicius en In Phys. 611.8 attribue à Aristote le qualificatif de « divin ».
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