1 Guyau appelle les utilitaristes des « utilitaires ». Il s’agit d’une dénomination quelque peu ambiguë car l’utilitarisme ne fait guère l’éloge de l’utilitaire en tant que tel, mais cherche au contraire à dégager le concept d’utilité de toute référence normative. Ce terme permet néanmoins à Guyau de regrouper sous une même dénomination l’utilitarisme de Bentham et le sensualisme d’Épicure. Nous conserverons l’usage de ce terme dans notre étude, dans le sens élargi proposé par Guyau.
2 Prenons quelques exemples caractéristiques de la conclusion où le Guyau de 1879 est qualifié d’idéaliste en 1885. À la page 393 de la première édition, on lit « dans la société idéale que nous nous proposons pour but et à laquelle travaille peut-être vaguement la nature entière », on trouve substitué « dans le type même de société que l’idéaliste imagine » dans la seconde édition (page 403). Le « libre élan » de la première édition (page 393) est remplacé par « l’élan spontané » (page 403) ; l’intérêt présenté comme « le premier degré » d’une volonté aimante (page 398) est recadré comme une simple « hypothèse » dans la seconde édition (page 408). Le « pourrait-on répondre » de la première édition (page 417) est substitué par un « pourrait répondre l’idéalisme ». Le dernier paragraphe de la conclusion connaît encore un écart significatif : la première édition propose « Si, selon la parole antique, c'est un art, et le plus beau de tous, que la vertu et la beauté morale, on peut vraiment dire de cet art qu'il ajoute à la nature » (page 417) ; la seconde édition ajoute « on peut vraiment dire de cet art, en un certain sens [nous soulignons], qu'il ajoute à la nature » (page 429). Ce « certain sens » n’est plus idéaliste, celui d’une superposition d’un monde de la liberté au monde des phénomènes : il est celui d’un épanouissement immanent de la vie à elle-même. La systématicité des déplacements (de la liberté vers la psychologie des idées-force, du dogme à l’indicatif vers l’hypothèse conditionnelle, d’une souscription explicite à l’idéalisme à son recadrage comme thèse seulement possible), des ajouts et des retraits, permet de mesurer la distance progressivement conquise de Guyau à l’égard de l’idéalisme – si bien qu’on doit considérer la seconde édition comme plus cohérente avec l’œuvre à venir et authentiquement guyalcienne. C’est pourquoi, dans notre étude, nous nous référerons uniquement à cette seconde édition.
3 Augustin Guyau, La philosophie et la sociologie d’Alfred Fouillée, Introduction XIV-XV.
4 Halévy prétend le contraire (Nietzsche, Paris, 1977 (première édition : 1944), page 479. Mais, comme le note Jordi Riba (La morale anomique de Guyau, page 31), Vellerunt qui enquêta sur les lieux fréquentés par Guyau et Nietzsche remarque que les dates de passage des deux philosophes ne coïncident pas. Il infirme ainsi la proposition d’Halévy, qui croyait que nos deux auteurs vivaient tous deux à Nice au même moment.
5 Voir Jordi Riba, La morale anomique de Jean-Marie Guyau, page 31.
6 Alfred Fouillée, L’art, la morale et la religion d’après Guyau, page 193.
7 La première année de lecture courante paraît en 1875, alors que Guyau n’a pas 22 ans. Paraissent ensuite L’année enfantine de lecture en 1883, puis L’année de préparatoire de lecture courante en 1884.
8 « Malheureusement je crains que tous les papiers de famille le concernant soient à jamais perdus. En effet, Madame Fouillée, sa mère, dont le mari Alfred Fouillée était un ami de jeunesse de notre père, nous a légué à ma sœur et à moi sa villa de Menton ; mais elle avait naturellement institué sa belle-fille Madame Guyau sa légataire universelle. Celle-ci a conservé tous les souvenirs de famille. Malheureusement, usée par le chagrin de la mort de tous les siens et notamment de son fils unique, elle a peu à peu perdu la raison. Lorsqu’on a dû l’amener dans une maison de santé on a trouvé l’appartement à peu près vide. Qu’avait-elle fait des papiers de famille ? Les avait-elle détruits, remis à un tiers ? Je l’ignore. », Lettre du 5 décembre 1960 de Mlle Froncin, Conservatrice de la Bibliothèque Nationale de Paris, à Walther-Dulck ; cité par Jordi Riba, La morale anomique de Jean-Marie Guyau, page 28.
9 La première édition de la Division du travail social, qui critique la conception guyalcienne de l’anomie, propose des allusions que le lecteur cultivé de l’époque peut aisément décrypter ; ces pages sont supprimées lors de la seconde édition.
10 La mémoire et l’idée de temps, pages 20-24.
11 A. Serre, Un nouveau système de morale. Étude critique sur la morale de Guyau, page 39 ; et A. Lauret, Critique d’une morale sans obligation ni sanction, pages 11 et ss.