1 Leibniz, Essais de théodicée, troisième partie, § 415, Garnier-Flammarion, 1969, p. 361.
2 Peut-être y a-t-il dans cette fable le désir de peindre un monde possible dont la réalité serait essentiellement logique, faute de pouvoir passer à l’existence. Tableau d’une diversité où tous les prédicats du monde se mêlent. Il reste que Leibniz en peint le tableau avec les couleurs bariolées du théâtre et de sa scène visible, et que sa présence est donnée comme un spectacle pour un regard.
3 Les Mots et les Choses, p. 93.
4 Ibid., p. 80. Cette dernière formulation est d’ailleurs ambiguë, puisqu’on peut se demander alors en quel sens la loi aurait pour objet le signe même.
5 Ibid., p. 77-80.
6 « Vous n’êtes pas sans savoir la géométrie, comme tous les Grecs bien élevés », dit la déesse à Théodore. Le récit de Leibniz est ainsi introduit par une succession d’emboîtements de récits où semble presque se perdre celui qui parle. Tout commence par une fable de Laurent Valla, dialogue sur le libre arbitre. Cette fable, Leibniz décide de la « pousser un peu plus loin », et en imagine une suite : Sextus rencontre Jupiter pour se plaindre du triste sort que le destin lui réserve. Théodore, témoin muet de la scène, s’endort ensuite dans le palais de la déesse Pallas. Il y fait un rêve où se trouvent la description et la visite de la pyramide des mondes possibles. Mais cette description, à l’intérieur même du rêve, a un mode d’existence énigmatique, puisqu’elle apparaît comme un pur être de parole (« je n’ai qu’à parler et vous allez voir », dit la Déesse) et une figure de pure lumière (« éblouissante et d’un brillant inconcevable »), comme si déjà était en jeu, dans le surgissement de sa présence, la transparence du dire et du voir. Tandis que le dialogue de Valla a la forme du dialogue philosophique classique, Leibniz nous conte une histoire, en Grèce, où sont en scène les protagonistes du drame, Sextus et Jupiter. Mais il fait miroiter autour de la fable toutes sortes d’effets de déréalisation et de mise à distance. Et ce qui en énonce en fin de compte la vérité, c’est le rêve d’un tiers, dans un écartement singulier. Au sujet de la présence en ce texte, d’une mise en scène de l’ordre grec du savoir, et en même temps du constat de son impuissance, qui le voue à être relayé par l’ordre des appartements de la pyramide, voir plus loin à la fin de ce chapitre.
7 C’est la « proposition complexe et obscure » de la cinquième règle pour la direction de l’esprit, que je réduis par degrés à des propositions de plus en plus simples jusqu’à la plus simple de toutes afin d’atteindre, au bout de la série, l’objet dont elle parlait sans m’y donner accès d’emblée. Modèle de l’équation que je résous pas à pas.
8 C’est ainsi que la Géométrie commence par définir les opérations fondamentales entre les lignes qui s’exprimeront sous la forme x+y, xy, x/y, etc., où x et y nomment des lignes (AT, VI, 369). L’équation, alors, nous donne à ces rapports un accès sans distance.
9 C’est la mise en évidence des moyennes proportionnelles dans la règle 6, qui aboutit à une succession finie d’égalités de rapports. C’est surtout la définition de la résolution d’une équation dans le livre I de la Géométrie, qui préside à la classification cartésienne des courbes (AT, VI, 372).
10 La Géométrie, AT, VI, figure 7 et figure 25.
11 Sur ce statut de la géométrie cartésienne, voir le troisième chapitre de Langage, Visibilité, Différence, Vrin, 1999.
12 Puisque l’une doit se déduire de l’autre au moyen d’un rapport de proportion.
13 Gerhardt, VII, p. 190-193. Ce texte de 1677 a été traduit dans la revue Philosophie sous le titre « Dialogus », Éditions de Minuit, n° 39, septembre 1993.
14 Tout le travail critique sur les éléments de la représentation à l’âge classique (qui n’exclut pas la critique des illusions suscitées par le langage) se tient sans doute dans cette interrogation sur le lieu dans le langage même de la flexion qui correspond à l’ordre des choses, mais qui n’est pas donnée de manière évidente dans ce langage. La bonne Caractéristique pour Leibniz, c’est précisément celle qui met l’ordre dans « les mots pris un à un » (mais cet ordre existe, plus dissimulé, plus replié, dans la plus imparfaite des langues). Descartes, cherchant à décomposer une équation dans une succession finie de rapports de proportions où il lisait la complexité ou l’ordre d’un problème et d’une chose, pensait autrement. Mais c’est que pour lui les articulations d’une expression ne se tenaient pas tant dans les noms que dans les propositions elles-mêmes. D’où une autre pensée du signe, et une autre mathématique.
15 Comme le fait Claude Gaudin dans son commentaire du Dialogus ; voir le même numéro de la revue Philosophie.
16 La première question est au cœur de presque tous les textes sur la caractéristique et le rapport entre langage et choses, et jusqu’au Discours de métaphysique. La seconde est à l’œuvre dans les critiques leibniziennes des preuves cartésiennes de l’existence de Dieu, et dans un petit texte de 1675 souvent commenté, « Sur l’esprit, l’univers et Dieu », traduit dans le recueil de textes rassemblé par J. B. Rauzy sous le titre Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, PUF, 1998. Dans ce dernier texte, Leibniz refuse la possibilité pour l’homme d’avoir une idée complexe, substituant à celle-ci la pure conjonction des caractères des idées simples : « nous avons les idées des simples, nous n’avons que les caractères des composés ». On peut penser que la mise en évidence deux ans plus tard dans le Dialogus du lien de représentation au niveau des rapports entre signes plutôt que des signes eux-mêmes lui permet de dépasser cette position, et de penser la complexité propre des idées.
17 Je peux décider d’inclure dans mon vocabulaire l’ensemble des noms-guillemets des autres noms (ce qui revient à multiplier ce vocabulaire par deux), Mais comme le remarque Donald Davidson (voir plus loin) je n’ai alors plus aucune raison de conserver à ces noms de mot leur structure singulière, qui veut qu’ils soient formés du mot lui-même entouré de guillemets. Et dans ce cas, la description d’un énoncé que je pourrais fournir au moyen de ces noms ne me sera d’aucun secours pour expliquer le fonctionnement réel de la citation dans une phrase.
18 Ou bien les mots entre guillemets, avec ces guillemets, forment effectivement une description, et dans ce cas il ne doit pas être nécessaire de la transformer en une autre expression pour y retrouver une forme linguistique, ou bien les guillemets indiquent que nous devons décrire l’expression qu’ils entourent pour parvenir à une phrase correcte. Mais alors, auparavant, où sommes-nous ?
19 Cf. Inquiries into Truth and Interpretation, Oxford U. P., 1984, « Quotation », p. 79-92. Dans ce texte, Davidson critique la théorie des guillemets comme description en montrant qu’elle ne correspond pas à la manière dont fonctionnent effectivement les guillemets dans la langue naturelle, et qu’elle rend inintelligible leur usage dans une théorie sémantique de la vérité.
20 Faire ainsi éclater l’unité des phrases, pour retrouver en cet éclatement toutes les dimensions du langage, c’est là une des plus belles parts de la pensée de Davidson. À chaque fois qu’un énoncé résiste au jeu de la vérité (comme dans le cas des performatifs ou du discours indirect) Davidson brise l’unité de l’énoncé. Ce qui lui permet de penser ces énoncés en des termes qui ne font intervenir rien d’autre que la vérité elle-même, en faisant jouer celle-ci entre deux énoncés disposés l’un vis à vis de l’autre de manière telle que la vérité ne peut porter sur tous les deux en même temps. Davidson est alors conduit à imaginer dans les phrases des « guillemets cachés » : cf. les articles « Moods and performances » et « On saying that », dans le même ouvrage.
21 Cf. le tableau connu sous le nom « Ceci n’est pas une pipe », 1926, et l’analyse de Foucault dans le petit ouvrage du même nom, aux éditions Fata Morgana, 1973.
22 Cf. Nicolas Poussin, lettre à Chantelou du 28 avril 1639, in Lettres et Propos sur l’art, Hermann, 1989, p. 45.
23 Là-dessus, voir évidemment le chapitre « Représenter » dans LesMots et les Choses.
24 Alfred Tarski, « Le concept de vérité dans le langage des sciences déductives », Varsovie, 1933 ; la version allemande remaniée de ce texte est traduite dans Logique, Sémantique, Métamathématique, Colin, 1972, p. 160-270.
25 Cf. Karine Chemla, « Quelques méthodes de comparaison entre des procédures élaborées dans trois mondes différents », version dactylographiée d’une conférence faite au Troisième congrès international sur l’histoire des sciences en Chine, Pékin, août 1984.
26 Karine Chemla, ibid. : « Quoi qu’il en soit tant ce sur quoi porte la démonstration que la manière dont elle opère relève du domaine de la transformation. L’activité mathématique, qui procède en mettant en communication nombres comme algorithmes, prend appui sur leurs capacités de changement. »
27 « Les appartements allaient en pyramide. (…) La pyramide avait un commencement, mais on n’en voyait point la fin ; elle avait un commencement, mais point de base ; elle allait croissant à l’infini » (Théodicée, III, 414).
28 Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement, Gallimard, 1996.
29 Théodicée, III, 414.
30 Voir par exemple La Géométrie AT, VI, 376, et la lettre de Descartes à Florimond Debeaune du 20 février 1639, AT, II, 510 : « premièrement, au lieu de m’être employé à construire la question de Pappus, et de n’avoir parlé des lieux après cela qu’en forme de corollaire, j’eusse mieux fait d’expliquer par ordre tous les lieux, et de dire ensuite que, par ce moyen, la question de Pappus était construite. » Et Newton, Principia, préface : « La Géométrie appartient en quelque chose à la Mécanique ; car c’est de cette dernière que dépend la description des lignes droites et des cercles sur lesquels elle est fondée. Il est effectivement nécessaire que celui qui veut s’instruire dans la Géométrie sache décrire ces lignes avant de prendre les premières leçons de cette science : après quoi on lui apprend comment les problèmes se résolvent par le moyen de ces opérations. » (traduction de la Marquise du Châtelet).