1 « La morale du mythe est évidemment que nous ne voyons pas et ne pouvons pas voir les horreurs de la réalité parce que la peur qu’elles suscitent nous aveugle et nous paralyse ; et que nous ne saurons à quoi elles ressemblent qu’en regardant des images qui reproduisent leur véritable apparence. Ces images n’ont rien de commun avec les produits de l’imagination de l’artiste peignant une horreur invisible, leur nature est plutôt celle des reflets dans un miroir. Or, de tous les médiums existants, le cinéma est le seul qui tende un miroir à la nature. C’est pourquoi nous dépendons de lui pour avoir le reflet d’événements qui nous pétrifieraient s’il nous arrivait de leur faire face dans la vie réelle. L’écran de cinéma est le bouclier poli d’Athéna. » Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle, Épilogue, traduit par Daniel Blanchard et Claude Orsoni, Paris, Flammarion, 2010, p. 429-430.
2 Georges Canguilhem indique une direction pour la philosophie, qui consiste à explorer ce qui lui est étranger :
« La philosophie est une réflexion pour quoi toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère. » Introduction à L’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Paris, Quadrige, PUF, 1998, p. 7.
3 Nous paraphrasons ici délibérément une expression empruntée à Pierre Macherey, à propos de sa propre démarche dans Proust, entre littérature et philosophie :
« À la recherche du temps perdu est un roman qui donne à penser : efforçons-nous de philosopher avec Proust, et, en donnant au mot “faire” son sens le plus concret, de faire de la philosophie avec du roman. » Paris, éditions Amsterdam, 2013, p. 13.
Le champ de recherches de Philippe Sabot relève d’une hypothèse semblable, que nous reprenons à notre propre compte concernant le cinéma :
« Dans ces conditions, la “philosophie littéraire” correspond bien à une certaine pratique de la philosophie qui inclut les œuvres littéraires dans son champ de réflexion. Mais elle ne vise pas à les ramener à elle-même, en les intégrant à un discours autonome à propos de ces œuvres. Il s’agit avant tout de rendre compte de la manière dont la littérature fait de la philosophie, mais aussi de la manière dont la philosophie se fait elle-même, se poursuit jusque dans la littérature : non pas sous la forme larvée d’un sens philosophique à découvrir, mais sous la forme explicite du travail des écrivains, en tant que celui-ci est toujours un travail sur le langage et sur le rapport au monde de celui qui en dit ou en écrit quelque chose. » Pratiques d’écriture, pratiques de pensée – Figures du sujet chez Breton/Éluard, Bataille et Leiris, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 17-18.
4 Cette expression provient de Marcel Proust, commentant le passage, chez Victor Hugo, d’une littérature idéologique, qui dicte des pensées toutes faites, à une littérature qui « donne à penser ». Pierre Macherey analyse cette insistance de Proust sur cette fonction de la littérature :
« La mention faite en passant, sans insister, dans ce passage du Côté de Guermantes, de “la nature” qui se contente de “donner à penser” est, dans sa brièveté même qui en accuse la densité, capitale : “donner à penser”, c’est, au lieu de délivrer des idées toutes faites, déjà élaborées, dont la validité es en principe établie, déclencher l’incitation à penser par soi-même, en participant au processus temporel au cours duquel la pensée s’élabore. » Op. cit., Paris, éditions Amsterdam, 2013, p. 31.
5 Jean-Louis Comolli rappelle la préoccupation qui a guidé Alfred Hitchcock lorsqu’il s’est vu confier le montage d’images filmées à la découverte, en 1945, des camps d’extermination, par les armées alliées :
« Les images filmées à Bergen-Belsen arrivent à Londres. Aussitôt se pose la question de leur crédibilité. Les spectateurs allemands, destinataires premiers du film, vont-ils croire à ces plans ? Ne vont-ils pas soupçonner un trucage ? Filmée, l’horreur à ce point poussée est-elle vraisemblable, peut-elle être vue comme vraie ? Comment croire à ces images qui montrent ce qu’on n’a pas encore vu, ce qui n’a encore jamais été montré ? Mais aussi : sont-elles, ces images, à même de faire preuve ? <…>
Précisément, filmer ne suffit pas. Il s’agira de mettre en scène. <…>
C’est là – pour cette remise en scène – qu’intervient Hitchcock. Il suggère de conserver au montage, autant qu’il est possible, les plans-séquences et les panoramiques du tournage. Voici ce qu’en dit le second monteur du film, Peter Tanner : « L’apport essentiel d’Hitchcock fut de rendre le film aussi authentique que possible, il importait surtout que les spectateurs et parmi eux, les Allemands eux-mêmes, puissent croire que ces horreurs s’étaient réellement passées. Et je le revois marchant de long en large dans sa suite du Claridge en disant : “Comment pouvons-nous rendre cela convaincant ?” Nous essayions de monter des plans aussi longs que possible, en utilisant les mouvements de caméra, ainsi n’y avait-il aucune possibilité de tricher. En “panoramiquant” d’un groupe de notables et d’ecclésiastiques sur les cadavres, nous savions que personne ne pouvait prétendre que le film était truqué. »
Le plan-séquence revenait à attester de la co-présence des spectateurs et des charniers. Le panoramique avait pour effet direct de lier le regard des spectateurs à l’objet de leur regard. De matérialiser le regard, donc, d’inscrire le regard comme mouvement de l’un au prochain, du sujet à l’objet, de moi à l’autre, c’est-à-dire de représenter le regard lui-même comme une liaison matérielle et temporelle, une forme, une figure de style. » « Fatal rendez-vous », in Le cinéma et la Shoah, Un art à l’épreuve de la tragédie du 20e siècle, sous la direction de Jean-Michel Frodon, Paris, Cahiers du cinéma, 2007, p. 77-79.
6 Nous reprenons, bien sûr, le terme à Robert Bresson, qui insiste sur les pouvoirs propres de cet art, en le distinguant du « cinéma », ou théâtre filmé, qui se contente de mettre en images et en sons des procédés théâtraux.