1 Il faut remarquer la difficulté de nommer ce que l’on perçoit : trait, ligne, hachurage, masse… Le travail de Picasso se donne à voir comme très inventif et polymorphe, jouant constamment de transformations de ce qui advient sur la toile.
2 Cela est rendu possible par l’usage de feutres et encres qui s’inscrivent sur le papier en le traversant totalement : le papier tendu devant le peintre se voit de ce fait imprimé sur son verso du dessin exact réalisé par celui-ci, inversé droite-gauche, et libéré de toute présence de la main de l’artiste.
3 Le minutage indiqué correspond au DVD de l’édition Arte Vidéo, paru en 2012.
4 Dans la première partie du film, en effet, après un travail en temps réel, le trait de Picasso est « monté » selon ce vieux principe de trucage inventé, au hasard d’un tournage, par Méliès : il s’agit d’arrêter le tournage, ou de couper un rush, puis, sans changer le cadre ni le rapport entre l’objectif et les objets filmés, de reprendre le plan plus tard dans le temps réel du tournage. Ainsi, un bus devient corbillard, chez Méliès, et ici, des ensembles de traits ou de masses surgissent, par un effet d’ellipse invisible.
5 Philosophische Untersuchungen. Philosophical Investigations, trad. angl. par G. E. Anscombe, Oxford, Blackwell, 1953, 2013 ; tr. franç. Recherches philosophiques, par F. Dastur, M. Élie, J.-L.Gautero, D. Janicaud, É. Rigal, Gallimard, Paris, 2004, II, xi, p. 298. Il écrit aussi que l’expérience de voir sous un aspect est « à demi expérience visuelle et à demi pensée. » Et plus loin : « Celui qui a une expérience visuelle dont l’expression est une exclamation pense aussi à ce qu’il voit. » Ibid., p. 279.
6 Ibid., II, xi, p. 278.
7 « Si le mouvement est une série de positions et le changement une série d’états, le temps est fait de parties distinctes et juxtaposées. Sans doute nous disons encore qu’elles se succèdent, mais cette succession est alors semblable à celle des images d’un film cinématographique : le film pourrait se dérouler dix fois, cent fois, mille fois plus vite sans que rien fût modifié à ce qu’il déroule ; s’il allait infiniment vite, si le déroulement (cette fois hors de l’appareil) devenait instantané, ce seraient encore les mêmes images. La succession ainsi entendue n’ajoute donc rien ; elle en retranche plutôt quelque chose ; elle marque un déficit ; elle traduit une infirmité de notre perception, condamnée à détailler le film image par image au lieu de le saisir globalement. Bref, le temps ainsi envisagé n’est qu’un espace idéal où l’on suppose alignés tous les événements passés, présents et futurs, avec, en outre, un empêchement pour eux de nous apparaître en bloc. » La pensée et le mouvant, Introduction, 1re partie, Paris, PUF, Quadrige, 1990, p. 9-10.
8 Le dernier plan du film confirme cette impression : Picasso s’éloigne de dos, en plan américain, de la démarche chaloupée du cow-boy, avec la main droite collée sur la cuisse, à l’endroit du colt… Il semble que Picasso soit entré dans le jeu proposé par Clouzot, et que celui-ci l’ait dirigé comme un acteur… À moins que Picasso lui-même n’ait voulu se représenter lui-même en cow-boy.
9 Film, perception et mémoire, op. cit., p. 13.
10 Cf. la remarque éclairante de Clélia Zernik concernant la « différence entre un objet de connaissance et un objet d’impression » :
« Le film est fait d’images plates contrairement aux objets réels. Pour Münsterberg, cette différence est souvent mal comprise : le fait que les images soient plates et sans profondeur est une connaissance et non une impression immédiate. Les images cinématographiques ne nous apparaissent pas comme des images plates. Il y a une différence entre un objet d’impression, différence qui peut être étudiée au moyen du stéréoscope, qui consiste en deux prismes à travers lesquels chaque œil regarde une photographie d’un même paysage. Le paysage est pris de deux points de vue différents. L’œil droit voit la vue prise à droite et l’œil gauche à gauche. Mais les deux vues se combinent en une seule. On sait très bien qu’on a affaire à deux images plates et pourtant on perçoit le relief. On sent immédiatement la profondeur. <…> On perçoit du relief, là où il n’y a que des images plates, tout comme on perçoit du mouvement, là où il n’y a que des images fixes. Ici et là, un phénomène complexe dans notre esprit vient ajouter quelque chose et introduit un hiatus entre ce que l’on perçoit et ce que l’on sait. » L’œil et l’objectif, La psychologie de la perception à l’épreuve du style cinématographique, Paris, Vrin, 2012, p. 43-44.
11 « Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou délicate la voix et la mimique d’Aricie, d’Ismène, d’Hippolyte, j’avais pu les distinguer ; mais Phèdre se les était intériorisées, et mon esprit n’avait pas réussi à arracher à la diction et aux attitudes, à appréhender dans l’avare simplicité de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n’en dépassaient pas, tant ils s’y étaient profondément résorbés. » Le côté de Guermantes, Paris, Gallimard, 1954, p. 56.
12 Nous devons à Gérard Genette cette remarque éclairante sur un trait récurrent des rôles de Jean Gabin dans le cinéma français d’après-guerre :
« On pouvait noter, dans les films français où figurait Jean Gabin après la guerre, un trait presque systématique, très proche des contraintes rituelles des séries télévisées, et dont je me suis toujours demandé s’il figurait au contrat : cette obligation – mais je la perçois plutôt comme un privilège accordé à l’acteur – consiste à apparaître au moins une fois vêtu d’un pyjama (impeccablement repassé). Cette règle comportait peut-être des exceptions, mais elle suffisait à soutenir l’intérêt de ces films, d’ailleurs inégaux en mérite : on guettait l’apparition du pyjama et, sitôt satisfait ce rite, on pouvait rentrer chez soi. » Figures V, Paris, Seuil, 2002, p. 85.
13 Cinéma contre spectacle, Lagrasse, éditions Verdier, 2009, p. 65.
14 Il va de soi que tout spectateur ne se méfie pas, et même, que la plupart s’abandonnent à l’illusion. Il n’en demeure pas moins que cet abandon à l’illusion de l’image filmique co-existe avec le savoir de son irréalité.
15 Le bruissement de la langue, « En sortant du cinéma », Paris, Seuil, 1984, p. 386-387.
16 Nous usons des concepts kantiens dans la mesure où ils permettent d’articuler le passage d’un voir simple à un « voir comme », sous l’aspect d’un profigurant ou d’un figural. Ceux-ci ne relèvent pas du tout, en effet, du même glissement : l’un consiste moins à percevoir l’image qu’à chercher en elle les traces de ce qui l’a rendu possible, à subsumer sa genèse, à saisir les indices, dans la perception même, de son mode de fabrication. Il s’agit donc bien d’une démarche qui, tout en étant inhérente à la perception, est déjà une mise en relation avec autre chose, qui relève d’un jugement de connaissance. À l’inverse, le figural est un aspect qui déprend complètement la perception de toute représentation, qui affirme la plénitude de l’image et sa force intrinsèque en tant que visée de la perception.
17 Il nous faut néanmoins insister sur le caractère non délibéré de ce questionnement, presque involontaire, niché dans la perception elle-même, en tant qu’elle produit un bougé possible de l’aspect reconnu.
18 Scène au cours de laquelle l’amie du mari d’Irena se sent attaquée par une présence inquiétante, aux allures de félin, alors qu’elle nage dans la piscine intérieure d’un club de sport.
19 Les pensées figurales de l’image, Paris, Armand Colin, 2011, p. 152.
20 Le figural consisterait alors en la reconnaissance de la nécessité du lien qui m’unit à l’expérience du visible/audible par-delà tout arraisonnement à une signification de cette expérience : peut-on l’identifier alors à ce qui surgit de l’image et produit en moi une « satisfaction nécessaire », selon l’expression kantienne du beau ? (« Est beau ce qui est connu sans concept comme objet d’une satisfaction nécessaire ». Critique de la Faculté de Juger, Analytique du beau, § 22).
21 Éric Dufour déclare à propos de l’œuvre de Lynch :
« L’équivocité d’une image qui se donne à déchiffrer ne renvoie pas l’image à autre chose qu’elle-même mais au contraire la fait surgir dans toute sa profondeur, ce qui veut dire ici sa singularité et sa concrétude, puisqu’il n’y a jamais ultérieurement une clé qui dévoilerait le mystère » David Lynch, Matière, temps et image, Paris, Vrin, 2008, p. 65.
22 On voit bien surgir la difficulté inhérente au cinéma de Lynch, lorsqu’il s’agit de nommer, entreprise qui paraît toujours en faillite par rapport à ce qu’il s’agit de désigner…