1 Cf. Une praxis du cinéma, « Nana ou les deux espaces », Paris, Gallimard, p. 39-58.
2 Un film illustre parfaitement cette distinction : Dark passage, de Delmer Daves, de 1947, dans lequel le héros, joué par Humphrey Bogart, n’apparaît à l’écran qu’au bout d’une heure. Auparavant, les situations qu’il vit sont filmées en caméra subjective, à la place perceptive, donc, du personnage : le spectateur est ainsi conduit à apprendre à connaître une situation – celle d’un évadé de prison accusé de meurtre – en percevant la réaction des autres personnages face au héros, mais sans avoir, dans un premier temps, affaire au visage de celui-ci. Ce qui est frappant, c’est que l’intériorité du héros – ses sentiments naissants pour la jeune femme, jouée par Lauren Bacall, qui l’aide dans sa fuite, ses tourments moraux – ne devient accessible au spectateur qu’à partir du moment où le visage du héros donne à comprendre ses émotions. Tant qu’il est un simple foyer de perceptions visuelles/auditives, il reste énigmatique. La distinction à faire entre identification à un affect censé être vécu par un personnage et projection perceptive/imaginaire dans une situation sera reprise dans la section suivante : Durée filmique/Temporalité spectatorielle.
3 Une praxis du cinéma, « Comment s’articule l’espace-temps », Paris, Gallimard, 1986, p. 22.
4 En utilisant ce terme, nous entendons insister sur le fait que cette coopération du spectateur a lieu, que le film soit une fiction ou un documentaire, qu’il s’agisse donc d’un monde fictif ou que le monde présenté par le film renvoie au monde réel, dans la mesure où le film, même documentaire, n’est pas équivalent au monde réel, n’en est pas une copie, mais bien une représentation, qui peut renvoyer ou non à des situations et des événements réels.
5 Walter Benjamin, « Le narrateur, réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov », Écrits français, Paris, Gallimard, Folio essais, 2003, p. 273.
6 Voilà la définition que donne Noël Burch de l’espace hors-champ :
« L’espace-hors-champ est, à ce niveau d’analyse, de nature plus complexe. Il se divise en six “segments” : les confins immédiats des quatre premiers segments sont déterminés par les quatre bords du cadre : ce sont les projections imaginaires dans l’espace ambiant des quatre faces d’une “pyramide” (mais ceci est évidemment une simplification). Le cinquième segment ne peut être défini avec la même (fausse) précision géométrique, et cependant personne ne contestera l’existence d’un espace-hors-champ “derrière la caméra”, distinct des segments d’espace autour du cadre, même si les personnages y accèdent généralement en passant juste à gauche ou à droite de la caméra. Enfin, le sixième segment comprend tout ce qui se trouve derrière le décor (ou derrière un élément du décor) : on y accède en sortant par une porte, en contournant l’angle d’une rue, en se cachant derrière un pilier… ou derrière un autre personnage. À l’extrême limite, ce segment d’espace se trouve derrière l’horizon. » Op. cit., « Nana ou les deux espaces », p. 39.
7 Lector in fabula, Le rôle du lecteur, Paris, éditions Grasset et Fasquelle, 1985, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, p. 157-158.
8 Cf. Umberto Eco, Les limites de l’interprétation :
« L’acte de lecture doit évidemment tenir compte de l’ensemble de ces éléments, même s’il est improbable qu’un seul lecteur puisse tous les maîtriser. Ainsi, tout acte de lecture est une transaction difficile entre la compétence du lecteur (la connaissance du monde partagée par le lecteur) et le type de compétence qu’un texte donné postule pour être lu de manière économique.
Hartman a mené une analyse très subtile de la poésie de Worsworth, I Wander Lonely as a Cloud. Je me souviens qu’en 1985, au cours d’un débat à la Northwestern University, j’ai qualifié Hartman de déconstructiviste “modéré” parce qu’il s’abstenait de lire le vers A poet could not but be gay comme le ferait un lecteur contemporain qui lirait ce vers dans Playboy. Autrement dit, un lecteur sensible et responsable n’est pas obligé de spéculer sur ce qui se passait par la tête de Wordsworth quand il écrivait ce vers, mais il a le devoir de prendre en compte l’état du système lexical à l’époque de Wordsworth. » Paris, éditions Grasset et Fasquelle, 1992, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, p. 134.
9 À propos de la lecture, Sartre propose cette belle analyse, qui distingue, là encore, opération sémantique et opération de « réalisation d’un monde irréel » : « Lire c’est réaliser sur les signes le contact avec le monde irréel. » Et plus loin :
« Si je lis : “Ils entrèrent dans le bureau de Pierre”, cette simple notation devient le thème en sourdine de toutes les synthèses ultérieures. Quand je lirai le récit de leur dispute, je situerai leur dispute dans le bureau. Voici la phrase “il sortit en claquant la porte” : je sais que cette porte est celle du bureau de Pierre ; je sais que le bureau de Pierre est au troisième étage d’un immeuble neuf et que cet immeuble s’élève dans la banlieue de Paris. Naturellement il n’y a rien de tout cela dans la seule phrase que je lis, sur l’instant. Il faut connaître les chapitres précédents pour le savoir. Donc tout ce qui dépasse, enveloppe, oriente et localise la signification nue de la phrase que je lis est l’objet d’un savoir. Mais ce savoir n’est pas un pur “meaning”. Ce n’est pas sous forme de signification que je pense “bureau”, “troisième étage”, “immeuble”, “banlieue de Paris”. Je le pense à la façon des choses. » L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1986, p. 128 et 129.
10 Dans « Comment s’articule l’espace-temps », Burch dresse une typologie des rapports spatiaux et temporels possibles entre deux plans : continuité, hiatus mesurable par le spectateur, hiatus indéterminé ; les hiatus peuvent, sur le plan temporel, renvoyer à un temps postérieur ou antérieur. Cela permet d’envisager, selon l’auteur, 15 types de rapport possible si l’on conjugue les aspects temporel et spatial.
11 Cette distinction ne signifie pas pour autant que ce qui est perçu ne puisse pas « faire signe ». Dans un remarquable article sur le peplum, et de surcroît très drôle, Roland Barthes analyse la manière dont la coiffure des acteurs est utilisée par la réalisation comme un signe de romanité, puis il distingue deux cas pour le spectateur : le cas où celui-ci reçoit la présence d’une frange sur le front de l’acteur comme strict « signe », précisément car il perçoit cette coiffure comme ajout à un visage, comme artefact ostensible. À l’inverse, Barthes souligne que sur le visage de Marlon Brando, la fameuse frange ne fait pas signe, elle semble naturelle à cette morphologie, et n’être pas la résultante d’un travestissement ; elle lui est adhérente :
« Dans le Jules César de Mankiewicz, tous les personnages ont une frange de cheveux sur le front. Les uns l’ont frisée, d’autres filiforme, d’autres huppée, d’autres huilée, tous l’ont bien peignée, et les chauves ne sont pas admis, bien que l’Histoire romaine en ait fourni un bon nombre. Ceux qui ont peu de cheveux n’ont pas été quittes à si bon compte, et le coiffeur, artisan principal du film, a su toujours leur soutirer une dernière mèche, qui a rejoint elle aussi le bord du front, de ces fronts romains, dont l’exiguïté a de tous temps signalé un mélange spécifique de droit, de vertu et de conquête.
Qu’est-ce dont qui est attaché à ces franges obstinées ? Tout simplement l’affiche de la Romanité. On voit donc opérer ici à découvert le ressort capital du spectacle, qui est le signe. La mèche frontale inonde d’évidence, nul ne peut douter d’être à Rome, autrefois. <…>
Un Français, aux yeux de qui les visages américains gardent encore quelque chose d’exotique, juge comique le mélange de ces morphologies de gangsters-shérifs, et de la petite frange romaine : c’est plutôt un excellent gag de music-hall. C’est que, pour nous, le signe fonctionne avec excès, il se discrédite en laissant apparaître sa finalité. Mais cette même frange amenée sur le seul front naturellement latin du film, celui de Marlon Brando, nous en impose sans nous faire rire, et il n’est pas exclu qu’une part du succès européen de cet acteur soit due à l’intégration parfaite de la capillarité romaine dans la morphologie générale du personnage. À l’opposé, Jules César est incroyable, avec sa bouille d’avocat anglo-saxon déjà rodée par mille seconds rôles policiers ou comiques, lui dont le crâne bonasse est péniblement ratissé par une mèche de coiffeur. » In Mythologies, « Les Romains au cinéma », Paris, éditions du Seuil, 1957, p. 27-28.
Ce qui nous intéresse ici, c’est moins la critique que Barthes fait de l’usage d’un signe « ambigu » parce qu’il n’est ni franchement intellectualisé, ni pleinement incarné, que la distinction qu’il fait, pour un spectateur européen, entre un front sur lequel la frange apparaît comme élément d’une construction signifiante – la Romanité – et un front auquel elle semble appartenir. Que cette distinction soit le fait tout autant de la personnalité de l’acteur que de la culture personnelle du spectateur montre bien l’entrelacement entre activité singulière du spectateur et sollicitation de la réalisation à son endroit.
12 À propos de cette distinction, cf. chapitre I, section « Figuration/Présentation, à propos de Valse avec Bachir, d’Ari Folman ».
13 En effet, il distingue des hors-champs qui correspondent à des portions d’espace déjà vus dans des plans précédents, et des hors-champ qui ne peuvent être qu’imaginés par le spectateur, sans l’aide du souvenir qu’il se fait du reste du film.
« Mais il faut parler de l’autre manière dont se divise l’espace-hors-champ : en espace concret… et imaginaire. Lorsque la main de l’impresario entre dans le champ pour prendre la coquetière, l’espace où celui-ci se trouve et qu’il définit est imaginaire, puisqu’on ne l’a pas encore vu, qu’on ne sait pas, par exemple, à qui appartient ce bras. Mais, au moment du raccord dans l’axe qui nous révèle la scène dans son ensemble (Muffat et l’impresario debout côte à côte), cet espace devient, rétrospectivement, concret. Le processus est le même dans un champ-contrechamp, le “contrechamp” rendant concret un espace “off” qui était imaginaire dans le “champ”. Parfois, cet espace-hors-champ peut demeurer imaginaire, dans la mesure où aucun plan plus vaste ou dans un autre axe (ou aucun mouvement d’appareil) ne vient nous montrer l’origine du bras, l’objet du regard “off”, ou le segment “off” vers lequel un personnage sortant s’est dirigé (c’est le cas, par exemple, du bras anonyme du Bal Mabille, car nous n’en voyons jamais le propriétaire, ni – explicitement, du moins – l’espace où celui-ci se trouve). » Op. cit., « Nana ou les deux espaces », p. 45.
Cette distinction n’apparaît pas véritablement opérante pour le spectateur car tout hors-champ dans un plan est actuellement et effectivement imaginaire pour le spectateur, qu’il le relie à un champ qu’il a précédemment vu ou non. Cela signifie qu’il relève d’une construction imageante du spectateur dans tous les cas, et qu’en outre, un hors-champ peut tout à fait se révéler ne pas être celui qu’on croyait qu’il serait… Burch montre lui-même qu’il arrive que le spectateur s’attende à trouver en contre-champ d’un champ un espace déjà perçu, et que son attente soit déçue…
14 Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1986, p. 232.
15 Cf. la manière dont Jean-Paul Sartre l’analyse :
« Reste à expliquer pourquoi la perception renferme davantage. Le problème serait simplifié si l’on voulait bien, une fois pour toutes, renoncer à cet être de raison qu’est la sensation pure. Nous pourrions alors dire, avec Husserl, que la perception se met en présence d’un objet temporo-spatial. Or, dans la constitution même de cet objet entrent une foule d’intentions vides qui ne posent pas d’objets nouveaux mais qui déterminent l’objet présent par rapport à des aspects présentement non perçus. Par exemple, il est bien entendu que ce cendrier qui est à côté de moi a un “dessous”, qu’il repose par ce dessous sur la table, que ce dessous est de porcelaine blanche, etc. Ces diverses connaissances viennent soit d’un savoir mnémique, soit d’inférences anté-prédicatives. Mais ce qu’il faut bien noter, c’est que ce savoir, quelle que soit son origine, reste informulé, anté-prédicatif : ce n’est pas qu’il soit inconscient mais il colle à l’objet, il se fond à l’acte de la perception. Ce qui est visé, ce n’est jamais explicitement l’aspect invisible de la chose, c’est tel aspect visible de la chose en tant qu’un aspect invisible lui correspond, c’est la face supérieure du cendrier en tant que sa structure même de face supérieure implique l’existence d’un “dessous” ». Ibid., p. 233.
16 C’est pourquoi l’idée selon laquelle le cadre cinématographique serait, du point de vue de la perception, équivalent à une fenêtre fausse considérablement l’analyse. D’abord parce que la fenêtre permet une perception à travers elle ; c’est sa transparence, ou son ouverture, qui rend possible l’acte perceptif. D’autre part, l’espace autour de la fenêtre et l’espace au-delà de la fenêtre sont continus, homogènes : leur distinction réside dans la perception en profondeur que permet l’ouverture. Le cadre cinématographique, en revanche, s’inscrit sur une surface opaque – l’écran – qui reçoit une projection lumineuse : on ne voit donc pas à travers lui, mais à partir de lui ; l’écran est une surface sur laquelle s’inscrit le cadre. À cela s’ajoute le fait qu’entre le monde offert dans le cadre, et le monde qui entoure le cadre, il y a une césure profonde : c’est même parce que ce qui entoure le cadre – la salle de cinéma, ou la pièce dans laquelle on regarde un film – disparaît que le hors-champ, c’est-à-dire ce qui poursuit l’espace du cadre dans le monde filmique peut être posé par le spectateur.
Il peut être utile, pour mieux appréhender cette question, de comparer l’effet que produit le cadre avec l’effet de cache qu’on trouve dans certains films, comme dans 2046, de Woung Kar Waï : le réalisateur utilise des rideaux, ou des cloisons pour réduire, à l’intérieur du cadre, la visibilité spectatorielle ; c’est alors qu’on peut parler de fenêtre ; car dans le plan lui-même l’espace est concentré sur un point de vision en profondeur, tandis que reste visible un entourage qui obture la vision, au premier plan, tout en faisant partie du même espace.
17 Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 321.
18 À propos de la perception ordinaire, Merleau-Ponty écrit :
« Les mouvements du corps propre <…> forment avec les phénomènes extérieurs un système si bien lié que la perception extérieure “tient compte” du déplacement des organes perceptifs, trouve en eux sinon l’explication expresse, du moins le motif des changements intervenus dans le spectacle et peut ainsi les comprendre aussitôt. » Ibid., p. 59.
19 « Comme le théâtre par la rampe et l’architecture scénique, la peinture s’oppose en effet à la réalité même et surtout à la réalité qu’elle représente, par le cadre qui la cerne. On ne saurait en effet ne voir dans le cadre du tableau qu’une simple fonction décorative ou rhétorique. La mise en valeur de la composition du tableau n’en est qu’une conséquence secondaire. Bien plus essentiellement le cadre a pour mission, sinon de créer, du moins de souligner l’hétérogénéité du microcosme pictural et du macrocosme naturel dans lequel le tableau vient s’insérer. <…>
En d’autres termes, le cadre du tableau constitue une zone de désorientation de l’espace. À celui de la nature et de notre expérience active qui borde ses limites extérieures, il oppose l’espace orienté en dedans, l’espace contemplatif est seulement ouvert sur l’intérieur du tableau.
Les limites de l’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois entendre, le cadre de l’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité. Le cadre polarise l’espace vers le dedans, tout ce que l’écran nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers. Le cadre est centripète, l’écran centrifuge. » « Peinture et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma ? Paris, éditions du Cerf, 1976, p. 188.
20 C’est ce que remarque avec beaucoup de justesse Noël Burch lorsqu’il rend hommage en ses termes à Jean Renoir :
« Car il est important de comprendre que l’espace-hors-champ a une existence épisodique, ou plutôt fluctuante, au cours de n’importe quel film. Et c’est la structuration de ce flux qui peut être un outil puissant dans les mains du réalisateur, ce que Renoir le premier, croyons-nous, avait pleinement compris. » Op. cit., p. 44.
21 « Et cependant que vois-je de la fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » Méditation seconde, in Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, Pléiade, 1953, p. 281.
22 Nous formons cette expression bien évidemment en référence au concept sartrien de « quasi-observation » par laquelle il définit la conscience imageante :
« Dans la perception, un savoir se forme lentement ; dans l’image, le savoir est immédiat. Nous voyons dès à présent que l’image est un acte synthétique qui unit à des éléments plus proprement représentatifs un savoir concret, non imaginé. Une image ne s’apprend pas : elle est exactement organisée comme les objets qui s’apprennent, mais, en fait, elle se donne tout entière pour ce qu’elle est, dès son apparition. » L’Imaginaire, Paris, éditions Gallimard, 1986, p. 25.
Néanmoins, il est utile de préciser que ce qu’il appelle quasi-observation, qui relève d’une constitution spontanée et close d’un objet, et qui s’oppose, selon lui, au nécessaire apprentissage et à l’élaboration lente qui constitue l’objet perçu, renvoie pour Sartre à l’objet imagé. Or, lorsque nous parlons de « quasi-perception », nous ne désignons pas par là, à propos de l’image cinématographique, le champ, dans la mesure où il est effectivement perçu, mais le hors-champ, qui est partie intégrante, bien que paradoxale, de l’image cinématographique.
23 Le mot peut sembler désigner une activité strictement intellectuelle, là où nous entendons définir une participation affective en même temps qu’imageante. Il pointe le caractère aventureux, inventif, de ce qu’imagine le spectateur, qui est bien sûr contraint à imaginer, mais libre d’imager le mode d’apparition de ce hors-champ à partir des sollicitations qui lui sont faites, tant que, bien sûr, il ne devient pas, par le jeu du contrechamp, un élément présent dans le champ. Il ne faut pas en conclure que le spectateur produit nécessairement un objet clairement présent dans son esprit. Le hors-champ dynamique sollicite des impressions qui mêlent des tonalités, plutôt que des représentations claires, de l’événement ou l’être hors-champ. Ce qui est hors-champ est réellement présent pour le spectateur, mais selon une modalité encore confuse, bien qu’intense du point de vue émotionnel, n’existant pas nécessairement comme représentation distincte.
24 Le minutage indiqué correspond au DVD de l’édition MGM, paru en 2004.
25 « Nana ou les deux espaces », Une praxis du cinéma, Paris, Gallimard, 1986, p. 46.
26 Ibid., p. 51.
27 Le minutage indiqué correspond au DVD de l’édition Paramount Home Vidéo, 1999.
28 En effet, adopter la position perceptive d’un personnage, cela n’est en aucun cas avoir affaire à sa subjectivité ; le film de Delmer Daves, Dark Passage, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner en note dans cette section, en offre une démonstration saisissante : tant que le personnage joué par Humphrey Bogart n’apparaît pas dans le champ, mais est le simple foyer des plans que nous percevons, rien de sa personnalité ni de ses pensées ne nous sont accessibles. Merleau-Ponty résume cette question très sobrement :
« Voilà pourquoi l’expression de l’homme peut être au cinéma si saisissante : le cinéma ne nous donne pas, comme le roman l’a fait longtemps, les pensées de l’homme, il nous donne sa conduite ou son comportement, il nous offre directement cette manière spéciale d’être au monde, de traiter les choses et les autres, qui est pour nous visible dans les gestes, le regard, la mimique, et qui définit avec évidence chaque personne que nous connaissons. Si le cinéma veut nous montrer un personnage qui a le vertige, il ne devra pas essayer de rendre le paysage intérieur du vertige, comme Daquin dans Premier de cordée et Malraux dans Sierra de Teruel ont voulu le faire. Nous sentirons beaucoup mieux le vertige en le voyant de l’extérieur, en contemplant ce corps déséquilibré qui se tord sur un rocher, ou cette marche vacillante qui tente de s’adapter à on ne sait quel bouleversement de l’espace. Pour le cinéma comme pour la psychologie moderne, le vertige, le plaisir, la douleur, l’amour, la haine sont des conduites. » « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Sens et non-sens, Paris, éditions Gallimard, 2009, p. 74.
29 In L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1986, p. 47 et suivantes.
30 Ibid., p. 51.
31 Ainsi, le film a-t-il, selon Benjamin un caractère « haptique », « en raison des changements de lieux et de plans qui assaillent le spectateur par à-coups. » :
« Que l’on compare l’écran sur lequel se déroule le film à la toile sur laquelle se trouve le tableau. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation ; devant elle, il peut s’abandonner à ses associations d’idées. Rien de tel devant les prises de vues du film. À peine son œil les a-t-il saisies qu’elles se sont métamorphosées. Impossible de les fixer. Duhamel, qui déteste le cinéma, qui ne comprend rien à sa signification, mais non sans avoir saisi quelques éléments de sa structure, souligne ce caractère lorsqu’il écrit : “Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées.” (Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930, p. 52) Effectivement le processus d’association du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur métamorphose. C’est de là que vient l’effet de choc exercé par le film et qui, comme tout choc, ne peut être amorti que par une attention renforcée. » L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Allia, 2007. [Gallimard, 2000] [Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, Frankfurt am Main, 1972], p. 67-68.
32 À ce sujet, Noël Burch fait l’analyse d’un extrait du célèbre film d’Hitchcock, Les oiseaux, dans lequel une discontinuité spatiale entre deux plans est déjouée par un mouvement de la caméra :
« Le personnage bouche le cadre au début du plan, et, par le “jeu normal” d’alternance des champs, et faute, surtout, d’autre orientation, nous croyons la caméra braquée vers un autre coin du décor : donc, raccord avec continuité du temps (Tippi Hedren poursuit sa conversation “off”), mais discontinuité spatiale. Cependant, lorsque l’institutrice a fini de s’asseoir, elle démasque le fond du décor, et nous découvrons, en plan moyen, Tippi Hedren au téléphone : en fait, donc, il y avait continuité spatiale aussi (raccord dans l’axe). Notre esprit est amené d’abord sur une fausse piste, ce qui oblige à une sorte de revirement après coup, itinéraire beaucoup plus complexe que celui implicite dans la notion de “raccord invisible” ». Une praxis du cinéma, Paris : Gallimard, 1986, p. 34.
Cette analyse est précieuse, car elle montre que le « raccord » est toujours fait par le spectateur à partir d’indications qui lui sont suggérées par les éléments de situation spatiale et temporelle du ou des plans précédents, et que ces indications obligent le spectateur à une vivacité d’esprit plus ou moins grande.
On a pu ainsi parler de l’art de l’ellipse chez Lubitsch, et de son cinéma comme d’un cinéma cérébral, car la plupart des passages d’un plan à l’autre supposent, de la part du spectateur, une participation très active, soit parce qu’il doit compléter ce qui n’est pas donné entre les plans, soit parce qu’il doit deviner une partie de l’action qui lui est présentée…
33 Op. cit., p. 38.
34 « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 2009, p. 74.
35 Ibid., p. 64.
36 L’œil et l’objectif, La psychologie de la perception à l’épreuve du style cinématographique, Paris, Vrin, 2012, p. 249.