1 Ou, pour citer Gilles Deleuze reformulant le programme d’étude de Christian Metz, « À quelles conditions peut-on considérer qu’au cinéma, l’image fait langage ? »
2 Voici la traduction du texte du générique : « L’homme à la caméra. Enregistrement sur pellicule en 6 bobines. Production Vufku, 1929. Extrait du journal de bord d’un opérateur de cinématographe.
À l’attention des spectateurs : Le film que vous allez voir est un essai de diffusion cinématographique de scènes visuelles. Sans recours aux intertitres (Le film n’a pas d’intertitres). Sans recours à un scénario (Le film n’a pas de scénario). Sans recours au théâtre (Le film n’a pas de décor, pas d’acteurs, etc.). Cette œuvre expérimentale a pour but de créer un langage cinématographique absolu et universel complètement libéré du langage théâtral littéraire.
Auteur et conducteur de l’expérimentation : Dziga Vertov.
Chef opérateur : Mikhaïl Kaufman
Assistante-monteuse : Élisabeth Svilova. »
3 Le minutage indiqué correspond à l’édition CNDP-Chasseneuil du Poitou, paru en 2003.
4 Le film a été tourné pendant trois ans à Kiev, Odessa et Moscou, sans aucune indication permettant de distinguer ces différents lieux, autre que la présence de bâtiments publics identifiables.
5 Pour ce faire, il utilise le suffixe « chestvo », qui désigne une qualité abstraite. On pourrait le traduire par quelque chose comme « cinématographicité ». Il est entendu que Vertov reconnaît en 1924 dans son journal que « nous n’utilisons presque jamais le terme de “kinochestvo”, parce qu’il ne dit rien et que c’est un néologisme gratuit. » Par ailleurs, il faut signaler tout de même que la création de ce terme participe d’une démarche qui consiste à se démarquer radicalement du cinéma qu’il critique, en tant qu’idéologie et en tant qu’art bourgeois.
6 In « We: Variant of a Manifesto », 1922, The writings of Dziga Vertov, University of California Press, 1992, traduit du russe en anglais par Kevin O’Brien, p. 8-9. C’est nous qui traduisons de l’anglais. Les italiques sont de l’auteur.
7 Il écrit à ce propos :
« Et voici qu’un jour de printemps 1918, je rentre de la gare. J’ai encore aux oreilles les soupirs, le bruit du train qui s’éloigne… quelqu’un jure… un baiser… quelqu’un s’exclame… Rire, sifflet, voix, coups de la cloche de la gare, halètement de la locomotive… Murmures, appels, adieux… Je pense chemin faisant : il faut que je finisse par dégotter un appareil qui ne décrive pas mais inscrive, photographie ces sons. Sinon, impossible de les organiser, de les monter. Ils s’enfuient comme fuit le temps. Une caméra, peut-être ? Inscrire ce qui a été vu… Organiser un univers non point audible, mais visible ? Peut-être est-ce là la solution ? » « Naissance du ciné-œil », ibid., p. 40.
8 Le mouvement créé par le montage – ou intervalle – est caractérisé ainsi par Vertov un an plus tard :
« Vous vous promenez à Chicago aujourd’hui en 1923, mais je vous fais saluer le camarade Volodarsky, qui arpente une rue de Petrograd en 1918, et il répond à votre salut.
Un autre exemple : les cercueils de héros nationaux sont descendus dans leur tombe (Ils ont été tués à Astrakhan en 1918) ; la tombe est comblée (Kronstadt, 1921) ; on donne le canon (Petrograd, 1920) ; le service funèbre se déroule, on enlève les chapeaux (Moscou, 1922) – de telles choses vont ensemble, même à partir de rushes nus, qui n’ont pas été spécifiquement tournés dans ce but. <…>
Je suis le ciné-œil. Je suis un constructeur. Je vous ai placé, vous que j’ai créé aujourd’hui, dans une chambre extraordinaire qui n’existait pas avant aujourd’hui et que j’ai créée aussi. Dans cette chambre, il y a douze murs tournés par moi dans différentes parties du monde. En mettant ensemble des plans de murs et de détails, j’ai réussi à les organiser dans un ordre qui est plaisant et de construire grâce à des intervalles, avec précision, une “phrase-film” qui est la chambre. » « The council of three », ibid., p. 16-17.
Dominique Chateau écrit à ce propos : « L’intervalle, donc, c’est l’utilisation de l’écart sur le plan du référent entre deux images pour constituer un lien sémantico-visuel entre elles sur la base d’un ou de plusieurs paramètres visuels et en vue de participer à la dynamique du discours qu’ils actualisent ponctuellement. » In « Forme discursive et pensée visuelle », Vertov, L’invention du réel !, sous la direction de J.P.Esquénazi, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 150.
9 On trouve ce procédé systématiquement dans le film, et il est en cela emblématique du mode de montage choisi par Vertov.
10 Dominique Chateau décrit ainsi ce processus d’abstraction :
« Si effectivement L’homme à la caméra fonctionne comme une machine cognitive, c’est que, à tout moment, le cinéaste s’efforce de diluer le profilmique dans le conceptuel, le particulier dans le général ; paradoxalement, au fur et à mesure que nous découvrons du profilmique inconnu, le film nous force à regarder ou, mieux encore, à penser par-delà ce profilmique, nous ramenant à du conceptuel connu – ou, ce qui revient au même, à ce que nous savons déjà sur le profilmique, au savoir conceptuel que nous utilisons pour reconnaître et interpréter les signes dont il est fait. Plus fondamentalement encore, le film nous ramène incessamment des faits enregistrés à sa matrice thématique. » Ibid.
11 Voici le programme que Vertov rédige en 1929, à la date de la sortie de L’homme à la caméra :
« Ciné-œil = un voir cinématographique (Je vois à travers la caméra) + ciné-écriture (J’écris le film avec la caméra) + ciné-ordonnancement. (Je monte)
La méthode du ciné-œil est une méthode expérimentale scientifique pour explorer le monde visible.
Fondée sur l’enregistrement systématique sur film de faits provenant de la vie.
Fondée sur l’organisation systématique de ce matériel documentaire enregistré. <…>
Le ciné-œil plonge dans le chaos apparent de la vie pour trouver dans la vie elle-même la réponse à un thème désigné. Pour trouver la force résultant d’un million de phénomènes en lien avec le thème donné. Pour monter, pour arracher, par l’intermédiaire de la caméra, ce qu’il y a de plus typique, de plus efficient, à la vie ; pour organiser les fragments du film arrachés à la vie en un ordre visuel rythmique et signifiant, une phrase visuelle signifiante, une essence de “Je vois” ». The writings of Dziga Vertov, op. cit., p. 87-88.
12 L’image-temps, chapitre 2 : « Récapitulation des images et des signes », Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p. 38 à 61.
13 « Pour qui aborde le cinéma sous l’angle linguistique, il est bien malaisé de ne pas être renvoyé sans cesse de l’une à l’autre des évidences entre quoi se partagent les esprits : le cinéma est un langage ; le cinéma est infiniment différent du langage verbal. Va-et-vient que l’on n’esquive pas facilement, ni peut-être impunément. » « Le cinéma, langue ou langage ? » Essai sur la signification au cinéma I, Paris, Klincksieck, 2003, p. 51.
14 Ibid., p. 52-53.
15 Ibid., p.53.
16 « Au cinéma, la distance est trop courte. Le signifiant est une image, le signifié est ce-que-représente-l’image. » Ibid., p. 68.
17 Image-Temps, op. cit., p. 41.
18 Ibid., p. 44.
19 L’image-mouvement, Paris, Les éditions de minuit, 1983, p. 117.
20 Ibid., p. 118.
21 Ibid., p. 118.
22 Op. cit., p. 69.
23 Ibid., p. 53.
24 « Logique de L’homme à la caméra », in Vertov, L’invention du réel !, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 163-177.
25 Ibid., p. 166.
26 Cf. l’analyse que Dominique Chateau propose de cette difficulté dans « Forme discursive et pensée visuelle », in Vertov, l’invention du réel !, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 157-159.
27 Op. cit., p. 80.