1 « Le cinéma est un langage. Il peut dire des choses – de grandes choses abstraites. Et c’est ce que j’adore au cinéma.
Les mots, ce n’est pas nécessairement mon fort. Il y a des gens qui sont poètes et s’en tirent à merveille avec les mots. Mais le cinéma est son propre langage. Il permet de dire beaucoup de choses grâce à lui, car il offre un moyen de scander le temps. <…>
Pour moi, c’est magnifique de penser à ces images et à ces sons qui défilent ensemble dans le temps, pour accomplir ce qui ne peut être accompli que par le cinéma. Il n’y a pas que les mots et la musique – c’est toute une gamme d’éléments qui s’allient pour créer quelque chose qui n’existait pas auparavant. On raconte des histoires. On imagine un monde, une expérience que les gens ne peuvent vivre qu’en voyant ce film. »
Mon histoire vraie, Paris, Sonatine éditions, 2006, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, p. 25-26.
Ces quelques remarques de Lynch doivent être prises d’autant plus au sérieux qu’elles sont subsumées sous le titre : « Cinéma »…
2 Nous reviendrons plus en détail sur cette question en troisième partie, en étudiant les effets du découpage sur l’activité spectatorielle.
3 Dans Vocabulaires du cinéma, la séquence est ainsi définie : « Suite d’actions ayant une certaine unité qui permet de l’isoler dans la continuité du film. Elle concerne généralement un lieu géographique unique, mais peut comporter plusieurs scènes séparées ou non par des ellipses temporelles. » Joël Magny, Paris, Les Cahiers du cinéma, SCEREN-CNDP, 2004, p. 83.
Vincent Pinel, dans Vocabulaire technique du cinéma, en donne la définition suivante :
« Suite de scènes (ou scène unique) constituant une action dramatique autonome ou distincte. » Paris, Armand Colin, 2005, p. 365.
4 On trouve ce même procédé dans Short Cuts de Robert Altman, ou Babel, d’Iñarritu, mais nous verrons que dans Mulholland Drive, la tension entre l’unité du film et l’explosion des récits ne se dénoue pas strictement de manière narrative.
5 Dans Mon histoire vraie, il raconte l’anecdote suivante :
« Donc j’étais peintre. Je faisais de la peinture et je suis allé à l’école des Beaux-Arts. Les films ne m’intéressaient pas outre mesure. J’allais au cinéma de temps en temps, mais ce que je voulais faire avant tout, c’était de la peinture.
Or un beau jour, j’étais assis dans un vaste studio de l’académie des Beaux-Arts de Pennsylvanie. La salle était divisée en petits boxes. J’étais dans mon box ; il était à peu près trois heures de l’après-midi. Et je travaillais à un tableau, c’était un jardin, la nuit. Il y avait beaucoup de noir, avec des plantes vertes qui émergeaient de l’obscurité. Soudain ces plantes se sont mises à bouger, et j’ai entendu le vent. Je ne prenais pas de drogues ! Je me suis dit : Oh, c’est fantastique, ça ! Et j’ai commencé à me demander si le film pouvait être un moyen d’animer les peintures.
À la fin de chaque année, il y avait un concours de peinture et de sculpture expérimentales. L’année d’avant, j’avais construit quelque chose pour le concours, et cette fois-ci je me suis dit : Je vais faire une peinture qui bouge. » Op. cit. p. 22-23.
6 Il est à rappeler que dans la photographie, le « bougé » désigne une image qui représente un objet dont les contours ne sont pas nets, parce que la photo a été prise alors que l’objet ou le photographe étaient en mouvement : le « bougé » s’inscrit donc comme un échec à fixer les contours d’un objet, mais aussi comme la transcription d’une forme de temporalité par l’enregistrement des effets du mouvement sur l’opération photographique d’enregistrement. Il est ainsi, contre une fixation des contours, une « écriture du temps ».
7 Le découpage séquentiel établi ici ne correspond pas à l’édition du DVD, mais propose un séquencier que l’on peut reconstituer en suivant les grandes unités dramatiques de la première heure du film.
8 Cette distinction entre juxtaposition et superposition est proposée par Georges Poulet à propos de la manière dont Proust, dans la recherche du temps perdu opère une construction non tant narrative, selon l’auteur, que picturale :
« Qu’est-ce que juxtaposer ?
C’est poser une chose à côté d’une autre.
À côté et non pas au-dessus ! Il faut, en effet, distinguer soigneusement la juxtaposition de son analogue, la superposition. L’une et l’autre impliquent la présence de deux réalités contiguës, mais non fondues, placées de telle sorte que l’esprit va de l’une à l’autre sans les confondre comme sans les multiplier. Mais la juxtaposition suppose la simultanéité des réalités conjointes, tandis que la superposition requiert la disparition de l’une pour qu’ait lieu l’apparition de l’autre. » L’espace proustien, Paris, Gallimard, 1963, p. 112.
9 On peut raisonnablement penser qu’il s’agit aussi d’un hommage au film de Billy Wilder, Sunset Boulevard, dont le titre fait écho à celui choisi par Lynch, et dont la séquence inaugurale fait également apparaître le titre comme un élément présent sur un poteau indicateur. Dans Mon histoire vraie, Lynch témoigne de son admiration pour cette œuvre : « Je suis un grand admirateur de Billy Wilder. Il y a deux de ses films que j’apprécie tout particulièrement car ils créent un monde à part : Boulevard du Crépuscule (Sunset Boulevard) et La Garçonnière (The Apartment). » Mon histoire vraie, op. cit., p. 120.
10 Bien évidemment, ces différentes métamorphoses ont donné lieu à des interprétations du film plus ou moins savantes ; elles nous semblent toutes pêcher par le grave défaut de vouloir réduire, ou absorber, le mouvement métaphorique pour lui donner un sens ultime : le grand intérêt du travail de Lynch résidant justement dans l’impossibilité que nous avons à fixer un sens… C’est en cela que Lynch fait vivre une expérience cinématographique, si l’on veut prendre au sens propre ce mot : écriture du temps… Il n’en demeure pas moins que ces déplacements fonctionnent aussi comme dans la logique métaphorique du rêve, ce qui a donné lieu à des interprétations psychanalytiques du film. Il nous paraît déterminant ici que cette logique métaphorique soit clairement une logique d’association mentale, produisant un univers plastique indépendant de tout récit réaliste, et parfaitement cohérent, grâce à la systématicité de ces déplacements métaphoriques.
11 Il se trouve que cette phrase évoque deux œuvres picturales importantes du début du XXe siècle. « La trahison des images », de Magritte, sur lequel on peut lire : « Ceci n’est pas une pipe », et une œuvre de Picabia, intitulée « Voilà une femme », dont le titre est inscrit en haut du tableau. Dans Les mots dans la peinture, Michel Butor décrit ainsi l’effet de ce dernier tableau :
« Chez Picabia, on voit des titres inscrits, choisis volontairement très loin de ce que le tableau final nous montre, et ceci indépendamment de tout trajet à partir d’un modèle. Le trajet ici est à l’intérieur même de la nomination. De même que les emblèmes de deux saints différents mis en présence engendraient une étincelle fantastique, comme deux mots empruntés à des régions différentes dans un poème, de même une étincelle de sens nouveau jaillit de la confrontation d’une image et d’un titre désignant à première vue tout autre chose. Ici encore il est indispensable que le titre soit sur le tableau, sinon le spectateur, ne percevant pas immédiatement la relation, cesserait de consulter le catalogue, pourrait même croire à une erreur, et plus rien ne se produirait. » Paris, Flammarion, 1969, p. 63.
12 Cette logique de juxtaposition des plans n’est pas spécifique à Lynch : elle est même plus ancienne que la logique narrative au cinéma ; ainsi que l’a bien montré Jean Giraud, on appelait, dans le cinéma des premiers temps, les plans des « tableaux », dont le cours autonome ne dépendait pas d’un agencement par le montage. Cette logique « picturalisante » s’est maintenue au cinéma ; cf. l’article de Pascal Bonitzer « Le plan-tableau » (Cahiers du cinéma, N° 370, avril 1985, p. 16-22, réédité en chapitre dans Décadrages, Paris, l’Étoile, 1985, p. 29-41) dans lequel il développe cette notion de « plan-tableau » à propos des plans de Passion, de Godard, L’hypothèse du tableau volé, de Ruiz, La Marquise d’O, de Rohmer. Néanmoins, ce qui est intéressant dans le travail de Lynch, car systématique, c’est la manière dont il explore les effets de la logique picturalisante sur la logique narrative : ces plans ne procèdent pas d’une référence à des tableaux existants, mais d’une certaine manière de s’agencer entre eux.