1 Il faut bien entendu rappeler que la réalisation d’un film est un ensemble d’opérations qui requiert de nombreux agents, techniciens, artistes, concourant à sa mise en œuvre. Nous serons conduit à parler du réalisateur pour plus de commodités, celui-ci étant généralement considéré comme le « maître d’œuvre », même si, parfois, c’est le producteur qui prend des décisions cruciales, et si, toujours, la réalisation est le résultat d’un travail collectif, usant de talents multiples.
2 « Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le « message » de l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles ; voudrait-il s’exprimer, du moins devrait-il savoir que la « chose » intérieure qu’il a la prétention de « traduire », n’est elle-même qu’un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s’expliquer qu’à travers d’autres mots, et ceci indéfiniment. » « La mort de l’auteur », 1968, in Essais critiques IV, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 65.
3 La notion d’auteur est par exemple portée aux nues par Rohmer à propos de Hitchcock, en ces termes :
« Quand un homme depuis trente ans, et à travers cinquante films, raconte à peu près toujours la même histoire – celle d’une âme aux prises avec le mal – et maintient le long de cette ligne unique le même style fait essentiellement d’une façon exemplaire de dépouiller les personnages et de les plonger dans l’univers abstrait de leurs passions, il me paraît difficile de ne pas admettre que l’on se trouve pour une fois en face de ce qu’il y a après tout de plus rare dans cette industrie : un auteur de films. » Cahiers du cinéma, Hors-série consacré à Hitchcock, octobre 1954.
Il s’agit bien d’opposer la ténacité d’un « auteur » à la pression de la production.
4 Dans « Une certaine tendance du cinéma français », article polémique paru en janvier 1954 dans Les Cahiers du cinéma (N° 31), Truffaut se justifiait ainsi de l’attaque menée contre le « cinéma de scénaristes » :
« Mais pourquoi – me dira-t-on – pourquoi ne pourrait-on porter la même admiration à tous les cinéastes qui s’efforcent d’œuvrer au sein de cette Tradition et de la Qualité que vous gaussez avec tant de légèreté ? Pourquoi ne pas admirer autant Yves Allégret que Becker, Jean Delannoy que Bresson, Claude Autant-Lara que Renoir ? Eh bien je ne puis croire à la co-existence pacifique de la Tradition de la Qualité et d’un cinéma d’auteurs. Au fond Yves Allégret, Delannoy ne sont que les caricatures de Clouzot, de Bresson. Ce n’est pas le désir de faire scandale qui m’amène à déprécier un cinéma si loué par ailleurs. Je demeure convaincu que l’existence exagérément prolongée du réalisme psychologique est la cause de l’incompréhension du public devant des œuvres aussi neuves de conception que Le Carrosse d’or, Casque d’or, voire Les Dames du Bois de Boulogne et Orphée.
Vive l’audace certes, encore faut-il la déceler où elle est vraiment. Au terme de cette année 1953, s’il me fallait faire une manière de bilan des audaces du cinéma français, n’y trouveraient place ni le vomissement des Orgueilleux, ni le refus de Claude Laydu de prendre le goupillon dans Le Bon Dieu sans confession, non plus les rapports pédérastiques des personnages du Salaire de la peur, mais bien plutôt la démarche de Hulot, les soliloques de la bonne de La Rue de l’Estrapade, la mise en scène du Carrosse d’or, la direction d’acteurs dans Madame de, et aussi les essais de polyvision d’Abel Gance. On l’aura compris, ces audaces sont celles d’hommes de cinéma et non plus de scénaristes, de metteurs en scène et non plus de littérateurs. »
5 « On devrait chercher un synonyme de réalisateur qui ne semble pas une dénomination très pratique, mais qui correspond à peu près à la fonction de celui qu’on nomme “metteur en scène” et que nous voudrions voir débaptiser. » Le Film, 28 octobre 1918, 6/2 (in Giraud 1956).
6 Cité par Joël Magny, dans l’article « Cinéma (Réalisation d’un film) Mise en scène » de l’Encyclopaedia Universalis, 2004.
7 À côté de ce terme, existe « filmmaker », qui est l’équivalent de « cinéaste » en français, c’est-à-dire qui renvoie la fonction à la fabrication du film.
8 Comme le résume sobrement Robert Bresson :
« Il faut être beaucoup pour faire un film, mais un seul qui fait, défait, refait ses images et ses sons, en revenant à chaque seconde à l’impression ou à la sensation initiale, incompréhensible aux autres, qui les a fait naître. » Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1988, p. 120.
De son côté, Andréi Tarkovski présente ainsi les difficultés du métier de réalisateur :
« Dire que le réalisateur risque à tout moment de se retrouver comme un simple témoin qui observe le scénariste en train d’écrire, le décorateur de construire, l’acteur de jouer, le chef-opérateur en train de filmer, le monteur de couper et de coller, n’est pas une exagération. C’est ce qui arrive souvent dans la production commerciale, où le réalisateur est chargé avant tout de coordonner entre elles les tâches des différents membres de l’équipe de tournage. » Le temps scellé, Paris, Cahiers du cinéma, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes, 1989, p. 118.
Il faut aussi ajouter ce que Robert Bresson mentionne avec une pointe d’humour : « Metteur en scène ou director. Il ne s’agit pas de diriger quelqu’un, mais de se diriger soi-même. » Op. cit., p. 16.
9 Pour plus de détails sur cette question, il faut se référer à l’analyse du montage que Vincent Amiel propose dans Esthétique du montage, Paris, Nathan, 2001, p. 76-77.
10 C’est ce qui est par exemple arrivé au scénario écrit par François Truffaut de À bout de souffle, que Jean-Luc Godard lui a fait écrire, pour ensuite ne pas s’en servir.
11 Cf. Noël Burch, Une praxis du cinéma, Paris, Gallimard, collection « Folio essais », Paris, 1986, note 1, p. 23 :
« Il convient de distinguer entre les deux sens du mot “plan”, selon qu’il s’agit du tournage ou du montage : dans le premier cas, un plan est délimité par deux arrêts de caméra, dans le second, par deux coupes ou changements de plan. En fait, il faudrait deux mots, mais aucune langue ne les propose à notre connaissance. »
12 Comme en témoigne la boutade célèbre du monteur américain cité par Vincent Amiel, dans Esthétique du montage :
« – Moi, le nom du scénariste, je le découvre le jour où je le vois écorché au générique…
Mais, et le scénario, alors ? insistai-je ? Vous ne lisez donc pas les scénarios ?
Bien sûr que si, voyons ! Mais pas avant d’avoir découpé le négatif. Je les lis simplement pour voir si le scénario et le film ont quelque chose à voir. Avant, je commençais par lire le scénario, mais ça m’embrouillait les idées. »
Robert Parrish, J’ai grandi à Hollywood, Paris, Stock, 1980 (In Vincent Amiel, op. cit., p. 4-5).
13 Op. cit., p. 21-22. Il faut indiquer cependant que, dans son souci de définir un art véritablement cinématographique, Robert Bresson propose une poïétique qui interdit toute expressivité singulière à l’acteur, au décor, à la musique, etc. C’est ce qui le conduit à traiter ses acteurs, non professionnels, en « modèles ». Mais il a le mérite de souligner, par sa radicalité, une difficulté du cinéma, à savoir fusionner des modes d’expressivité divers.
14 Le temps scellé, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1989, p. 165-166.
15 Il n’est pas étonnant qu’il soit cité par Gilles Deleuze dans le chapitre de Image-temps dans lequel celui-ci s’oppose vivement à la conception sémiologique de Christian Metz. « Dans un texte d’une grande portée, Tarkovski dit que l’essentiel, c’est la manière dont le temps s’écoule dans le plan, sa tension ou sa raréfaction, « la pression du temps dans le plan ». Il a l’air de s’inscrire ainsi dans l’alternative classique, plan ou montage, et d’opter vigoureusement pour le plan (« la figure cinématographique n’existe qu’à l’intérieur du plan »). Mais ce n’est qu’une apparence, puisque la force ou pression de temps sort des limites du plan, et que le montage lui-même opère et vit dans le temps. Ce que Tarkovski refuse, c’est que le cinéma soit comme un langage opérant avec des unités même relatives de différents ordres : le montage n’est pas une unité d’ordre supérieur qui s’exercerait sur les unités-plans, et qui donnerait ainsi aux images-mouvements le temps comme qualité nouvelle. » Op. cit., p. 60.
16 « L’image fait comparaître les choses. C’est une sommation du réel qui nous donne toujours à penser sur les choses en même temps qu’elle nous donne à penser avec elles. » La sémiologie en question, Paris, Les éditions du Cerf, 1987, p. 102-103.
17 C’est le sens à donner aux expérimentations de Koulechov. Ce théoricien est célèbre pour avoir proposé comme exercice de réflexion sur le montage différentes associations de plans à un même premier plan. Selon Pascal Bonitzer ces expérimentations « consistaient essentiellement à établir systématiquement les automatismes, les réactions réflexes des spectateurs en présence des solutions de continuité dans le montage des films. Elles vont toutes dans le sens d’une « cicatrisation » imaginaire de l’espace fractionné par le montage ; elles tendent toutes à montrer qu’il est impossible de ne pas supposer un rapport (une contiguïté, un sens) entre deux images, entre deux corps arbitrairement collés l’un à la suite de l’autre. » Le champ aveugle, essais sur le réalisme au cinéma, « Qu’est-ce qu’un plan ? », Paris, Les cahiers du cinéma, 1999, p. 19-20.
18 Saint-Genet, Paris, Gallimard, 1952, p. 283.