1 Pour Robert Bresson, cette ambivalence est fâcheuse, car elle tire le cinéma vers le théâtre, qui relève pour lui, à la différence du cinéma, du jeu, en détournant l’attention du spectateur vers le travail spécifique du comédien :
« Admettre que X soit tour à tour Attila, Mahomet, un employé de banque, un bûcheron, c’est admettre que X joue. Admettre que X joue, c’est admettre que les films où il joue relèvent du théâtre. Ne pas admettre que X joue, c’est admettre que Attila = Mahomet = un employé de banque = un bûcheron, et c’est absurde. » Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975, p. 26.
Cette remarque de Robert Bresson nie la tension qui peut exister, chez le spectateur, entre la perception de l’acteur et celle du personnage.
2 Le minutage indiqué correspond à l’édition Aventi du DVD, paru en 2006.
3 Malaise dont Haneke s’est quasiment fait une marque de fabrique, notamment dans Funny games US : lorsque l’épouse sequestrée réussit à tuer un des deux tortionnaires, l’autre attrape une télécommande et rembobine la scène à laquelle nous venons d’assister, transformant l’action que nous venons de voir en séquence filmée, modifiable selon le désir spéculaire, et basculant ce bourreau sadique tout à côté du spectateur, dans la proximité de sa toute-puissance, celle qui lui fait détenir la télécommande.
4 « L’utilisation variable des indices sonores matérialisants est un autre moyen d’expression audio-visuelle, concernant dans ce cas la perception de la matière. Un son de film peut contenir plus ou moins de ces indices sonores matérialisants, et à la limite pas du tout. Une voix, un bruit de pas, une note peuvent en comporter, en situation d’écoute in situ comme dans un film ou dans une musique concrète, plus ou moins (crissements, craquements ou chuintements dans un bruit de pas ; légers accidents d’attaque, de résonance, de régularité rythmique ou de justesse dans une séquence musicale.). » Le son, Paris, Armand Colin, 2004, p. 228.
5 Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1988, p. 102.
6 « Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. Comprenons que le possible n’est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n’existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n’existe pas (actuellement) hors de ce qui l’exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l’implique, il l’enveloppe comme quelque chose d’autre, dans une sorte de torsion qui met l’exprimé dans l’exprimant. » « Michel Tournier et le monde sans autrui », Logique du sens, Paris, éditions Minuit, 1969, p. 356-357.
7 Pascal Bonitzer, dans l’ouvrage qu’il consacre au hors-champ, décrit ainsi le type de participation du spectateur de cinéma du fait de l’existence du hors-champ : « Le champ visuel, au cinéma, se double donc d’un champ aveugle. L’écran est un cache et la vision partielle. Le cinéma en l’occurrence raffine ou renchérit sur un effet qui ne lui est pas absolument spécifique, puisqu’on le trouve aussi bien au théâtre – dans le vaudeville notamment (l’amant dans le placard) mais pas seulement – ou même au Guignol. La différence entre le cinéma et ce dernier, à cet égard, est qu’au cinéma il est vain de crier « attention ! », comme nous voudrions parfois le faire, mais aussi que nous n’avons pas toujours le privilège, qui est celui du public enfantin, de repérer le gendarme qui se dissimule avec son gros bâton dans les replis du rideau de scène. L’ennemi est virtuellement partout si la vision est partielle. « Quand un personnage sort du champ, écrit Bazin, nous admettons qu’il échappe au champ visuel, mais il continue d’exister, identique à lui-même, en un autre point du décor, qui nous est caché. » Mais où ? Voilà le point. Car le phénomène que décrit Bazin n’est en rien propre au cinéma : lorsqu’au théâtre un personnage sort de scène, nous admettons également qu’il continue d’exister « identique à lui-même » dans une antichambre adjacente ou ailleurs, et lorsque Horace tue Camille en coulisse, il ne cesse pas pour autant d’être Horace. Le cinéma veut simplement que ce qui a lieu dans la contiguïté du hors-champ ait autant d’importance, du point de vue dramatique – et même parfois davantage – que ce qui a lieu à l’intérieur du cadre. C’est tout le champ visuel qui est dramatisé : le cinéma est plus proche, de ce point de vue, du Guignol que du théâtre. » Le champ aveugle, Essais sur le réalisme au cinéma, Paris, éditions des Cahiers du cinéma, 1999.
8 On trouve cependant ce procédé chez Michael Moore, à qui on a beaucoup reproché de « tricher » avec les protagonistes qu’il interwieve, oubliant que c’est justement parce qu’il exhibe ce qui d’habitude reste hors-champ, à savoir la manière dont le documentariste met en condition les protagonistes qu’il interroge, afin d’obtenir d’eux ce qu’il souhaite. Ainsi, c’est parce qu’il rend visible ce qui, la plupart du temps, reste invisible, à savoir les moyens d’obtenir un entretien, la préparation du tournage, et les truquages propres à toute démarche documentaire, que le spectateur peut se poser la question de l’éthique du documentariste. Ce qui est dit là ne préjuge en rien du caractère « véridique » de ce que Moore montre avec ostentation, et c’est bien parce que le spectateur se rend dès lors compte de ce que le cinéma fabrique comme « supercheries » lorsqu’il se prétend en adéquation avec ce qu’il montre, qu’il peut être indigné par l’entreprise de Moore. Celle-ci a justement le mérite d’indiquer la valeur toute relative de la frontière entre visible et invisible dans le documentaire, « vrai » et « faux », et d’interroger par là même les conditions de production de la visibilité documentaire.
9 Le regard et la voix, Paris, 10/18, 1976, p. 17.
10 Op. cit., p. 17.
11 La proposition de Haneke est plus radicale qu’une simple mise en abyme, dans laquelle la fiction cinématographique incorpore comme espace diégétique un plateau de tournage, comme dans Chantons sous la pluie, de Stanley Donen, La nuit américaine, de François Truffaut ou Sunset Boulevard, de Billy Wilder. Dans Caché, la frontière entre hors-champ et devenir-champ est de manière tout à fait systématique explorée comme le fil rouge du film.
12 Ce phénomène peut être temporaire – le personnage devient visible en entrant dans le champ – ou être définitif : c’est le cas de ce maître-nageur qui n’intervient plus dans le film après cette séquence. À l’inverse, Georges et Anne ne restent des acousmêtres que le temps du premier plan : dès le deuxième plan, ils apparaissent à l’écran sur le pas de leur porte.
13 Nous reprenons, en utilisant les termes de « voix off » et « voix hors-champ », une distinction proposée par Michel Chion, même si l’on trouve également sous la plume d’autres auteurs l’opposition entre « voix off » et « voix over ». La distinction de Chion a le mérite de bien faire apparaître le caractère diégétique, et donc homogène au champ, de la « voix hors-champ », tandis que l’utilisation de l’expression « voix off » crée une forme d’équivoque, puisqu’elle est indifféremment employée dans un scénario pour désigner une voix de commentaire, ou bien une voix hors-champ, et ce n’est que par opposition à « voix over » qu’elle désigne une voix diégétique.
14 En effet, une caméra peut, tout en étant située topographiquement assez loin d’un objet, le filmer en proximité, grâce à la possibilité du zoom. C’est ce que font les paparazzi. Néanmoins, l’optique de la caméra dans ce plan ménage une profondeur de champ assez grande, la maison au fond apparaissant sans impression de flou, ce qui suppose une focale plutôt grand-angle, et donc une proximité « réelle » de la caméra avec l’homme filmé. La menace s’agrandit en se précisant : celui qui est filmé est bien proche de son filmeur, sans pour autant manifester la moindre conscience de cette présence incongrue.
15 Michel Foucault écrit, dans Surveiller et punir :
« La visibilité est un piège. […] Avec le panoptique, un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive. De sorte qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours à des moyens de force pour contraindre le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l’ouvrier au travail […] Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il devient le principe de son propre assujettissement. » Paris, éditions Gallimard, 1975, p. 204.
Haneke fait apparaître là cet assujettissement réel, sa réalité inquiétante, au sein d’une fiction qu’il construit comme trouée par le dispositif panoptique lui-même. Le fait que le spectateur soit lui aussi privé de l’origine de la surveillance – l’identité de son agent et sa motivation – place le spectateur dans une forme de réalisation panoptique. Cette interprétation est d’ailleurs renforcée par le fait que les seules pistes, dans le film, désignant un agent de cette surveillance – Magyd, puis son fils – sont écartées au cours du récit. L’agent de ce contrôle reste anonyme, peut-être même n’existe-t-il pas : ce qui existe, réellement, froidement, c’est une surveillance, d’autant plus inéluctable qu’elle n’est référée à aucune motivation particulière.
16 Dans un article publié dans le recueil La guerre du faux, « TV : la transparence perdue », Umberto Eco analyse le sens du regard-caméra à la télévision :
« D’habitude, à la télévision, celui qui parle en regardant la caméra se représente lui-même (le speaker, le comique qui fait un monologue, le présentateur d’une émission de variété ou de jeux), tandis que celui qui parle sans regarder la caméra représente quelqu’un d’autre (l’acteur qui interprète un personnage fictif). C’est une opposition grossière, car il peut y avoir des solutions de mise en scène qui permettent à l’acteur d’un drame de regarder la caméra et aux participants à un débat politique de parler sans regarder la caméra. L’opposition nous paraît tout de même valable sous cet aspect : on pense (ou l’on feint de penser) que les actions de ceux qui ne regardent pas la caméra se produiraient aussi si la télévision n’était pas là, alors que celui qui regarde la caméra souligne que la télévision est présente et que son discours “se produit” justement parce qu’il y a la télévision. » La guerre du faux, Paris, Grasset, 1985, Livre de poche, traduit par Myriam Tanant, p. 201.
17 Selon le néologisme forgé par Derrida dans Spectres de Marx.
18 Indigènes, de Rachid Bouchareb, Mon colonel, de Laurent Herbiet, ou La trahison, de Philippe Faucon.
19 « Spectographies », Échographies de la télévision, Paris, éditions Galilée, 1996, p. 135. Derrida donne un exemple qui éclaire le film de Haneke, dans l’article « Artefactualités » (Ibid., p. 31-32.) :
« Ce qui s’est passé en France bien avant et pendant la deuxième guerre mondiale, et plus encore, dirais-je, pendant la guerre d’Algérie, a superposé, et donc surdéterminé, des strates d’oubli. Cette capitalisation du silence est particulièrement compacte, résistante et dangereuse. De façon lente, discontinue, contradictoire, ce pacte du secret cède à un mouvement de libération de la mémoire (surtout de la mémoire publique, si on peut dire, de sa légitimation officielle, qui n’avance jamais au rythme du savoir historique ni de la mémoire privée, s’il y en a une et qui soit pure). Mais si ce descellement est contradictoire, dans ses effets comme dans sa motivation, c’est justement à cause du fantôme. En même temps qu’on se rappelle le pire (par respect pour la mémoire, la vérité, les victimes, etc.), le pire menace de faire retour. <…> Quand les fantômes abhorrés, si on peut dire, sont de retour, nous rappelons les fantômes de leurs victimes, pour sauver leur mémoire mais aussi, indissociablement, pour le combat d’aujourd’hui, et d’abord pour la promesse qui l’engage, pour l’avenir sans lequel il n’aurait pas le moindre sens : pour l’avenir, c’est-à-dire au-delà de toute vie présente, au-delà de tout vivant capable de dire “maintenant, moi”. La question – ou la demande – du fantôme, c’est aussi celle de l’avenir comme celle de la justice. »
20 Ce qui fait une vie, Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010, traduit par Joëlle Marelli, p. 13.
21 « Cette circulation fait ressortir ou, plutôt, est la structure itérative du cadre. Quand les cadres rompent avec eux-mêmes pour s’instaurer eux-mêmes, d’autres possibilités d’appréhension apparaissent. Quand se défont – un aspect du mécanisme même de leur circulation – les cadres qui régissent la reconnaissabilité relative et différentielle des vies, il devient possible d’appréhender quelque chose de ce qui vit, ou de celui qui vit, mais n’a pas encore été généralement “reconnu” comme vie. Quel est ce spectre qui ronge les normes de la reconnaissance, cette figure qui, portée à sa plus haute intensité, vacille entre le dedans et le dehors ? En tant que dedans, il doit être expulsé pour purifier la norme : en tant que dehors, il menace de défaire les frontières qui délimitent le soi. Dans les deux cas, il figure la possibilité d’effondrement de la norme ; en d’autres termes, il est un signe de ce que la norme fonctionne précisément en faisant avec la perspective de sa défaite une défaite inhérente à tout son faire. » Ibid., p. 18.
22 Cette question sera l’objet d’une nouvelle analyse au chapitre : Suivre une logique narrative/épouser une posture perceptive, de la troisième partie.