1 Nous reviendrons en chapitre II sur cette distinction entre plan monté et plan tourné, section : « Réaliser un film : de quoi parle-t-on ? ».
2 Nous devons cette métaphore à la lecture d’un entretien avec David Lynch, dans laquelle il établit une curieuse comparaison entre les idées qui guident son œuvre et les poissons des profondeurs :
« Les idées sont comme des poissons. Si l’on veut attraper un petit poisson, on peut rester près de la surface de l’eau. Mais si l’on veut attraper un gros poisson, alors il faut descendre plus en profondeur.
Dans les profondeurs, les poissons sont plus vigoureux et plus purs. Ils sont immenses et abstraits. Et ils sont très beaux. Moi, je cherche un certain type de poisson qui a une grande importance à mes yeux, un poisson que je puisse transposer au cinéma. » Entretiens avec Chris Rodley, Paris, Cahiers du cinéma, 2004, p. 11.
Très curieusement, on trouve sous la plume de Robert Bresson la même métaphore, à propos de son propre travail de réalisation, sous la forme de cet aphorisme : « Vider l’étang pour avoir les poissons. » Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1988, p. 97.
Nous aurons l’occasion, dans ce chapitre, de revenir sur la manière dont Lynch propose un cinéma d’exploration, qui « transpose » quelque chose et le donne à voir.
3 Nous prenons donc ce terme redoutable philosophiquement au sens que propose Jean-Louis Comolli : la « part du monde qui n’est prise dans aucun récit, qui échappe à tous les récits déjà formés. Qui demande un nouveau récit, ou qui met le récit au défi. Réel – ce qui est déjà là sans être saisissable et qui nous saisit, nous, sur le mode de l’accident, du lapsus, de la surprise, du gag, de la panne, de l’aphasie ou du cri. » « Études à Toulouse : représentation, mise en scène, médiatisation », in Voir et pouvoir, Lagrasse, Verdier, 2004, p. 213. Et nous laissons de côté la discussion sur son existence effective… Ce qui nous intéresse ici, c’est d’envisager comment s’élabore la réalité filmique, dont la production, dans la mesure où elle procède d’un enregistrement, relève d’une modalité singulière par rapport à d’autres formes de représentation.
4 Rappelons que le révélateur photographique désigne la solution employée pour son développement, qui rend visible l’image latente. Il s’agit donc de manifester ce qui était présent, mais de manière cachée, et de produire une visibilité inédite.
5 Cf. ce qu’écrit Robert Bresson à ce propos :
« Ta caméra non seulement attrape des mouvements physiques inattrapables par le crayon, le pinceau ou la plume, mais aussi certains états d’âme reconnaissables à des indices non décelables sans elle. » Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1988, p. 106.
6 Nous sommes bien conscients des limites d’une comparaison qui pourrait donner l’illusion que le cinéma capte la substance du réel : en effet, la sardine en chair et en arêtes est bien dans la boîte ; néanmoins, ce nous voulons souligner, ce n’est pas tant l’identité substantielle entre la sardine conservée et celle qui nage, que le rapport qu’établit le consommateur entre ce qu’il a dans son assiette et le poisson vivant, rapport qui ne va pas de soi, mais qui s’établit malgré la profonde transformation qu’a subie l’animal.
7 La sémiologie en question, Paris, Les éditions du Cerf, 1987, p. 101-102.
8 À l’inverse, la réalisation peut viser à déréaliser les objets ou les événements présentés par l’image filmique en utilisant des effets qui éloignent la perception cinématographique de la perception des objets de la vie réelle. Cette impression de réalité repose donc sur des choix d’optique, de cadrage, de mise en scène, qui peuvent être parfaitement traités en sorte, à l’inverse, de rendre l’objet filmé non familier. Il faut donc bien distinguer le savoir culturel que le spectateur possède concernant l’origine de l’image filmique de l’impression de réalité qu’il peut en recevoir du fait de sa perception.
9 Nous utilisons cette expression afin d’insister d’une part sur l’importance du son au cinéma, à partir du moment où celui-ci devient sonore, et d’autre part sur la collure perceptive entre ces deux sens ; on voit/entend au cinéma comme dans la vie réelle, en percevant de manière globale les impressions sonores et visuelles, de sorte à ce qu’on peut même voir un son ou entendre du visible… Michel Chion va jusqu’à affirmer qu’au cinéma, il n’y a pas de bande-son :
« En formulant qu’il n’y a pas de bande-son, nous voulons donc dire, pour commencer, que les sons du film ne forment pas, pris à part de l’image, un complexe en soi doté d’une unité interne, qui se confronterait globalement à ce qu’on appelle la bande-image. Mais aussi, nous voulons dire que chaque élément sonore noue avec les éléments narratifs contenus dans l’image – personnages, action – ainsi qu’avec les éléments visuels de texture et de décor, des rapports verticaux simultanés bien plus directs, forts et prégnants que ceux que ce même élément sonore peut nouer parallèlement avec les autres sons, ou que les sons nouent entre eux dans leur succession. C’est comme une recette : auriez-vous mélangé à part les constituants sonores avant de les verser dans l’image, qu’une réaction chimique se produira qui désolidarisera les sons et les fera réagir chacun individuellement au champ visuel. <…> Il n’y a donc pas dans le cinéma une bande-image et une bande-son, mais un lieu d’image et des sons. » L’audio-vision, Son et image au cinéma, Paris, Armand Colin, 2005, p. 36-37.
De son côté, Merleau-Ponty insiste sur la forme globale par laquelle nous percevons, qu’il s’agisse d’objets du monde, ou de films :
« Si maintenant nous considérons le film comme un objet à percevoir, nous pouvons appliquer à la perception du film tout ce qui vient d’être dit de la perception en général. <…>
Un film sonore n’est pas un film muet agrémenté de sons et de paroles qui ne seraient destinés qu’à compléter l’illusion cinématographique. Le lien du son et de l’image est beaucoup plus étroit et l’image est transformée <C’est nous qui soulignons> par le voisinage du son. » Le cinéma et la nouvelle psychologie, Paris, Gallimard, 2009, p. 17-18.
10 Merleau-Ponty déclare, dans Le cinéma et la nouvelle psychologie : « Disons d’abord qu’un film n’est pas une somme d’images mais une forme temporelle. » Paris, Gallimard, 2009, p. 16.
11 Cours du 10/11/1981, transcription Fanny Douache, (www2.univ-paris8.fr/deleuze/article). Deleuze nous semble ici insister sur l’originalité de l’image cinématographique, parce que loin d’être une reproduction du mouvement réel, elle consiste en une image qui se fait mobile. Jean-Louis Comolli montre qu’on ne peut parler au cinéma d’image au singulier, c’est-à-dire, en somme, d’« image célibataire » parce que : « Au cinéma, les images entrent en rapport les unes aves les autres, elles s’entretiennent, se relancent, s’oublient, se souviennent les unes des autres. Elles forment des suites, des ensembles, des trames, des motifs de tapisserie, des figures de puzzle, des entrelacs de labyrinthe. Pourquoi ? Personne n’a jamais vu (pas même les monteurs) un film tout entier image par image. On peut faire des arrêts sur image, des prélèvements d’images, des citations, des coupes. Mais faire défiler tout un film image par image, le voir photogramme par photogramme, ce serait mettre fin, précisément, à l’opération cinématographique en tant que telle – celle de la projection qui, tour à tour les animant et les effaçant, place le destin des images sous le signe de la substitution. Si les images d’un film se connaissent et se combinent, c’est bien parce qu’elles s’échangent l’une en l’autre. Chaque photogramme à la fois prolonge et efface le précédent, annonce le suivant et s’abîme en lui. Et ce n’est pas le rectangle de toile blanche tendu sur un mur aveugle qui porte trace et mémoire de cet enchaînement fatal. Seul l’écran mental du spectateur recueille dans ses plis et replis les traces de vie et de mort des images d’un film. » « L’idiot à la manivelle », Voir et pouvoir, Lagrasse, Verdier, 2004, p. 296.
12 La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 122-123.
13 In L’image-temps, Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p. 28.
14 Cité par André Berthomieu, dans Essai de grammaire cinématographique, Paris, La nouvelle édition, 1946, p. 13.
15 C’est à propos de la peinture que Gilles Deleuze propose deux voies pour échapper au figuratif : « La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter. Dès lors elle a comme deux voies possibles pour échapper au figuratif : vers la forme pure, par abstraction ; ou bien vers le pur figural, par extraction ou isolation. Si le peintre tient à la Figure, s’il prend la seconde voie, ce sera donc pour opposer le « figural » au figuratif. » Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, éditions de la Différence, coll. La Vue le Texte, 2000, p. 9-10.
16 Que l’un de ces trois ordres de réalité domine davantage dans la perception du film doit être pensé à partir de ce que fait le réalisateur, ou l’équipe de réalisation en termes de partis pris de réalisation, mais aussi de ce que veut le spectateur, en termes d’implication ou d’expérience face au film.
17 Nous pensons également au dernier plan de Marnie dans lequel l’écran projetant le décor du paquebot amarré au loin sur le quai vibre légèrement.
18 Cf. l’article de Dominique Païni, « Les égarements du regard » (à propos des transparences chez Hitchcock) : Hitchcock et l’art, Coïncidences fatales, sous la direction de Dominique Païni et Guy Cogeval, Centre Pompidou, Milan, Éditions Mazzotta, 2000, p. 54. L’analyse de Dominique Païni montre bien que ce recours systématique dans l’œuvre de Hitchcock à la transparence produit une réalité plastique qui « défigure » la représentation en prêtant à l’image cinématographique certaines composantes de la représentation picturale, et en conférant ainsi à certaines séquences une irréalité en parenté avec certaines représentations picturales symbolistes.