Chapitre 9 : Se professionnaliser avec ou contre l’État : le metteur en scène entre revendications sectorielles et institutionnalisation du théâtre public
p. 267-290
Résumé
Ce chapitre porte sur la professionnalisation du théâtre public français entre les années 1970 et 1980 en France. Il entend s’intéresser au rôle spécifique d’intermédiaire entre État et champ théâtral qu’a pu jouer le Syndicat National des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC) dans ce processus.
Le secteur théâtral public s’est construit, en France, dans un aller-retour constant entre initiatives d’acteurs professionnels locaux et soutien financier et logistique public. Ainsi, l’implantation de troupes permanentes sur le territoire français postulant l’idée d’un théâtre populaire, éducatif et émancipateur a été, dès l’après-guerre, soutenue par une politique étatique volontariste (Dubois, 1999) à travers le financement et l’institutionnalisation progressive du secteur. À partir du milieu des années soixante, le secteur se transforme en profondeur : il s’autonomise progressivement du champ éducatif et se tourne vers des problématiques esthétiques renouvelées par l’influence internationale d’auteurs comme Brecht (Mortier, 1986) et l’émergence de nouveaux acteurs au sein du champ (Proust, 2006). La figure du metteur en scène, aux ressources politiques, relationnelles et intellectuelles fortement monétisées dans le champ en train de se constituer, va peu à peu s’imposer au centre du dispositif de consécration professionnelle.
Le SYNDEAC, fondé en 1971 et composé de directeurs de théâtres publics, va contribuer à asseoir l’hégémonie du metteur en scène au sein du processus de professionnalisation du secteur théâtral : le syndicat va jouer un rôle d’intermédiaire qui contribuera non seulement à affirmer sa propre position dominante, mais également à réaffirmer le rôle de l’État dans la consécration et la hiérarchisation artistique et institutionnelle des carrières. C’est ce que ce chapitre va s’attacher à montrer. Les metteurs en scène s’imposent à la tête du syndicat à partir de la fin des années 70 ; le SYNDEAC va porter leurs revendications auprès des personnels salariés et des services du ministère de la Culture. À travers la réglementation des formations culturelles et artistiques, l’imposition de grilles salariales hiérarchisées, la défense de la fonction créatrice du metteur en scène, le syndicat va modeler le secteur professionnel en inscrivant le metteur en scène au cœur du dispositif professionnel et artistique du théâtre public (il cumule ainsi des fonctions de production, prescription et distribution [Becker, 1988]). À travers un système de subventionnement et de reconnaissance institutionnelle agréé par le SYNDEAC, l’État va accompagner la mise en place de nouvelles normes esthétiques et de nouveaux critères d’entrée et de maintien dans le champ théâtral favorisant encore une fois la figure du metteur en scène, au détriment de celles du comédien ou de l’animateur socio-culturel, alors hiérarchiquement sur le déclin.
Pour étayer ce chapitre, nous aurons recours au terrain de notre thèse de doctorat, qui porte sur l’évolution de l’engagement civique des metteurs en scène de théâtre entre 1950 et 1990. L’étude prosopographique des trajectoires d’une trentaine de metteurs en scène entre 1960 et 1990 alliée au dépouillement des archives du SYNDEAC entre sa création et le début des années 80 nous permet de visualiser à la fois les types de carrières réussies en regard d’un positionnement esthétique et institutionnel et l’importance du SYNDEAC et du rapport à l’État dans ces réussites. Les archives du SYNDEAC donnent en effet un excellent aperçu du travail de coopération comme de lutte que le syndicat mène auprès de l’État. Elles éclairent également le rapprochement progressif du Syndicat et des services étatiques à partir du milieu des années 80 à travers la personnalité de ses présidents successifs.
Extrait
1Il est généralement admis que Mai 68 a contribué à « donner le pouvoir aux créateurs1 » au sein du théâtre français. Les analyses portant sur cette période s’intéressent cependant rarement au travail de normalisation et de codification qui a contribué à transformer cette revendication en état de fait. Le modèle du théâtre public2 a émergé dans les années 1950 et 1960 autour du mouvement de la décentralisation théâtrale qui postulait un théâtre populaire et civique, mené par des animateurs qui avaient en charge la transmission d’une œuvre à un public3. Cette fraction du théâtre français, qualifiée de « publique » en raison de l’intervention des pouvoirs publics à son endroit, s’est progressivement constituée en véritable champ : on observe en effet, à partir de la fin des années 1950, un double processus d’autonomisation du théâtre par rapport au champ de l’éducation et des loisirs puis, à partir des années 1960, du théâtre public vis-à-vis du théâtre privé. La définition des
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