1 La plus ancienne trace de théorie rhétorique que nous ayons se trouve dans le Phèdre de Platon, où sont notamment évoquées les différentes parties du discours (cf. Phdr., 266d-267d).
2 Voir D. A. Russell, Criticism in Antiquity, Berkeley, University of California Press, 1981, p. 3.
3 D. A. Russell (ibid.) note toutefois que ces effets diffèrent d’une discipline à l’autre : si l’orateur aspire avant tout à persuader son auditoire au moyen de procédés multiples et variés, le poète veut, pour sa part, susciter le plaisir et l’émerveillement. Mais, nous le verrons, la détermination des buts de la poésie est sujette à polémique, certains n’y voyant qu’une source de volupté, d’autres renouant avec la conception originelle et considérant le poème comme le lieu et l’occasion d’une instruction.
4 Cf. Quint. X, 1, 46. Cette croyance s’inscrit dans une conception plus large, développée surtout à l’époque hellénistique, selon laquelle les œuvres homériques constitueraient la source d’un grand nombre de champs disciplinaires.
5 Les figures de Nestor et d’Ulysse sont souvent mises à l’honneur dans cette perspective (cf. Pl., Phdr., 261b). Le discours par lequel Priam, au chant XXIV de l’Iliade, parvient à fléchir Achille et le convainc de lui céder la dépouille de son fils Hector, tué par le héros achéen, est aussi considéré comme une performance oratoire de premier ordre et est régulièrement sujet à un examen approfondi dans les écoles de rhétorique romaines (à ce sujet, cf. Quint., X, 1, 47-50).
6 Cf. Arist., Rh., 1358b.
7 Voir F. Cairns, Generic composition in Greek and Roman poetry, Edimbourg, University Press, 1972, p. 73 sqq.
8 « La comédie ancienne est à peu près le seul genre à conserver dans sa pureté la grâce du parler attique ; de plus, elle est d’une liberté de langage très diserte ; elle s’attache surtout à poursuivre les vices, mais elle a beaucoup de force aussi dans les autres domaines. Son style a de la grandeur, de l’élégance et de la grâce, et, après Homère qu’il faut toujours mettre à part comme Achille, peut-être n’y a-t-il pas d’autre genre qui ressemble davantage au genre oratoire ou qui convienne mieux à la formation des orateurs. » (Quint., X, 1, 65).
9 Poet., 1447a.
10 P. Ricœur (La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 43) évoque les trois genres de la rhétorique en soulignant le fait que dans l’Antiquité, « la rhétorique s’applique d’abord à des situations concrètes, la délibération d’une assemblée politique, le jugement d’un tribunal, l’exercice public de la louange et du blâme. »
11 Cf. Poet., 1448b.
12 Cf. Rh., 1404a ; au sujet de cette déclinaison de la λέξις entre interprétation rhétorique et lecture métapoétique, voir P. Ricœur, La métaphore vive, p. 40 sqq. et 51 sqq.
13 Voir J. Walker, Rhetoric and poetics in Antiquity, Oxford, University Press, 2000, p. 278.
14 Cf. Grg., 502c-d.
15 « Il te faut marquer exactement les traits de chaque âge et peindre de couleurs convenables les caractères qui changent avec les années. L’enfant, quand il sait répéter ce qu’on lui a appris et marcher d’un pas assuré, brûle de jouer avec ses camarades ; il se met en colère et se calme sans motifs ; il change d’une heure à l’autre. L’adolescent imberbe, enfin libéré de son précepteur, aime les chevaux, les chiens, la piste ensoleillée du Champ de Mars ; comme une cire molle, il se laisse façonner au vice, regimbe aux avertissements, met longtemps à songer à l’utile, dépense sans compter, a de l’orgueil, des désirs extrêmes ; il abandonne vite ce qu’il a aimé. Quand vient l’âge d’homme, les goûts et le caractère changent : on recherche le crédit, les relations, on sacrifie tout aux honneurs ; on se garde de faire ce qu’il faudrait bientôt travailler à changer. Le vieillard est sujet à d’innombrables maux, soit qu’il amasse, se prive misérablement des biens acquis et craigne de s’en servir, soit qu’il se montre, dans l’exécution de toute chose, timide et glacé, remette au lendemain, ait peu d’espoirs, peu d’activité, redoute l’avenir, soit difficile à vivre, grondeur, fasse l’éloge du temps où il était enfant, ne cesse de reprendre et de critiquer les jeunes. » (AP, 156-174 ; l’édition de l’Épître aux Pisons à laquelle nous nous référons est celle que C. O. Brink a fait paraître, accompagnée d’un riche commentaire, aux presses universitaires de Cambridge en 1971).
16 Pour un examen approfondi de la notion d’adaptation de l’orateur à son auditoire chez Aristote, mais aussi chez Platon, voir F. Woerther, L’èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, p. 232 sqq.
17 Cf. Arist., Rh., 1356a.
18 Cf. Quint., XII, 2.
19 Rh., 1389a-b.
20 Rh., 1390a-b.
21 « … à chercher l’élégance, je perds la force et le souffle ; je veux atteindre le sublime, je tombe dans l’enflure ; il rampe à terre, celui qui est trop préoccupé de sa sûreté et redoute la tempête. » (AP, 26-28).
22 L. Pernot (La Rhétorique dans l’Antiquité, p. 138-140) rappelle que l’« acclimatation » de la rhétorique à Rome à partir des années 90-85 avant J.-C. se heurte au problème de la création d’une « langue latine spécialisée dans un domaine où existait déjà une terminologie grecque ». Le processus de transcription enclenché par les penseurs latins aboutit à l’établissement d’un système d’équivalences lexicales dépassant les différences de sens qui pouvaient exister à l’initiale entre le terme grec et son dérivé latin ; chaque mot latin reprend le ou les sens du mot grec auquel il correspond, selon le principe du « calque sémantique ».
23 Au livre XII de l’Institution oratoire, Quintilien fait état de la mise en place de ce système de correspondances lexicales en indiquant le pendant grec de chaque terme latin utilisé pour désigner un genre de style (cf. Quint., XII, 10, 58).
24 Rhet. Her., IV, 11.
25 C. O. Brink (éd.), Horace on Poetry, 2, The « Ars Poetica », Cambridge, University Press, 1971, p. 109-110.
26 Ces termes sont tous utilisés par l’auteur de la Rhétorique à Herennius (cf. Rhet. Her., IV, 15-16).
27 « Les hommes vivaient dans les bois, lorsqu’un poète sacré, interprète des dieux, les détourna du meurtre et d’une répugnante nourriture : c’était Orphée ; de là, cette légende, qu’il charmait les tigres et les lions pleins de rage. Autre légende : Amphion, fondateur de Thèbes, mettait, au son de sa lyre, les rochers en mouvement, et, par la douceur caressante de ses prières, les menait où il voulait. Distinguer l’intérêt général des intérêts privés, le sacré du profane, interdire les unions vagabondes, fixer un droit pour le mariage, bâtir des places, graver les lois sur des tables de bois, tels furent les premiers effets de la sagesse, telle fut l’origine des honneurs et du caractère divin attribués au poète. Après eux, l’illustre Homère et Tyrtée donnèrent par leurs vers du courage aux guerriers. C’est en vers que les oracles furent rendus ; le chemin de la vie fut montré, la faveur des rois sollicitée sur les rythmes Piériens ; on inventa les jeux scéniques, délassement après les longs travaux : qu’on n’aille donc pas rougir de la Muse adroite à manier la lyre ni d’Apollon chanteur. » (AP, 391-407).
28 Voir F. Heinimann, « Eine vorplatonische Theorie der τέχνη », Museum Helveticum, 1961, n° 18, p. 118 sqq.
29 Le Protagoras de Platon offre les premières traces d’une telle reconstruction généalogique, à cette nuance près que les figures historiques et les figures mythiques sont présentées comme pratiquant le même art, mais sous des formes différentes (cf. Prt., 316d).
30 Cf. Isocr., Nic., 6-7.
31 Cf. Inv., I, 2.
32 C. O. Brink (Horace on Poetry, 2, p. 284) pointe l’ambivalence de cet accusatif régi par le verbe amare dans le cadre d’une tournure négative accompagnée de l’adverbe solum (Non ego inornata et dominantia nomina solum | uerbaque, Pisones, Satyrorum scriptor amabo…). Deux interprétations sont effectivement possibles : « S’il m’arrive d’écrire des drames satyriques, je ne choisirai pas seulement des mots ordinaires » (nous traduisons délibérément l’expression inornata et dominantia nomina uerbaque de manière schématique), mais aussi d’autres mots moins répandus ; « S’il m’arrive d’écrire des drames satyriques, je ne prendrai pas seulement les mots dans leur sens ordinaire », mais en ferai également usage dans des acceptions ou des contextes inhabituels. Nous privilégions la seconde lecture.
33 Cf. Rh., 1404b.
34 « Est-ce la nature qui fait les poèmes dignes d’éloge, est-ce l’art ? On se l’est demandé. Pour moi, je ne vois pas ce que pourrait l’effort sans une fertile veine, ni le génie sans culture, tant ils ont besoin l’un de l’autre, tant ils s’entendent et collaborent. » (AP, 408-411).
35 Voir F. Bömer, « Natur oder Kunst. Beiträge zur Geschichte eines poetischen Topos », Gymnasium, 1992, n° 99, p. 158.
36 Ph., 199a.
37 Rhet. Her., III, 28.
38 Nec hoc magis aut minus in hac re, quam in ceteris artibus fit, ut ingenio doctrina, praeceptione natura nitescat. « Il en est ici ni plus ni moins comme dans les autres arts : la formation réussit avec éclat grâce à un talent inné et les dons naturels grâce à l’apprentissage. » (Rhet. Her., ibid.).
39 Cf. Orat., 66 sqq.
40 « Sera donc éloquent (…) celui qui au forum et dans les causes civiles parlera de manière à prouver, à charmer, à fléchir. Prouver est la part de la nécessité ; charmer, de l’agrément ; fléchir, de la victoire : c’est en effet cette dernière chose qui de toutes peut le plus pour gagner les causes. Mais autant de devoirs de l’orateur, autant il y a de genres de style : précis dans la preuve, moyen dans le charme, véhément quand il s’agit de fléchir, car c’est là seulement que réside toute la puissance de l’orateur. » (Orat., 69).
41 « Les effets à obtenir sont, à mon avis du moins, au nombre de trois : instruire l’auditoire, lui plaire, l’émouvoir vivement. » (Brut., 185).
42 « Les poètes veulent être utiles ou charmer, ou encore dire tout ensemble des choses qui puissent à la fois avoir de l’agrément et servir à la vie. » (AP, 333-334).
43 Cf. De orat., III, 210.
44 Cf. Orat., 70.
45 Cf. Rh., 1408a et Poet., 1454a.
46 « Si je ne puis ni ne sais respecter le rôle et le ton de chaque œuvre, pourquoi me laisser saluer poète ? Pourquoi, par fausse honte, préférer l’ignorance à l’étude ? Un sujet comique ne veut pas être exposé en vers de tragédie ; de même, le festin de Thyeste s’indigne d’être raconté en vers bourgeois et dignes, ou peu s’en faut, du brodequin. Que chaque genre conserve la place qui lui convient et qui lui a été assignée. » (AP, 86-92).
47 « Les paroles doivent s’accorder à l’air du visage : tristes dans l’affliction, chargées de menaces dans la colère, badines dans l’enjouement, sérieuses dans la gravité. » (AP, 105-107).
48 Voir J. H. Petersen, « Über Unterschiede und Übergänge zwischen rhetorischer und poetologischer Betrachtungsweise von Dichtung am Beispiel von Texten aus der römischen Antike, dem Renaissance-Humanismus und dem 17. Jahrhundert », Rhetorik, 2000, n° 19, p. 26, qui précise que la convocation de la notion de decorum par Horace, dans l’AP et ailleurs, s’appuie parfois sur l’emploi de synonymes non consacrés, tels que l’adjectif aptus ou le participe à valeur adjectivale conueniens. Dans l’ensemble du corpus horatien, la majorité des mots appartenant à la famille lexicale de decere sont utilisés de manière significative.
49 Cf. Rhet. Her., I, 3 ; Cic., De orat., I, 142 ; Quint., III, 3.
50 Cf. Cic., Brut., 25 ; Quint., VII, 10 sqq.
51 Cf. Arist., Rh., 1358b ; Rhet. Her., I, 2.
52 Cf. Arist., Rh., 1414b ; Rhet. Her., I, 4 ; Cic., Orat., 122 ; Quint., III, 9.
53 K. Barwick (« Die Gliederung der rhetorischen τέχνη und die horazische Epistula ad Pisones », Hermes, 1922, n° 57, p. 10) signale que les parties du discours ont tendance à être absorbées par les parties de la rhétorique, dans la mesure où elles sont usuellement appréhendées à l’aune des concepts d’inuentio, de dispositio et d’elocutio. Le rapport hiérarchique entre les deux séries de concepts s’établit donc en faveur des rhetorices partes.
54 « Puisqu’on a montré de quelles causes l’orateur devait se charger, quelles qualités il devait posséder, je crois qu’il faut dire maintenant comment les qualités de l’orateur peuvent être mises en pratique dans le discours. L’invention s’exerce dans les six parties du discours : l’exorde, la narration, la division, la confirmation, la réfutation et la conclusion. » (Rhet. Her., I, 3-4).
55 Rhet. Her., II, 1-2.
56 Cf. Rhet. Her., I, 1 ; II, 1 ; IV, 1 et 69.
57 Cf. De orat., I, 4-5.
58 Voir notamment A. Rostagni (éd.), Arte poetica di Orazio. Introduzione e commento, Turin, Chiantore, 1930, p. 36, qui trouve étrange l’idée qu’Horace ait pu laisser naître une contradiction entre le contenu de sa réflexion et les modalités de sa mise en forme, alors même qu’il met presque toujours un point d’honneur à instaurer une sorte de mimétisme entre ce qu’il énonce et la façon dont il l’énonce.
59 Cf. AP, 309.
60 « Prenez, vous qui écrivez, un sujet égal à vos forces et soupesez longuement ce que vos épaules refusent, ce qu’elles acceptent de porter. Si l’on choisit un sujet adapté à ses capacités, on ne manquera ni d’abondance, ni de cette clarté issue de l’ordre. » (AP, 38-41). C. O. Brink (Horace on Poetry, 2, p. 84) affirme que le passage procède à une partitio qui isole des concepts topiques de la théorie rhétorique, à savoir la res (v. 40), la facundia (v. 41) et l’ordo (v. 41), même si des doutes sont émis sur l’appartenance réelle à la terminologie rhétorique du mot res tel qu’il est employé dans le texte horatien.
61 « L’ordre aura cette vertu et ce charme, ou je me trompe fort, qu’on dira tout de suite ce qui doit tout de suite être dit, qu’on différera le reste et qu’on le laissera de côté pour le moment. » (AP, 42-44).
62 K. Barwick (« Die Gliederung », p. 47), notamment, propose cette structuration des vers 38 à 118.
63 Cf. AP, 58-59. La partie consacrée à l’elocutio est, si l’on en croit A. Kiessling et R. Heinze dans leur édition des Épîtres (Q. Horatius Flaccus. Briefe, Berlin, Weidmann, 1961 (7e tirage), p. 295), annoncée dès le vers 41 par le mot facundia qui, d’après les deux philologues allemands, est employé comme synonyme du terme consacré.
64 D’une manière générale, l’elocutio, que Cicéron présente comme la partie de la rhétorique la plus ardue à maîtriser, se confond avec la notion de genus orationis, de « genre de style » (cf. Orat., 52-53).
65 Voir K. Barwick, « Die Gliederung », p. 51, qui se réfère à la distinction que fait l’auteur de la Rhétorique à Herennius entre inuentio et tractatio (Rhet. Her., II, 27).
66 AP, 333-346.
67 AP, 385-390.
68 P. Lejay, « La date et le but de l’Art poétique d’Horace », Revue de l’instruction publique en Belgique, 1903, n° 46, p. 155.
69 J. Perret, Horace, Paris, Hatier, 1959, p. 193 sqq.
70 W. Steidle (Studien zur Ars poetica des Horaz, Hildesheim, Georg Olms, 1967, p. 2) pointe la discordance des lectures installant le développement sur l’elocutio dans les vers 119 et suivants avec le schéma traditionnel de la rhétorique ; selon ce dernier, un tel paragraphe aurait dû trouver sa place dans les vers liminaires du texte.
71 Aux côtés de K. Barwick et de J. Perret, O. Immisch (Horazens Epistel über die Dichtkunst, Leipzig, Dieterich’sche Verlagsbuchhandlung, 1932, p. 20 sqq.) soutient que la partie sur l’elocutio ne prend fin qu’au vers 118, tandis que W. Steidle décide avec P. Lejay de l’arrêter dès le vers 72. La proposition d’E. Norden (« Die Composition und Litteraturgattung der horazischen Epistula ad Pisones », Hermes, 1905, n° 40, p. 488), qui intitule les vers 1 à 130 de partibus artis poeticae et les vers 131 à 294 de generibus artis poeticae, est plus isolée.
72 À propos des fonctions de l’exorde dans les traités antiques, voir M. Fuhrmann, « Komposition oder Schema ? Zur Ars poetica des Horaz », dans W. Ludwig (éd.), Horace, l’œuvre et les imitations : un siècle d’interprétation, Entretiens sur l’Antiquité Classique 39, Genève, Fondation Hardt, 1993, p. 187.
73 Voir L. Spengel, « Horatius de arte poetica », Philologus, 1862, n° 18, p. 104-105.
74 Voir C. O. Brink, Horace on Poetry, 2, p. 75 sqq.
75 Comparons à ce propos le paragraphe I, 3 de la Rhétorique à Herennius, déjà cité à plusieurs reprises dans le cours de nos analyses, avec les vers 38 et suivants de l’AP, au sein desquels les termes techniques empruntés au champ de la théorie rhétorique font leur apparition. Dans le passage du traité oratoire mentionné, l’application du schéma binaire composé de la partition (première étape) et de la définition (seconde étape) est scrupuleusement observée :
(Première étape) Oportet igitur esse in oratore inuentionem, dispositionem, elocutionem, memoriam, pronuntiationem. « L’orateur doit posséder les qualités d’invention, de disposition, de style, de mémoire et d’action oratoire. »
(Seconde étape) Inuentio est excogitatio rerum uerarum aut ueri similium, quae causam probabilem reddunt. Dispositio est ordo et distributio rerum, quae demonstrat quid quibus locis sit collocandum. Elocutio est idoneorum uerborum et sententiarum ad inuentionem adcommodatio. Memoria est firma animi rerum et uerborum et dispositionis perceptio. Pronuntiatio est uocis, uultus, gestus moderatio cum uenustate. « L’invention consiste à trouver les arguments vrais ou vraisemblables propres à rendre la cause convaincante. La disposition ordonne et répartit les arguments : elle montre la place qui doit être assignée à chacun d’eux. Le style adapte à ce que l’invention fournit des mots et des phrases appropriés. La mémoire consiste à bien retenir les idées, les mots et leur disposition. L’action oratoire consiste à discipliner et à rendre agréables la voix, les jeux de physionomie et les gestes. »
Ce mode de progression est subverti dans l’AP :
Sumite materiam uestris, qui scribitis, aequam
uiribus, et uersate diu, quid ferre recusent,
quid ualeant umeri. Cui lecta potenter erit res,
nec facundia deseret hunc nec lucidus ordo.
Ordinis haec uirtus erit et uenus, aut ego fallor,
ut iam nunc dicat iam nunc debentia dici,
pleraque differat et praesens in tempus omittat.
In uerbis etiam tenuis cautusque serendis
hoc amet, hoc spernat promissi carminis auctor.
« Prenez, vous qui écrivez, un sujet égal à vos forces et soupesez longuement ce que vos épaules refusent, ce qu’elles acceptent de porter. Si l’on choisit un sujet adapté à ses capacités, on ne manquera ni d’abondance, ni de cette clarté issue de l’ordre. L’ordre aura cette vertu et ce charme, ou je me trompe fort, qu’on dira tout de suite ce qui doit tout de suite être dit, qu’on différera le reste et qu’on le laissera de côté pour le moment. Subtil et prudent dans l’enchaînement des mots aussi, celui qui s’est engagé à composer un poème doit chérir tel élément, dédaigner tel autre. » (AP, 38-46).
Si l’on se souvient que pour C. O. Brink, dont nous reproduisons ici la leçon, les vers 40 et 41 en particulier opèrent une partitio en isolant la res (inuentio), la facundia (elocutio) et l’ordo (dispositio), on est en droit de s’attendre à ce que chacun de ces trois mots clés soit défini selon un ordre et en des termes précis, conformément au modèle méthodologique offert par la Rhétorique à Herennius. On remarque en réalité plusieurs écarts significatifs par rapport à ce modèle. D’abord, les trois concepts ne sont pas énoncés dans l’ordre conventionnel établi par les rhétoriciens ; cet ordre n’est pourtant pas anodin, puisqu’il rend compte de l’évolution du processus de création verbale en fonction des différentes phases qui le composent : ainsi l’invention de la matière du discours doit-elle précéder l’étape de la disposition, qui, elle-même, doit se situer avant les questions relatives à l’élocution, c’est-à-dire à la manière dont le discours doit être prononcé. La connexion entre les deux premiers paragraphes du passage mis en exergue s’appuie donc sur la reprise, sous la forme d’un polyptote, du terme ordo, qu’Horace semble vaguement définir des vers 42 à 44. Les deux autres mots clés, res et facundia, dont une définition est également attendue, sont, quant à eux, oubliés. Le passage du deuxième au troisième paragraphe, c’est-à-dire de la dispositio à l’elocutio, s’effectue, lui, de manière discrète par l’intermédiaire de l’expression in uerbis serendis, qui se caractérise au demeurant par une certaine ambiguïté. Certains philologues, tel C. O. Brink lui-même, estiment que l’adjectif verbal serendis provient du verbe serere (serui, sertum) signifiant « joindre », « enchaîner » et que la formule renvoie par conséquent à l’opération que les théoriciens grecs nomment σύνθεσις τῶν ὀνομάτων et que les Latins traduisent par l’expression compositio uerborum : c’est ce que semble confirmer l’apparition du terme iunctura dans la suite immédiate du passage cité (v. 47). D’autres, à l’image d’A. Rostagni (Arte poetica di Orazio, p. 14) ou de G. Stégen (Les Épîtres littéraires d’Horace, Namur, Wesmael-Charlier, 1958, p. 28), considèrent en revanche que serendis est issu du verbe serere (seui, satum) qui veut dire « planter », « semer » et qu’à ce titre, la formule in uerbis serendis se réfère à ce que les Grecs appellent ἐκλογὴ τῶν ὀνομάτων et que les Latins transposent en electio uerborum, comme semble l’indiquer l’injonction hoc amet, hoc spernat promissi carminis auctor (v. 45). C. O. Brink (ibid.), bien qu’il se prononce en faveur de la première interprétation, tranche le problème en affirmant que les deux opérations se trouvent étroitement imbriquées dans l’espace des vers 45 à 48, Horace faisant peu de cas de cette distinction technique. Un examen attentif de ce court passage révèle à quel point le système équilibré de la Rhétorique à Herennius peine à s’adapter à la spécificité, structurelle notamment, de l’AP.
76 « Qu’est-ce qu’une isagoga ? – Une isagoga est l’introduction d’un enseignement fondé sur l’exposition des principes premiers dans le but de présenter l’art de la médecine. » (notre traduction ; l’extrait est tiré des Quaestiones medicales du Pseudo-Soran).
77 Voir H. Görgemanns, article « Isagoge », dans Der Neue Pauly, Enzyklopädie der Antike, vol. V, Stuttgart / Weimar, Metzler, 1998, p. 1111 sqq., qui énumère les principales disciplines dans le cadre desquelles ont été rédigés de tels écrits : la philosophie, les mathématiques, la musique, l’astronomie ou encore la grammaire.
78 E. Norden (« Die Composition », p. 508) rappelle que dans les ouvrages techniques contemporains de l’AP, il est d’usage de partager la matière selon cette distinction fondamentale de la chose (ars) et de la personne (artifex). Il cite le cas, exemplaire, des traités cicéroniens : le De inuentione traite d’une partie de l’ars, tandis que l’Orator, comme son nom l’indique, s’attache en propre à l’artifex, bien que les divisions touchant la rhétorique elle-même s’y trouvent exposées. Ce principe de composition, affirme E. Norden, est donc tout à fait conventionnel au Ier siècle avant J.-C. et perdure à travers les premiers siècles de notre ère, notamment dans les travaux des Grammatici Latini.
79 « Parce que Démocrite croit le génie plus favorisé de la fortune que les misères de l’art et qu’il exclut de l’Hélicon les poètes sains d’esprit, bon nombre d’auteurs ne prennent plus soin de se tailler ni les ongles, ni la barbe, cherchent des endroits retirés, évitent les bains. C’est là un sûr moyen, en effet, d’acquérir le précieux titre de poète que de ne jamais confier au barbier Licinus une tête que ne guérirait pas l’ellébore des trois Anticyres. » (AP, 295-301 ; nous soulignons).
80 « Je jouerai donc le rôle de la pierre à aiguiser, capable de rendre le fer tranchant sans avoir elle-même la propriété de couper. J’enseignerai, sans rien écrire moi-même, la tâche et le devoir : je dirai d’où se tirent les ressources du talent, ce qui fait grandir et forme le poète, ce qui convient, ce qui ne convient pas, où mène la vertu, où conduit l’erreur. » (AP, 304-308).
81 « On dit que Thespis découvrit le genre inconnu de la Camène tragique et promena sur des chariots ses poèmes que chantaient et jouaient des acteurs au visage barbouillé de lie. Après lui, Eschyle, inventeur du masque et de la robe d’apparat, dressa une estrade sur de petits tréteaux et enseigna à parler d’une voix puissante et à monter sur le cothurne. » (AP, 275-280).
82 Aristote, dans la brève histoire du genre qu’il propose, ne cite aucun prédécesseur d’Eschyle, qui est présenté comme l’initiateur de la tragédie telle que le Stagirite la connaît (cf. Poet., 1449a). D’après P. Fedeli (Q. Orazio Flacco. Le opere, II ; Le Epistole ; L’Arte poetica, Rome, Libreria dello Stato, 1997, p. 1561-1562), la notice horatienne sur l’origine de la tragédie (comme, du reste, sur celle de la comédie) est inspirée de travaux théoriques alexandrins.
83 Selon le mot d’E. Norden lui-même, le modèle de l’isagoga a permis à Horace de marier dans une parfaite harmonie « σπουδαῖον et γελοῖον », c’est-à-dire considérations techniques et propos plus légers.
84 Seul J. Vahlen, dans un article qu’il fait paraître un an après celui d’E. Norden, marque son désaccord avec cette hypothèse. D’après lui, il est impossible de parler de poésie en séparant l’ars de l’artifex (voir J. Vahlen, « Über Horatius’ Brief an die Pisonen », dans id., Gesammelte philologische Schriften II, Hildesheim, Georg Olms, 1970, p. 767 sqq.).
85 K. Barwick, « Die Gliederung », p. 52.
86 En fait, l’immense majorité des commentateurs qui officient durant la première moitié du XXe siècle semble convaincue par la lecture d’E. Norden, même si le degré d’adhésion est variable. A. Rostagni, dans son commentaire de 1930, reproduit le schéma isagogique en l’accommodant à la tripartition des τέχναι ποιητικαί dévoilée par Néoptolème ; à quelques nuances près, O. Immisch, dans la dissertation qu’il dédie à l’épître horatienne en 1932, fait de même.
87 H. Dahlmann, Varros Schrift ‘de poematis’ und die hellenistisch-römische Poetik, Wiesbaden, 1953.
88 Voir J. Börner, De Quintiliani Institutionis Oratoriae dispositione, Leipzig, Noske, 1911, p. 57.
89 H. Dahlmann (Varros Schrift ‘de poematis’, p. 101-102) rappelle ainsi que Platon a traité de la πολιτεία et du πολιτικός dans des écrits séparés, que Cicéron a rédigé un De inuentione et un De oratore et qu’Asclépiade de Myrléa, au début du Ier siècle avant J.-C., a composé un Περὶ γραμματικῆς et un Περὶ γραμματικῶν.
90 C. Becker, Das Spätwerk des Horaz, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1963, p. 96.