Présentation
p. 7-11
Texte intégral
1Le 1er janvier 2003, Francis Ruellan s’est éteint à l’âge de 46 ans. Formateur aux C.F.P. de Paris et de Lille, membre de THEODILE depuis sa fondation, il en fut aussi le premier doctorant. Sa thèse – Un mode de travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’écriture au cycle 3 de l’école primaire1 – a été soutenue le 14 janvier 2000 à l’université Charles de Gaulle – Lille III et représente un apport incontestable à la didactique du français pour trois raisons au moins :
l’étayage théorique des intérêts de la pédagogie du projet pour la didactique de l’écriture ;
la construction d’une théorie des situations (fonctionnelles, différées et de structuration) qui constitue l’armature du mode de travail mis en place ;
la constitution et l’analyse d’un matériau empirique considérable (descriptif des situations, des outils, des productions et réécritures, des entretiens…) qui permet de juger sur pièces ce qui a été mis en œuvre2.
2Le projet de Francis Ruellan était d’extraire deux ouvrages de cette thèse monumentale (plus de mille pages) : l’un à destination des chercheurs, l’autre à destination des formateurs et des enseignants. La maladie, qui s’est déclarée dès la fin de sa thèse, l’en aura empêché.
3Il aurait été absurde et injuste qu’un tel travail (représentant plus de dix ans de recherche) demeure confidentiel. C’est pourquoi nous avons décidé, parmi ceux qui connaissaient le mieux son œuvre3, de réaliser cet ouvrage, d’hommages certes, mais surtout de débat, car il nous a semblé que c’était le meilleur moyen de continuer un dialogue fécond pour la communauté de didacticiens du français (et au-delà) ou, en d’autres termes, de faire vivre une pensée qui nous paraît particulièrement stimulante.
4Le livre s’ouvre sur deux articles de Francis Ruellan4, les plus longs à notre disposition, qui peuvent permettre, en l’absence de la lecture de l’intégralité de sa thèse, d’appréhender certaines des dimensions essentielles de son travail. Le premier, publié en 1999 dans le numéro 35 de Recherches, développe le « contexte didactique », les trois types de situations proposées, les six périodes du projet d’écriture (écrire un conte merveilleux) avec le détail des séances et leurs fonctions, avant d’établir une typologie des parcours de réécritures des 23 élèves qui en établit la diversité. Le second article, publié en 2002 dans la revue Pratiques, revient sur les principes qui ont guidé l’élaboration du mode de travail : l’importance de la production, du temps, de la co-construction des critères, l’écriture comme compétence, le projet comme cadre structurant, la constitution de la classe comme instance de production et comme communauté de recherche, l’articulation entre pratique et réflexion… Puis il présente de nouveau, mais de manière plus succincte que dans l’article précédent, les six périodes d’un projet de huit semaines et les trois types de situations avant d’analyser, de manière très précise, les réécritures de deux élèves, Philippe et Alexis, au regard des périodes mentionnées, ainsi que quatre entretiens avec ces mêmes élèves, répartis dans le temps. Cela permet d’appréhender non seulement la diversité des parcours et des modes d’appropriation des critères mais encore de mieux saisir comment les élèves intègrent les dispositifs ainsi que leurs rapports aux textes, aux opérations scripturales, aux outils…
5La seconde partie de l’ouvrage, la plus longue, est consacrée à la discussion des travaux de Francis Ruellan. Dominique-Guy Brassart ouvre cet ensemble par une relecture minutieuse et sans concession de l’intégralité de la thèse et notamment du matériau empirique et de son traitement. Il replace ce travail dans une histoire de la didactique du français (voir notamment le Plan de Rénovation) en montrant sa filiation mais aussi ses originalités (objets langagiers supraphrastiques, introduction des situations différées et de la verbalisation métacognitive…).
6Et s’il émet des critiques, fortes, sur les formes des hypothèses, la construction théorique des critères d’analyse des textes retenus ou certains choix méthodologiques, il montre aussi la richesse et les intérêts d’une tentative de validation écologique du mode de travail pédagogico-didactique retenu, tentative encore trop isolée dans notre domaine de recherche.
7Les deux contributions suivantes s’attachent, chacune à leur manière, à la théorie des situations et à ce qui lui est sans doute le plus spécifique, les situations différées. Jean-Paul Bernié souligne l’apport spécifique de cette théorie des situations en didactique du français qui n’a, à la différence de la didactique des mathématiques, que peu travaillé cette notion. Il en montre l’importance en insistant notamment sur les intérêts et la valeur heuristique de la notion de situation différée même si, en relation avec les travaux de Michel Brossard et les siens (voir notamment ce qui concerne la communauté discursive), il lui semble que la dimension discursive des activités demeure relativement sous-estimée ainsi que la spécificité du domaine choisi, l’écriture de fiction en l’occurrence. Cela pose les questions de la prise en compte du culturel et des positions énonciatives en relation à des communautés discursives de référence.
8Bernard Schneuwly, après avoir reconstruit le noyau central de l’approche de Francis Ruellan (le modèle didactique de la compétence scripturale, le mode de travail didactique et l’articulation entre les situations…), s’attache lui aussi aux situations différées à partir des questions liées aux passages entre savoir et faire, à la régulation des processus d’apprentissage, aux relations entre inter et intra-psychique… En confrontant la notion de situation différée à celle de séquence didactique, il en montre divers intérêts, loin d’être négligeables : une régulation plus fine des situations de structuration via les informations venant des élèves eux-mêmes, une adaptation plus précise aux modes d’appréhension et de verbalisation des apprenants, une articulation aux textes produits dans la classe, des modes de formalisation de l’application du savoir au faire… Demeurent néanmoins à approfondir d’autres questions fondamentales telles la part du temps ou celle des élèves, celle des raisons de l’efficience potentielle du dispositif mis en place et, toujours, celle des relations entre logiques d’enseignement et d’apprentissage.
9Yves Reuter, quant à lui, reprend les travaux de Francis Ruellan à partir de trois questions qui lui semblent soulevées par sa thèse. La première est celle des relations entre pédagogie et didactique (s) dont il s’efforce de montrer les différences en fonction des questions structurant leur projet de connaissance mais aussi la nécessaire solidarité. La seconde porte sur l’analyse et l’évaluation des modes de travail dans une perspective didactique pour laquelle il propose trois axes : théorique, autour de l’étayage proposé et des notions de congruence et d’acceptabilité, éthique, avec les questions liées aux valeurs, et empirique avec la prise en compte de la faisabilité, des intérêts, de l’efficience… La dernière question concerne les relations entre pédagogie du projet et didactique du français. Dans ce cadre, Yves Reuter montre d’abord comment la pédagogie du projet interroge ce champ de recherches (son évolution, certaines formes de ses recherches…) avant de soulever certains problèmes quant à ses limites du point de vue de la faisabilité ou des intérêts.
10Michel Brossard conclut cet ensemble à partir de sa position de psychologue de l’éducation et de spécialiste reconnu de Vygotski en s’emparant des travaux de Francis Ruellan pour revenir sur les notions de situation et de contexte, fondamentales dans le cadre de l’interactionnisme. Il s’attache à spécifier les activités de conceptualisation dans les contextes scolaires avec la mise en tension organisée entre domaines scientifique et quotidien. Il rappelle qu’il ne s’agit nullement – comme la tentation en est pourtant répandue – de coiffer les didactiques d’une théorie psychologique mais d’ouvrir un dialogue entre psychologie et didactiques, Vygotski lui-même ayant regretté de ne pas avoir travaillé sur des concepts disciplinaires spécifiques.
11La troisième et dernière partie, la plus brève puisqu’elle ne comprend qu’un seul article, est en même temps indispensable à un tel ouvrage. Elle donne la parole – une parole qui leur est spécifique-aux maîtres avec qui Francis Ruellan a travaillé et sans lesquels sa thèse n’aurait pas eu de fondement empirique : Marie-Agnès Ballenghien et Bruno Cauchy, dont la classe a mené les projets analysés. Dans leur perspective, celle de praticiens innovants et en recherche, ils indiquent l’importance de la croyance en la valeur du mode de travail élaboré, celle d’accords fondamentaux entre praticiens et chercheurs (sur l’élève et les apprentissages…), celle de la complicité, incluant aussi les enfants… Ils montrent certains problèmes liés aux différences entre logique de recherche et d’enseignement (la gestion de la temporalité, les relations aux domaine enseignés, la part des contraintes institutionnelles…) mais ils soulignent aussi l’intérêt d’une telle collaboration aussi bien pour les praticiens que pour les chercheurs.
12Ainsi, cet ouvrage confronte trois discours : celui des recherches menées par Francis Ruellan, celui de la discussion de ses thèses par d’autres chercheurs à partir de leurs propres travaux, celui des praticiens en recherche sans qui ces analyses n’existeraient pas. C’est un livre que nous avons voulu dialogique afin de perpétuer, autant que faire se peut, un dialogue devenu malheureusement impossible. Non seulement parce que Francis Ruellan était un ami mais aussi, et fondamentalement, parce que nous pensons que sa thèse était une œuvre d’importance pour penser la didactique de l’écriture, l’articulation entre les situations de travail, les relations entre logiques d’enseignement et d’apprentissage… Au lecteur maintenant de juger et de s’emparer, sous les formes qui lui sont propres, de cette œuvre.
Notes de bas de page
1 Sa thèse a été reproduite par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille. On peut se la procurer pour la somme de 135 euros à l’adresse suivante : ANRT, 9 rue Auguste Angellier 59046 – LILLE Cedex.
2 On sait que l’absence d’un tel matériau a souvent servi de prétexte pour disqualifier a priori nombre de démarches « innovantes ».
3 Quatre membres de son jury de thèse, Jean-Paul Bernié qui avait longuement échangé avec lui et les deux enseignants avec qui il avait travaillé.
4 Je tiens à remercier chaleureusement Francine Darras et André Petitjean, directeurs de publication des revues Recherches et Pratiques de nous avoir autorisés à republier ces articles dans cet ouvrage.
Auteur
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