Sartre critique
p. 13-17
Note de l’auteur
Ma gratitude entière va aux collègues et amis qui m’ont fait l’honneur et le plaisir de favoriser la publication de ce livre. Merci à l’équipe d’accueil Alithila, au Centre Roman 20-50 de « mon » Université de Lille 3 et aux souscripteurs qui ont contribué à le financer. Merci aux Presses Universitaires du Septentrion qui ont accepté de le réaliser et de l’inscrire à leur catalogue. J.D.
Texte intégral
« La fonction du critique est de critiquer, c’est-à-dire de s’engager pour ou contre et de se situer en situant »
Situations 1, p. 213.
1On pourra lire dans ce volume un ensemble de textes sur Sartre dont la première publication remonte à 1983 pour le plus ancien, et à 2005 pour le plus récent. Ils portent en majorité sur l’activité de critique littéraire de l’auteur de La Nausée, sur ses lectures et son rapport à l’écriture des autres dans la constitution de sa propre identité d’écrivain.
Histoire
2Apologiste des ruptures, le philosophe de la liberté fut en même temps praticien des continuités. Il m’a semblé que le théoricien de la « situation » s’accommoderait d’une enquête historique, approche que j’ai choisie dès que j’ai commencé à m’intéresser « professionnellement » à lui. C’était au début des années 1970. L’Idiot de la famille, étrange monstre incompris encore jusqu’à nos jours, allait paraître. En pleine explosion de la Nouvelle Critique, je pris un coupable plaisir à lire des articles et des biographies qui ne parlaient pas de structures langagières, qui ne pratiquaient ni psychanalyse ni sociocritique orthodoxes. Ils se préoccupaient des arcanes de la création littéraire, dans une approche psychologique, philosophique et morale qui récusait Freud. Ils se préoccupaient aussi de l’inscription de l’artiste dans l’histoire sans pour autant oublier le sujet, ce qui récusait Marx Ils jugeaient enfin les écrivains au nom d’une morale de l’authenticité, ce jugement de valeur constituant l’écart le plus visible avec la critique moderne, plus soucieuse de décrire que d’évaluer. J’ai cru repérer – en particulier sur ce dernier point de la morale – une fidélité à la critique française de tradition beuvienne, formidablement réactualisée par un auteur courageux, à contre-courant, inclassable… et finalement gênant. C’est donc par le biais de l’histoire littéraire, et précisément par l’histoire de la critique, que j’ai abordé Sartre. Après une maîtrise sur la psychanalyse existentielle – méthode forgée en 1943 pour rendre compte des phénomènes psychiques par d’autres outils que l’inconscient, les complexes et la censure –, j’ai entamé une recherche sur le rapport de Sartre à trois grands noms de la critique littéraire d’avant 1914 : Sainte-Beuve, Taine et Lanson. Cela aboutit à une thèse soutenue en 1982. Certains des articles ici réunis doivent beaucoup à cette recherche initiale, comme mon étude sur le rapport de Sartre à Lanson ou la lecture qu’il fait de Proust, déterminée par le rejet de la psychologie du XIXe siècle. Mais il ne s’agissait pas pour moi de réduire Sartre à son milieu ou à son « moment ». On a suffisamment dénoncé, depuis Péguy, les excès d’un lansonisme naïf qui réduirait à néant l’originalité d’un auteur en l’ensevelissant sous la recherche des « sources ». Aussi ai-je préféré à ce dernier terme les notions d’intertexte, de pastiche ou de parodie, outils d’une approche plus exacte des rapports d’un écrivain à son passé, particulièrement bien adaptés au cas de Sartre. Il a montré dans Les Mots combien son écriture devait à celle d’autrui, combien il avait vu sa « vocation » d’écrivain naître sous le signe du plagiat. La dernière pièce qu’il ait écrite, son adaptation des Troyennes d’Euripide, n’est-elle pas l’ultime reconnaissance de cette vertu de l’imitation ? Tout en constituant de « la critique en action », comme le disait Proust de ses propres Pastiches. Elle termine dans le paradoxe la liste des œuvres de fiction autrefois rêvées par Poulou.
Culture
3Malgré l’image d’iconoclaste patenté qu’il garde auprès de ceux qui l’ont peu ou mal lu, Sartre – il est utile de le rappeler – fut un auteur « cultivé », au sens commun du terme. Entendons par là qu’il appartint à une génération formée aux « humanités », aux Belles-Lettres, au grec et au latin, à la littérature classique, aux penseurs de l’idéalisme antique, du rationalisme cartésien, des Lumières et de la philosophie allemande, une formation aujourd’hui peu imaginable, à près d’un siècle de distance. Ne serait-ce que par le parcours scolaire brillant qui le mena à l’École normale supérieure et à l’Agrégation de philosophie, Sartre est bien cet enfant que le Grand-père Schweitzer « a fait à la culture française », selon la formule ironique d’un manuscrit des Mots. C’est ce qu’indiquent les avant-textes de ce chef-d’œuvre sur lesquels j’ai pu travailler au sein du CNRS, dans l’équipe Sartre de l’ITEM, sous la bienveillante houlette de Michel Contat. Sartre fut longtemps un grand lecteur, avant d’écrire et de théoriser ses lectures dans un corpus qui constitue un pan important de son œuvre.
Roman
4C’est en bataillant avec le passé que Sartre s’est constitué en héraut d’une littérature nouvelle. Et ceci dès la fin des années 1930. Les articles qu’il écrit alors sur d’autres écrivains (réunis pour la plupart dans Situations 1), forment dans leur ensemble un manifeste cohérent. Soutenu par Jean Paulhan, il va en effet occuper à La NRF une place qui fut dans ces colonnes celle d’un Ramon Fernandez ou d’un Albert Thibaudet, celle d’un spécialiste du roman. Recruté comme chroniqueur appointé, il livre à partir de février 1938 des articles sur le roman américain (Faulkner, Dos Passos) tout en s’attaquant sans ménagement à des gloires françaises établies comme Mauriac et Giraudoux. Le cas Mauriac est particulièrement intéressant. L’auteur de La Nausée se sert du romancier catholique et académicien comme d’un repoussoir commode pour relancer à sa façon la question du « roman pur » débattue au sein de cette même NRF depuis Gide et ses Faux Monnayeurs. Lorsqu’il affirme ainsi que « La Fin de la nuit n’est pas un roman », Sartre parle au nom d’un art poétique romanesque qu’il détaille jusqu’aux techniques de narration inclusivement, comme la question du point de vue. L’omniscience narrative désamorce l’intérêt que le lecteur peut prendre à la fiction : c’est le sens de la célèbre phrase : « Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus ». Invité par deux fois à des colloques mauriaciens, j’ai tenu à creuser cette opposition patente. Le « roman de situation » défini en 1948 dans Qu’est-ce que la littérature ? m’a paru répondre directement à l’écriture de l’inquiétude revendiquée par Mauriac. Et comme ce dernier, Sartre s’attache à fixer dans ses pièces, ses romans et son œuvre critique (l’étude sur Jean Genet) les vertiges du Mal, entre Diable et Bon Dieu, entre l’ombre et la lumière. Sartre a plus été un concurrent qu’un adversaire de Mauriac. Il m’a semblé aussi que ce rapport de concurrence se rejouait au cœur de sa relation avec Albert Camus, comme peut le montrer la célèbre « Explication de L’Étranger », moins positive qu’il ne paraît au premier abord, lourde de réticences qui rendent moins surprenante la rupture de 1952 entre les deux amis.
Réception
5Sartre définit aussi le genre romanesque d’après l’attitude qu’il induit dans la conscience de celui qui le reçoit : « Pour que la durée de mes impatiences, de mes ignorances, se laisse attraper, modeler et présenter enfin à moi comme la chair de ces créatures inventées, il faut que le romancier sache l’attirer dans son piège, il faut qu’il esquisse en creux dans son livre, au moyen des signes dont il dispose, un temps semblable au mien, où l’avenir n’est pas fait » (Situations 1). J’ai consacré un article à cette phénoménologie de la lecture romanesque, théorisée et développée en 1948 dans Qu’est-ce que la littérature ? Outre cette analyse de la lecture, Sartre anticipe à sa façon les théories d’un Jauss sur l’esthétique de la réception. Pour lui, création et réception sont également inscrites dans l’histoire, et le sens d’une œuvre dépend de cette historicité, comme il le montre à propos du Silence de la mer de Vercors. Ce livre n’a pas pris le même sens lors de sa parution en 1941 et après 1942, lorsque la peinture d’un occupant « correct » ne correspondait plus à la généralisation de la guerre et à l’agressivité nazie. Sartre eut le grand mérite de lier ainsi création et réception, de réfléchir sur le circuit de la communication littéraire, de considérer un genre comme un horizon d’attente de la part du public, toutes démarches qu’une critique plus récente reprendra sans se référer explicitement à lui.
Intimité
6La publication en 1983 des Carnets de la drôle de guerre et des Lettres au Castor a nuancé et enrichi l’image que l’on connaissait de Sartre critique et lecteur des autres. Le public de la décennie 80 était particulièrement prêt à recevoir ces textes quasiment post-modernes, qui cultivent comme le dernier Barthes l’esthétique du fragment et qui ne sacrifient pas encore (en 1939-40) aux grands systèmes explicatifs. Ils sont l’expression – c’est la conséquence d’une écriture intime temporairement assumée – d’un sujet solitaire spectateur d’un monde qui le dépasse. Au front de la drôle de guerre, le soldat dévore les livres et note, pour lui ou pour ses correspondants, ses impressions de lecture. Nous pénétrons ainsi à retardement dans l’atelier du critique, privilège rare étant donné la quasi absence des avant-textes des grands articles des Situations. Il faut surtout noter dans cette critique au jour le jour qui s’élabore sous nos yeux l’impression qu’éprouve Sartre, malgré ses réticences vis-à-vis de l’écriture du premier jet, d’une libération des contraintes rhétoriques qu’il s’imposait dans les articles officiels. Il découvre une critique en liberté, dans la lignée des Propos d’Alain ou du Journal de Gide, qu’il lit et admire beaucoup à cette époque. Il découvre ainsi une écriture de l’authenticité, où il « ne force jamais [sa] pensée ». Il livre des aperçus brillants et parfois expéditifs, une critique d’humeur (humeurs parfois féroces dans la correspondance avec Simone de Beauvoir) qui s’attache au style des écrivains comme rarement dans le corpus officiel des articles publiés. Il s’interroge aussi sur ses propres œuvres, sur son propre style, sur ses capacités à écrire des romans (« Je pense que je n’ai pas l’imagination romanesque »), sur sa fermeture à la poésie (« j’enrage de n’être pas poète, d’être si lourdement rivé à la prose »). Dans ses Carnets, Sartre se livre ainsi aux gênes exquises de l’autocritique, y compris celle du genre auquel il se trouve réduit compte tenu des circonstances. Je m’en suis expliqué dans un article de la revue Litérature, pensé et rédigé en collaboration avec Michel Contat.
Satire
7Autre publication posthume, les Écrits de jeunesse parus en 1990 ont montré combien était critique – et violente – la plume d’un auteur de 17 ans. Dans Jésus la Chouette, professeur de province (écrit vers 1922) cette critique s’étend ici à la société (honnie) d’une petite ville, à ses notables. Cibles favorites de ce jeu de massacre, les professeurs et les politiques – en particulier les professeurs qui se mêlent de politique – ne sortent pas grandis des portraits au vitriol que leur renvoie ce jeune homme en colère. De 1922 à 1932, il brocarde les intellectuels, qui ne sont pas des artistes. Flaubert n’est pas loin, et sa férocité contre les bourgeois. « Individualisme destructeur et anarchisant » : tel sera le diagnostic de Sartre adulte quand il se penchera sur ces années de jeunesse. Il restera quelque chose de cette pulsion iconoclaste dans le rapport qu’à l’âge mûr il eut avec un homme politique majeur, le Général de Gaulle. Au delà de la querelle d’idées, le philosophe romancier semble l’avoir annexé à la cohorte de ses personnages négatifs. Il faut relire la séquence de la visite de Roquentin au musée de Bouville dans La Nausée pour mieux comprendre comment Sartre se paye à la lettre la tête du Général lors d’une Tribune radiophonique attribuée aux Temps Modernes en 1947. « Je ne suis pas un chef ni n’aspire à la devenir » nous dit-il dans Les Mots. Ce qui entraîne une démolition constante de la figure du « chef », démolition qui passe sans trop de mal de l’univers de la fiction (la nouvelle qui clôt le recueil du Mur) à celui de la politique, marquant la continuité de l’œuvre et la cohérence de l’imaginaire qui la nourrit.
8Pour ne pas terminer ce recueil sur une note trop grinçante, j’ai souhaité ajouter en appendice un article esquissant la chronologie et surtout les marques littéraires d’une amitié. Amitié de Sartre pour Paul Nizan, qui illumina leurs dernières années de lycée à tous deux et celles de l’École normale. L’un est mort en 1940, l’autre pas. Bien avant la préface à la réédition d’Aden Arabie en 1960, certains textes de jeunesse montrent l’importance qu’eut pour Sartre la rencontre avec un premier alter ego qui lui fit découvrir la littérature de son temps et qui plus tard lui servit de référence politique. Objet lui-même d’une critique littéraire (un article sur La Conspiration repris dans Situations 1), Nizan hanta la fiction romanesque sartrienne avec ses avatars multiples dans le cycle inachevé des Chemins de la liberté. J’ai tenu à montrer ainsi que Sartre ne fut pas seulement critique, au sens négatif du terme. Il sut aussi aimer.
9(novembre 2009)
Auteur
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