Chapitre I. Un modèle esthétique
p. 19-43
Texte intégral
1« Nous sommes à l’heure où s’accomplit la découverte de la cathédrale », déclare sur un ton quelque peu solennel Charles Morice1, dans sa longue introduction à l’ouvrage d’Auguste Rodin, Les Cathédrales de France, publié en 1914. Cet emploi de l’article défini singulier est révélateur d’un parti pris de généralisation (bien que l’auteur reconnaisse dans ce texte qu’il y a « plusieurs cathédrales ») et d’une volonté de poser l’objet comme universel (connu de tous, unique en son genre, parfaitement identifiable sans autre indication). En somme, une évidence. Et pourtant, le questionnement qui s’ensuit contredit cette affirmation première : « Qu’est-ce donc que la cathédrale ? Est-il possible de répondre d’un trait et tout de suite à cette question ? », comme si la chose se dérobait d’emblée à la définition, échappait à la compréhension immédiate, se heurtait à la difficulté de dire. La démarche signale à l’attention du lecteur un lieu d’exception, quelque chose d’autre qu’un édifice. D’emblée, elle tente de s’élever du particulier au général, d’aller au-delà des mots et des apparences, de saisir le monument dans son essence.
2Cependant, pour comprendre et échapper à l’abstraction du concept, l’esprit a besoin de recourir à l’image et cherche spontanément à illustrer la formule. Un cas particulier sera tenu pour exemplaire : ainsi, le titre du roman de Huysmans accorde à Notre-Dame de Chartres une fonction représentative qui rend superflue toute nomination. Le passage du multiple à l’un se résout dans la composition d’un modèle de référence, qu’il s’agisse de la cathédrale archétypale de Ruskin2, de la « cathédrale synthétique » de Louis-Auguste Boileau (1853) ou de la cathédrale idéale de Viollet-le-Duc. L’architecte avait, en effet, tenté de reconstituer dans une planche de son Dictionnaire le type de l’édifice du XIIIe siècle tel qu’il aurait existé s’il avait pu être complet et achevé en fonction des plans originels, pur cas d’école puisqu’aucune cathédrale n’a été finie telle qu’elle avait été projetée3. Henry Adams, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Harvard et auteur d’un ouvrage sur le Moyen Âge français paru en 1904, reconstitue une église parfaite avec la nef d’Amiens, le chœur de Beauvais, les flèches de Chartres et la façade de Reims4. Charles Morice imagine à son tour « une immense Cathédrale unique, faite de toutes les cathédrales »5. C’est précisément cette représentation imaginaire érigée en modèle esthétique qu’il nous importe de reconstituer à partir des textes. Quels sont les éléments qui la définissent ? un style architectural, une époque de prédilection, une origine géographique ?
La cathédrale
3Ce modèle de référence est sans conteste la cathédrale gothique du Nord de l’Europe, modèle commun aux auteurs du champ culturel étudié, familier et intériorisé depuis l’enfance. Quand William Morris veut rendre son lecteur sensible à la saisissante beauté d’un simple moulin, en terre utopienne, il se réfère à l’exemple même du beau architectural en le déclarant, “in its way as beautiful as a gothic cathedral»6. Amplifiée par le regard de l’enfant, la vision impressionnante de l’architecture intérieure, avec ses hautes colonnes se perdant dans l’ombre de la voûte, l’immense nef trouée de verrières colorées, perdure dans le souvenir de l’adulte. Jean Lorrain se souvient avec tendresse « des pierreries des vitraux », des tours et des cloches qui firent éclore les premiers vers de son adolescence7. Émile Verhaeren, alors trop jeune pour assister aux offices, découvrit « comme en maraude » la cathédrale gothique d’Anvers et fut ébloui de voir luire « un autre soleil »8. La majesté du porche, l’immensité du vaisseau extérieur hérissé de flèches et de tours, le fracas des cloches, le cri des corneilles voletant au sommet des tours resteront à jamais liés à l’image de la cathédrale. Remy de Gourmont évoque sur le ton de l’affection le paysage de Coutances, sa ville natale couronnée par la silhouette imposante de la cathédrale : elle « domine, écrase, dévore la petite ville nichée à ses pieds et qui semble en découler comme une source de pierre »9.
4C’est à l’aune de cette image intérieure que sont évalués les édifices visités à l’étranger. Zola transpose dans Rome les impressions consignées dans ses notes de voyage et décrit systématiquement la basilique de Saint-Pierre par comparaison avec « nos cathédrales gothiques »10, ou « les vieilles cathédrales du Nord ». Il en résulte une description dominée par le négatif, le manque, l’absence : « pas de vitraux aux fenêtres […] pas une chaise […] Aucun coin de recueillement, pas un coin d’ombre », « Pas le grondement majestueux de nos orgues qui emplissent une cathédrale »11, « absence des cloches […] pas de clochers à Rome »12. Un portrait surchargé d’épithètes s’élabore par opposition avec un autre, non dit, implicite, discrètement convoqué par le possessif (« nos cathédrales »), signe de connivence avec le lecteur invité à la réprobation, sinon à la rancune face à une telle démesure : à la grandeur se substitue la série « grandiose, vaste, immense, cyclopéen… », la beauté devient « opulence, magnificence, faste, pompe », le clair-obscur est chassé par « la clarté aveuglante, la lumière vive »13. Le dépaysement architectural plonge le protagoniste de Rome, l’abbé Pierre Froment, dans le regret et la consternation : « Ah ! qu’il était loin des cathédrales où, dans son enfance, il avait cru et prié ! ». Zola se plaint de ne plus reconnaître le style qui lui est si familier : « quelle étrange chose est devenue le gothique à Rome ! »14. André Suarès dénie au Dôme de Milan la qualité de sanctuaire par rapport à ses propres références : « Qui put jamais prier dans cet entrepôt de statues et d’ornements, ayant fait ses premières prières à Chartres […] ? »15.
5Quand Charles Morice s’interroge sur la définition de la cathédrale, il exclut toute considération sur l’art étranger :
Bien entendu, quand nous disons : la cathédrale, c’est de la cathédrale française uniquement que nous parlons. Par son origine comme par son originalité, la cathédrale est française : ses plus anciens et ses plus beaux exemplaires sont français.16
6À l’appui de ses affirmations sur la supériorité de nos cathédrales par rapport à celles du monde chrétien, il cite Émile Mâle : « Il n’y a rien en Italie, en Espagne, en Angleterre qui puisse se comparer à Chartres »17. Si l’origine française de l’art gothique est scientifiquement attestée par tous les spécialistes de l’époque, cette question demeure un point sensible pour des raisons politiques, sur lesquelles nous reviendrons. Camille Enlart, dans sa contribution à la monumentale Histoire de l’art d’André Michel, parue à partir de 1906, considère cette conclusion comme un acquis du XIXe siècle et poursuit : « C’est dans nos diverses provinces que cet art a passé dans les autres pays chrétiens. Sur quel point du sol français est-il né ? – La question n’est qu’imparfaitement élucidée »18. Il opte pour l’Ile-de-France et la Picardie tandis que Viollet-le-Duc élargit les origines à la Normandie et considère le domaine royal de France tel qu’il était constitué sous Philippe-Auguste comme le berceau de la « cathédrale française »19. Adrien Mithouard estime que « les cathédrales les plus franches »20 se répartissent dans un cercle de cinquante lieues de rayon, ayant pour centre Paris.
7Le rayonnement de cette image prégnante est entretenu par le jeu incessant des comparaisons et invite à tisser des liens de parenté avec l’archétype fondateur. La métaphore sous-jacente de la famille dynastique incite les auteurs à désigner une reine (Notre-Dame d’Amiens pour Walter Pater), à choisir le plus beau joyau de la glorieuse couronne de pierres qui entoure Paris (selon une image de Rodin). Camille Lemonnier compare la cathédrale d’Anvers à « ses sœurs de Cologne et de Strasbourg »21. La généalogie de l’édifice gothique se forge au sein d’un ensemble dont la cohérence est constamment soulignée : Viollet-le-Duc relève des analogies entre Amiens, Beauvais et Cologne, retrouve à Canterbury l’histoire de la cathédrale de Sens et énumère « toutes les filles de la cathédrale d’Amiens »22. Walter Pater procède de la même manière en reconnaissant à Sens, le sévère gothique primitif de Canterbury (the hard « early English » of Canterbury) de maître Guillaume, qui mêle le plein cintre à l’ogive23.
8Poursuivant la tradition nationale des antiquaires qui avaient attiré l’attention des Français sur leur patrimoine médiéval dès 1792, les auteurs anglais se rendent sur le continent à la recherche du modèle le plus représentatif de la famille gothique : c’est, en accord avec les leçons de Ruskin, Notre-Dame d’Amiens qui est élue comme produit d’un « gothique pur, exemplaire, insurpassable et incritiquable », même si elle ne soutient pas la comparaison avec des édifices plus remarquables sur certains points. Ruskin trouve chez Viollet-le-Duc la confirmation de ce choix, au prix d’une confusion relevée par le traducteur, Marcel Proust24. Walter Pater et Arthur Symons consacrent également de belles pages à la cathédrale (« Notre-Dame d’Amiens », 1894 ; “Our Lady of Amiens”, 1906). Symons la désigne comme « l’église ogivale par excellence » (en français dans le texte), citant Viollet-le-Duc25 sans le nommer et il se réfère explicitement à l’article de Pater. Trente ans avant la publication de La Bible d’Amiens, William Morris avait célébré la cathédrale dans un texte de jeunesse26 au retour d’un voyage dans le Nord de la France.
9Ainsi, qu’il s’agisse de sources documentaires ou de textes littéraires, il apparaît clairement que la cathédrale se conçoit avant tout comme gothique. C’est toujours l’image des grands édifices septentrionaux qui s’imposera à l’imagination à la simple évocation du mot, bien que le style architectural n’entre, rappelons-le, pour aucune part dans la définition d’une cathédrale, comme le rappelle un spécialiste contemporain : « En dépit d’une tenace idée reçue, il n’existe aucun rapport obligé entre cathédrale et art gothique »27. Néanmoins, la verticalité des lignes, la prodigieuse hauteur des tours et des flèches, la forme de la croisée d’ogives, de l’arc brisé, le flot de la lumière, la multiplication des ouvertures – fenêtres hautes, roses, murs ajourés, c’est-à-dire les traits principaux de l’architecture gothique sont toujours associés à la figuration de la cathédrale. La silhouette massive, l’épaisseur des murs, la rotondité des contours, l’obscurité et l’austérité qui caractérisent les édifices romans de Bourgogne, de Provence et du Languedoc sont plutôt sollicités dans la représentation de la chapelle, de l’église ou du monastère. En revanche, les caractéristiques de ce style architectural se retrouvent dans la crypte originelle des anciens édifices romans reconstruits en sytle gothique et sont donc liées à l’imaginaire de la cathédrale mais dans sa dimension souterraine (par exemple la crypte de Saint-Étienne d’Auxerre).
10Si les cathédrales du Midi de la France ne s’intègrent pas à la représentation traditionnelle du monument telle qu’elle s’est fixée dans la mémoire et dans l’imaginaire collectif du XIXe siècle, dont nous sommes les héritiers, les lettrés et les amateurs éclairés de l’époque ont pleinement conscience de l’identité romane de la basilique chrétienne : « la cathédrale, depuis le jour où la possibilité matérielle d’être lui a été donnée, tend au style roman », écrit Charles Morice28. Au terme d’une comparaison entre les édifices construits dans chacun de ces styles, il ne conclut pas à la supériorité de l’un ou de l’autre. Il fait l’éloge de ces « merveilles sévères que l’art gothique ne fera pas oublier »29 : les abbatiales de Cluny et de Jumièges, dont il ne reste que des vestiges, l’église Notre-Dame-du-Port à Clermont-Ferrand, la collégiale de Saint-Sernin à Toulouse… Il distingue la plus belle d’entre toutes : la cathédrale du Puy-en-Velay. En Belgique, Notre-Dame de Tournai, bâtie dans le style roman de l’Escaut (roman scaldien), est louée par Arthur de Rudder. Camille Lemonnier, au cours de son voyage en Allemagne, visite « la romane cathédrale » de Bonn et loue la beauté du « grand sanctuaire roman » de Mayence30, la cathédrale Saint-Martin-et-Saint-Etienne qui est effectivement un des chefs-d’œuvre de l’art roman de Rhénanie. En Angleterre, St. Peter’s church, édifiée à Peterborough par des moines bénédictins dans la tradition romane, est considérée par William Morris comme “a wonderful piece of ordered beauty”31. Ces cathédrales sont célébrées pour les couleurs de leurs vitraux, l’abondance de leurs sculptures et la beauté de leurs fresques qui pouvaient se déployer sur les murs à l’époque du plein cintre. L’admiration qu’elles suscitent est entretenue par les récentes découvertes archéologiques, par exemple celles qui ont mis au jour les fresques de Saint-Jacques-des-Guérets, en 1891, celles de Berzé-la-Ville en 1893.
11Cependant, la généalogie de la cathédrale fait du vaisseau gothique un aboutissement et le place au sommet d’une hiérarchie tacitement acceptée : « La basilique cherchait la cathédrale romane et celle-ci cherchera la cathédrale gothique »32. Dans cet enchaînement, le roman n’est jamais que la « chrysalide du gothique »33, comme l’écrit Auguste Rodin. L’église de la Madeleine à Vézelay, sommet de l’art roman pour Walter Pater, est comparable pour les proportions à la cathédrale anglaise de Winchester et se montre capable de rivaliser avec « la reine », Notre-Dame d’Amiens. Mais, à bien lire le commentaire, ce qui la rend admirable est moins dû à l’apogée du roman qu’à l’émergence d’un nouveau style :
À Amiens, nous trouvons le style gothique régnant exclusivement, à en être fatigant. À Vézelay, où il respire pour la première fois au milieu de lourdes masses du style impérial, il exprime le véritable esprit du calme monastique.34
12On constate un raisonnement analogue chez Camille Lemonnier à propos de Notre-Dame de Tournai, qu’il juge « romane par la structure de ses nefs et de ses absides, mais gothique par l’élancement incomparable des colonnettes auxquelles s’appuie son chœur »35. Or, c’est ce dernier aspect qui emporte son adhésion. Huysmans a beau admirer Jumièges, il n’en relève pas moins la tristesse du plein cintre « incliné vers le sol, car il n’a pas cette pointe qui monte en l’air, de l’ogive ». Il décrit la naissance de la cathédrale gothique comme une apothéose :
Parties, dans nos régions, de la crypte romane, de la voûte tassée comme l’âme par l’humilité et par la peur […], les basiliques […] ont jailli, soulevant les toits, exhaussant les nefs, babillant en mille sculptures autour du chœur, lançant au ciel, ainsi que des prières, les jets fous de leurs piles.36
13Et s’il admire la basilique de Paray-le-Monial, c’est parce qu’il y décèle déjà les « liesses de l’ogive ».
14Ainsi, l’intérêt des auteurs pour le roman ne remet pas en cause l’élection de la cathédrale gothique comme modèle de référence. Mais il faut bien reconnaître que les deux styles sont le plus souvent mêlés et coexistent dans une harmonieuse continuité. Ce qui en fait le prix aux yeux des auteurs considérés est leur appartenance au Moyen Âge. Car la cathédrale unanimement célébrée est avant tout médiévale, les édifices plus tardifs étant à peine mentionnés ou violemment critiqués. Le style jésuite triomphant dans l’Ancien Régime est qualifié d’« abominable faux style » par Charles Morice. Le même auteur attribue à la « décadence italienne » les folies régence, rocaille, rococo, qui faisaient « les délices du XVIIIe siècle »37. D’une manière générale, on fait peu de cas de la vingtaine de cathédrales de type classique que compte la France, comme celle de Nancy, Versailles, Rennes ou La Rochelle, jamais citées. Sainte-Réparate de Nice, représentative du baroque méditerranéen par l’exubérance décorative de la nef, n’est pas davantage remarquée. Pourtant, certaines d’entre elles viennent d’être agrandies ou achevées dans le plus grand respect de leur style d’origine : l’édifice niçois du XVIIe siècle est élargi en 1898, tandis que l’église épiscopale de La Rochelle, interrompue par la Révolution, est achevée selon le projet de l’architecte constructeur. Cette actualité ne trouve pas d’écho, à notre connaissance, dans les œuvres répertoriées. Notons un oubli, significatif de ce mépris pour la cathédrale classique : Félicien Champsaur fait revenir son héroïne éponyme Lulu dans sa ville natale de Rennes, en compagnie de son amant. La description des lieux ne mentionne pas Saint-Pierre, réédifié au XVIIIe siècle sur le modèle de l’église Sainte-Geneviève et considéré aujourd’hui comme un chef-d’œuvre de l’art classique, alors que le bref passage du couple à Quimper comporte la visite obligée de Saint-Corentin, de style gothique du XIIIe siècle38. En Angleterre, Saint-Paul de Londres est vivement critiqué par William Morris. L’édifice néo-classique de Christopher Wren éveille autant de mépris et d’hostilité que Saint-Pierre de Rome, l’un et l’autre sont qualifiés de « prétendus chefs-d’œuvre de la Renaissance ». « Ni la beauté ni la poésie n’entraient en ligne de compte dans les aspirations de leurs bâtisseurs »39, conclut le farouche défenseur de l’architecture gothique.
15Le choix esthétique de la cathédrale du Moyen Âge implique le rejet des basiliques récentes comme Saint-Sulpice, jugée trop laide40 ou Notre-Dame de Lourdes, « trop neuve, trop blanche, avec son style amaigri de fin bijou », avec sa « nef étroite, haute, bariolée de couleurs vives »41. Quant au néo-gothique, il est sévèrement jugé à la fin du siècle, même par ceux qui en furent les partisans aux beaux jours du Gothic Revival. L’article de William Morris sur le renouveau de l’architecture, paru en 1888 dans The Fortnightly Review, est un constat d’échec. L’auteur proteste contre les abominations dont les architectes couvrent l’Angleterre et note que le pays n’a plus besoin de nouvelles églises42.
16La célébration de la cathédrale s’inscrit dans le contexte de la revendication médiéviste qui traverse tout le siècle, en continuité avec le Renouveau gothique. Cette réaction anglaise à l’origine, qui remonte à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et qui devait atteindre une ampleur européenne au cours du siècle suivant avait réhabilité une période historique jugée obscurantiste et une esthétique qualifiée de barbare par la Renaissance et les siècles classiques. Le mouvement de retour au gothique devait atteindre son apogée avec les générations romantiques. Cependant, à partir de 1880, il donne des signes de déclin. Les principaux architectes du Gothic Revival en Angleterre disparaissent à cette date (Gilbert Scott meurt en 1878 ; George Edmund Street en 1881), l’un de ses plus ardents défenseurs, John Ruskin s’éteint en 1900, après s’être désolidarisé du mouvement dès 1874, dans la préface à la troisième édition des Pierres de Venise. En France, Viollet-le-Duc, mort en 1879, laisse un lourd héritage absolument préjudiciable à la relève du mouvement. Les gothiques sont considérés comme des conservateurs, représentants d’un académisme dépassé et, en outre, sont contestés en matière de conservation des monuments. Il suffit, pour s’en rendre compte, de citer la véhémente intervention de Julien Guadet dans le débat sur la création d’une chaire d’architecture française du Moyen Âge à l’Ecole des Beaux-Arts, en 1886 :
Qu’est-ce que l’école gothique ? Serait-ce une arrière-garde très attardée de certains jeunes d’il y a cinquante ans, qui prétendraient enfermer les origines et les sources de notre architecture entre le XIIe et le XVe siècle, et nous astreindre aux formes, au style et jusqu’aux gargouilles de cette époque ?43
17L’apologie de la cathédrale gothique n’a certes plus la même portée, la même signification, à une époque où défendre l’ogive est devenu un combat d’arrière-garde et où l’opinion se désintéresse du sujet. Dans les dernières décennies du siècle, personne ne croit plus au caractère universel du style gothique et personne n’en revendique plus l’usage dans les créations architecturales contemporaines, comme cela avait pu être le cas quelque temps auparavant en Grande-Bretagne, dans le discours de Pugin ou celui de Ruskin. L’engouement superficiel pour le Moyen Âge est passé de mode et n’agrémente plus les divertissements mondains. C’est précisément ce reflux qui le rend intéressant aux yeux des esthètes de la fin du siècle, toujours désireux de se détourner du goût commun.
18Il faut mesurer la lassitude des générations post-romantiques saturées des discours de leurs aînés en faveur du gothique pour comprendre leur attitude. Félicien Champsaur dénigre le modèle élu par Victor Hugo, se déclare déçu par ses proportions et lui préfère la cathédrale de Strasbourg qui, elle, lui inspire « un sentiment absolu d’admiration »44. Huysmans abonde dans le même sens : « en dépit des dithyrambes d’Hugo, elle demeure de second ordre », déclare-t-il sur un ton péremptoire, jugeant les tours de Notre-Dame « mastoques et sombres, presque éléphantes ». Il n’est guère plus indulgent à l’endroit de Michelet, « qui divagua dès qu’il entrevit une cathédrale »45. Il se livre par la pensée à un tour de France amer et désenchanté pour déplorer le traitement qui a résulté des efforts de réhabilitation entrepris lors des décennies antérieures : il stigmatise la pratique systématique du dégagement des cathédrales, qui se dressent désormais isolées sur des places, et n’a pas de mots assez violents pour condamner les restaurations abusives qui les dénaturent. Après un bref hommage à ceux qui furent les artisans du « réveil de louanges dont se pare maintenant l’art gothique », il pose crûment la question : « quel est, à l’heure actuelle, le résultat de ce mouvement que détermina le Romantisme ? » et y répond sans ménagement : « le matérialisme des monuments », c’est-à-dire une connaissance partielle et superficielle de la cathédrale – « la coque et l’écorce »– tandis que la science de la symbolique est totalement ignorée46.
19Le besoin de prendre ses distances par rapport aux aînés, de se démarquer de leurs déclarations paraît flagrant. Si l’art médiéval recueille encore les suffrages de ces générations, il n’est pas exclusif d’autres admirations, pour la perfection de l’art antique, en particulier. Il n’est plus l’objet d’une croisade, ni d’une religion mais d’une passion éclairée par la raison. L’engouement superficiel a cédé le pas à un désir de connaissance qui exige une caution scientifique. Le « mirage romantique » est accusé d’avoir compromis les recherches sur l’art médiéval tout autant que « le préjugé pseudo-classique »47. Charles Morice rejoint ici les analyses de Viollet-le-Duc qui a combattu avec mépris les interprétations pittoresques de « ces rêveurs, amateurs de poésie nébuleuse, qui ne voient qu’ogives élancées vers le ciel, dentelles de pierre, sculpture mystérieuse ou fantastique, dans des monuments où tout est méthodique, raisonné, clair, ordonné et précis »48. En démontrant la dimension rationnelle et logique de cette architecture, Viollet l’a libérée du carcan du pittoresque et de l’historicisme, et a œuvré pour la postérité du style gothique. Il a pu préparer les générations futures à adopter un système de construction au lieu de se limiter à l’emprunt de motifs d’ornementation, comme le pratiquaient les architectes néo-gothiques. L’arc parabolique d’Antoni Gaudi conçu à partir de l’arc brisé illustre cette continuité créatrice49. C’est dans cette lignée que se placent les amateurs d’art médiéval à la fin du siècle. Ils sont animés par la recherche de la rigueur scientifique et entendent mettre à profit les découvertes et les progrès de l’histoire et de l’archéologie : William Morris se fonde sur les travaux des nouveaux historiens d’Oxford, ceux de Thorold Rogers, en particulier, pour se forger une image du XIVe siècle en Angleterre. Charles Morice fait l’éloge de l’école archéologique contemporaine et se réfère abondamment à Camille Enlart, Louis Courajod. Huysmans s’appuie sur une documentation érudite pour décrire la cathédrale de Chartres, citant Jules Quicherat, considéré comme le promoteur de l’archéologie scientifique en France. La thèse universitaire de l’historien d’art Émile Mâle, professeur à la Sorbonne, devient une précieuse source de connaissances pour de jeunes écrivains, comme Marcel Proust.
20En somme, ces nouvelles générations prennent le contre-pied de l’attitude jugée naïve des romantiques qui professaient le dédain de la documentation sérieuse pour privilégier l’intuition poétique, comme Chateaubriand, ou la projection de préoccupations sociales étrangères au Moyen Âge, à la manière de Victor Hugo. Elles critiquent sévèrement leurs prédécesseurs mais leur reconnaissent l’immense mérite d’avoir sauvé tant de chefs-d’œuvre à la fois de l’oubli et de la destruction.
21La continuité de la fin du siècle avec le romantisme se manifeste autrement, dans l’esprit de révolte qui anime artistes, poètes et idéologues : la cathédrale conserve sa valeur d’emblème. Elle sert à dénoncer le matérialisme de la société contemporaine, qui va de pair avec le philistinisme bourgeois et la laideur industrielle. La comparaison entre les paysages urbains du Moyen Âge et ceux du XIXe siècle en Angleterre, entreprise par A. W. Pugin dans Contrasts50 (1836) sera constamment reprise et réactualisée par les partisans du médiévisme : Thomas Carlyle, dans Past and Present, souligne l’opposition contenue dans le titre de son ouvrage en le complétant par ce diptyque évocateur : Cathédrales d’autrefois et usines d’aujourd’hui (1843). Les éditions de la Revue Blanche51 adopteront ce sous-titre au caractère nettement démonstratif pour intituler la première traduction française qu’elles publient en 1901. John Ruskin reprend la même comparaison dans Crown of Wild Olive: “[…] your chimneys how much more mighty and costly than cathedral spires!”52. Plus tard, dans La Bible d’Amiens, les fabriques sont décrites comme des « amas de murs nus » tandis que Notre-Dame est « un amas de murs non pas nus mais étrangement travaillés par les mains d’hommes insensés d’il y a bien longtemps »53. Ruskin invite son lecteur à s’interroger sur la signification de cet « édifice inutilitaire » dans nos sociétés modernes. William Morris reconstitue à son tour la physionomie de l’Angleterre médiévale dans “The Hopes of Civilization”: “Not seldom I please myself with trying to realize the face of Mediaeval England”54. Le portrait imaginé lui paraît aussi lointain et étranger que s’il s’agissait d’une autre planète.
22Comment expliquer cette fixation sur la cathédrale gothique du Nord ? Elle cristallise sans aucun doute l’image d’un idéal perdu et sert, de ce fait, d’exutoire à la nostalgie. Ce mouvement affectif de regret n’est pas spécifiquement inspiré par l’édifice religieux, il s’exprime aussi envers le paysage, l’artisanat, l’organisation de la société, chez William Morris, par exemple. Il est l’une des manifestations du courant médiéviste (ou médiévaliste, selon l’anglicisme passé dans l’usage). Cependant, la cathédrale est particulièrement suggestive car elle a le pouvoir de transporter le visiteur moderne dans un autre temps. À la manière de Caïn Marchenoir, au moment où il pénètre dans le Désert de la Grande Chartreuse, le nostalgique du Moyen Âge peut, en franchissant le portail de l’édifice, « sentir l’absence soudaine du dix-neuvième siècle », « avoir l’illusion du douzième »55. Le mirage d’un retour en arrière est rendu possible par la pérennité du lieu comme sanctuaire. Les grandes cathédrales du Nord ont pu être préservées des destructions et du vandalisme (à l’exception toutefois de celles d’Arras, de Boulogne et de Cambrai), elles n’ont pas été réduites à l’état de ruines ou même de vestiges archéologiques, comme de nombreuses abbayes (Jumièges et Cluny en France, Fountains Abbey et Tintern Abbey en Angleterre). Contrairement aux châteaux-forts, elles ont conservé leur vie et leur fonction, en continuité avec l’époque médiévale. Elles n’ont pas non plus été « décontextualisées » comme des pièces de musée. Elles demeurent un espace à parcourir, un abri où se recueillir. Elles offrent au regard suffisamment d’éléments pour qu’il soit possible de faire revivre par l’esprit leur splendeur passée, de combler l’absence par la représentation imaginaire de l’extraordinaire richesse passée. Les auteurs s’ingénient à retrouver par les sens et l’imagination la vie de la cathédrale médiévale. Léon Bloy préconise de « remonter à cette source lumineuse », c’est-à-dire la foi des premiers âges, en nous aidant des traces matérielles qui en portent le témoignage, sachant que ces hommes de jadis « traduisaient, comme ils le pouvaient, leurs extases, dans la pierre des cathédrales, dans les vitraux brûlants des chapelles »56. Ce travail de l’imagination, qui consiste à « réintégrer les siècles défunts » se trouve facilité par la présence, au cœur des villes, de ces espaces sacrés, « seules cavernes où les fauves au cœur saignant se puissent réfugier encore »57. L’effort de restitution du passé va jusqu’à la « vision hypnotique », qui parvient à effacer « la vision contemporaine et sensible »58 et cultive l’anachronisme. La conscience douloureuse d’être né à contre-temps est vécue avec une acuité particulière dans la cathédrale, où l’on s’éprouve comme un exilé du monde moderne. « Trop tard », s’intitule le poème de Jules Laforgue, qui commence ainsi :
Ah ! que n’ai-je vécu dans ces temps d’innocence,
Lendemains de l’An mil où l’on croyait encor […]
23et qui se poursuit par la litanie des regrets énumérés dans les quatre dernières strophes, rythmées par l’anaphore d’un irréel du passé tristement répété :
J’aurais brodé la nef de quelque cathédrale
Ses chapelles d’ivoire et ses roses à jour.
[…]
J’aurais percé ses murs pavoisés d’oriflammes,
De ces vitraux d’azur peuplés d’anges ravis.59
24Le même sentiment se retrouve dans un sonnet de Sagesse :
C’est vers le Moyen Âge énorme et délicat
Qu’il faudrait que mon cœur en peine naviguât,
Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste.
25Verlaine imagine qu’il aurait pu être un saint
Guidé par la folie unique de la Croix
Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale !60
26La figure finale de l’oiseau, qui symbolise l’envol mystique de l’âme, prend le relais de la métaphore du vaisseau, suggérée dans les quatrains. Le « cœur naufragé » trouve son salut sur cette embarcation qui l’emportera de « toute sa force ardente, souple, artiste ! ». L’analogie des formes du navire et du galbe de la nef, dont l’étymologie consigne le souvenir, est à la source d’une image à la fois productive et ambivalente, comme nous le verrons. Ici, le bateau en partance emportant à son bord un cœur en détresse donne au motif du voyage dans le temps une note d’espoir euphorique. La cathédrale invite à la rêverie, à l’effacement du présent, elle permet d’édifier ce que Huysmans appelle des « barrages d’oubli »61. La même dynamique inspire à Walter Pater la comparaison de Notre-Dame de Chartres avec un voilier croisant dans le lointain : “Like a ship for ever a-sail in the distance”62. Notre-Dame de Paris, aux yeux du poète Edmond Gojon, incarne la permanence dans un monde exposé au changement :
La mer des toits houleux précipite ses lames/Et tu flottes, avec tes arcs-boutants pour rames,//Tandis qu’autour de toi roule aux quatre horizons/Le flux et le reflux des générations.63
27L’espace et le temps en viennent à se confondre dans un mouvement de chiasme : « Le Moyen Âge est une immense église comme on n’en verra plus jusqu’à ce que Dieu revienne sur terre », déclare Léon Bloy tandis que Walter Pater voit dans la cathédrale un monde à explorer, “as if one explored the entire Middle Age”64.
28Cependant, la nostalgie du Moyen Âge ne suffit pas à justifier cette surévaluation de l’édifice chrétien. La cathédrale ne représente pas seulement un passé à jamais perdu, elle répond magistralement à un idéal esthétique élaboré au présent. Selon Jacques Dupont, commentateur de Huysmans, l’architecture médiévale comble « le rêve post-romantique, baudelairien ou wagnérien, de correspondance des arts »65. Tous les artistes, quelle que soit leur corporation, ont concouru à la même œuvre, dans des moyens d’expression différents, travaillant dans l’esprit d’une « harmonie coopérative », caractéristique de l’époque gothique pour William Morris66. Pour Huysmans, la peinture des Primitifs révèle ces affinités profondes : « Les peintres s’associèrent dans un même idéal de beauté avec les architectes ; ils affilièrent en un indestructible accord les cathédrales et les Saintes ». Charles Morice reconnaît dans « la majestueuse unité symphonique de la cathédrale » le fruit de « cette collaboration de tous les arts à la même œuvre, que voulut Wagner »67. Durtal, le protagoniste de Huysmans, revit avec exaltation cette étroite communion des origines quand les chants liturgiques envahissent la pénombre des églises parisiennes où il trouve refuge : « c’étaient ces hymnes grandioses de la foi de l’homme qui semblent sourdre dans les cathédrales, comme d’irrésistibles geysers, du pied même des piliers romans »68. Le plain-chant, en musique, correspond si exactement au roman et au gothique en architecture, que l’auteur parvient à trouver des équivalences entre ses modulations rythmiques et les lignes architecturales :
Le De profundis, par exemple, s’incurve semblable à ces grands arcs qui forment l’ossature enfumée des voûtes ; il est lent et nocturne comme eux ; il ne se tend que dans l’obscurité, ne se meut que dans la pénombre marrie des cryptes.
Parfois, au contraire, le chant grégorien semble emprunter au gothique ses lobes fleuris, ses flèches déchiquetées, ses rouets de gaze, ses trémies de dentelles, ses guipures légères et ténues comme des voix d’enfants.
29S’il est possible de se livrer par l’émotion musicale aux délices de la synesthésie, il faut s’en remettre à l’imagination pour réaliser le rêve de réunir dans un même espace les plus belles œuvres représentatives de la totalité des arts visuels, peinture, sculpture, architecture :
Avoir le tout complet ! transporter ici, au lieu de cette chapelle sans intérêt, l’abside de Saint-Séverin ; peindre sur les murs des tableaux de Fra Angelico, de Memling, de Grünewald, de Gérard David, de Roger van den Weyden, de Bouts, y adjoindre d’admirables sculptures, des œuvres de pierre, telles que celles du grand portail de Chartres, des retables en bois sculptés, tels que ceux de la cathédrale d’Amiens, quel rêve !69
30La synthèse ne serait pas complète sans la mention de la poésie qui résulte précisément, d’après Paul Bourget, de cette tension vers un même objet, de cette quête commune de la beauté : « la souveraine poésie de la cathédrale » naîtrait de « cette forte impression d’unité dans un même Idéal »70. Si le langage de chacun des arts diffère, la source de la création est unique : « qu’elle soit traduite par des mots écrits, par des sons orchestrés, par des pierres taillées, par des lignes ou par des couleurs, cette sensibilité est une ».
31La fascination exercée par la cathédrale médiévale s’explique également par son mode d’inscription dans le temps. Une date unique et précise ne suffirait pas à la situer historiquement puisque la période de sa construction se compte en décennies, voire en siècles quand il ne s’agit pas d’une reconstruction à partir d’un édifice beaucoup plus ancien. Le monument plonge ses racines dans un passé parfois très archaïque alors que les éléments de sa décoration intérieure peuvent être de création récente. La visite d’une cathédrale est donc un parcours à la fois spatial et temporel et en rendre compte implique un effort de datation. Quand Arthur Symons, par exemple, décrit Saint-Étienne de Bourges, il mentionne l’église primitive du XIe siècle, le porche du XIIIe, le corps du bâtiment du XIVe et les flèches du XVIe siècle71. Viollet-le-Duc a tenté de figer l’édifice à la date supposée de son développement idéal, c’est-à-dire le XIIIe siècle, ce qui l’a conduit à éliminer injustement des œuvres d’art postérieures à la limite fixée, en particulier renaissantes ou classiques. Cela revient à nier la nature même de la cathédrale qui est faite d’additions successives à un édifice primitif dont elle conserve souvent la trace dans ses fondations. Cet étirement chronologique fait coexister différentes époques sur le mode de la superposition ou de la juxtaposition et induit un agencement en strates ou en mosaïque. Les pièces rapportées peuvent être de différents styles, elle peuvent aussi relever de la même école artistique mais à des moments différents de son évolution. La cathédrale expose donc une somme de réalisations architecturales et d’œuvres ornementales très diversifiées : par exemple, une structure romane et un choeur gothique, comme celle de Tournai, citée par Camille Lemonnier, ou des statues du XVIIe et du XVIIIe siècles dans un décor gothique comme Saint-Bénigne de Dijon, mentionnée par Huysmans dans L’Oblat. De surcroît, elle rend visible le déploiement cyclique d’une forme d’art particulière. Ainsi, Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Troyes montre toutes les variétés du style gothique, comme le souligne Walter Pater : “a rich mixture of all the varieties of the Pointed style down to the latest Flamboyant”72. Le fait de rassembler et de mettre en exposition des œuvres d’art échelonnées dans le temps apparente la cathédrale au musée. Cette juxtaposition des époques, qui défie l’ordre souverain de la temporalité, ne pouvait que séduire des auteurs désireux de parcourir l’axe des temps en toute liberté pour s’affranchir du présent. Un vertige naît de cette confusion et du brouillage temporel soudain rendu perceptible par la coexistence d’objets venus de siècles différents. Le visiteur se fait archéologue pour identifier les strates historiques qui se superposent et forment un espace jugé hybride et composite au premier regard. Camille Lemonnier rend ainsi compte de son expérience à la cathédrale de Mayence :
cette énormité à prime vue semble rébarbative, tout enchevêtrée de profils diffus, poussant en tous sens ses tours, ses gables, d’hybrides pinacles, des faites coiffés de tiares, des clochers byzantins, un ridicule campanile, le fouillis composite d’une végétation de la pierre toujours plus dense, sans la grâce et le rythme des styles réguliers. Mais bientôt, au milieu de ces alluvions des siècles, l’œil discerne les origines, restitue la primitive grandeur, n’est plus touché que par le profond sens religieux de cet incomparable symbole de la vieille foi […]73
32La seconde énumération qui suit ce ressaisissement de la vision se déploie selon un rythme ample, régulier et ascendant qui dément la première impression de confusion : « les grandes rosaces vides, les polyhédriques contreforts », les tourelles, les baies et les cintres s’ordonnent sous le regard pour recomposer l’unité un instant perdue. Rien de tel en revanche pour Huysmans qui persiste à ne voir dans ce côtoiement de tous les âges qu’un « tohu-bohu », « le bric-à-brac le plus inattendu ». Rien ne rachète à ses yeux cette « cathédrale lourdement incohérente »74.
33Au-delà de la disparité des jugements énoncés, l’archaïsme des monuments est fonction de l’attention qui leur est portée. L’austère cathédrale romane des origines, exhaussée et embellie par le style gothique, réunit en son sein et expose au regard toutes les formes d’art du Moyen Âge, des siècles primitifs aux premières manifestations de la Renaissance. C’est pourquoi les édifices construits sur ce modèle sont si précieux aux yeux d’écrivains sensibilisés par un courant médiéviste qui perdure au-delà du Romantisme tout en formulant de nouvelles exigences. Si le gothique septentrionnal recueille tous les suffrages, il ne s’impose pas pour autant comme l’unique objet de l’admiration générale. L’amateur de cathédrales se détourne des créations trop récentes mais ne se lasse pas de répertorier les infinies variations auxquelles la construction médiévale originelle a pu être soumise au gré des circonstances historiques et religieuses ou des conditions géographiques et climatiques. Prédilection ne signifie pas conformisme, comme le montre cet intérêt manifeste pour un gothique sous influence.
Les cathédrales
34La curiosité, le goût du rare, du singulier, de l’exception incitent les auteurs à découvrir de nouvelles formes artistiques, à rechercher le dépaysement en architecture comme dans les spectacles offerts par la nature. En attestent les carnets de voyage, les comptes rendus de visites touristiques. Notre attention se portera surtout sur leur sensibilité aux monuments les plus prestigieux de l’architecture religieuse dans les grandes villes européennes. À la faveur de ces périples et de ces découvertes, une comparaison s’établit avec les édifices de référence, ce qui favorise l’émergence d’un contre-modèle esthétique.
35Dans les pays méditerranéens, l’Italie, l’Espagne, les monuments du Moyen Âge portent la forte empreinte des exotismes : l’orient byzantin à Venise, islamique dans les cités espagnoles. Une autre conception de la cathédrale se fait jour, qui contredit le modèle intériorisé, sans pour autant déplaire à ces amateurs d’art toujours en quête de sensations nouvelles.
36Ainsi en est-il de la basilique de Saint-Marc. André Suarès réserve quatre chapitres du premier livre de son Voyage du condottière, à l’enchantement de sa rencontre avec Venise. Quatre chapitres pour faire écho au « quadruple cœur d’or », aux « quatre puits de rêve sous quatre coupoles » ? Le refrain quatre fois répété scande les pages consacrées au « Miracle de Saint-Marc », véritable poème en prose enchâssé dans le récit de voyage. « L’église sublime » livrée à la convoitise du voyageur a de quoi surprendre en effet Jan-Felix Caërdal, double de l’auteur, ce chevalier errant parti de Bretagne à la conquête de l’Italie, après « des années d’océan et de brume ». Car rien ici ne rappelle les sombres sanctuaires de pierre élancés vers les cieux. Tout est lumière, or, couleur, rondeur : « L’Orient et le soleil du crépuscule sur la lagune, ils l’ont enfermé dans une basilique ronde ». La verticalité des lignes, l’élévation des tours, l’équilibre de la façade harmonique n’ont plus cours dans cette architecture d’un autre monde. Désorienté, privé de ses repères habituels, le visiteur du Nord ne perçoit au premier abord que confusion et désordre. Il note l’absence de hiérarchie dans l’ornementation, qualifiée de « profusion sans choix ». Il est sensible au contraste et à la discordance : « entre la façade confuse et l’ordre du vaisseau intérieur », entre l’apparente exiguïté du site extérieur et l’impression d’immensité éprouvée sitôt la porte franchie. Son esprit vacille devant l’inattendu des lignes : « un chaos de dômes, de portiques, de bulbes affrontés ». Les contradictions relevées : « elle étale […] mais elle cache […] », les oxymores (« pauvreté fastueuse »), les hésitations, les approximations (« on dirait ») traduisent son trouble et sa perplexité. L’illumination se produit après le passage du seuil, elle est signifiée par cette phrase détachée, suivie d’un blanc typographique : « Et l’on entre dans le miracle ».
37Brusquement isolé, coupé de la réalité, l’étranger venu du Nord se laisse envahir par l’émotion, éblouir par l’ardeur de la vision. Il s’abandonne à l’ivresse de la beauté et de la richesse, cède aux suggestions du rêve (« Je flotte dans le rêve de l’or »). Il consent à se laisser prendre au piège des apparences, à se faire tromper par les proportions, le jeu des arrondis, le travestissement de la matière. Il assiste à la métamorphose de la pierre : les murailles se changent en tapis persans, les marbres prennent l’aspect du velours, imitent la souplesse de la soie, les niches semblent garnies de fourrures. De cela il conclut que « les plans de pierre ont la chaude inflexion des étoffes » et il ne parle plus des murs de la basilique mais du « tissu de Saint-Marc ». La rencontre de l’or et des couleurs magnifiée par les effets de lumière est placée sous le signe de la féérie. Tout l’Orient de Byzance est présent dans le contour incurvé des coupoles, les mosaïques aux couleurs vives, l’éclat des pierres précieuses, la clarté du soleil, la profusion des dorures (« J’ai de l’or sous les pieds. J’ai de l’or sur la tête. Un air d’or me touche et me flatte »).
38L’unité d’un ordre supérieur se manifeste soudain avec la révélation d’un rythme et d’un sens : « Saint-Marc est un temple cosmique ». Pour comprendre cette architecture, pour en saisir la magique harmonie, il faut oublier la tension de la nef gothique vers le ciel, renoncer à sentir la poussée ascensionnelle de la prière. Il faut se laisser pénétrer par la musique des sphères suggérée par le mouvement circulaire des courbes qui infléchissent le regard, par le balancement rythmé des coupoles sous les jeux de lumière. L’« église solaire » a triomphé de l’austère église mystique. La sensualité affleure dans une envoûtante synesthésie où les sons et les odeurs se confondent : « j’entends le chœur des voix dans la vapeur des parfums mouvants ». La scansion de la phrase redouble l’analogie des rythmes architecturaux et de la rythmique musicale pour traduire en mots le ravissement éprouvé en pénétrant dans ce rêve de l’Orient réalisé à Venise : c’est « l’Asie touchée par la fée gothique »75.
39« Byzance ! Venise ! » : pour Henri de Régnier, la ville impériale et la cité ducale se font écho et les sonorités de leurs noms se confondent pour évoquer une commune beauté. La mosquée et la basilique s’appellent l’une l’autre, mêlent leurs ressemblances dans l’esprit du poète :
À Sainte-Sophie, parmi les marbres et les mosaïques, j’ai songé à ton Saint-Marc étincelant et doré. Sur l’Atmeïdan, où fut l’Hippodrome de Byzance, j’ai cru entendre hennir les chevaux de bronze qui ornent le portail de ta basilique.76
40L’étrangeté du décor préservée et restituée par la poésie d’André Suarès est interprétée à la lumière d’autres principes esthétiques et théologiques que ceux qui régissent l’ordre gothique. La conscience d’une rupture avec la tradition occidentale du Moyen Âge est pleinement assumée et devient source d’émotion artistique.
41Cette divergence dans la conception de la cathédrale avait déjà été soulignée par John Ruskin dans Les Pierres de Venise (1851). Pour lutter contre l’attitude sectaire de certains architectes contemporains (Wood avait parlé de « l’extrême laideur » de la basilique vénitienne, d’autres l’avaient qualifiée de « monstruosité barbare »77), pour inviter ses compatriotes à porter un jugement impartial sur Saint-Marc, Ruskin part du familier pour aller vers l’inconnu. Avec le sens de la pédagogie qui le caractérise, il entreprend d’initier son lecteur à la surprenante découverte de la basilique. Loin de nier les écarts culturels et esthétiques qui peuvent troubler le touriste anglais, il en prend la mesure dans une comparaison méthodique entre l’église d’une « paisible ville épiscopale d’Angleterre » (a quiet English cathedral town) et l’étrange monument qui se dresse sur la grouillante place Saint-Marc. Les descriptions successives se contredisent en tout point et s’achèvent par cette exclamation : « Quel abîme entre la sombre cathédrale anglaise et celle-ci ! »78. À l’agencement bien ordonné des étages lisible sur la façade gothique, il oppose l’exquise confusion des ornements qui surchargent les portails byzantins, la multitude des piliers et des dômes, l’amoncellement des trésors – sculptures, mosaïques. Il compare la rudesse de l’art du Nord, sa froide grandeur à la délicatesse et au suprême raffinement de l’Orient, la pierre sombre recouverte d’une « mélancolique dorure de lichens » (melancholy gold) aux chaudes couleurs des pierres mélangées : « jaspe, porphyre, serpentine vert foncé tachetée de neige, marbres capricieux » aux « ondulations azurées ». Là-bas le regard s’élève toujours plus haut vers les tours qui se confondent avec le ciel, ici, il scrute les détails de la pyramide basse qui lui fait face. Le contraste entre l’obscurité et la lumière, le gris et la couleur est illustré par la présence des corneilles noires qui tournoient au sommet des tours et des pigeons aux plumes irrisées « qui nichent dans les feuillages de marbre ». La poésie de ces deux évocations contrastées a sans doute aidé le public anglais cultivé à ne pas céder à « l’empire des préjugés que produit fatalement la connaissance familière des écoles du Nord »79 et l’a préparé à admettre des critères esthétiques qui lui sont étrangers au lieu de les condamner par ignorance. Pierre Fontaney rappelle que « Ruskin fut celui qui, plus que tout autre popularisa les modèles vénitiens et, plus généralement, italiens »80.
42Ses héritiers, frappés eux aussi par la disparité de ces deux traitements de la cathédrale, furent sensibles à l’irréductible singularité du monument et stimulés par la difficulté à le comprendre. Ainsi, après avoir noté: “St. Mark’s has nothing of the spiritual mysticism of a Gothic cathedral”81, Arthur Symons ajoute: “all contradictions seem able to exist side by side, in some fantastic, not quite explicable, unity of their own”.
43Le passé mauresque de l’Espagne catholique se lit dans les surprenantes combinaisons architecturales de ses édifices religieux. On sait que Charles Quint fit ériger, à l’intérieur de la Mezquita de Cordoue, superbe monument de l’Islam, une cathédrale chrétienne. À Séville, Sainte-Marie voisine avec la tour de la Giralda, ancien minaret. Arthur Symons se plaît à opposer les deux silhouettes contrastées : “the Cathedral, its Pagan counterpart the Giralda”, celle-ci dressée à l’écart, immobile au côté de la vaste et vivante architecture chrétienne. Tempéré par la douceur de l’Orient, le style médiéval de l’édifice s’allège et s’humanise, “the oriental touch freeing it from any of the too heavy solemnity of the Middle Ages, and suiting it to a Southern sky”82. Pour Henri de Régnier c’est la cathédrale de Séville qui abritera le tombeau de Don Juan « tandis que la Giralda vermeille/Dressera vers l’azur son ange aux ailes d’or »83. À Valence, Jean Lorrain remarque la « haute tour en forme de minaret » de la cathédrale84.
44Cet intérêt pour les inflexions espagnoles du style gothique, George Edmund Street l’avait déjà exprimé en 1865, dans son ouvrage intitulé Some Account of Gothic Architecture in Spain. Cependant, s’il consacre quelques pages de conclusion à l’influence arabe, l’architecte tend à la minimiser pour démontrer la pureté de l’art chrétien en Espagne85. Il se borne à relever des détails d’ornementation, alors que les auteurs de la fin du siècle prennent un plaisir manifeste à souligner cette empreinte. C’est le cas de Maurice Barrès conquis par le charme de Tolède. La vieille cité médiévale, qui dresse sa cathédrale gothique bâtie sur le modèle de Saint-Étienne de Bourges, conserve l’empreinte orientale de ses anciennes synagogues. L’auteur découvre, « enfouie au quartier juif », Santa Maria la Blanca, « divine pour la netteté de ses arabesques, de ses rosaces, de ses arcs mauresques et byzantins ». La ville, à la fois maure et catholique, mêle ardeur et ascétisme : « l’odeur de benjoin qui vient des rochers rejoint l’odeur des cierges qui sort de l’immense cathédrale »86. Bâtie sur une terre de contrastes, elle oppose la fécondité et la splendeur de ses créations architecturales à la stérilité d’un paysage de rochers arides surplombant le Tage aux eaux boueuses. Avec sa « cathédrale tendue vers le ciel » elle jaillit « comme un cri dans le désert »87.
45L’hybridité des cathédrales-mosquées andalouses nuance d’étrangeté les tableaux composés par Jean Lorrain au retour de son voyage en Espagne. À Murcie, le couchant s’estompe dans la lumière diaprée du Levant :
[…] le grand minaret rose de la cathédrale, telle une tour magique, a gardé la lumière du soleil enfin sombré à l’horizon. Il se détache, ce minaret, couleur d’aventurine, transparent et doré, sur l’azur sombre de l’Orient.88
46Dans la cour de la Mezquita de Cordoue, Maurice Barrès se laisse envahir par l’atmosphère de volupté qui imprègne le décor à l’entour et s’abandonne à une rêverie mortifère entre les innombrables colonnes « où le marbre, le porphyre et le jaspe prennent des teintes d’une beauté sensuelle comme de la chair et des velours »89.
47Les impressions sont mêlées au contact de ces architectures qui portent la marque du Moyen Âge musulman puis chrétien, et du puissant Siècle d’or, qui appartiennent à la pointe occidentale de l’Europe tout en rappelant leur origine orientale et leur enracinement dans le sud méditerranéen. Il en résulte un mélange de lumière et de ténèbres, de raffinement et de rudesse, de sensualité et de mysticisme. La violence de ces oppositions fortement contrastées régit les créations de l’art comme les mœurs de la société. Elle s’affiche dans les discordances visuelles, dans le heurt et l’exagération des styles comme dans les pratiques cultuelles (« ici le vieux catholicisme pèse encore de tout le poids de la Sainte Inquisition »90). Le mot barbare est requis par Jean Lorrain pour rendre compte du caractère foncièrement étranger de cette culture artistique et religieuse, avec la connotation romantique et la charge poétique qu’il recèle : il ne sonne plus comme une condamnation esthétique et morale mais comme l’aveu d’un écart irréductible qui exerce au contraire un charme impérieux. Les vingt-sept chapelles de la cathédrale de Barcelone « surchargées de dorures et toutes décorées avec un goût barbare, étincellent vaguement dans [l’]obscurité ».
48Les cathédrales de l’est de l’Europe surprennent moins par leurs formes architecturales que par la variation introduite dans le choix des matériaux utilisés. Huysmans intitule son carnet de notes prises au cours de son périple en Allemagne avec l’abbé Mugnier Voyage aux cathédrales rouges. La couleur de la pierre assure l’unité de l’architecture religieuse à la frontière orientale de la France, entre l’Alsace, allemande à cette époque, la Suisse et le Grand Duché de Bade : la cathédrale de Bâle « est plus rouge que celle de Strasbourg, note Huysmans, elle a un ton de brique écorchée ». Quant à celle de Fribourg, elle est qualifiée de « belle cathédrale gothique rose »91.
49La découverte des modèles étrangers ne se fait pas toujours sous le signe de l’enchantement. Certains édifices sont violemment rejetés au nom du bon goût et par référence à la cathédrale type. La cathédrale de Cologne est la cible des critiques modérées d’Arthur Symons et de celles, nettement plus virulentes de Huysmans. L’auteur anglais relève surtout la froideur et la rigidité du monument qu’il attribue à l’influence du protestantisme et déplore la vacuité spirituelle de l’espace intérieur : “this exquisite door admits one only to a sort of emptiness, a vast nakedness of space, frugal and fruitless”. L’extérieur lui semble manquer d’unité et d’équilibre et ne rechercher qu’un effet d’ensemble, au détriment du détail. La raison l’emporte sur le mystère et sur le rêve, ce qui conduit Symons à cette conclusion où perce la déception : “here is a daylight church”92. La condamnation est sans réserve de la part de Huysmans :
une salauderie rectiligne – tout est pareil-rien que des clochetons et des crosses – pas une statue. Des tours lourdes, opaques. Ah ! nous sommes loin de la dentelle. C’est un vrai symbolisme de lourdeur et de géométrie. Il ne reste en dedans de bien que la hauteur. Le reste est en dessous de tout. Des vitres infâmes.93
50La même hargne dicte à André Suarès sa description du dôme de Milan, « première épreuve », dit-il, de son voyage en Italie : « Prodige de richesse et de faux goût, c’est la vierge du Nord costumée en épousée de Naples : la masse de marbre est taillée en statues, évidée en fenêtres, en rinceaux, en dentelles à jour »94. Médiocrité, laideur, ridicule, tel est le verdict sans appel qui est prononcé.
51Saint-Guy, à Prague, ne séduit pas davantage Arthur Symons, très critique à l’égard d’une architecture qu’il juge trop emphatique et inesthétique (“over-emphatic, unaesthetic spirit”), “a bastard kind of architecture”, résume-t-il sans concession95. En dépit de son enthousiasme pour l’art espagnol, Jean Lorrain déplore « le goût étrange de la décoration rocaille qui étonne et détonne dans toute l’Espagne »96 et condamne l’architecture hybride de la cathédrale de Valence. Le style baroque et rococo qui triomphe à Lecce, capitale de la terre d’Otrante, au sud de la péninsule italienne, est jugé de mauvais goût par Paul Bourget. Aux mignardises qui surchargent les façades des églises, dans une « orgie » décorative, un « délire » de l’imagination, l’auteur oppose l’« admirable cathédrale si nue et si tragique » d’Otrante. Il retrouve avec satisfaction les cathédrales normandes de Tarente et de Sicile édifiées au temps de Tancrède.
52Le caractère péremptoire et définitif de tels jugements montre que le goût reste fortement tributaire de la prééminence du modèle dégagé et s’affirme par l’exclusion, parfois violente. L’autorité et l’intransigeance expriment souvent le désir de se singulariser, la volonté de se défier des modes et des engouements passagers. Le mauvais goût, la vulgarité esthétique, le conformisme bourgeois sont farouchement combattus. Il importe surtout de se distinguer du touriste exécré : « goujats de Londres » à Notre-Dame de Paris, « parlant tout haut, restant, au mépris des plus simples convenances, assis devant l’autel alors que l’on donnait la bénédiction du Saint-Sacrement, en face d’eux ! »97 ou « touristes [qui] s’égaraient, les jambes lasses, leur Guide à la main » dans la grande nef de Saint-Pierre de Rome98. Formuler un jugement ne signifie pas seulement exprimer ses impressions personnelles en toute indépendance, cela signifie prendre position par rapport aux uns et aux autres et déclarer son appartenance à un groupe donné : « On fait pitié aux esprits fins, si on vante le Dôme [de Milan] ; et faute de le vanter, on fait rire les autres. Le fin du fin est tout de même qu’on l’admire, sous prétexte que les artistes font semblant de ne l’admirer pas »99. Suarès se moque à la fois du dôme et des réactions qu’il suscite.
53En dépit de ces exemples, les réactions consignées lors des visites et voyages expriment plus souvent l’admiration que la réprobation, ce qui dénote un esprit d’ouverture, une aptitude à s’affranchir du poids des conventions esthétiques et des préjugés. Si la cathédrale médiévale de style gothique s’impose comme modèle esthétique dominant, elle ne stérilise pas pour autant le désir de découvrir des édifices conçus selon des critères stylistiques différents et sous l’influence de cultures étrangères à l’Europe de la chrétienté. La sensibilité artistique s’enchante des modifications architecturales et décoratives apportées à l’archétype originel au cours des siècles et selon les latitudes. Cependant, nous allons voir que, contrairement à nos attentes, les orientations esthétiques proclamées lors de la découverte des cathédrales visitées ne sont pas toujours appliquées aux inventions de la fiction. L’exigence d’unité et d’harmonie, la primauté de la structure sur l’ornement auxquelles semblaient souscrire la plupart des auteurs sont supplantées par la recherche d’agencements inédits, de combinaisons nouvelles dictées par la fantaisie. L’imaginaire de la cathédrale ne se conforme pas toujours aux nuances ni aux fluctuations de la perception critique. On se plaît à inventer des formes aberrantes ou à percevoir, parmi les monuments de la réalité, des cas limites qui transgressent la norme esthétique retenue pour exemplaire. À la faveur de ces manipulations, se dessine un contre-modèle dont il importe à présent de dégager les traits dominants.
Notes de bas de page
1 Charles Morice, introduction, in Auguste Rodin, Les Cathédrales de France, Paris, Armand Colin, 1914 ; cité dans l’édition Denoël, 1983, p. 100 ; p. 29.
2 Voir à ce sujet l’article de Pierre Fontaney : « La cathédrale selon John Ruskin (1819-1900) : gothique et imaginaire », in Actes du colloque La Cathédrale, Lille, UL3, 2001, p. 69-75.
3 Eugène Viollet-le-Duc, « Cathédrale », op. cit., vol. I, p. 323-324 ; p. 284.
4 Henry Adams, Mont-Saint-Michel et Chartres. Clefs du Moyen Âge français, traduction de Georges Fradier et Jacques Brosse, Paris, Robert Laffont, 1955, p. 79.
5 Charles Morice, in Auguste Rodin, éd. Denoël, 1983, p. 31.
6 William Morris, News from Nowhere, or An Epoch of Rest (1890), traduction, introduction et notes V. Dupont, Paris, Aubier Montaigne, 1976, p. 472.
7 Jean Lorrain, Sensations et souvenirs, Paris, Charpentier, 1895, p. 4-5.
8 Émile Verhaeren, Villes meurtries de Belgique, Anvers, Malines et Lierre, Bruxelles et Paris, Librairie d’Art de d’Histoire, G. Van Oest, 1916, p. 14-15.
9 Remy de Gourmont, La Petite ville. Paysages, Paris, Société littéraire de France, 1916, p. 19.
10 Émile Zola, Rome (1896), éd. Jacques Noiray, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1999, p. 276 ; p. 306.
11 Émile Zola, Mes Voyages (1892-94), Paris, Fasquelle, 1958, p. 146 ; p. 210.
12 Émile Zola, Rome, éd. cit., p. 561.
13 Ibid., p. 273-279.
14 Ibid., p. 560 ; citation suivante : Mes Voyages, éd. cit., p. 186, citée par Jacques Noiray in Rome, éd. cit., p. 967, n. 3.
15 André Suarès, Voyage du Condottière, éd. cit., p. 29.
16 Charles Morice, in Auguste Rodin, éd. Denoël, 1983, p. 14.
17 Ibid., p. 85.
18 Camille Enlart, « L’architecture du XIIIe siècle », in André Michel, Histoire de l’art depuis les premiers temps chrétiens jusqu’à nos jours, Paris, Armand Colin, 1906, tome II, Première partie, p. 3.
19 Eugène Viollet-le-Duc, « Cathédrale », op. cit., vol. I, p. 285 ; p. 365.
20 Adrien Mithouard, L’Art gothique et l’art impressionniste, cité par Charles Morice, in Auguste Rodin, éd. Denoël, 1983, p. 68.
21 Références: Walter Pater, « Notre-Dame d’Amiens » [Nineteenth Century, March 1894] in Miscellanous Studies. A Series of Essays, p. 106: “that Queen of Gothic churches”. Auguste Rodin, cité par Léonce Bénédite, introduction Les Cathédrales de France, Paris, Armand Colin, 1921, p. VI. Camille Lemonnier, La Belgique, Paris, Hachette, 1888, p. 192.
22 Eugène Viollet-le-Duc, « Cathédrale », op. cit., vol. I, p. 336; p. 349; p. 328.
23 Walter Pater, « Denys l’Auxerrois », Imaginary Portraits, London, MacMillan and Co, 1924, p. 54.
24 John Ruskin, La Bible d’Amiens, traduction, notes et préface de Marcel Proust, Amiens, Cobra Editeur, 1997, p. 250. Ruskin attribue à Viollet-le-Duc la comparaison de Notre-Dame d’Amiens avec le Parthénon, alors que l’architecte l’applique au chœur de Beauvais.
25 Eugène Viollet-le-Duc, « Cathédrale », op. cit., vol I, p. 330.
26 William Morris, “Shadow of Amiens”, The Oxford and Cambridge Magazine, I, 1856.
27 Michel Chevalier, La France des cathédrales du IVe au XIXe siècle, Rennes, Ouest-France, 1997, p. 27.
28 Charles Morice, in Auguste Rodin, éd. Denoël, 1983, p. 49.
29 Ibid., p. 57.
30 Camille Lemonnier, En Allemagne, Sensations d’un passant, éd. cit., p. 84.
31 William Morris, “Art and Industry in the Fourteenth Century”, cité dans The Collected Works of William Morris, London, Longmans, Green and Co, 1915, vol. 22, p. 378.
32 Charles Morice, in Auguste Rodin, éd. Denoël, 1983, p. 56.
33 Auguste Rodin, Les Cathédrales de France, Paris, Armand Colin, 1921, p. 78.
34 Walter Pater, Vézelay. Essai d’histoire d’art religieux, traduction de L. Vignes, Avallon, Imprimerie de la « Revue de l’Yonne », 1924, p. 13. Texte original paru dans The Nineteenth Century, juin 1894.
35 Camille Lemonnier, « La cathédrale de Tournai », La Belgique, éd. cit., p. 75.
36 J.-K. Huysmans, La Cathédrale, éd. cit., p. 49. Citation suivante : p. 50.
37 Charles Morice, in Auguste Rodin, éd. Denoël, 1983, p. 92.
38 Félicien Champsaur, Lulu, éd. cit., p. 213.
39 William Morris, “Gothic Architecture”, in News from Nowhere and Other Writings, Harmondsworth, Penguin Books, 1993, p. 344: “the so-called masterpieces of the New Birth”; p. 345: “Beauty and romance were outside the aspirations of their builders”. Traduction de Jean-Pierre Richard, Contre l’art d’élite, Paris, Hermann, 1985, p. 162-163.
40 J.-K. Huysmans, En Route, éd. cit., p. 87, p. 93.
41 Émile Zola, Lourdes (1894), éd. Jacques Noiray, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1995, p. 173; p. 420.
42 “[…] the ordinary builder is covering England with abortions”. “We don’t want to build churches any more”, “The Revival of Architecture”, cité dans Pierre Fontaney, Le Renouveau gothique en Angleterre, anthologie bilingue, Presses Universitaires de Bordeaux, 1989, p. 247.
43 Jean-Michel Leniaud, Viollet-le-Duc, ou les délires du système, Paris, Mengès, 1994, p. 191.
44 Félicien Champsaur, Dinah Samuel (1882), éd. Jean de Palacio, Paris, Séguier, 1999, p. 413.
45 J.-K. Huysmans, La Cathédrale, éd. cit., p. 64 ; p. 117 ; p. 99.
46 J.-K. Huysmans, « La symbolique de Notre-Dame de Paris », in Trois églises (1908), Œuvres complètes, Genève, Slatkine Reprints, vol. XI, p. 169-170.
47 Charles Morice, in Auguste Rodin, éd. Denoël, 1983, p. 9. Voir également p. 96.
48 Eugène Viollet-le-Duc, « Cathédrale », op. cit., vol. I, p. 392.
49 Collège Sainte-Thérèse, Barcelone, in Jean-Michel Leniaud, Viollet-le-Duc […], éd. cit., p. 162. On trouvera un développement de ce sujet dans mon article : « Bilan du Renouveau gothique au tournant du XIXe siècle », in Le Moyen Âge en 1900, dir. Anne Ducrey, Lille, Cahiers de la Maison de la Recherche, coll. Ateliers, n° 26, 2000, p. 11-19.
50 Le sous-titre expose la thèse de Pugin: a Parallel between the Architecture of the 14th and 15th Centuries and Similar Buildings of the Present day, 1re édition 1836; 2e édition 1841.
51 Traduction de Camille Bos, introduction de Jean Izoulet. L’inversion du titre et du sous-titre est commentée dans l’avertissement.
52 John Ruskin, The Crown of Wild Olive, Four Lectures on Work, Traffic, War and the Future of England, New York, Thomas Y. Crowell & Co, s. d., p. 76. Traduction : [vos cheminées d’usine tellement plus puissantes et plus coûteuses que les flèches de cathédrales]. N. B. Sauf indication d’une traduction publiée, les citations ont été traduites par l’auteur du présent ouvrage.
53 John Ruskin, La Bible d’Amiens, traduction de Marcel Proust, éd. cit., p. 110.
54 Traduction : [Il n’est pas rare que je m’abandonne au plaisir de tenter une reconstitution de ce qu’était vraiment le visage de l’Angleterre médiévale]. William Morris, “The Hopes of Civilization”, conférence donnée en 1885, à la section de Hammersmith de la Ligue Socialiste, cité dans News from Nowhere and Other Wtitings, éd. cit., p. 311.
55 Léon Bloy, Le Désespéré (1886), Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1983, p. 114.
56 Léon Bloy, La Femme pauvre (1897), Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1983, p. 182. Référence suivante : ibid., p. 198.
57 Ibid., p. 340.
58 Léon Bloy, Le Désespéré, éd. cit., p. 165.
59 Jules Laforgue, « Trop tard », Le Sanglot de la terre [1879-1881], recueil inédit avant 1980, in Œuvres complètes, tome I, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986, p. 274.
60 Paul Verlaine, pièce X, Sagesse (1880), Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1975, p. 60.
61 J.-K. Huysmans, En route, éd. cit., p. 483.
62 Walter Pater, Gaston de la Tour [roman inachevé, 1889] London, MacMillan & Co, 1896, p. 32.
63 Edmond Gojon, « A Notre-Dame », Le Visage penché, Paris, Charpentier, 1910, p. 304.
64 Références dans l’ordre des citations : Léon Bloy, La Femme pauvre, éd. cit., p. 179 ; Walter Pater, Gaston de la Tour, éd. cit., p. 35.
65 Jacques Dupont, « Huysmans : un imaginaire médiéval », La Licorne, n° 6, t. II, 1982, p. 343.
66 William Morris, Contre l’art d’élite, éd. cit., p. 156.
67 Charles Morice, in Auguste Rodin, éd. Denoël, 1983, p. 101.
68 J.-K. Huysmans, En route, éd. cit., p. 57-61 pour l’ensemble des citations mentionnées dans ce paragraphe.
69 Ibid., p. 447.
70 Paul Bourget, Sensations d’Italie, éd. cit., p. 50. Citation suivante, p. 134.
71 Arthur Symons, “Cathedrals”, in Studies in Seven Arts, The Collected Works of Arthur Symons, New York, AMS Press, 1973, vol. 9, p. 116-120.
72 Walter Pater, « Denys l’Auxerrois », Imaginary Portraits, éd. cit., p. 53. Traduction de Philippe Neel : [un riche mélange de toutes les variétés du style ogival jusqu’à l’ultime flamboyant], Portraits imaginaires, Paris, Bourgois, 1985, p. 61.
73 Camille Lemonnier, En Allemagne, éd. cit., p. 86.
74 J.-K. Huysmans, Voyage aux cathédrales rouges (1903), in Huysmans, Paris, Cahiers de l’Herne, 1985, p. 390.
75 André Suarès, Le Voyage du Condottière, éd. cit., p. 147. Les citations contenues dans ce développement sont extraites du chapitre XXVII, « Le Miracle de Saint-Marc », éd. cit., p. 123-128.
76 Henri de Régnier, Esquisses vénitiennes (1906), éd. Sophie Basch, Paris, Éditions Complexe, 1991, p. 39.
77 John Ruskin, Les Pierres de Venise, cité dans éd. Jean-Claude Garcias, reprise de la traduction abrégée de Mathilde Crémieux (1906), Paris, Hermann, 1983, p. 70 ; 85. Texte original: “In the fifth chapter of the Seven Lamps, § 14, the reader will find the opinion of a modern architect of some reputation, Mr Wood, that the chief thing remarkable in this church ‘is its extreme ugliness’”, cité dans The Stones of Venice, London, J.-M. Dent & Sons, Every man’s Library, 1935, vol. 2, p. 72; p. 88: “a barbaric monstrosity”.
78 Ibid., p. 61. Texte original: “Between that grim cathedral of England and this, what an interval!”, op. cit., p. 61. Les citations suivantes sont extraites des p. 58 et 61. Texte original: “jasper and porphyry, and deep-green serpentine spotted with flakes of snow, and marbles”; “doves, that nestle among the marble foliage”, id.
79 Ibid., p. 83. Texte original: “the prejudices necessitated by familiarity with the very different schools of Northern art”, op. cit., p. 86.
80 Pierre Fontaney, op. cit., p. 30.
81 Arthur Symons, Cities of Italy, Dent & Co., 1907, p. 80. Traduction : [Saint-Marc est totalement dépourvu du mysticisme spirituel d’une cathédrale gothique] ; [toutes les contradictions semblent susceptibles de se côtoyer, en quelque fantastique unité, impossible à expliquer tout à fait].
82 Arthur Symons, Cities, London, J.-M. Dent & Co, 1903, p. 116. Traduction : [la Cathédrale et son pendant païen, la Giralda] ; [la touche orientale la libérant de la trop pesante solennité du Moyen Âge et l’adaptant au ciel méditerranéen].
83 Henri de Régnier, « Don Juan au tombeau », Œuvres, Genève, Slatkine, 1978, vol. II, p. 385.
84 Jean Lorrain, Un Démoniaque. Espagnes. Histoires au bord de l’eau, Paris, Dentu, 1895, p. 204-205.
85 George Edmund Street, “Moorish influence”, chap. XX, p. 441: “In Toledo Cathedral the triforium of the choir is decidedly Moresque in its design, though it is Gothic in all its details […]”. Il relève ces marques assez insignifiantes “to prove the fact that Christian art was nearly as pure here that it was anywhere”, Some Account of Gothic Architecture in Spain, London, John Murray, 1865.
86 Maurice Barrès, Du Sang, de la Volupté et de la Mort (1894), Paris, Plon, 1928, p. 143. Citation précédente : ibid., p. 45.
87 Ibid., p. 32.
88 Jean Lorrain, Un Démoniaque, éd. cit., p. 257.
89 Barrès, Du Sang […], éd. cit., p. 148.
90 Jean Lorrain, Un Démoniaque, éd. cit., p. 161. Citation suivante : p. 161.
91 J.-K. Huysmans, L’Herne, éd. cit., p. 385 ; 387.
92 Arthur Symons, “Cathedrals”, éd. cit., p. 107-109. Traduction : [cette porte exquise ne vous fait pénétrer que dans une sorte de vide, un vaste espace nu, fruste et stérile] ; [c’est une église de plein jour].
93 J.-K. Huysmans, L’Herne, p. 395.
94 André Suarès, Le Voyage du Condottière, éd. cit., p. 31-32.
95 Arthur Symons, Cities, éd. cit., p. 138-139.
96 Jean Lorrain, Un Démoniaque, éd. cit., p. 199.
97 J.-K. Huysmans, La Cathédrale, éd. cit., 65.
98 Émile Zola, Rome, éd. cit., p. 276.
99 André Suarès, Le Voyage du Condottière, éd. cit., p. 31.
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