Conceptions, ambitions et contradictions de la politique européenne de l’Allemagne
p. 273-291
Texte intégral
1La politique d’intégration européenne de l’Allemagne fédérale constitue depuis plus de cinquante ans l’axe central de sa politique étrangère et le vecteur principal de sa volonté de rapprochement avec l’« Occident ». Nourrie par un véritable désir d’auto-ancrage à l’Ouest (ce que les Allemands appellent la Westbindung), cette politique ne se limitait pas, du moins jusqu’à la fin de la guerre froide, à la seule appartenance de la République fédérale à la Communauté européenne, mais englobait également tous les aspects des rapports transatlantiques entre la RFA et les États-Unis1. Si rupture il y a entre la politique européenne de Gerhard Schröder et celle de ses prédécesseurs à la chancellerie, c’est à ce niveau qu’elle se situe. La politique d’équidistance entre Paris/Bruxelles et Washington, scrupuleusement observée par tous les chanceliers fédéraux d’Adenauer à Kohl, ne correspond plus aux intérêts de l’Allemagne d’aujourd’hui. L’Europe et en particulier l’Union européenne sont devenues, avec la fin de la guerre froide, le champ de prédilection d’une Allemagne dont la sécurité ne dépend plus de la protection militaire américaine et qui, en même temps, ne représente plus pour Washington l’allié incontournable d’autrefois.
Les fondements idéologiques de la politique européenne de l’Allemagne : de Konrad Adenauer à Helmut Kohl
2L’orientation intégrationniste de l’Allemagne fédérale obéissait au départ à des contraintes avant tout extérieures. La menace soviétique et son statut de « pays à souveraineté limitée » dépendant de la tutelle des puissances victorieuses obligeaient la République fédérale d’Allemagne (RFA) à se rapprocher, à l’Ouest, de Washington, Londres et Paris. Mais sa volonté d’auto-ancrage s’expliquait également par le souci de ne plus être isolée sur la scène internationale et par la prise de conscience du fait que la politique de bascule du Reich avait été une source d’instabilité permanente pour l’Europe. De plus, la politique d’intégration européenne à l’Ouest traduisait la volonté de retrouver par de nouvelles formes de coopération une certaine « égalité des droits » (Gleichberechtigung) sur la scène internationale et d’échapper définitivement, grâce à l’interdépendance naissante entre les pays membres de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), puis de la Communauté économique européenne (CEE), au danger de l’isolement qui l’aurait laissée sans défense face à l’Union soviétique (URSS). Par ailleurs, l’ancrage à l’Ouest, permettant aux pays voisins (et notamment à la France) d’exercer un droit de regard, voire de contrôle sur la RFA, fut le ciment de la réconciliation sans lequel l’Allemagne fédérale n’aurait jamais été admise au cercle des pays civilisés, quelques années à peine après la Shoah. Loin de réduire sa marge de manœuvre nationale, l’intégration européenne avait permis à la RFA de « s’émanciper » et de devenir un acteur « presque comme les autres » sur la scène internationale2. Cette analyse prévalait non seulement au début de l’intégration européenne, mais gardait toute sa pertinence jusqu’à la naissance de l’Europe de Maastricht.
3En ancrant l’Allemagne de l’Ouest « en Europe de l’Ouest », Konrad Adenauer offrait à ses concitoyens la perspective d’un sentiment d’appartenance à la famille européenne et, en même temps, un cadre international permettant progressivement d’engager un débat sur les crimes de l’Allemagne nazie (Vergangenheitsbewältigung), substituant ainsi du moins en partie l’identité ouest-européenne naissante à une identité nationale souillée par le nazisme et la division de l’Allemagne. Corollaire indispensable de l’État de droit instauré en 1949, l’intégration européenne devait démontrer, afin de convaincre les Européens de l’Ouest de la fiabilité des institutions de la RFA, que les orientations politiques ouest-allemandes étaient en totale rupture avec celle du IIIe Reich. Cette démonstration d’une Allemagne différente de celle du passé était d’autant plus indispensable que le système international qui émerge à la fin des années 1940 était non seulement bipolaire et antagoniste, mais aussi encore largement anti-allemand3.
4En dépit de cette méfiance, Konrad Adenauer était persuadé qu’il fallait à tout prix privilégier un rapprochement avec les pays signataires du traité de Bruxelles de 1948, dont le préambule stipulait pourtant que « les pays signataires se déclarent résolus à prendre les mesures nécessaires en cas de reprise d’une politique d’agression de la part de l’Allemagne ». Miser sur la seule protection américaine pour protéger la RFA face à la menace soviétique lui semblait trop risqué en raison des « velléités isolationnistes » dont il n’a jamais cessé de soupçonner les Américains4. Aussi, seul le rapprochement entre Bonn et Paris, dans le cadre des nouvelles formes de coopération ouest-européennes, pouvait à la fois jeter les bases d’une future réconciliation franco-allemande, restituer progressivement sa souveraineté à la RFA, réduire la dépendance de cette dernière vis-à-vis des Américains et satisfaire les besoins de sécurité de la France5.
5Adenauer n’avait pas pour autant une conception claire et définitive de la « finalité européenne ». Tantôt partisan d’une Europe supranationale et intégrée, notamment au début des années 1950, tantôt avocat d’une Europe des « patries » (après 1958), Adenauer considérait que la CEE devait avant tout assurer la croissance économique ouest-européenne face au bloc de l’Est. En fait, il n’a rejeté aucune des nouvelles institutions européennes, qu’il s’agisse du Conseil de l’Europe, de la CECA, de la Communauté européenne de défense (CED) ou de la CEE, quatre institutions dont le degré d’intégration divergeait considérablement. Mais ce flou traduisait aussi la volonté de Konrad Adenauer de prendre en considération les résistances diverses qui se manifestaient à l’égard de la construction européenne.
6Le départ de Konrad Adenauer de la chancellerie fédérale, en octobre 1963, n’a pas entraîné une remise en cause des choix européens de ce dernier. Arrivé au pouvoir en 1969, Willy Brandt accordait certes la priorité à l’Ostpolitik et à la normalisation des rapports avec les pays du bloc soviétique. Mais Brandt a également renoué avec les traditions adenaueriennes (après six années de stagnation dues à la crise de la chaise vide et au problème de l’adhésion britannique) en rendant possible le premier élargissement de la CEE (1973), en proposant notamment la création d’une Union économique et monétaire (tentative avortée en raison du choc pétrolier) et surtout en obtenant l’accord des autres pays membres pour lancer une concertation systématique en matière de politique étrangère. L’œuvre européenne de Willy Brandt, loin de se limiter à l’Ostpolitik6, a été également marquée par la mise en place du premier « serpent monétaire » européen (créé en 1972) et par la Coopération politique européenne (CPE), qui fut le fruit d’une proposition de Willy Brandt faite au sommet de La Haye de 1969. Helmut Schmidt, le cinquième chancelier de la République fédérale (1974-1982), était au départ beaucoup moins favorable aux renforcements institutionnels que son prédécesseur. Cependant, c’est sous Helmut Schmidt que l’Allemagne fédérale donne son accord à la création du Conseil européen (1974), à l’élection au suffrage universel du Parlement européen (1976) et à la création du Système monétaire européen (1979) sans lequel la monnaie unique européenne n’aurait pas vu le jour.
7Toutefois, Helmut Schmidt fut aussi le premier chancelier à critiquer ouvertement la politique communautaire et les décideurs de Bruxelles. Il n’a jamais caché son scepticisme à l’égard des institutions européennes, fustigeant la « bureaucratie bruxelloise », et dénonçant les dysfonctionnements des politiques communautaires et notamment de la Politique agricole commune (PAC). Les incohérences du budget européen et, en particulier, le problème de la contribution allemande au budget pesaient à l’époque déjà sur le climat communautaire, bloquant la construction européenne à partir de 1980-1981. Helmut Schmidt n’acceptait plus d’être le bailleur de fonds (Zahlmeister) de la Communauté, la RFA finançant en effet quelque 32 % du budget européen7. À l’instar de la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, la RFA devenait un facteur de paralysie pour la Communauté8 au point de se voir accusée de freiner l’intégration européenne. Parallèlement, les sondages ont montré que pour la première fois depuis la création de la CEE, le nombre d’Allemands de l’Ouest ayant une opinion favorable de la construction européenne était passé en dessous de 50 %9. Pour la première fois depuis 1958, l’Allemagne fédérale était au centre des problèmes budgétaires qui bloquaient la CEE. L’arrivée au pouvoir à Bonn de Helmut Kohl, en octobre 1982, a progressivement permis de surmonter cette paralysie. Né avant la guerre, historien de formation, Helmut Kohl attachait une importance considérable à l’avancement de la construction européenne. Il s’agissait pour lui à la fois de s’inscrire dans la tradition de la politique européenne de Konrad Adenauer, dont il s’estimait être le « petit-fils spirituel », et de rassurer les partenaires européens de la RFA quant à la pertinence des engagements de son pays dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la CEE10.
8Ainsi, souvent sur l’initiative de Helmut Kohl, la CEE a engagé toute une série de réformes dans les années 1980. De la « Déclaration solennelle sur l’Union européenne », adoptée à Stuttgart en juin 1983, jusqu’à la décision (prise lors du sommet de Madrid de juin 1989) de réaliser en trois étapes l’Union économique et monétaire, en passant par la réforme de la PAC en 1984 et la signature de l’Acte unique européen (en février 1986), ces réformes ont posé les fondements du traité sur l’Union européenne, signé le 7 février 1992 à Maastricht. Mais il savait aussi se montrer ferme quand il estimait que les intérêts de son pays étaient en jeu. Ainsi, fait rarissime, en juin 1985, le gouvernement fédéral a mis son veto à la baisse des prix agricoles, jugeant qu’elle mettait en jeu les intérêts vitaux de la RFA. De même, entre 1986 et 1987, Helmut Kohl s’est efforcé de bloquer les plans du président de la Commission, Jacques Delors, désireux d’accroître la marge de manœuvre budgétaire de la Communauté. Enfin, l’Acte unique, qui constitue l’avancée la plus importante sur le plan institutionnel dans les années 1980, avait suscité des critiques acerbes du côté des ministres-présidents des Länder ; ceux-ci s’opposaient à la politique d’harmonisation des normes européennes menée par la Commission, estimant qu’elle était contraire aux prérogatives que la Loi fondamentale allemande accordait aux Länder. Si le bilan communautaire de la RFA durant les années 1980 était dans l’ensemble positif, force était donc de constater que pour le chancelier Kohl, pas plus que pour ses prédécesseurs, l’unité européenne ne signifiait en aucun cas le renoncement à la défense des intérêts nationaux allemands11.
9La fin du conflit Est-Ouest a changé la donne. Entre 1989 et 1990, l’Europe avait subi des bouleversements géopolitiques considérables. La fin du conflit Est-Ouest, la disparition de l’« Empire soviétique » et la chute du mur de Berlin, suivie de l’unification de l’Allemagne, ont eu de profonds retentissements sur le processus de construction européenne. Les partenaires européens de Bonn se sont alors mis à redouter les conséquences politiques et économiques de l’unification de l’Allemagne, qui risquait de rompre le fragile équilibre entre les trois « grands » de la construction européenne, au profit de cette dernière : d’où la nécessité de renforcer son ancrage européen. Or, face à l’importance de cet enjeu, le bilan des réformes communautaires des années 1980 a paru tout d’un coup modeste et insuffisant. Il fallait donc combler les lacunes de l’Acte unique en transformant la Communauté en une véritable Union, dotée d’une monnaie unique et compétente dans les domaines touchant à la politique étrangère et de sécurité et aux questions de coopération policière et judiciaire.
10Cet engagement des partenaires européens, et notamment de la France, en faveur d’une intensification du processus de construction communautaire avait le soutien du chancelier Kohl. Au souci d’ancrer l’Allemagne dans la CEE correspondait une volonté d’auto-ancrage communautaire tout aussi forte de la part du gouvernement fédéral. Les Allemands estimaient que l’État-nation, s’il devait se maintenir, n’était plus en mesure de relever à lui tout seul les défis politiques et économiques de l’Europe du XXIe siècle12. Cette même logique, tirée des leçons de l’histoire, explique l’engagement de l’Allemagne en faveur de l’Union économique et monétaire (UEM) : à la différence de l’euro, le deutschemark n’était pas en mesure de jouer le rôle de monnaie de réserve en raison non seulement des limites, mais aussi des faiblesses de l’économie allemande ; de plus, grâce à la création de l’euro, à la mise en place de la Banque centrale européenne et aux critères de convergence que les pays participant à l’UEM se sont engagés à respecter, la Bundesbank et le gouvernement fédéral n’allaient plus être considérés comme les principaux responsables des tensions monétaires de l’Union européenne (UE) et des problèmes économiques des pays membres. La poursuite de l’intégration européenne correspondait donc aux intérêts nationaux de l’Allemagne. Mais elle a aussi servi de paravent à la puissance allemande, tout en permettant de rassurer les partenaires européens au sujet des intentions politiques des responsables allemands.
11Entré en vigueur le 1er novembre 1993, le traité de Maastricht était loin de faire l’unanimité en Allemagne où, du moins dans un premier temps, les dirigeants politiques ont jugé insuffisant le degré d’intégration des domaines relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune et à la coopération en matière judiciaire. D’où l’engagement initial des responsables allemands en faveur de profondes réformes institutionnelles lors de la Conférence intergouvernementale (CIG) qui s’est déroulé entre 1996 et 1997. L’Allemagne voulait également que les institutions de l’UE soient approfondies afin de permettre son élargissement à l’Est, sans la voir se transformer en une « Europe à la carte » ou en une simple zone de libre-échange. Seulement, à partir du milieu des années 1990, l’approche intégrationniste, voire fédéraliste de la RFA a cédé le pas à une attitude plus soucieuse des intérêts nationaux de l’Allemagne. En effet, alors que la RFA prônait depuis le début des années 1980 l’élargissement du vote à la majorité au Conseil, lors du sommet d’Amsterdam en juin 1997, c’est le chancelier fédéral qui a refusé, au nom des intérêts vitaux de l’Allemagne, d’abandonner le compromis de Luxembourg, afin de conserver le principe des décisions à l’unanimité dans des domaines jugés trop sensibles, comme l’immigration ou la lutte contre le chômage. Cette attitude a été perçue comme le signe manifeste d’un revirement vers une diplomatie plus « classique », axée sur la défense des intérêts nationaux. Aucune décision n’a pu être prise non plus sur les questions clés du fonctionnement institutionnel de l’Union. La faute n’en incombe pas à l’Allemagne, certes, mais cette dernière ne s’est pas efforcée, durant les mois précédant le sommet d’Amsterdam, d’obtenir avec la France un accord parmi les Quinze sur les réformes institutionnelles à adopter. La volonté fédéraliste qui animait jadis la politique de construction européenne du chancelier Kohl semblait avoir cédé le pas à une approche plus intergouvernementale, voire plus britannique ou néogaulliste, et avoir opté pour une politique européenne qui privilégiait désormais les rapports avec les pays de l’Est, au détriment de l’équilibre interne de l’UE, et qui n’accordait plus suffisamment d’importance aux conséquences de l’élargissement pour l’équilibre politique, institutionnel et financier de l’ensemble communautaire13.
Les années Schröder – un premier bilan
12Les raisons de ce revirement sont multiples, et expliquent très largement les conceptions et les contradictions de la politique européenne de Gerhard Schröder. L’évolution du débat sur l’approfondissement institutionnel avait clairement montré que la France et la Grande-Bretagne n’étaient pas prêtes, dans les années 1990, à accepter des transferts de souveraineté en matière de politique étrangère et de sécurité ou à admettre l’idée de soumettre le deuxième pilier de l’UE (la Politique étrangère et de sécurité commune [PESC]) au vote à la majorité qualifiée. L’Allemagne, de son côté, en avait conclu qu’elle avait parfaitement le droit de s’opposer elle aussi à l’approfondissement de l’autre volet de l’« Union politique », le troisième pilier de l’UE consacré à la coopération en matière de justice et de politique intérieure. Mais surtout, la gouvernance européenne s’est avérée plus difficile pour le gouvernement fédéral. Depuis Maastricht il fallait tenir compte des velléités d’« euroscepticisme » de certains des ministres-présidents, décidés à défendre les prérogatives des Länder face à « Bruxelles ». Enfin, force était également de constater que les membres du cabinet, qui bénéficient d’une relative autonomie de gestion en Allemagne, partageaient certes les grandes lignes prônées par leur chancelier en matière de politique européenne, mais ils se rétractaient généralement quand il s’agissait d’accepter des transferts de compétence touchant leur propre ministère. Cette tendance s’était évidemment aggravée depuis le traité de Maastricht qui avait élargi le spectre des politiques communautaires à des domaines jusque-là réservés aux seuls États membres14.
13Gerhard Schröder, lorsqu’il arrive au pouvoir en octobre 1998, se trouve donc confronté à une situation européenne complexe, marquée par l’existence de nombreux chantiers institutionnels inachevés, un processus d’élargissement ouvert, une relation franco-allemande passablement dégradée depuis quelques années15 et des négociations budgétaires en cours sans perspective de compromis. Les premiers gestes du nouveau chancelier sur la scène européenne dénotaient à la fois un langage nouveau et un évident souci de continuité. Dès sa première déclaration gouvernementale, le 10 novembre 1998, Gerhard Schröder a ainsi souligné l’importance d’« une prise de conscience nationale qui plonge ses racines non pas dans le nationalisme des temps révolus, mais dans l’autocompréhension de notre démocratie16 ». Il a également insisté sur l’affirmation de soi d’une nation allemande qui a grandi, qui ne doit pas souffrir de complexes d’infériorité, ni d’ailleurs de supériorité, et qui doit assumer son histoire en regardant vers l’avenir17 et en défendant sans ambages ses intérêts nationaux18. Ce thème récurrent d’une nation allemande aussi « normale » que les principaux partenaires de l’Allemagne va alors traverser la politique étrangère et européenne de la « République de Berlin » comme un fil rouge. En revanche, l’accord de coalition conclu entre le SPD et les Verts, le 20 octobre 1998, signifie une volonté évidente d’assurer la continuité de la politique européenne. En effet, les deux partenaires s’y engagent à renforcer la dimension politique de l’Union, notamment sur le plan de la PESC et en matière sociale, tout en annonçant leur intention de poursuivre une politique écologiste et de lutte contre le chômage – les deux axes principaux de la campagne électorale de Schröder – en accord avec les règles communautaires, et en tenant compte des intérêts des partenaires européens. Si des réformes devaient être engagées, ce serait au niveau de la Politique agricole commune et de la politique régionale, dont le poids financier a été jugé trop important par la nouvelle équipe, en particulier pour l’Allemagne en tant que premier contributeur net de l’UE19.
14Ce dernier point était crucial pour Gerhard Schröder qui avait à de nombreuses reprises insisté sur une réduction de la part allemande du budget européen en stigmatisant le fait que les contributions nettes allemandes (26,4 % du budget européen) étaient « consumées » (verbraten) en Europe et qu’il refusait de jouer le rôle de « trésorier-payeur » de l’UE20, s’appropriant ainsi l’expression de « Zahlmeister » utilisée par Helmut Schmidt en 1982. Cette « franchise », en rupture avec le style diplomatique de Helmut Kohl, témoignait de la volonté du nouveau gouvernement fédéral de défendre les intérêts nationaux de la RFA au même titre que les autres pays et d’une attitude sans doute plus décomplexée à l’égard du passé allemand. Mais elle s’explique sans doute aussi par l’arrivée au pouvoir, en Allemagne, d’une génération d’hommes politiques moins marquée par les séquelles de la Seconde Guerre mondiale, désireux certes non pas d’oublier le passé, mais d’aspirer à une certaine « normalité » et de tourner le regard vers l’avenir – quitte à oser s’affronter aux pays bénéficiaires des « acquis » communautaires, dont la PAC notamment. Pour diminuer le coût de la PAC, la coalition rouge-verte avait préconisé un cofinancement des dépenses agricoles : une partie des aides directes financées par le budget européen devant être prise en charge par les trésors nationaux. Or, une majorité d’États membres était hostile à cette formule – dont la France, pour qui une telle stratégie allait sonner le glas de la PAC. D’où la crise franco-allemande qui éclate lors du sommet européen en février 1999, sous la présidence allemande, entre Bonn et Paris ; néanmoins cette crise a pu être surmontée grâce à la volonté des Allemands d’aboutir à un consensus et de conclure la présidence allemande sur un succès21. Mais les conséquences de cet affrontement ont pesé lourd sur le couple franco-allemand, entravant la capacité de ce dernier d’assurer le leadership de l’UE du moins jusqu’en 2002.
15Cet épisode fut certes d’une importance parfaitement secondaire, mais il mettait en lumière les difficultés d’orientation de Gerhard Schröder sur la scène européenne après son arrivée au pouvoir. Il n’avait sans doute pas compris que la remise en question de la PAC risquait aux yeux des partenaires d’ouvrir la boîte de Pandore et de mettre en danger les « acquis » de la politique régionale et de la politique de cohésion. Le manque de cohérence de la politique européenne de l’Allemagne au début du mandat de Gerhard Schröder se manifestait également au niveau de l’action, très éphémère, d’Oskar Lafontaine qui, en tant que ministre des Finances du gouvernement Schröder se risquait à vouloir revenir sur l’indépendance de la Banque centrale européenne et à instaurer un gouvernement « économique » chargé entre autres de la fixation des taux d’intérêt22. Cette politique était si radicalement opposée à celle menée par Helmut Kohl depuis 1982 qu’elle avait fini par dérouter même ceux qui se sont heurtés pendant des années au « Diktat » de la Bundesbank.
16La phase d’orientation et d’adaptation du gouvernement Schröder va prendre fin avec la crise du Kosovo et la guerre contre la Serbie, au printemps 1999. Parallèlement, l’approfondissement de la politique européenne de sécurité et de défense avait été relancée par la déclaration de Saint-Malo du 4 décembre 1998, où les gouvernements français et britannique ont déclaré que l’Union doit avoir une capacité autonome d’action, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser et en étant prête à le faire afin de répondre aux crises internationales. L’Allemagne s’est ralliée à cette initiative tout comme elle a activement participé à la solution du conflit du Kosovo. Tout abstentionnisme, sous prétexte d’une réticence due à la culture de retenue d’une Allemagne « puissance civile », aurait marginalisé le gouvernement fédéral sur la scène européenne et provoqué une détérioration des relations franco-allemandes déjà passablement agitées par l’affaire du financement de la PAC. Aussi, le Conseil européen de Cologne, les 3 et 4 juin 1999, qui portait sur le développement d’une politique de défense et de sécurité dans le cadre de la PESC et sur l’intégration de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) dans l’UE a-t-il vu les « trois grands » de l’Union passer d’un double partenariat franco-britannique et franco-allemand à une concertation triangulaire en matière de défense européenne entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne.
17La maîtrise de la situation dans les Balkans et la relance spectaculaire de l’Europe de la défense sont clairement à mettre à l’actif de l’Allemagne, même si la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) n’aurait jamais vu le jour sans un accord préalable entre Paris et Londres. La politique européenne de l’Allemagne avait alors retrouvé le rythme de croisière qu’elle avait atteint sous Helmut Kohl, notamment avec le débat sur la « finalité » européenne. En 2000, Gerhard Schröder et le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer ont renoué avec la tradition de « donneur d’impulsion » qui avait marqué la politique communautaire de la RFA depuis la fin des années 1950. Mais curieusement, ils n’ont pas joué sur le même registre, ni agi au même moment. Fischer avait marqué le débat européen avec son fameux discours à l’université Humboldt, en mai 2000, tandis que Gerhard Schröder a dominé le sommet de Nice, en décembre 2000. Si le premier s’est efforcé de jeter les bases de l’Europe de demain, le second s’est employé à défendre les intérêts de son pays dans l’Europe d’aujourd’hui – ce qui n’a pas empêché les deux poids lourds de la politique allemande de se retrouver au début de l’année 2001 pour proposer à Jacques Chirac le lancement du « processus postniçois » que les Français ont enterré lors du référendum du 29 mai 2005 sur la Constitution européenne.
18Le discours de Joschka Fischer a été tenu le 12 mai 2000, soit trois mois après l’ouverture d’une nouvelle conférence intergouvernementale qui devait clore ses travaux en décembre 2000. Cette nouvelle CIG risquait, aux yeux de Fischer, de s’enliser. Consacrée aux seuls « left overs » du traité d’Amsterdam, elle n’a pas eu la dimension ni l’envergure qu’elle aurait dû avoir compte tenu des enjeux européens qui se profilaient à l’horizon avec l’élargissement et l’approfondissement de l’Union politique. Cela explique le discours de Fischer dans lequel ce dernier propose, à titre personnel, la transformation de l’Union élargie en une fédération – mais qui ne remettrait pas en question, grâce au principe de la subsidiarité et de la répartition des compétences entre l’Union et ses pays membres, l’existence et la souveraineté de ces derniers. Toutefois, cette Union fédérale serait animée par un « centre de gravité » et dotée d’un système parlementaire bicaméral qui s’inspirerait soit du modèle allemand, soit du modèle américain. Quant à l’exécutif, Fischer a proposé la formation d’un gouvernement européen issu soit de la Commission, soit du Conseil européen avec à sa tête un président élu directement et doté de vastes pouvoirs exécutifs23.
19Les réactions suscitées par ce discours étaient d’autant plus négatives, notamment en France, qu’elles semblaient remettre en question l’agenda de la CIG que les Européens se sont fixé et, par conséquent, le déroulement de la présidence française de 2000. Mais surtout, la vision supranationale, voire postnationale du discours de Fischer était en contradiction avec la fermeté avec laquelle la délégation allemande, et en particulier le chancelier Schröder, ont défendu les « intérêts nationaux » de l’Allemagne au sommet de Nice en décembre 2000, ignorant totalement la philosophie supranationale inhérente aux propositions fédéralistes de Joschka Fischer. Car l’essence même du fédéralisme est de gommer les différences entre « petits » et « grands » pays. Ainsi, Gerhard Schröder, qui ne s’est jamais offusqué du fait que le Land de la Basse-Saxe, son ancien fief, ait autant de voix au Bundesrat que celui de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, presque trois fois plus peuplé, a exigé, à Nice, que l’on tienne compte de manière équitable du facteur démographique dans le cadre de la repondération des voix au Conseil, l’un des quatre reliquats du traité d’Amsterdam. Contrairement à la France, l’Allemagne considérait que le rééquilibrage des voix devait concerner l’ensemble des États membres de l’Union, rejetant le point de vue de Jacques Chirac selon lequel l’égalité entre la France et l’Allemagne au sein du Conseil avait été un principe de base définitif et, surtout, que ce principe avait été reconnu par la RFA au moment de la naissance de la CEE24.
20Mais la fermeté sur ces points de détail n’a pas empêché les Allemands de poursuivre leur réflexion sur la finalité européenne, notamment dans le contexte du processus postniçois, lancé en 2001. L’ancien président de la République fédérale, Johannes Rau, a ainsi à plusieurs reprises préconisé la transformation de l’Union en une fédération. Dans un discours devant le Parlement de Strasbourg, le 4 avril 2001, il a déclaré que « nul ne souhaite abolir les États-nations et leur souveraineté ». Selon lui, « c’est précisément parce que l’Europe ne doit pas évoluer vers un État unique que nous devons trouver un principe d’organisation politique qui préserve la diversité de nos traditions ». « La fédération est ce principe », car elle garantit que « chaque État membre décide souverainement de son modèle constitutionnel et de son système politique ». Le président allemand estime également que l’Union européenne « a besoin d’une Constitution justement parce que nous ne voulons pas devenir un État unique ». À l’instar du ministre allemand des Affaires étrangères, le président allemand plaide en faveur d’un système bicaméral. Mais à la différence de Joschka Fischer, qui voulait faire du Conseil l’exécutif européen, Johannes Rau avait suggéré de transformer le Conseil des ministres en « une chambre des États dans laquelle chaque pays, représenté par son gouvernement, voterait. Cette chambre serait le garant de la souveraineté des États-nations. L’exécutif européen s’appuierait sur la Commission, dont le président serait élu soit au suffrage universel direct, soit par les deux chambres du Parlement25 ».
21Ces réflexions ont largement inspiré le projet européen du chancelier fédéral. Après avoir réussi à faire accepter, au Conseil européen de Nice, la convocation d’une nouvelle Conférence intergouvernementale pour 2004 chargée de doter l’UE d’une Constitution, Gerhard Schröder a précisé sa vision de l’avenir de l’Union dans le cadre d’un projet pour le prochain congrès du SPD à Nuremberg, publié le 30 avril 2001. Il s’est prononcé notamment en faveur d’une « amélioration de la transparence des schémas de décision au niveau européen en faisant de la Commission un exécutif européen fort, en renforçant les droits du Parlement européen par l’extension de la codécision et en faisant de lui l’autorité budgétaire à part entière et en donnant au Conseil le caractère d’une Chambre européenne des États ». Toutefois, sur le plan institutionnel, le document mettait également l’accent sur la nécessité d’une clarification des compétences entre l’Union, ses États membres et leurs régions – thème cher aux partisans allemands de la subsidiarité qui se trouvent souvent à la tête des Länder. En effet, dans des domaines comme, par exemple, le marché intérieur ou la concurrence, le chancelier insistait sur un partage des compétences afin de renforcer le rôle dévolu aux États et aux régions. Ainsi, et il s’agit sans doute de l’une des contradictions les plus importantes du chancelier en matière de construction européenne, Schröder se montrait favorable à une communautarisation du deuxième pilier de l’UE et à un exécutif européen fort. Mais en même temps, le chancelier Gerhard Schröder a suggéré que « les tâches qui peuvent être mieux accomplies par les États membres, conformément au principe de subsidiarité, soient transférées à l’échelon national… notamment en ce qui concerne les domaines des politiques agricoles et structurelles ». Or ces domaines couvrent près de 80 % des dépenses de l’Union européenne. En plaidant ainsi pour une renationalisation partielle de la PAC et de la politique structurelle, dont les coûts sont assumés, il est vrai, en grande partie par les contribuables allemands, le gouvernement de Berlin est allé à l’encontre des principes du fédéralisme selon lequel les parties les plus riches (en l’occurrence les pays fondateurs de la CEE) soutiennent les régions les plus pauvres afin d’établir un certain équilibre entre les différents États de la fédération européenne voulue par l’Allemagne26.
22Les initiatives allemandes visant à sortir de l’impasse de Nice, si elles ont eu le mérite de confirmer l’engagement proeuropéen de l’Allemagne et d’intensifier le débat sur la finalité de la construction européenne, ont donc soulevé toute une série de questions et de nombreuses critiques. Elles ont obligé en effet les autres États membres, et en particulier la France, à clarifier leurs positions sur l’intégration européenne face aux propositions allemandes qui préparent le terrain à l’avènement d’une Europe fédérale largement inspirée du modèle d’outre-Rhin. Or bien qu’il s’avère difficile d’imaginer le fonctionnement d’une Europe à trente autrement que dans un cadre institutionnel décentralisé, c’est-à-dire confédéral, voire fédéral, qui tient compte des différences politiques, économiques et culturelles de ses pays membres, beaucoup d’observateurs et de responsables politiques ont vu dans les propositions allemandes la volonté d’imposer un modèle national spécifique à l’Europe tout entière et de procéder à un démantèlement des « acquis communautaires » tels que la PAC ou le fonds de cohésion. Bref, pour les détracteurs, notamment les souverainistes, des projets du gouvernement fédéral, l’idée de créer les États-Unis d’Europe cache en réalité le dessein d’une Europe à l’allemande, dont la France ne tirerait plus les mêmes bénéfices. D’où, aussi, les « ratés » du moteur franco-allemand qu’on a pu observer durant le premier mandat de Gerhard Schröder, c’est-à-dire durant la longue phase de cohabitation entre Jospin et Chirac.
23Durant les trois dernières années du mandat de Gerhard Schröder, la politique européenne de l’Allemagne va de nouveau changer, entrer davantage en phase avec celle de la France. Elle s’avérera plus modérée, plus soucieuse d’obtenir des compromis, moins contradictoire, mais aussi, en fin de compte, plus atone. Plusieurs raisons expliquent ce revirement de tendance. Sur le plan européen, l’Allemagne avait obtenu l’essentiel : lors du sommet de Laeken, en novembre 2001, l’Union européenne avait lancé le projet d’une convention européenne chargée d’élaborer le projet d’une future Constitution européenne, assurant une plus grande légitimité, une meilleure transparence et une efficacité accrue des institutions européennes – des thèmes chers à Joschka Fischer et largement inspirés par ce dernier. Le débat voulu par l’Allemagne sur le projet européen et sur la répartition des compétences a donc été déclenché. Pour assurer le succès de la Convention il fallait obtenir un document reflétant un consensus entre tous les « conventionnels », ce qui nécessitait une certaine retenue de la part des Allemands. Cette retenue était d’autant plus de mise que, sur le plan monétaire, l’Allemagne n’était plus l’élève modèle de jadis. Bien au contraire, en dépassant pendant trois années consécutives les limites de 3 % de déficit public fixé par le pacte de stabilité que l’Allemagne avait elle-même imposé, le chancelier avait jugé bon d’afficher un profil bas vis-à-vis de la Commission. Sur le plan externe, la politique étrangère de l’Allemagne est très marquée par les suites du 11 septembre, la crise irakienne et la détérioration des relations germano-américaines et germano-polonaises. Parallèlement, Berlin parvient à renouer le dialogue avec la France et à maintenir celui avec Londres, ce qui lui assure une présence dans les grands dossiers de l’Union européenne mais lui interdit de faire cavalier seul. L’Allemagne entre alors dans une phase de dépendance vis-à-vis de la France sur le plan diplomatique qui l’oblige à soutenir les positions de Jacques Chirac, y compris sur les questions européennes. Enfin, bien que sorti victorieux des urnes en octobre 2002, Gerhard Schröder ne parviendra pas à surmonter la crise économique et sociale qui frappe l’Allemagne de plein fouet à partir de l’automne 2002 et dont il ne se sortira qu’au printemps 2005 en ouvrant la voie à des élections anticipées. Très contesté sur le plan intérieur, Gerhard Schröder ne parviendra plus à marquer de son empreinte le débat européen27.
24Il n’en sera pas absent pour autant. Les années 2002-2005 seront celles du retour des initiatives franco-allemandes – mais des initiatives sans fortune car le « couple » Paris-Berlin ne parvient plus à jouer son rôle de « locomotive » en Europe. La Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, les nouveaux pays membres de l’Europe du Centre-Est et, pour finir, le peuple français lors du référendum du 29 mai 2005, refusent d’épouser les points de vue et les initiatives de Paris et Berlin, dont la fonction motrice appartient, de toute évidence, au passé. Les années 2002 et 2003 seront pourtant marquées par toute une série d’initiatives des deux pays. Après l’accord bilatéral sur le plafonnement des dépenses de la PAC en octobre 2002, on note notamment des propositions conjointes franco-allemandes destinées aux membres de la Convention dans le domaine de la PESD (novembre 2002), dans celui de la justice et des affaires intérieures (également novembre 2002), une troisième sur la gouvernance économique (décembre 2002) et, enfin, une contribution commune sur l’architecture institutionnelle de l’Union (janvier 2003)28. Parallèlement, des positions parfaitement synchronisées ont été adoptées, qu’il s’agisse des planifications budgétaires de l’Union, de la remise en question du pacte de stabilité ou de l’évolution du partenariat avec la Russie. Une note personnelle de Joschka Fischer s’y est ajoutée concernant la création du poste d’un ministre européen des Affaires étrangères et d’un service diplomatique européen, suggérés par le chef de la diplomatie allemande29. L’impact des propositions allemandes sur les travaux de la Convention a donc été loin d’être négligeable, sans doute parce qu’elles se sont insérées, à la différence des initiatives lancées avant et après le sommet de Nice, dans un ensemble de propositions préparées avec les principaux partenaires de l’Allemagne, dont la France. Cette stratégie n’a pourtant pas empêché le naufrage du projet de Constitution, au printemps 2005, à la suite d’un processus de ratification organisé en ordre dispersé où certains chefs d’État et de gouvernement ont cru nécessaire de soumettre ce texte difficile, car fruit d’un compromis à 26, au vote populaire. Le vote de ratification intervenu en Allemagne en mai 2005, approuvant le texte à une très large majorité dans les deux chambres, n’y aura rien changé.
Après l’échec de la Constitution : l’opinion publique allemande et l’absence d’un « plan B »
25L’organisation d’un référendum étant interdit par la Loi fondamentale allemande, le gouvernement fédéral n’avait pas soumis le texte de la Constitution au vote populaire. Mais si un référendum avait eu lieu en Allemagne, un résultat « à la française » n’aurait pas été inconcevable, compte tenu également du contexte politique intérieur défavorable au gouvernement Schröder. En effet, depuis le traité de Maastricht, les sondages montrent que les Allemands sont majoritairement sceptiques à l’égard de la construction européenne et qu’une très grande partie d’entre eux s’est montrée hostile aux principaux dossiers européens, qu’il s’agisse de la monnaie unique, de l’élargissement à l’Est ou de la Constitution européenne. Cette tiédeur et l’euroscepticisme croissant des Allemands expliquent sans doute aussi la prise de distance que la coalition rouge-verte a manifestée à l’égard du projet de Constitution à la fin du mandat de Gerhard Schröder, ainsi que peut-être aussi l’absence d’un « plan B » ou d’une proposition de « noyau dur », à même de sortir les Européens de l’impasse dans laquelle ils se trouvent depuis l’échec des référendums en France et aux Pays-Bas.
26Force est en effet de constater que depuis le début des années 1990, les Allemands ne soutiennent plus les initiatives européennes de leurs dirigeants. Surtout, ils ne croient pas, ou ne veulent pas croire à la naissance d’un État-nation européen. Lors d’un sondage effectué en 1999, 71 % des Allemands ont considéré même que la génération à venir n’éprouvera pas le sentiment d’un « patriotisme européen » et ils étaient 49 % (contre 36 %) à souhaiter que leurs enfants continuent à se sentir allemands et non pas européens. 51 % des personnes interrogées ont émis le souhait que l’Union européenne ne se transforme pas en un État, tandis que 59 % des Allemands (contre 22 %) considéraient que les différences entre les Européens dépassaient très loin leurs valeurs et traditions communes30. De même, plus de la moitié des Allemands (autour de 60 %) rejetaient la monnaie unique et cela dans tous les sondages effectués depuis l’entrée en vigueur du traité de Maastricht. Si les « élites » et les responsables d’entreprise approuvaient le lancement de la monnaie unique, la majorité des Allemands considéraient que la nouvelle monnaie allait s’avérer moins stable que le deutschemark et qu’elle allait provoquer inévitablement une hausse des prix (d’où l’expression de « Teuro » (euro cher) choisie par les Allemands pour désigner la nouvelle monnaie européenne31. À cela s’ajoute le sentiment des Allemands d’être à la fois les « laissés-pour-compte » et le trésorier (« Zahlmeister ») de l’UE. Au moment de l’affrontement franco-allemand autour du financement de la PAC, en février 2000, 66 % des Allemands (contre 9 %) estimaient que le partage du fardeau budgétaire entre les États membres de l’Union était injuste et défavorable à la République fédérale. D’où aussi le sentiment des Allemands (37 % contre 10 %) que l’appartenance de leur pays à l’UE comportait davantage d’inconvénients que d’avantages pour eux et leur pays. 42 % des Allemands (contre 28 %) avouaient que pour eux l’UE était une source d’inquiétude. Vu ces chiffres, il n’est donc pas étonnant que 67 % des Allemands considèrent que l’UE ne devait pas aller au-delà d’une « Union d’États », tandis que 9 % seulement des Allemands émettaient le souhait de voir l’Union se substituer un jour aux États-nations européens32.
27Autre grand chantier de l’Union où les Allemands se sont continuellement montrés sceptiques et hostiles : l’élargissement. En 2003, 76 % des Allemands (68 % des Allemands de l’Est) insistaient sur le fait que pour eux, l’approfondissement des structures européennes devait avoir la priorité par rapport à l’élargissement de l’Union. 54 % (contre 19 %) partageaient l’avis selon lequel l’élargissement allait affaiblir l’Union sur le plan politique et économique. Mais surtout, interrogés sur les candidats potentiels pour une intégration dans l’Union, seulement 35 % des Allemands se sont prononcés en faveur de l’entrée des Polonais dans l’Union, 34 % étaient favorables à l’adhésion des Tchèques et seulement 27 % à celle des Turcs33. L’hostilité des Allemands à l’égard de l’élargissement à l’Est s’est encore confirmée à la veille de l’entrée dans l’Union des pays ex-communistes. Ainsi, en avril 2004, 65 % des Allemands (contre 14 %) ont estimé que l’élargissement de l’UE comportait avant tout des risques pour l’Union et pour l’Allemagne. 75 % s’attendaient à un accroissement des charges financières pour la République fédérale et les deux tiers des Allemands anticipaient une montée de l’immigration venant de l’Est, une accentuation de l’insécurité et de la criminalité organisée, tout en craignant une montée des délocalisations au profit des nouveaux adhérents. Que l’Allemagne, placée au cœur de l’Europe, pouvait éventuellement tirer profit de l’élargissement était une idée partagée par seulement 16 % des Allemands. En revanche, 69 % des Allemands considéraient, en 2004, que l’élargissement intervenait trop tôt et 78 % des personnes interrogées se prononçaient pour un approfondissement de l’Europe des Quinze, favorisant clairement la coopération politique entre ces derniers par rapport à l’ouverture de l’Union aux pays de l’Est. De même, une large majorité des Allemands est restée hostile à l’adhésion de la Turquie. Enfin, s’ils étaient majoritairement favorables à un approfondissement de l’Union (à 15 !), seulement 44 % des Allemands approuvaient le projet de l’Union européenne au printemps 2004 (contre 19 %), près de 40 % n’ayant pas d’opinion à l’égard de cette question. En revanche, ils étaient 69 % à souhaiter que la ratification du traité de Constitution soit soumise, en Allemagne, à un référendum – souhait non exaucé par le gouvernement fédéral34.
Conclusion : quel avenir européen pour l’Allemagne ?
28Existe-t-il un modèle allemand pour l’Europe, ou un modèle européen pour l’Allemagne ? La réponse à cette question n’est pas simple. Force est de constater qu’à aucun moment depuis les années 1950, les Allemands n’ont eu de projet définitif et clairement circonscrit pour l’Europe. Ils se sont en permanence adaptés à l’évolution de la construction européenne en intégrant dans leur politique les enjeux du contexte international. Ce n’est pas le modèle d’une Europe supranationale s’appuyant sur une architecture institutionnelle définie et définitive qui a guidé l’approche communautaire de l’Allemagne, mais une volonté de réconciliation avec les voisins occidentaux, les défis de la guerre froide, les conséquences de la chute du mur de Berlin et la nouvelle donne de l’après-11 septembre.
29Cela ne veut pas dire que la politique européenne de la République fédérale soit dépourvue d’ambition, qu’elle souffre de l’absence d’une vision à moyen et long terme. Mais ce n’est pas un projet européen quelque peu brumeux et romantique, voire « postnational » qui a alimenté la « pensée européenne » des dirigeants allemands. Pragmatiques, c’est avant tout le souci de l’efficacité politique et économique ainsi que, de plus en plus, la légitimité morale de l’action européenne qui sont au cœur de l’action européenne de l’Allemagne. S’il fallait renoncer au deutschemark, c’est parce que l’Europe commerciale s’est heurtée à des limites évidentes avec le lancement du marché unique. L’Union politique a été jugée nécessaire pour affirmer le rôle de l’Union sur la scène internationale et pour harmoniser les actions en matière de lutte contre l’immigration clandestine et la criminalité organisée. Les élargissements successifs des années 1970, 1980, 1990 et 2000 obéissaient à une volonté de stabilisation du continent européen, dont la dimension géopolitique dépasse de très loin les difficultés pratiques auxquelles il a fallu et auxquelles il faudra faire face. Enfin, les initiatives allemandes prises dans le contexte des CIG de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice, ainsi qu’au sein de la Convention, obéissaient non pas à une volonté de réaliser le projet nébuleux d’une fédération européenne (dont les partenaires ne voulaient pas), mais au souci de renforcer l’efficacité du processus de prise de décision communautaire au sein d’une Union appelée à s’ouvrir à de nouveaux pays membres. Par-delà les clivages entre supranationalistes et fédéralistes, entre intergouvernementalistes et souverainistes, les dirigeants allemands se sont employés à mettre sur pied une Europe intégrée, légitime et efficace. Cette Europe n’a pas vocation à devenir un État ou à se substituer aux États existants, mais elle constitue une entité sui generis appelée à combler les déficits et lacunes des États membres dans un monde de plus en plus globalisé. Pour cela, les dirigeants allemands n’ont jamais hésité à prendre des mesures impopulaires, tout en veillant à ne jamais les soumettre au verdict populaire.
Notes de bas de page
1 Sur ce dernier aspect, voir la contribution de Franz-Josef Meiers dans le présent ouvrage.
2 A. Grosser, L’Allemagne en Occident, Paris, Fayard, 1985, p. 280.
3 En témoignent le traité de Dunkerque, signé entre la France et la Grande-Bretagne en mars 1947 et, dans une moindre mesure, le traité de Bruxelles, signé le 17 mars 1948 entre ces deux pays et ceux du Benelux.
4 K. Adenauer, Erinnerungen, vol. III : 1955-1959, Stuttgart, DVA, 1967, p. 15.
5 H.-P. Schwarz, « Adenauer und Europa », Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, n° 4, 1979, p. 471-523.
6 A. Wilkens, « Relance et réalités. Willy Brandt, la politique européenne et les institutions européennes », in M.-T. Bitsch (dir.), Le couple France-Allemagne et les institutions européennes, Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 377-418.
7 B. May, Kosten und Nutzen der deutschen EG-Mitgliedschaft, Bonn, Europa Union Verlag, 1982.
8 P. Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, Imprimerie nationale, 1994 ; voir p. 366.
9 W. Loth, « Europa als nationales Interesse ? Tendenzen deutscher Europapolitik von Schmidt bis Kohl », Integration, n° 3, 1994, p. 149-156.
10 M. Mertes, « Die Europapolitik der Bundesregierung – Kontinuität und Aufbruch », Integration, n° 1, 1983, p. 3-9.
11 H. Stark, Kohl, l’Allemagne et l’Europe. La politique d’intégration de la République fédérale. 1982-1998, Paris, L’Harmattan, 2004.
12 Voir le document « Schäuble-Lamers » proposant la création d’un noyau dur européen : CDU/CSU-Fraktion des Deutschen Bundestages, « Réflexions sur la politique européenne », Europe Documents, n° 1895/96, 7 septembre 1994.
13 U. Schmalz, « Deutsche Europapolitik nach 1989-1990 : die Frage von Kontinuität und Wandel », in H. Schneider, M. Jopp et U. Schmalz (dir.), Eine neue deutsche Europapolitik ? Rahmenbedingungen – Problemfelder - Optionen, Bonn, Europa Union Verlag, 2001, p. 15-68 ; voir p. 58.
14 S. Bulmer, Ch. Jeffery et W. E. Paterson, « Deutschlands europäische Diplomatie : die Entwicklung des regionalen Milieus », in W. Weidenfeld (dir.), Deutsche Europapolitik. Optionen wirksamer Interessenvertretung, Bonn, Europa Union Verlag, 1998, p. 11-102.
15 Voir H. Stark, « France-Allemagne, reculs et rapprochements », in H. Stark (dir.), Les relations franco-allemandes : état et perspectives, Paris, Les cahiers de l’Ifri, n° 25, 1998, p. 7-25.
16 Voir « Déclaration gouvernementale de Gerhard Schröder devant le Bundestag le 10 novembre 1998 » (extraits), Internationale Politik, n° 12, 1998, p. 84-91 ; voir p. 86.
17 Ibid, p. 87.
18 « Eine offene Republik », interview du chancelier fédéral, Die Zeit, 4 février 1999, p. 33-34, cité par G. Hellmann, « Deutschland in Europa : eine symbiotische Beziehung », Aus Politik und Zeitgeschichte, B 48, 2002, p. 24-31, voir p. 24.
19 J. Janning, « Die Europapolitik in den Mitgliedstaaten der EU. Die Bundesrepublik Deutschland », in W. Weidenfeld et W. Wessels (dir.), Jahrbuch der europäischen Integration 1998-1999, Bonn, Europa Union Verlag, 1999, p. 325-332.
20 St. Martens, Allemagne. La nouvelle puissance européenne, Paris, PUF, 2002 ; voir p. 122.
21 Ch. Jessen, « Agenda 2000 : Das Reformpaket von Berlin, ein Erfolg für Gesamteuropa », Integration, n° 3, 1999, p. 167-175.
22 S. Harnisch et S. Schieder, « Europa bauen – Deutschland bewahren : Rot-Grüne Europapolitik », in H. Maull, S. Harnisch et C. Grund (dir.), Deutschland im Abseits ? Rot-Grüne Außenpolitik 1998-2003, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1993, p. 65-78 ; voir notamment p. 68.
23 J. Fischer, « Vom Staatenbund zur Föderation – Gedanken über die Finalität der europäischen Integration », conférence donnée à l’université Humboldt de Berlin, 12 mai 2000.
24 Pour éviter le décrochage de jure, en termes de voix, entre la France et l’Allemagne, la première avait alors proposé à la seconde des arrangements institutionnels qui ont abouti à un décrochage de fait, reconnaissant implicitement à l’Allemagne le rôle d’un « primus inter pares » parmi les États membres de l’Union. Il s’agit notamment de l’introduction du « filet de sécurité démographique », qui garantit qu’aucune décision ne peut être prise au sein du Conseil si elle ne représente pas au moins 62 % de la population, une décision qui favorise l’Allemagne, le pays le plus peuplé de l’Union. De plus, la République fédérale a bénéficié d’un traitement spécifique au niveau de la réorganisation du Parlement européen. Ainsi, l’Allemagne y maintient 99 députés, alors que les trois autres « grands », qui ne compteront plus que 72 élus respectivement, perdent chacun 15 députés. Ce décrochage aura un impact considérable sur les procédures de codécision et le fonctionnement du Parlement, ce qui explique largement la volonté allemande de renforcer les droits du Parlement de Strasbourg et le peu d’empressement des partenaires européens de la République fédérale d’accepter les propositions allemandes allant dans le sens d’une extension des compétences législatives européennes. Ce « compromis », au cœur de l’arrangement niçois, est jugé inapplicable par tous les experts – mais restera néanmoins en vigueur en raison de l’échec du projet de Constitution. Ce dernier avait prévu de modifier et de simplifier les procédures institutionnelles inventées à Nice.
25 J. Rau, « Plaidoyer pour une Constitution européenne ». Ce discours a été reproduit sur le site internet de la présidence fédérale allemande, <www.bundespraesident.de>.
26 Voir « Schröder propose une réforme radicale », Agence Europe, n° 7955, 30 avril 2001, p. 5.
27 Voir H. Stark, « Réformes sociales, contestations et nouvelles donnes politiques en Allemagne », in Cl. Demesmay et H. Stark (dir.), Radioscopies de l’Allemagne, Paris, Ifri, 2005, p. 73-94.
28 J. Schild, « La France, l’Allemagne et la Constitution européenne : un bilan mitigé, un leadership contesté », in Cl. Demesmay et H. Stark (dir.), op. cit., p. 237-252.
29 J. Janning, op. cit., p. 327-334.
30 E. Noelle-Neumann, « Die öffentliche Meinung », in W. Weidenfeld et W. Wessels (dir.), Jahrbuch der europäischen Integration 1998/1999, Bonn, Europa Union Verlag, 1999, p. 311-316.
31 Ibid., p. 295-300.
32 E. Noelle-Neumann et Th. Petersen, « Die öffentliche Meinung », in W. Weidenfeld et W. Wessels (dir.), op. cit., p. 303-308.
33 Th. Petersen, « Die öffentliche Meinung », in W. Weidenfeld et W. Wessels (dir.), op. cit., p. 313-318.
34 Ibid., p. 299-304.
Auteur
Maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle, Université de Paris III, et secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Ifri.
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