Introduction
p. 13-21
Texte intégral
1En dehors de leurs résultats inattendus, les élections législatives allemandes de l’automne 2005 ont surpris par la médiatisation dont elles ont été l’objet, non seulement en Allemagne, mais aussi en France. En effet, rarement événement politique étranger n’a été aussi suivi ces derniers temps et – souvent d’ailleurs bien – analysé par les commentateurs français. De là à conclure à l’émergence d’une sphère publique franco-allemande, il y a cependant un pas important, que l’on ne saurait franchir aisément. D’une part, un tel constat ne peut se faire sans un certain recul et demande donc à être confirmé par une analyse à plus ou moins long terme. D’autre part, il n’est pas rare que les différences entre les deux pays soient sous-estimées, en particulier lorsque les parallèles semblent commodes et que la lecture de l’actualité allemande à travers des verres hexagonaux soit alors source de malentendus. À titre d’exemples tirés du contexte post-électoral, on ne saurait trop répéter qu’une « grande coalition » ne peut être ramenée à une cohabitation à la française et n’est pas nécessairement synonyme de blocage politique. Ou que le succès de la Linkspartei (parti de gauche) et l’alliance entre ses deux dirigeants ne sont pas directement comparables à un accord entre l’aile gauche du Parti socialiste et les partis d’extrême gauche français. Néanmoins, on peut supposer que l’intérêt porté en France à l’Allemagne durant les élections législatives de l’automne 2005 relève d’un phénomène durable, et espérer qu’il se confirmera dans les années à venir.
2C’est dans ce sens, pour à la fois répondre à une demande d’informations sur l’Allemagne et remédier en partie aux préjugés qui régulièrement nuisent à sa bonne compréhension, que nous avons décidé de lui consacrer deux ouvrages complémentaires. Après avoir décrypté les spécificités des processus de décision outre-Rhin, dans un premier ouvrage intitulé Qui dirige l’Allemagne ?1, nous nous penchons dans celui-ci sur l’identité historique, culturelle et politique de nos voisins, indispensable clé pour saisir et interpréter les réalités de l’Allemagne d’aujourd’hui. Pour explorer ce sujet vaste et complexe – Nietzsche ne disait-il pas que les Allemands eux-mêmes sont incapables de s’accorder sur la question de leur identité ? –, nous avons eu recours aux analyses de politologues, sociologues, philosophes et germanistes de France et d’Allemagne, croisant volontairement les approches et les thèmes. Ainsi, nous avons retenu quatre orientations thématiques qui, si elles ne permettent sans doute pas de traiter le sujet de façon exhaustive, ont le mérite de répondre à bon nombre de questions fondamentales.
3Dans cette perspective, cet ouvrage s’attache à étudier le rapport très complexe que les Allemands entretiennent aujourd’hui au(x) passé(s), qu’il s’agisse des deux Guerres mondiales, du nazisme et de la Shoah ou de la dictature communiste sur le sol de la RDA – sans passer sous silence l’histoire de la République fédérale d’Allemagne (RFA). Il revient aussi sur leur approche de la nation, abordée sous l’angle des lieux de mémoire littéraires, de la perception des étrangers et du rôle identitaire que jouent pour les citoyens la capitale berlinoise et les Länder. Autre éclairage : l’attitude des Allemands face aux traditions et à l’évolution des mœurs, qu’elles soient religieuses, culturelles ou sexuelles, dans une société ouverte et mondialisée. Enfin, une large place est accordée à l’identité allemande, telle qu’elle se décline sur la scène internationale, et en particulier à la quête de normalité de la politique étrangère de la RFA.
Le poids du passé dans le présent allemand
4Le rapport à l’Histoire, complexe, pluriel et souvent douloureux, constitue un élément central de l’identité allemande contemporaine – pour s’en convaincre, il suffit de prêter l’oreille aux débats menés autour du Mémorial pour les Juifs d’Europe assassinés, inauguré au printemps 2005, ou simplement de déambuler au gré du hasard dans les rues de Berlin. Il est vrai que, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la République fédérale a opéré avec le passé une rupture sans précédent : à la culture autoritaire et à l’attachement aux mythes germaniques a succédé l’intériorisation d’une « normalité occidentale ». D’une part, la démocratie parlementaire a rapidement été acceptée et plébiscitée par une très grande partie de la population allemande, sous le double coup du miracle économique et de la « rééducation » mise en place par les Alliés. D’autre part, la culture elle-même a subi une transformation radicale, qui n’est d’ailleurs pas allée sans une certaine américanisation de la société ouest-allemande. Mais, comme l’analyse Stephan Martens, ce sont précisément le choc de la défaite et la volonté de tirer les leçons du passé qui sont à l’origine de cette rupture. L’occidentalisation des comportements et des mentalités en RFA a donc été conditionnée par le poids de l’Histoire.
5Aujourd’hui encore, l’Holocauste reste très présent dans les esprits et continue à susciter un profond malaise dans la population. Ainsi que l’observe Marcel Tambarin, citoyens et responsables politiques sont souvent partagés entre la nécessité de supporter le poids du passé et la volonté d’en terminer avec les douloureuses interrogations liées à la Shoah, de devenir « un peuple comme les autres ». Une telle aspiration n’a rien de récent. Mais, alors que disparaissent progressivement les témoins directs de l’époque nazie, elle paraît plus vive que jamais. Dans ce contexte, le retour à la normalité ne saurait être synonyme d’oubli. Au contraire, si elle implique de se détacher d’un sentiment de culpabilité collective et s’accompagne parfois même d’une tendance à la victimisation visant à pallier une carence de la mémoire officielle, lacunaire durant des décennies, elle suppose aussi de se confronter avec lucidité à son propre passé, en ayant conscience de toute la démesure des crimes commis, puis d’assumer les responsabilités qui en sont issues. Ainsi peut-on dire que la responsabilité vis-à-vis de l’Holocauste fait partie intégrante de l’identité de l’Allemagne démocratique ; dans une certaine mesure, elle en constitue même le fondement ultime.
6À cette mémoire vient s’ajouter, en tout cas pour les citoyens de l’Est, celle de quarante années de RDA. Si, à une faible minorité près, ces derniers approuvent sans réserve la réunification, ils n’en oublient pas pour autant leur passé d’avant la chute du mur. Certains, touchés par le chômage de masse qui caractérise l’Est de l’Allemagne, se réfugient dans le souvenir d’un État dans lequel l’emploi et la protection sociale étaient assurés. D’autres insistent sur les valeurs censées les distinguer de leurs voisins de l’Ouest et, lors des élections, donnent leur voix au PDS (Partei des demokratischen Sozialismus), le successeur de l’ancienne SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands), voire aux partis d’extrême droite. D’autres encore demandent que l’héritage particulier dont ils sont porteurs et que les expériences réalisées en RDA, qu’elles soient d’ailleurs bonnes ou mauvaises, soient mieux prises en compte au niveau fédéral. Quelle que soit la forme qu’elles revêtent, ces revendications traduisent un phénomène identitaire qui va au-delà du simple « show ostalgique » relayé par les médias. D’après Claire Demesmay, elles expriment souvent une déception vis-à-vis de la situation socio-économique du pays, mais plus encore un besoin de reconnaissance des citoyens de l’Est par leurs compatriotes de l’Ouest.
7Ces deux mémoires, essentielles pour la construction identitaire des Allemands aujourd’hui, se rencontrent et se superposent par endroits, mais sont aussi parfois difficiles à concilier. Elles peuvent d’ailleurs entrer en conflit l’une avec l’autre, en particulier lorsqu’il s’agit d’interpréter des événements perçus de façon antagonique pendant les années de séparation germano-germanique. Mais, si les Allemands de l’Est et de l’Ouest ne partagent pas – encore ? – tout à fait une seule et même mémoire, ils se retrouvent dans le rejet de la violence guerrière. Car, comme le remarque Magdalena Revue, le souvenir de la guerre, des bombardements et la responsabilité vis-à-vis des crimes nazis, sans oublier la menace d’une destruction totale qui a plané sur les deux Allemagne durant la Guerre froide ont contribué à forger dans la population une profonde aversion pour le militarisme et un pacifisme particulier, différent de celui des autres pays européens. Ainsi, bien que les citoyens de l’Allemagne réunifiée ne s’opposent plus à ce que la Bundeswehr assume des missions à l’étranger, ils aspirent au maintien de la rupture avec les passés militaristes de leur pays, comme l’ont montré les manifestations contre la guerre en Irak et le soutien populaire au gouvernement Schröder, refusant de se plier à la volonté américaine.
Les Allemands et leur nation
8Pour les Allemands plus que pour tout autre peuple, le poids de l’Histoire a également une influence sur la perception de la nation. Les polémiques que suscitent régulièrement les termes d’identité nationale ou de « culture de référence » (Leitkultur) sont là pour rappeler que l’identification nationale et a fortiori le patriotisme ne vont pas sans poser de problème outre-Rhin. Lorsque, à peine élu au poste de président du Bundestag, Norbert Lammert (Christlich Demokratische Union, CDU) en a appelé à rouvrir la discussion sur les « orientations et convictions généralement acceptées2 » qui légitiment le système politique allemand, il s’est en effet heurté à l’opposition de la plupart des représentants du parti social-démocrate (SPD) et des Verts. Si certains d’entre eux ont certes reconnu la nécessité de définir les éléments de cohésion de la société allemande3, beaucoup ont rejeté le terme même de Leitkultur, qui implique à leurs yeux une hiérarchisation des cultures, et ont reproché à l’Union d’adopter une démarche d’exclusion. À voir l’état de la discussion, il semble en tout cas que, dans les années à venir, les Allemands pourront difficilement échapper au débat sur leur identité collective et sur leur rapport à la nation.
9Bien que ces derniers soient très attachés aux valeurs démocratiques de leur république, la seule référence à la Loi fondamentale (Grundgesetz), dans l’esprit du patriotisme constitutionnel (Verfassungspatriotismus) cher à Jürgen Habermas, s’est avérée illusoire pour fonder un sentiment d’appartenance durable à la RFA. Quant à la réussite socio-économique du pays, elle ne peut plus guère, en ces temps de crise et de réforme draconienne du modèle rhénan, être à l’origine d’une véritable fierté collective. La culture et en particulier les classiques littéraires peuvent-ils alors jouer ce rôle ? L’ambivalence de la Kulturnation (nation culturelle), évoquant notamment la croyance en la supériorité allemande, et son instrumentalisation par le régime nazi imposent la prudence quant à l’utilisation du terme. Mais, comme le note Gilbert Merlio, si la « grandeur culturelle » à laquelle aspirait la bourgeoisie du XVIIIe au début du XXe siècle ne représente plus un idéal outre-Rhin, on observe aujourd’hui un intérêt renouvelé pour l’héritage culturel de l’Allemagne réunifiée. La (re)découverte des lieux de mémoire littéraires par les citoyens, ainsi que leur réévaluation scientifique et pédagogique par les professionnels de la culture sont sans doute le signe d’une possible identification – sans pour autant que celle-ci, du moins en l’état actuel des choses, soit synonyme de patriotisme.
10Le débat sur la Leitkultur conduit avant tout à s’interroger sur les ressorts du vivre-ensemble dans une société d’immigration, dans laquelle les étrangers représentent une part non négligeable de la population4. Car, en Allemagne, l’intégration politique et culturelle des étrangers reste matière à débat. Il est d’ailleurs révélateur que Bülent Arslan, le président du Forum germano-turc, ait été parmi les premiers à s’insurger contre la proposition du président du Bundestag. Comme le laisse apparaître Yves Bizeul, si l’ancienne conception ethnocentrique de la nation n’a plus guère cours de nos jours, le « holisme culturaliste » est en revanche plus fréquent. Selon lui, cette conception se traduit à la fois par une xénophobie latente particulièrement prononcée dans les Länder de l’Est et par l’attrait pour un multiculturalisme respectueux de la diversité culturelle, surtout représenté dans les milieux intellectuels de gauche. Pour aussi différentes qu’elles soient, ces deux conceptions justifient la ségrégation culturelle et font craindre à certains à la fois une désintégration du lien social et la montée de l’islamisme. D’où l’émergence, dans les milieux politiques de droite, en particulier au sein de la CDU, d’un discours prônant l’acculturation des étrangers.
11Dans un pays où le rapport à la nation est loin d’aller de soi, la capitale retrouvée peut-elle être un vecteur d’identité collective ? Depuis qu’une grande partie des institutions fédérales s’y sont installées, parmi elles la chancellerie et le ministère des Affaires étrangères, Berlin est redevenu le centre du pouvoir politique allemand. De plus, la ville est à nouveau perçue par beaucoup comme la capitale culturelle et mémorielle de l’Allemagne ; comme le note Cyril Buffet, Berlin est en train de se constituer en « un pôle de l’histoire allemande contemporaine ». Cependant, la crise économique et financière dans laquelle elle est plongée depuis la chute du mur vient contrarier ses ambitions : ses tentatives pour devenir un centre économique stratégique ayant jusqu’à aujourd’hui échoué, elle n’a pas les moyens d’assurer son nouveau statut. Mais surtout, restant très attachés à leur système fédéral, les Allemands entretiennent souvent à l’égard de Berlin une certaine défiance. De même que les Länder sont des rouages incontournables des processus de décision outre-Rhin, les identités régionales demeurent primordiales, ainsi que l’analyse Michael Weigl. Dans ces conditions, l’identification de la population à la capitale berlinoise, si elle advient, ne saurait en aucun cas être exclusive.
Les traditions en question
12En matière d’identité, passé, présent et avenir se situent dans une relation de détermination réciproque. Si leur rapport au passé influence à la fois la perception que les Allemands ont d’eux-mêmes et leur projection dans l’avenir, celles-ci modèlent en retour le regard qu’ils portent sur leurs traditions. Dans cette optique, leurs réactions à la mondialisation, en tant qu’elle incarne les défis de la modernité, sont révélatrices de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur environnement. Comme le relève Fabrice Larat, ils n’envisagent guère le phénomène dans ses aspects culturels et, en tout cas, ne le perçoivent pas comme une menace pour l’identité allemande. En revanche, dans la mesure où l’Allemagne est fortement intégrée dans l’économie mondiale, ils sont fortement conscients de ses implications économiques et sociales. Alors que les intellectuels allemands ont tendance à présenter la mondialisation comme une chance à saisir, l’opinion publique est quant à elle partagée entre l’espoir de voir émerger de nouvelles sources de croissance, donc de nouveaux emplois, et la crainte de voir l’Allemagne menacée comme site de production (Standort). Mais, qu’elle soit vue avec confiance ou inquiétude, la mondialisation renvoie pour la majorité des Allemands aux transformations de l’État providence dans un contexte mondial en pleine évolution.
13Dans les domaines directement liés à l’identité, comme la religion et la culture, les héritages s’accompagnent de plus ou moins de résistances au changement. Concernant les questions religieuses, Sylvie Le Grand souligne ainsi le consensus qui existe outre-Rhin pour perpétuer une tradition dans laquelle les Églises continuent à occuper une place privilégiée et à bénéficier d’un soutien actif de l’État. Certes, la réunification, avec l’intégration d’une région largement déchristianisée, a constitué un point de rupture dans la façon d’envisager la coopération entre les Églises et l’État. De même, la présence d’une forte communauté musulmane n’est pas sans conséquences sur l’organisation biconfessionnelle du régime des cultes allemand. Mais, malgré cela, et bien qu’une place de plus en plus grande soit progressivement accordée à la liberté religieuse négative, il n’y a pas aujourd’hui de véritable remise en cause de ce système traditionnel. Concernant les questions culturelles, Pascale Laborier constate elle aussi la subsistance de permanences et la récente apparition de nouveaux éléments. Si la structure fédérale de la culture n’a pas subi de transformation radicale depuis 1990, la conception de son rôle dans la politique et la société allemande a bien évolué. Comme le montre la création d’un Fonds fédéral pour la culture, ou encore l’évocation d’un ministère fédéral de la Culture par certains partis politiques, le Bund est désormais prêt à s’engager dans ce domaine traditionnellement marqué par le polycentrisme et la subsidiarité.
14Quant à la politique du corps et à la politique sexuelle, incarnations par excellence de l’évolution des mœurs dans toute société, elles renvoient outre-Rhin à une réalité différenciée. Brigitte Kerchner laisse clairement apparaître, dans les débats sur l’avortement, l’homosexualité, les violences sexuelles et la fécondation, la permanence de schémas généraux depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la création de la République fédérale. Certes, les événements de mai 1968 se sont accompagnés d’une remise en cause de la morale traditionnelle et, en matière sexuelle, de réformes en profondeur du droit pénal ; en outre, les années 1980 ont vu émerger une culture de distanciation critique pragmatique qui a trouvé son expression, par exemple, dans le débat sur la délinquance et la sécurité sexuelles. Mais, malgré ces changements de paradigme et des conflits culturels importants, certaines traditions semblent immuables. Ainsi, le passé nazi a toujours constitué une référence négative pour les débats sur la politique du corps, qu’il s’agisse de l’avortement, du clonage ou de l’homosexualité. Cela explique notamment que le principe de protection de la vie se soit imposé aussi nettement dans la législation ouest-allemande et que la loi sur les biotechnologies et la procréation assistée de 1990 soit aussi restrictive, tout comme d’ailleurs la législation concernant l’avortement.
Une politique étrangère en quête de normalité
15L’idée que l’Allemagne se fait de son rôle dans le monde fait évidemment aussi partie de son identité contemporaine. Sa démocratisation et son ancrage à l’Ouest sont indissociablement liés à l’appartenance allemande à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et à l’Union européenne (UE) ; au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ils n’auraient pas été possibles sans la pression américaine et britannique. L’intégration de la République fédérale dans les structures internationales, son influence sur l’émergence d’institutions supranationales et la facilité avec laquelle elle a accepté des transferts de souveraineté lui ont permis de revenir dans la famille des nations civilisées et d’y occuper une place pleine et entière que personne ne remettrait aujourd’hui en question, indépendamment de l’échec de la candidature allemande pour un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. C’est donc tout naturellement que l’Allemagne unie a cherché à inscrire sa politique étrangère dans la continuité de celle de la RFA, marquée par la culture de retenue, et à bâtir ses relations internationales sur le socle solide du partenariat transatlantique, de l’amitié franco-allemande et de l’Ostpolitik, hérité des quatre décennies précédentes.
16Cette entreprise a partiellement échoué. Certes, l’Allemagne reste toujours intégrée dans l’OTAN, l’UE et l’Organisation des Nations unies (ONU). Mais que reste-t-il de la culture de retenue à l’heure de la « normalisation » de la politique étrangère allemande ? Non pas que Berlin ait changé les paramètres de sa politique étrangère pour renouer avec une volonté de « grandeur » qui, par deux fois, l’a poussé dans l’abîme. Mais le contexte international a changé. Sommée de défendre sa sécurité (et celle de ses alliés) sur l’Hindu Kuch, l’Allemagne participe aux principales missions de maintien, voire de rétablissement de la paix, sous les auspices de l’ONU, de l’UE ou de l’OTAN, qu’il s’agisse de l’Afghanistan, des Balkans, de l’Indonésie ou de l’Afrique subsaharienne. Toutefois, comme le souligne Hanns Maull, ce changement d’échelle n’est pas allé de pair avec un accroissement des moyens financiers, militaires et diplomatiques alloués à l’action internationale du pays. Des écarts considérables, dus aux difficultés intérieures de l’Allemagne, subsistent entre les objectifs et leur mise en œuvre, ce qui se reflète largement dans l’état actuel des forces allemandes, « sur employées » mais sous-financées, et dont la réforme interne est loin d’être achevée. La RFA a accepté d’assumer des responsabilités accrues conformes à son statut et aux enjeux multiples d’un monde en crise, mais peine à se doter des moyens nécessaires pour traduire cette prise de conscience en actes concrets.
17D’où la crise dans les relations germano-américaines, analysée par Franz-Joseph Meiers. L’ironie de l’histoire veut que l’Allemagne doive son unification essentiellement à l’action courageuse de George Bush Sr, alors que c’est l’action de son fils qui a provoqué la fin du partenariat privilégié entre Allemands et Américains. Pour ces derniers, les Allemands manquent non seulement de « gratitude », mais ils ne sont plus d’aucune utilité stratégique, compte tenu du faible apport militaire de la Bundeswehr et, surtout, de la diminution de l’importance géopolitique du Vieux Continent. Pacifié, stabilisé, ce dernier n’intéresse plus guère une Amérique absorbée par la guerre contre le terrorisme international. Ce changement de paradigme a eu un impact considérable sur une Allemagne dont la normalisation s’accompagne aussi d’une émancipation à l’égard d’une Amérique qui reste un allié de toute première importance, mais dont on ne partage plus automatiquement les choix et priorités en matière de politique internationale.
18Est-ce alors l’européanisme qui a pris la relève du traditionnel atlantisme des Allemands ? Rien n’est moins sûr, comme le constate Hans Stark, tant les contradictions sont grandes entre les conceptions européennes et les actions quotidiennes de l’Allemagne au sein de l’UE. Principal contributeur net au budget européen, la RFA, qui se doit de respecter comme les autres les critères de convergence, se doit aussi de respecter la stabilité des dépenses de l’Union. Mais surtout sa ferveur intégrationniste (et celle des autres pays membres de l’Union) a connu ses heures de gloire durant les années 1980 et 1990. Aujourd’hui, il est difficile de s’afficher « européen », alors que l’UE n’a pas de Constitution, que son financement est précaire et insuffisant, et que ses frontières sont floues et incertaines. Placée au cœur de l’Europe, l’Allemagne doit en plus veiller à l’équilibre des intérêts entre « grands » et « petits », voire anciens et nouveaux pays membres. De même, dans une Europe à 25, voire plus, la fonction « motrice » du couple franco-allemand, héritée du passé d’avant 1989, ne pourra que s’affaiblir, notamment si les deux pays s’efforcent de freiner la construction européenne au lieu de l’approfondir. Face à l’immobilisme communautaire, l’Allemagne serait-elle tentée par une intensification des liens avec l’« autre Europe » ? Ce souci – appelons-le « fantasme » – n’a pas non plus de raison d’être compte tenu du très lourd héritage des relations avec l’Est – héritage qui, comme l’affirme à juste titre Catherine Perron, empêche une véritable « normalisation » des rapports entre l’Allemagne et ses voisins d’Europe centrale et orientale. Par conséquent, les relations avec la Pologne, les pays baltes et la République tchèque demeurent difficiles et tendues et ne pourront en aucun cas prendre la relève des liens amicaux tissés durant ces derniers cinquante ans avec les pays d’Europe occidentale. La vieille Europe, comme l’appellent certains, restera au centre de l’action internationale de l’Allemagne, fût-ce sur l’Hindu Kuch ou au Congo.
Notes de bas de page
1 Publié sous la direction de Cl. Demesmay et H. Stark, le premier ouvrage est paru aux Presses du Septentrion en 2005.
2 Interview de N. Lammert, « Das Parlament hat kein Diskussionsmonopol », Die Zeit, n° 43/2005.
3 Interview de W. Thierse, « Die Wirtschaft fordert, bietet aber nichts », Der Tagesspiegel, 23 octobre 2005.
4 D’après l’Office fédéral des statistiques, cette part s’élevait à 8,9 % en 2004.
Auteurs
Chercheur au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Ifri.
Maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle, Université de Paris III, et secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Ifri
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Allemagne change !
Risques et défis d’une mutation
Hans Stark et Nele Katharina Wissmann (dir.)
2015
Le Jeu d’Orchestre
Recherche-action en art dans les lieux de privation de liberté
Marie-Pierre Lassus, Marc Le Piouff et Licia Sbattella (dir.)
2015
L'avenir des partis politiques en France et en Allemagne
Claire Demesmay et Manuela Glaab (dir.)
2009
L'Europe et le monde en 2020
Essai de prospective franco-allemande
Louis-Marie Clouet et Andreas Marchetti (dir.)
2011
Les enjeux démographiques en France et en Allemagne : réalités et conséquences
Serge Gouazé, Anne Salles et Cécile Prat-Erkert (dir.)
2011
Vidéo-surveillance et détection automatique des comportements anormaux
Enjeux techniques et politiques
Jean-Jacques Lavenue et Bruno Villalba (dir.)
2011