Chapitre 1. Consommation et bonheur
p. 31-125
Texte intégral
I. INTRODUCTION D’ARISTOTE À ADAM SMITH
11. a) La théorie de la consommation répond à trois questions principales portant sur les richesses : quels sont les biens et les services dont on use à titre de richesses ; en quel lieu de vie, en quel espace et en quel temps s’exerce l’usage des richesses ; quels sont les désirs, les besoins ou les préférences investis dans l’usage des richesses. En répondant à ces questions, la théorie de la consommation se rattache immédiatement à la théorie du bonheur.
2Il est vrai que toute l’économie est orientée par l’idée de bonheur et qu’en tous ses actes –production, consommation, échange, partage, prêt ou don– l’agent économique peut être plus ou moins heureux, selon la manière dont il agit et le succès qu’il rencontre. Mais seule la consommation engage directement la question du bonheur, parce que seule la consommation relève d’un choix dans lequel n’intervient exclusivement que la question de savoir comment tel ou tel bien, tel ou tel lieu de vie et tel ou tel désir permettent de vivre de la manière la plus heureuse possible. Il est vrai aussi que la théorie du bonheur est plus large que la théorie de la consommation et la théorie de l’économie, au sens où il existe des formes de bonheur dans lesquelles l’usage des richesses tient une place très réduite. Mais, même en ce cas, on peut dire qu’il n’y a pas de bonheur s’il n’y a pas de plaisir dans l’entretien de sa vie. Or l’usage de biens et de services à titre de richesses est un entretien de la vie. En cela les richesses sont toujours des éléments du bonheur. La théorie de la consommation s’inscrit donc toujours dans une théorie du bonheur.
3b) Dans le développement de l’Économie Politique ou des sciences économiques depuis le 18e siècle, la consommation occupe une position paradoxale. D’un côté, le choix du consommateur fournit à la fois son orientation et son modèle aux choix de tous les autres agents. D’un autre côté, l’acte de consommation lui-même a été de plus en plus négligé et la notion de richesse a retenu de moins en moins d’attention. Il semble aller de soi que les biens et les services ne sont que des choses analogues à des choses naturelles, consommées en dehors de toute institution et en fonction d’un besoin qui s’impose sans obscurité à l’intelligence de l’agent. L’Économie Politique souligne ainsi la souveraineté du consommateur et se désintéresse de ce qui en constitue l’objet.
4D’abord, l’Économie Politique exclut du sens de la richesse ce qui relève d’une relation aux corps, à l’esprit ou à la parole d’autrui. En matière de consommation, l’économie n’est plus qu’une relation de l’homme à la nature ou aux choses naturelles. Les relations d’usage entre les être humains sont situées de l’autre côté de l’économie. Elles relèvent de la psychologie, de la morale ou de la politique.
5Ensuite, l’espace et le temps de consommation sont réduits à l’espace et au temps de l’individu. L’agent est à lui-même son propre site et les âges de sa vie constituent son seul horizon temporel. Ce qui lui est propre définit son lieu de vie. Or, selon l’Économie Politique, il n’a plus d’autre propriété que la propriété de son corps, de ses mains et de ses facultés. Il est un individu sans terre et hors de tout lieu du monde et aucune ascendance et descendance ne le relie à une génération et une communauté. Les arts de la consommation dans l’enceinte privée d’un lieu de vie et d’une région du monde se ramènent désormais pour l’Économie Politique au choix rationnel d’une sorte de dévoration dont chaque agent fait un spectacle public n’importe où et en n’importe quel temps.
6Enfin, le désir investi dans l’usage des richesses se réduit au seul intérêt ou au seul désir d’améliorer son sort en augmentant la possession de ses biens et de ses services. L’acte de possession recouvre et refoule l’activité d’usage dont les formes variées, les arts et leurs mesures tombent dans l’oubli ou sont rejetées hors économie. La consommation n’a pas d’autre mesure que la mesure quantitative des choses possédées. La mesure des passions dans l’usage des choses et dans l’usage du semblable disparaît. Il n’y a bientôt plus de place dans l’Économie Politique pour des mesures qualitatives associées à des formes de correction, de modération ou d’éducation de la consommation. La consommation est ainsi livrée à la seule régulation de la quantité.
7Le bonheur est alors à l’image de cette forme de consommation. Il n’est plus qu’un bien-être marqué par l’addition ou la sommation nette de plaisirs distincts tirés de cette dévoration et un résultat obtenu par l’usage des choses indépendamment de l’usage lui-même. Le bonheur est ainsi un produit saisi et éprouvé par un être qui n’est déjà plus un agent ou un acteur. En cela, L’Économie Politique suit la ligne de l’hédonisme rétréci de l’utilitarisme.
82. a) Dès A. Smith, l’orientation principale est donnée. L’agent économique se distingue du sujet moral par le fait de ne plus rencontrer directement son semblable dans le cercle de sa consommation. Il est vrai qu’il le rencontre ailleurs, dans la production et dans l’échange en particulier, qui constituent chez A. Smith le cœur de l’économie. Ici, il y a bien une instrumentation réciproque des individus. Dans la forme technique de la division du travail présente dans la production comme dans la forme sociale ou marchande de la division du travail, chaque individu est immédiatement lié à un autre, tous les agents se servent les uns des autres, producteur et marchand usent de leur semblable à titre de moyen pour satisfaire leur fin. Mais les actes de consommation sont précisément situés hors du cœur de l’économie, à sa périphérie et en dehors de tout lien social.
9Les services consommés à titre de biens immatériels constituent-ils une exception ? En fait, A. Smith ne considère pas l’immatérialité des services comme l’indice d’une relation d’usage spécifique du semblable par le semblable, mais plutôt comme la marque d’un circuit particulier de la valeur dans l’emploi du travail. Un bien matériel est défini comme un bien qui peut reproduire sa valeur en servant de matière au salaire du travailleur qui le produit. Ce travail est alors du travail productif. Employer du travail productif enrichit le maître de toute la plus-value qui peut s’ajouter à la valeur reproduite. Il n’en est pas ainsi du service. Son immatérialité indique sa stérilité. Il est sans doute utile et parfois même indispensable qu’une nation entretienne une armée, une flotte, des magistrats, des médecins, des gens de lettre ou des comédiens. Mais « la protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d’une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tranquillité et la défense qu’il faut pour l’année suivante » (R.N. 1991 I/ p. 418). L’usage des services appauvrit une nation comme l’emploi de domestiques appauvrit un maître de maison.
10Les services sont ainsi étudiés du point de vue de ceux qui les produisent comme un cas de « travail improductif » contraire à l’enrichissement. A. Smith note sans doute au passage qu’un homme riche qui tient grande table partage une partie de son revenu avec ses amis et les personnes de la société (I/ p. 437), comme si l’usage des services domestiques diffusait de manière indivise une jouissance qui de proche en proche gagne tout le cercle d’une compagnie. Mais cette remarque reste marginale. Il n’y a pas chez A. Smith de classification des formes de consommation, comme il y a une classification des formes de production et d’échange.
11Dans la théorie de la consommation d’Aristote au contraire, « on porte un plus grand intérêt aux personnes qu’à la possession des biens inanimés et plus d’intérêt à l’excellence des personnes qu’à celle des choses… » (Politique I 1259b 18-21). Chez A. Smith, qui suit la voie ouverte sur ce point par Hobbes, on ne profite plus et on ne jouit plus directement de son semblable, qui « se retire de son chemin » (Léviathan 1983 p. 130). Chacun consomme à titre d’individu isolé. Les services consommés sont en quelque sorte prélevés sur la personne d’autrui et abstraits de tout ce qui constitue son affectivité et son individualité. L’usage du semblable par le semblable comme relation d’instrumentation est scindée en deux opérations qui se font face symétriquement de chaque côté de l’échange : d’une part, la dépense d’un revenu, comme achat et, d’autre part, l’exercice d’une force de travail comme vente. Le service immatériel lui-même est considéré, à l’image d’un bien matériel, comme une chose naturelle, silencieuse, délimitée et anonyme qui s’interpose entre les agents et les isole l’un de l’autre. L’entretien de la vie n’est plus d’abord une jouissance réfléchie d’autrui, mais elle est seulement une appropriation et une ingestion de choses.
12b) Chez A. Smith, le consommateur ne tient plus pour propriété et première forme de richesse l’espace social et la durée de vie où se déploie son existence. Sans doute, l’agent économique reste un propriétaire et se conçoit par sa propriété comme un maître et un détenteur de richesse. Mais l’objet de sa propriété n’est plus une terre, un lieu, une famille et sa richesse n’est plus faite d’abord de ce bien commun et indivisible qui s’attache à sa vie et dont la présence précède tous ses actes et ses choix.
13Chez Aristote, l’économe doit d’abord apprendre à accueillir, recevoir et entretenir les biens ou les richesses « mis à notre disposition par la nature » sous la forme de « terre, mer ou autre milieu » (Pol. I 1258a 23-24, 35). Avant toute production et acquisition faite par l’homme, il y a un don fait par la nature. La première richesse et ce qui constitue notre première propriété, c’est le monde dans lequel chaque vie humaine est prise ou insérée avec quelques autres. Personne ne crée lui-même le premier bien commun qui entoure sa vie.
14Chez A. Smith, avant toute appropriation des terres et des moyens de production se trouve « la plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés qui est la propriété de son propre travail » (R.N. I/ p. 198). Tout homme, dans sa forme la plus primitive et la plus universelle est à l’image du pauvre dont le patrimoine est dans sa force et dans l’adresse de ses mains. Le don de la nature, c’est son travail ; le lieu et le temps de sa vie, c’est son corps. Ici A. Smith prolonge Locke. C’est dans l’exercice de son travail que l’homme trouve sa richesse dont l’heure de peine est la mesure et qui lui sert de « monnaie primitive » dans l’échange avec la nature. C’est avec la nature qu’il se confronte désormais seul comme Robinson. Tout ce dont il vit a pour point de départ une transformation opérée par le pouvoir productif de son travail. Il n’y a ni bien commun partagé avec quelques semblables, ni don reçu avant son travail et sa peine. Les choses naturelles sont les seules richesses qu’il achète par la dépense de cette première richesse que constituent sa force et son intelligence. La richesse n’est plus envisagée du point de son usage et de sa jouissance ; elle a pour fonction de se reproduire et de s’accroître.
15c) C’est sur cette sorte de richesse que porte l’unique passion qu’A. Smith retient pour la consommation. Toute la gamme extrêmement variée des sentiments, inclinations, affections ou passions –colère, envie, haine, crainte, tristesse ou leurs formes contraires…– que suscite en chacun la vie avec les autres, selon ses fonctions, ses statuts, ses trajectoires et le désir universel de se montrer à ses semblables et de s’en faire aimer, ou toute cette vie du cœur, de l’âme et de l’esprit est brutalement écartée du domaine de l’économie. À l’économie, il ne reste plus que la forme la plus générale d’un besoin vital ou d’un effort pour se perpétuer du berceau jusqu’à la tombe qu’A. Smith appelle sobrement un désir constant d’améliorer son sort ou plus simplement encore un intérêt. La Théorie des Sentiments Moraux étudie comment la vie commune modère les passions, forme les vertus, engendre des règles générales et entraîne les meilleurs vers la bienveillance universelle et la louange. A. Smith parle alors d’un mécanisme subtil, délicat et circonstancié qu’il rapporte à ce qu’il appelle la sympathie mutuelle et le jeu du spectateur impartial. Dans la Richesse des Nations, A. Smith décrit aussi un mécanisme, qui est le mécanisme des prix et des revenus. Mais ce mécanisme est rigide, grossier et universel. Ce ne sont plus des sentiments qui sont transformés consciemment les uns par les autres en vertus sociales ; ce sont des quantités de choses qui sont ajustées les unes aux autres en dehors de toute volonté individuelle. Dans le domaine de la morale, il n’y a pas d’ajustement de choses parce que les disproportions portent sur les sentiments. Dans le domaine économique, il n’y a pas d’éducation de l’intérêt ou du désir et la seule modération des excès porte sur les objets de ce désir.
16Dans l’économie d’Aristote, l’usage du semblable a une préséance sur l’usage des choses et le souci relatif à « l’excellence des personnes » tient compte des fonctions, des statuts et des histoires. L’usage du maître de maison n’est pas le même lorsqu’il s’agit d’une femme, d’un enfant, d’un serviteur ou d’un esclave. Le désir des choses s’inscrit dans les sentiments mutuels. Les quantités de choses s’ajustent en même temps que se modèrent les sentiments. On devient économe en même temps qu’on acquiert les vertus propres à chaque sentiment. Chez A. Smith, qui prolonge avec tout le 18e siècle la tendance issue de Machiavel et des Mercantilistes, l’économie se sépare de l’éthique. En matière de consommation, cela veut dire immédiatement trois choses. D’abord, les seules mesures retenues sont des mesures techniques. Ensuite, chacun est naturellement économe. Enfin, tous les individus sont égaux au sens où, comme le dit Bentham, chacun compte pour un et seulement pour un. Une consommation sans éducation ou sans éthique fait ainsi du consommateur un être sans cœur, sans âme ou sans esprit –la part seulement matérielle en chacun.
173. L’Économie Politique et la science économique ultérieure reçoivent ainsi d’A. Smith et de sa théorie de la consommation une notion de bonheur étriquée et chagrine. Tout ce qui fait la joie de vivre ensemble et tous les plaisirs du spectacle social où chacun se montre aux autres dans tous les lieux du monde –marchés, ateliers, écoles, administrations, rues ou places publiques, vie domestique, lieux de loisir…– sont retirés de la sphère économique et placés dans les sphères de la morale, de la psychologie ou de la politique. Le seul bonheur encore attendu de la consommation se trouve maintenant séparé du bonheur des autres et de la joie commune.
18Quatre traits en définissent la nature. Il s’agit d’abord pour chaque individu d’une somme de petits bonheurs correspondant chacun à la possession d’une quantité donnée d’une chose distinguée de toute autre –le bonheur n’est plus une qualité diffuse ou indivisible. Chaque élément de bonheur est ensuite un produit qui se détache comme résultat de l’activité qui l’engendre– le bonheur est un effet distinct de la possession des choses ; il n’est plus dans l’usage ou dans l’activité ou dans ce que Aristote appelle une action ou « praxis ». Cet élément de bonheur se signale, en troisième lieu, par des impressions élémentaires du corps dépourvus de toute relation à l’affectivité du cœur, de l’âme ou de l’esprit. Le bonheur de ce consommateur est une sensation plutôt qu’un sentiment et une affection de la matière qui ne renvoie qu’à elle-même. Le bonheur n’est plus fait d’un plaisir dont l’expérience renvoie la pensée vers un passé et un avenir qu’elle intègre dans le sentiment d’un présent et d’un instant hors du temps. Enfin, ce bonheur tenu pour une quantité, un résultat produit et une sensation vécue en dehors de l’expérience du temps est un bonheur identifié par son contraire. Au point de départ, au temps zéro du consommateur, il n’y a pas une jouissance première éprouvée dans l’usage d’un don ; il y a l’amertume ou le malheur de Robinson laissé seul sur un non-lieu du monde avec sa seule bonne volonté de tout refaire en construisant sa vie. Le consommateur ne va pas vers le bonheur à partir d’une attente et d’un souvenir. Il s’éloigne plutôt toujours plus loin d’un premier désastre par une série de mouvements marqués encore par le malheur. Son travail est vécu comme un mal qui lui permet de fuir un mal plus grand encore. Le bonheur n’est rien d’autre qu’une distance toujours plus loin du malheur –une accumulation sans fin de produits qui font toujours davantage obstacle au retour possible du naufrage primitif. A. Smith n’est sans doute pas utilitariste dans sa morale du bonheur. Mais il le devient dans son économie du bonheur, léguant ainsi à tous ses successeurs l’idée inconsistante d’un hédonisme dont le fond n’est qu’une ascèse par le travail et la notion absurde d’un consommateur défini, selon l’expression d’Edgeworth, comme « une machine de plaisir ».
II. LA RICHESSE ET SES DEUX TYPES
191) Notion de richesse : Il ne faut pas dire comme l’Économie Politique classique qu’être riche est le fait d’une société ou d’une nation et que les richesses sont à ce titre, d’abord, des moyens de production et de reproduction –terres, capital, biens de consommation assurant la reproduction du travail. Il faut dire au contraire ceci : être riche est d’abord le fait d’un individu qui dispose de ce qui lui est propre pour vivre et jouir de sa vie. Les points de vue des touts collectifs et de la production se correspondent. Sous ces points de vue, la richesse est entendue comme « richesse sociale » et comme puissance pour produire à nouveau et souvent davantage. Il y a confusion possible entre richesse et enrichissement. Les points de vue de l’individu et de la consommation se rejoignent. Seul un individu a une vie qu’il peut perdre et dont il peut souffrir ou jouir. Les richesses sont les moyens de vivre sa vie sans la perdre et sans en souffrir. Les richesses sont pour chacun les moyens de jouir de sa vie.
REMARQUE. Derrière l’opposition entre le couple collectivité et production, d’une part, et le couple individu et consommation, d’autre part, se trouve l’opposition plus profonde entre les catégories philosophiques et ontologiques de la production –poiesis– et de l’action –praxis– présentée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque et la Métaphysique. Produire se dit d’un acte dont l’intelligence s’appuie sur la cause mécanique et la prévision de ses effets ; ou encore produire, c’est donner existence à une chose pensée préalablement comme résultat ou effet possible de forces mises en œuvre au cours d’un processus. Agir se dit, au contraire, d’un acte dont l’intelligence est dominée par une exigence, un devoir ou l’appel d’un bien ou d’une perfection. En ceci, agir, c’est répondre à un ordre des fins. Chez Aristote, le fabricant de flûte et son intelligence technique illustrent la catégorie de la production. La fin ou le résultat attendu est extérieur à l’activité ou au processus qui y conduit. Le joueur de flûte et sa volonté de se plier à l’exigence de toujours jouer le mieux possible illustrent la catégorie de l’action. La fin ou la perfection voulue ne se trouve pas à l’extérieur d’une activité transitive, mais elle est immanente à l’acte. On joue pour toujours mieux jouer.
Or l’intelligence technique n’est pas une pensée proprement individuelle. Elle se partage, se subdivise ou se délègue. Elle est d’emblée générale ou collective. Que le producteur soit un seul individu, comme le fabricant de flûte ou qu’il soit un groupe organisé comme peut l’être une administration, une entreprise ou une institution quelconque dont on examinerait la performance ne change rien à la forme de l’acte et de son intelligence. On dira ultérieurement qu’il s’agit d’une rationalité et d’une forme de jugement sans la base que constitue l’acquiescement. C’est sous ce point de vue que se place l’Économie Politique classique. L’intelligence des actes économiques par l’économiste moderne réfléchit à un niveau plus général et abstrait l’intelligence technique que les agents sont supposés avoir de leur propres actes. La consommation est ainsi tenue par l’Économie Politique pour la production rationnelle d’un résultat, qui entre à son tour comme moyen dans une production ultérieure. Le bien-être produit n’est qu’un pouvoir pour produire à nouveau. Ce cercle sans fin de la production et de la reproduction vaut aussi bien pour l’individu que pour les collectivités plus ou moins étendues dont il fait partie et dont la société ou la nation constitue une limite extrême.
Il n’en est pas de même pour l’intelligence pratique, au sens précis de praxis. Elle est une forme individuelle de pensée ou mieux une forme qui individualise son sujet. En ce sens, il n’y a pas, à proprement parler, d’acteur collectif ou de volonté générale. Seul un sujet individuel entend une pensée prescriptive, se soumet à un devoir inconditionnel ou répond à l’appel d’une fin immanente à son acte par un jugement conduit sur la base d’un acquiescement premier. Sans doute, la consommation qu’on définit ici ne relève pas seulement de la catégorie de l’action, mais dans la mesure où elle répond à une exigence de vivre soi-même sa propre vie et non pas seulement d’en reproduire les conditions, elle est une action dont personne ne peut se décharger sur un autre. Être riche ou posséder des richesses, c’est être pour soi un individu qui répond de sa vie.
202) Les richesses s’appellent des « biens » de manière éminente, parce que vivre et jouir de sa vie est considéré comme le premier des biens. On reporte ainsi sur les moyens le nom de la fin. Ces moyens sont dits « des biens extérieurs », parce qu’ils ont des formes qui les rendent immédiatement visibles à tous, par opposition aux « biens intérieurs », comme les vertus morales ou intellectuelles, qui n’ont pas d’expression visible immédiate pour tous. Les richesses ou les biens extérieurs composent une seule et unique propriété au sens où l’individu considère lui-même que la totalité de ses richesses forme une unité organique qui se rattache essentiellement au fait de vivre et de pouvoir éprouver le fait de vivre comme une jouissance qui lui est propre. En ce sens et contrairement à l’économie néo-classique, l’énumération des richesses ne doit pas prendre la forme d’une nomenclature d’objets séparés les uns des autres dont chacun entrerait à titre d’argument distinct dans une fonction mathématique de bien-être ou d’utilité. Ce serait oublier la notion de propriété qui s’interpose entre la pluralité des biens extérieurs et la subjectivité individuelle. Ce qu’il s’agit de faire, par contre, c’est de distinguer sans les séparer deux sortes de richesse ou deux types d’usage de biens extérieurs –l’usage du semblable par le semblable et l’usage des biens matériels. On réservera pour un examen ultérieur une troisième sorte de richesse, entendue alors en un sens plus large correspondant au lieu de vie ou à l’institution au sein de laquelle se situe la propriété.
REMARQUE. Selon Aristote, dans le livre I du Politique, la propriété ‚ ou en grec « ktésis », se dit de la totalité des moyens, des instruments ou des « organes » du « vivre » du point de vue d’un vivant qui n’est pas seulement en vie, mais dont la vie est à vivre comme sa vie. L’être humain est ce vivant particulier. Tout être humain est donc propriétaire au sens où ses moyens de vivre constituent une sorte d’organisme extérieur qui s’ajoute à son corps et dont il sait se servir à la fois comme enveloppe, protection et abri. La notion de propriété implique plus précisément quatre idées distinctes. D’abord, chaque partie de l’ensemble organique n’est un bien qu’en rapport avec tous les autres. Il n’y a donc pas de valeur d’usage individualisée permettant de composer des sommes de bien-être ou des paniers de biens classés ensuite sur des courbes d’indifférence à la manière de Pareto. Ensuite, le soin exercé par tout individu sur sa propriété ou l’aménagement continu de ses éléments suit le rythme de ses jours et les situations qu’il traverse. Le choix économique n’est pas d’abord d’avoir plus au moindre coût ou, selon l’expression convenue, de maximiser sa fonction de bien-être sous contrainte de richesse, mais d’établir en chaque circonstance la bonne limite ou « l’excellence de sa propriété », en suivant l’exemple de la nature qui fixe d’elle-même une limite au développement du corps humain (Pol. I 1259b 18). En troisième lieu, cette bonne manière d’être économe dans le choix de ses richesses est une sorte de vertu qui suppose d’autres vertus acquises tout au long de sa vie. On devient économe, contrairement à l’idée commune selon laquelle on est naturellement économe. À l’excellence de la propriété –bien extérieur– correspond ainsi une vertu économique –bien intérieur. Enfin, lorsque l’individu devient un bon économe, sa propriété‚ remplit alors parfaitement son office, qui est de lui permettre de jouir de sa vie propre à l’abri de l’existence publique ou dans l’enclos privé de sa vie. Sur ce dernier point, il faut tout de suite ajouter ceci. –On reviendra ultérieurement sur la notion d’économie. Chez Aristote, la propriété est privée, non pas en ce que la consommation des richesses prive un autre individu de leur usage ou en ce que la consommation ne porte sur aucun bien commun, mais parce que la consommation des richesses relève de la vie singulière de chacun. La théorie de la propriété n’est donc pas d’abord chez Aristote une théorie de la justice ou de la répartition des droits, comme on le voit chez Hume ou chez Walras, mais elle est d’abord une théorie de la consommation qui trace la frontière entre le soin de sa vie propre et tous les autres actes engageant l’individu dans la vie publique-production, échange ou prêt, d’une part, et tous les actes politiques, d’autre part.
213) Premier type de richesse : les formes sous lesquelles autrui est instrumenté par l’individu consommateur. Par exemple, le sein de sa mère pour un bébé, la main de l’infirmière pour un vieillard, la présence d’une famille pour un handicapé physique ou mental, les soins d’un compagnon pour un malade, l’attention de ses voisins pour un individu isolé etc. Tous ces exemples un peu extrêmes soulignent ce que l’existence ordinaire nous fait parfois oublier. « À l’homme, dit Spinoza, rien n’est plus utile que l’homme ». Nous vivons d’abord par le fait d’user de l’image, de la parole, de l’intelligence, du savoir, des gestes et du corps sexué d’autrui. Nous sommes pauvres ou riches selon la quantité, la qualité et la variété des services dont nous disposons dans notre vie conjugale, familiale et sociale. Notre propriété s’exprime dans le langage commun par tous les possessifs avec lesquels nous décrivons le cercle de nos relations ordinaires –ma femme ou mon mari, mes enfants ou mes parents, mes amis, mes voisins, mon docteur, mon professeur et tous ceux qui sont à mon service et sous la main. Par raccourci, on dira de ce premier type de richesse qu’il est le service fourni par la main et la pensée de notre semblable.
REMARQUE. Pour s’assurer que le propos de Spinoza ne vise pas d’abord la division du travail et que l’utilité d’autrui n’est pas considérée sous l’angle du service qu’il fournit dans une chaîne productive, il faut citer quelques lignes supplémentaires de la scolie. « Beaucoup de choses existent hors de nous qui nous sont utiles et qu’il faut désirer pour cette raison. Parmi elles, on n’en peut trouver de meilleures que celles qui s’accordent tout à fait avec notre nature. En effet, si, par exemple, deux individus sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier. À l’homme, rien de plus utile que l’homme… » (Éthique IV, Prop. 18, scolie 1954 p. 505). La puissance dont parle Spinoza n’est pas « la puissance productive » dont parle Marx dans « les Principes » ou « les Manuscrits de 1844 » et qui constitue, selon lui, pour chacun et au profit de tout autre, « la vraie richesse » ou « la plus grande des richesses » (1968 II/p. 308 et II/p. 88). Dans son texte, Spinoza attribue la puissance au désir ou au désir de vie. Deux individus unis par le service réciproque font pour chacun un désir, une vie, une jouissance et une affirmation de soi double de ce qu’il aurait éprouvé en étant seul. L’usage d’autrui pour la conservation de son être trouve dans la consommation son moment principal et exemplaire. La collaboration dans le processus de production et la relation mutuelle dans l’échange marchand présupposent l’une et l’autre ce premier moment de la consommation du semblable par le semblable.
En tout cela, Spinoza est fidèle à l’inspiration d’Aristote. Il est vrai que dans la Rhétorique d’Aristote, on trouve une énumération des richesses –monnaie, terres, objets mobiliers, troupeaux, esclaves etc. qui ne font pas place à l’usage du semblable (I, 5, 1361a 12 et s.). Mais on peut dire qu’ici le sens du mot richesse est étroit ou populaire, comme cela convient dans les discours étudiés dans cette partie du Traité où il s’agit de conseiller ou de dissuader. Le livre I de la Politique se trouve à un niveau plus profond et spéculatif. Il s’agit alors de répondre à la question de savoir ce que recouvre la notion d’économie et de définir les actes essentiels relatifs à l’entretien de la vie sous l’orientation du bonheur. Or ici les richesses ne s’entendent pas seulement des biens matériels ou des instruments inertes de la vie, mais aussi et d’abord, en un sens plus large, des êtres animés comme l’esclave, les serviteurs, les enfants et l’épouse, qui constituent ce que Aristote appelle « des instruments d’action » ou des organes du vivre (I 1253b 30-35). C’est par rapport à ce « vivre » qui est défini d’abord comme action ou « praxis » utilisant des êtres animés dans la consommation qu’Aristote situe ensuite l’usage des choses.
224) Dans l’usage du semblable ou dans le service de sa main et de sa pensée, la relation de consommation est immédiate, diffuse et indivisible, parce qu’elle implique à la fois la singularité d’une circonstance, la totalité de l’affectivité et la fugacité d’une parole. C’est là le caractère décisif du service. Si le service peut être tenu pour une chose, il faut préciser alors qu’il ne s’agit pas d’une chose naturelle ou physique, qui se consommerait dans le silence ou en dehors de l’exercice de la parole, mais d’une chose-dite ou d’une chose qui lie de manière essentielle l’intelligence et le désir du consommateur à la parole de celui qui le sert. Si comme consommateur, je me réjouis du goût et de l’ordre de ma femme ou de mon mari, de la bonne santé de mes enfants ou de mes amis, de la bonne apparence de mes voisins, de la culture des savants, des assurances et de la sécurité que m’apportent les mille et uns conseillers et gendarmes qui mettent à l’abri mes jours et mes nuits sans pouvoir jamais abstraire ces bienfaits de leurs singularités circonstancielles et les diviser en autant d’éléments distincts et objectifs, cela vient de ce que tous ces services sont inséparables des symboles et en définitive des paroles qui les portent. Le service est un bien symbolique et tout symbole s’interprète toujours en référence à une parole. C’est pourquoi la consommation des services de la main et de la pensée d’autrui constitue une culture.
REMARQUE. Locke est sans doute le père du libéralisme économique, mais c’est à Hobbes qu’est dû l’idée reprise par toute l’Économie Politique de limiter la notion de bien économique à la notion de bien matériel ou de chose naturelle. Dans le passage de l’état de nature à l’état politique, dans le prolongement du contrat solennel par lequel il décrit comment les êtres humains, éclairés par leur expérience du malheur de la guerre civile, décident d’abandonner une grande partie de leurs pouvoirs, Hobbes ajoute le rejet hors de la consommation de l’usage du semblable par le semblable et de la relation symbolique et culturelle qu’elle implique. Dorénavant, le Léviathan, l’État ou la machine politique s’interposeront entre les individus ; le droit et un seul langage public s’imposeront à tous et interdiront le développement d’une société civile où des rapports sociaux s’exercent en dehors du domaine politique. Ce que chacun veut dire à propos de sa vie avec les autres, il devra le dire dans le langage univoque et transparent du langage technique de l’État. La singularité et la richesse symbolique d’un service seront désormais comptés comme imprécision et obscurité dangereuses qu’une sorte « d’informatique » ou de mathématique de l’information sera chargée de transformer et de dissiper. Que personne ne se lie plus immédiatement aux autres et que chacun ne fasse de sa vie de consommateur qu’une affaire éminemment privée ou solitaire qui le rattache uniquement aux choses de la nature ! La notion de richesse est ainsi rabattue sur le modèle exclusif du bien matériel.
Ce qui disparaît alors dans cette philosophie économique de Hobbes, c’est la présence de la parole au sein de l’économie de la consommation. Or sans parole, sans chose-dite et sans chose-parlante, l’illusion ou la fausse apparence à laquelle tout objet peut naturellement donner lieu sous l’opération du regard ne peut plus se stabiliser dans un jugement et sous la forme d’une erreur. L’idée même d’une vraie ou d’une fausse richesse perd alors son sens en perdant ses conditions de possibilité. Une économie de la consommation fondée sur une nomenclature de biens matériels et de services dessinés sur le modèle de la chose naturelle se trouve ainsi par principe mise à l’abri de toute interrogation sur son statut ontologique ou sa réalité profonde. Il peut y avoir sans doute dans le cours de son développement plusieurs critiques successives de quelques unes de ses parties théoriques. A. Smith, par exemple, peut critiquer la notion mercantiliste de richesse ; Ricardo peut corriger la notion de service immatériel d’A. Smith ; Marshall peut à son tour écarter Ricardo sur le même sujet. Mais cette critique reste, comme on le verra ultérieurement, une critique d’entendement et ne s’élève pas à cette critique dialectique ou cette critique de la fausse apparence qui engage la raison ou la pensée dans son appréhension la plus profonde de la réalité de son objet. L’Économie Politique toute entière, depuis l’acte décisif de Hobbes et selon le même idéal politique qui rattache l’idée de sécurité et de paix civile à l’idée d’un langage exact et univoque, s’est enfermée dans une définition des richesses qui lui évite de mettre en question leur réalité.
235) L’instrumentation du semblable dans la consommation fait de chacun de nous tour à tour des maîtres et des serviteurs aux modalités multiples –mari et femme, parent et enfant, chef de famille et domestique, éducateur et élève, administrateur et administré, protecteur et protégé ou plus généralement, comme on le dit volontiers aujourd’hui principal et agent. Sous toutes ces formes, la relation de service est une relation de dépendance mutuelle et de servitude– servitude de celui qui se fait serviteur du consommateur, servitude du consommateur qui se sait dépendant pour la satisfaction de son désir de celui qui le sert comme maître. L’utilité de l’homme pour l’homme relève ainsi d’une dimension que Spinoza appelle « la servitude humaine » : la consommation du service de notre semblable nous révèle notre commune servitude au regard de laquelle la véritable liberté se trouve au-delà –dans la vie de l’esprit ou dans la vie politique.
REMARQUE. On peut commenter de deux manières différentes cette relation de servitude. Dans le premier cas, on dira du jugement du consommateur qui établit la valeur du service de son semblable qu’il exprime au mieux sa disposition pragmatique, mais sans jamais s’élever jusqu’à traiter autrui comme une fin selon sa disposition morale. C’est ici le vocabulaire de Kant dans son Anthropologie. « Parmi les vivants qui habitent la terre, dit-il, on peut facilement reconnaître l’homme –par sa disposition technique ou son aptitude mécanique doublée de conscience ; par sa disposition pragmatique à utiliser habilement les autres hommes à ses fins ; et par sa disposition morale à agir à l’égard de soi et des autres selon le principe de la liberté, conformément à des lois. En ces trois cas, l’homme est visiblement distincts des autres êtres naturels ; et l’un de ces trois niveaux suffit à caractériser l’homme par opposition aux autres habitants de la terre » (1994, p. 162). Selon Kant, nous sommes ainsi des êtres humains, en dehors même de notre capacité technique, en ceci qu’autrui prend pour chacun d’entre nous deux figures différentes. Autrui est d’abord un moyen que nous subordonnons à nos fins ou un serviteur dont nous nous rendons maître dans l’usage que nous en faisons. Autrui est alors ce qu’on appelle ici un « semblable », parce qu’il nous ressemble sous la perspective de notre commune servitude. Nous sommes alors définis par une disposition pragmatique dont la consommation et l’économie des services constituent le cœur. Autrui est ensuite une fin que nous assignons à notre conduite, égale ou quasiment identique à soi comme un autre soi-même. Autrui est alors ce que Kant appelle « une personne ». Ici et seulement ici commence la morale et la liberté véritables que le Droit et la Politique ont pour fonction de réaliser. La consommation ignorant « les personnes » et ne connaissant que le semblable se trouverait en ce sens en dehors de la morale et de la liberté. On dira ultérieurement en présentant la morale de Kant dans le fil de l’éthique d’Aristote que la question est moins simple. Le consommateur use de ses semblables comme de moyens selon son désir – et c’est ici sa servitude – mais il doit faire de son désir une volonté en se traitant soi-même comme sujet moral ou comme « personne » –la servitude devenant alors un état librement assumé dans l’horizon de la morale et de la politique.
On peut en second lieu invoquer Rousseau et reprendre sa description qu’il fait en particulier dans L’Émile de notre servitude commune. Nous ne sommes pas des dieux. Nous ne pouvons nous suffire à nous-mêmes et chacun jouir de sa vie et être heureux sans l’assistance de nos semblables. Dès la naissance, la nature nous livre aux soins des autres et nous apprend la dépendance du maître à l’égard de tous ceux qui le servent. Avec la dépendance viennent aussitôt les infections de l’amour-propre et de la pitié qui nous enlèvent toute innocence. L’usage du semblable est ainsi tour à tour une perte de soi et l’asservissement de l’autre. Nous nous aliénons mutuellement en nous éloignant toujours plus loin de notre réalité authentique à laquelle nous initierait la leçon des choses si nous pouvions seulement nous y tenir tout seul. Il faut donc au moins pour un moment tenter de préserver le jeune Émile du besoin des autres en lui apprenant le plus tôt possible et avant l’âge funeste de la puberté, qui le précipite inexorablement hors de lui-même, qu’à l’homme ce qu’il y a de plus utile est aussi ce qu’il y a de plus dangereux. On donnera donc pour compagne une Sophie à Émile, mais en l’avertissant que le mieux qu’ils puissent s’apporter l’un à l’autre s’inscrit encore dans une servitude où « chacun obéit et tous deux sont maîtres » (1969, p. 556). Par rapport à la liberté, acquise comme citoyens par le Contrat Politique, les pactes de la vie conjugale, familiale et sociale restent des contrats d’esclaves. Au regard de la félicité des dieux miraculeusement éprouvée dans les rêveries du promeneur solitaire, le secours que Vendredi apporte à Robinson comme consommateur n’est qu’une faible consolation dans l’amertume des jours. « L’homme tient par ses vœux à mille choses, et par lui-même il ne tient à rien, pas même à sa propre vie ; plus il augmente ses attachements, plus il multiplie ses peines » (id., p. 652).
Chez Rousseau, à la différence d’A. Smith et de la science économique ultérieure, la première forme de richesse se trouve encore dans l’usage du semblable. La pragmatique –pour reprendre le vocabulaire de Kant– n’a pas encore été éliminée au profit de la seule dichotomie entre la technique et l’administration des choses, d’une part, et, d’autre part, la morale et le gouvernement des hommes. Mais cette forme de consommation est en même temps le point le plus sensible des contradictions de la condition humaine. L’entretien de la vie par l’usage du semblable n’est pas seulement un moment de servitude. Il est aussi un moment où le malheur menace. Il n’est pas sûr que chez Rousseau on puisse jamais trouver l’indice d’une économie où la servitude reste compatible avec le bonheur.
246. Par ces deux caractères –chose symbolique, chose de culture ou chose-dite, d’une part, et richesse consommée dans la servitude, d’autre part– le service du semblable diffère profondément du service immatériel que la science économique range aujourd’hui à côté des biens matériels agricoles ou industriels. Ce service immatériel n’est ni une chose dont la caractère symbolique et culturel rendrait le contour relativement indistinct, ni un objet dont l’usage dans la consommation évoquerait la commune servitude de la condition humaine.
25En premier lieu, le service immatériel de l’Économie Politique implique en droit sinon en fait une contenu exactement qualifié et objectivement quantifié. On doit pouvoir précisément délimiter un soin de santé, un service d’assurance ou d’assistance, une forme de loisir, une modification d’un état psychologique ou cognitif ou le bénéfice d’un espace sécurisé, même si, en chaque cas, cela implique de multiplier des conventions arbitraires d’évaluation et de mesures. La genèse même de la notion suppose en fait cette volonté d’exactitude. Déterminer le contenu d’un service immatériel, c’est découper une qualité et une quantité dans une relation inter-individuelle à la manière d’une chose naturelle. C’est ici l’effet direct de la promotion de la production dans la pensée économique moderne. Le service immatériel est identifié comme produit. Ses caractères et ses grandeurs sont précisément connus dans la mesure où ils sont identifiés comme les résultats d’opérations productives antérieures. Le service immatériel, ce n’est pas une forme sous laquelle s’offre au désir du consommateur quelque chose de son semblable, c’est plutôt ce qui dans l’état présent du consommateur est déjà par anticipation transformé par l’activité spécifique d’un producteur. Le service immatériel, c’est l’effet de l’activité productive désignée comme activité « tertiaire ».
26En second lieu, le service immatériel enveloppe une relation entre agents dont est bannie toute servitude mutuelle. Celui qui rend service ne compte pas comme serviteur, il offre son service comme libre fournisseur d’une activité spécialisée. À ses yeux, le consommateur n’est pas un maître : il le considère sous la forme où le consommateur se perçoit lui-même, c’est-à-dire comme celui qui achète librement un service à celui qui sait satisfaire son besoin. Il n’y a de part en part ni dépendance, ni dette. Le prix du service libère la relation mutuelle de toute servitude commune. En somme, le service immatériel se trouve hors servitude par le fait d’être en fait ou en puissance un service marchand. Le service immatériel, ce n’est plus ce qui lie immédiatement un homme à un autre dans une symbolique et une culture marquées par la dépendance commune du besoin ; c’est au contraire ce qui les délie l’un de l’autre en les intégrant ensemble dans une société marchande où chacun est quitte de tous les autres.
REMARQUE. La question de savoir si la multiplication des services dans la période récente fait de la société postindustrielle une société plus intégrée ou plus holiste par les formes nouvelles d’économie solidaire ou de proximité dans la distribution des services ou au contraire une société plus individualiste en raison des formes « personnalisées » et de moins en moins anonymes dans la production des services est une question qui met seulement l’accent sur les opérations auxquelles donnent lieu les services. À ce titre elle reste mal posée. Le fait principal est plutôt celui-ci. Avec la multiplication des services dans les sociétés contemporaines, ce qui s’étend de plus en plus, ce sont d’abord les deux caractères par lesquels est malencontreusement saisie l’identité du service dans l’Économie Politique. En premier lieu, les relations sociales sont de plus en plus éloignées de leur langage naturellement imprécis et obscur appelant chacun à exercer selon sa culture une interprétation individuelle des symboles et elles sont au contraire toujours davantage aspirées vers l’idéal d’un langage où prime l’information technique de la quantification et de la mesure objective. Ensuite, les relations sociales sont considérées de plus en plus en dehors de toute référence à l’économie et à la politique et dans l’indifférence à la question de savoir si telle ou telle forme ou institution qui les abrite relève d’abord de la servitude de l’économie ou de la liberté acquise par un Droit. Ainsi, alors même que la prolifération des services augmente les chances de retrouver à l’échelle de toute une communauté une idée de richesse marquée par la présence du semblable, la subordination de la pensée économique moderne aux catégories de la production et du marché en interdit l’avènement.
277. Second type de richesse : les choses ou les objets considérés comme des biens matériels –nourriture, vêtements, habitation etc. Sous la seule perspective de la consommation et sans référence à la manière dont ils entrent dans la propriété ‚ –acquisition marchande, production directe etc.–, on peut rappeler à leur propos les distinctions les plus ordinaires. Du point de vue de la forme juridique de la propriété, ces biens sont individuels et privés ou collectifs et communs. Du point de vue de leur usage et de leur disponibilité, ils sont proches ou lointains, présents ou futurs, immédiatement consommés ou tenus au contraire en réserve par l’intermédiaire d’argent, de droits ou de titres divers qui constituent alors à leur égard des substituts équivalents. Du point de vue du besoin, ils sont plus ou moins nécessaires ou superflus et plus ou moins complémentaires ou substituables. Du point de vue de leur matière ou de leur contenu enfin, ils sont plus ou moins chargés de symboles et enveloppés dans une culture particulière et en cela plus ou moins étroitement liés au premier type de richesse.
28Mais la distinction la plus importante qu’on puisse faire à leur sujet porte sur leur durée, parce qu’elle exprime un point de vue relatif à leur façon propre d’être des objets. Certains biens sont immédiatement ou presque immédiatement détruits par l’acte qui les consomme, comme les biens dits « non durables ». Certains biens dits « durables », malgré leur usure continue entraînant à terme leur disparition, demeurent un moment auprès du consommateur, accompagnent pour un temps son existence dans le lieu et le temps de sa propre vie, prennent racine en constituant pour lui un décor ou un contexte et lui apportent une forme de présence spécifique que ni les semblables dont il se sert, ni les objets sans durée propre qu’il consomme en une fois ne peut remplacer. C’est par ces « biens durables » que la notion de « chose » prend véritablement un sens et c’est par cette idée de chose que le consommateur découvre tout à la fois qu’il est dans un monde et que l’espace et le temps de sa vie lui sont donnés avec ce monde. En tout cela, tout bien durable ressemble à une œuvre d’art en réfléchissant quelque chose de sa stabilité et de sa gratuité.
29Il y a donc des biens qui sont identifiés comme des choses mais qui ne sont pas des choses au sens le plus fort, parce qu’elles entrent dans le cycle de vie pour en sortir aussitôt et que leur usage semble une destruction immédiate. Il y a des biens qui, malgré leur durée parfois éphémère, nous accompagnent un moment en nous procurant le paysage familier et rassurant d’un monde objectif. Leur usage évoque alors, bien plus que l’idée de destruction, l’idée d’un soin, d’un entretien, d’une habilité ou d’un art.
REMARQUE. Les propos de H. Arendt dans « la Condition de l’Homme Moderne » sur les biens durables prolongent et développent les remarques de Heidegger sur la notion de chose. Elles sont précieuses et uniques en leur genre. Aucun économiste ou philosophe avant elle n’a su, sans doute autant résister à l’attraction constructiviste qui place la plupart des distinctions portant sur les biens matériels et immatériels sous des critères relatifs au temps, aux formes et aux moyens du processus de production. Il demeure cependant chez elle une obscurité qu’il faut tenter de dissiper en étendant plus loin qu’elle ne le fait les limites de la notion de consommation. Pour elle, en effet, la consommation n’est qu’une destruction, qui relève de la catégorie de la vie. Lorsqu’on a affaire à des biens durables ou ce qu’elle appelle des « objets d’usage », on se trouve au contraire sous la catégorie de l’œuvre et du monde. « Si comme objets d’usage ou biens durables, dit-elle, on imagine, par exemple, les vêtements, on sera tenté de conclure que l’usage n’est qu’une consommation lente… Mais la destruction est incidente à l’usage et inhérente à la consommation. Ce qui distingue la plus mince paire de souliers de n’importe quel bien de consommation, c’est qu’ils restent intacts si je ne les porte pas, qu’ils ont une certaine indépendance, qui leur permet de survivre même un temps considérable à l’humeur changeante de leur propriétaire » (1983, p. 189).
Ce qui est juste dans cette réflexion, c’est le fait que la survie du bien durable constitue un pôle de stabilité et d’objectivité au regard de la subjectivité et de la variabilité des relations individuelles. Ce qui par contre est contestable, c’est le fait d’exclure de l’acte de consommation ou de l’usage des richesses les objets du monde, en laissant croire que l’entretien de la vie selon l’orientation de la jouissance et du bonheur n’aurait pas pour objet les biens durables autant que les biens non durables. Ce que manque ici H. Arendt, c’est l’idée selon laquelle la distinction entre biens durables et biens non durables est au premier chef une distinction intérieure à la consommation. Le monde des biens durables, en effet, n’est pas notre monde parce que les objets seraient d’abord nos produits ou notre œuvre, mais, d’abord, parce que leur durée de vie se mêle à la nôtre en nous précédant et en nous accompagnant. C’est en cela que l’ensemble de ces choses constitue un monde pour nous ou un monde qui nous est donné comme nous est donnée la présence d’une œuvre d’art au-delà du fait de sa production et de son existence de produit. La durée du bien durable et le monde dont elle témoigne relèvent d’un don. Or quelque soit la fragilité des interprétations relatives à la notion de don, il y a au moins une chose à dire à son propos. Ce qui est donné ou considéré comme donné, c’est ce qui n’apparaît que sous la perspective de son accueil ou de sa réception.
308. L’idée de don acquise grâce à la notion de bien durable peut valoir en fait par extension pour tous les objets de consommation, comme l’idée de symbole et de culture acquise avec le premier type de richesse vaut pour toutes les richesses. Consommer ou entretenir sa vie en usant de ses semblables et de tous les biens matériels, c’est d’abord les recevoir dans une culture et dans un monde. Le don précède en cela la prise. L’acquiescement est antérieur à la prise de possession. L’accueil est le premier moment de l’appropriation. Il y a toujours une durée, même infime, des choses et de nos semblables en laquelle se noue notre propre durée et que nous accueillons avec la nôtre. Ou mieux, il y a toujours une présence –un espace et un temps– des objets de consommation qui précède la nôtre. Ce qui nous est donné ou ce que nous avons à recevoir, ce qui n’est pas produit ou ce qui n’est pas notre œuvre, ce que nous consommons et que nous devons apprendre à bien consommer, c’est ce temps, cet espace et cette présence ou cette sorte d’objectivité du monde, dont le lieu de vie pour chacun est l’enceinte privilégiée. Les deux types de richesse –service du semblable et bien matériel– sont ainsi liés à un troisième type dans lequel est inclus le monde qui nous est donné et l’usage de ces formes de richesse enveloppe à son tour la réception de ce don. C’est cela qu’il faut maintenant éclairer.
REMARQUE. La notion de richesse comporte ainsi deux pôles –le service du semblable et le bien matériel, symbole et culture, d’un côté, et espace et temps d’un monde, de l’autre côté. À cette notion de richesse est liée la notion de propriété et à celle-ci l’idée d’un don qui précède la prise de possession. Comme on le voit immédiatement, cet enchaînement de notions élargit considérablement la notion de consommation à laquelle l’Économie Politique nous a habitué. La question se pose à l’évidence de savoir si cet élargissement ne déborde pas les frontières communes de l’économie et ne nous fait pas pénétrer dans des domaines généralement considérés comme les domaines de la politique et de la morale. Cette question ne peut pas encore être traitée à ce niveau de l’exposé. On peut néanmoins avancer deux idées.
La première idée est très générale. Il va de soi que l’élargissement de la notion de consommation, dont on mesurera mieux l’ampleur dans un moment, modifie à son tour les limites de l’économie. Lorsque la consommation est tenue pour le premier acte économique et lorsque les richesses consommées sont tenues pour des objets donnés avant d’être déterminées sous l’angle de la production, alors le don est ce que l’économie doit ré-apprendre à formuler à son point de départ. Mais ceci n’a rien à voir directement avec la politique et la morale. L’économie ici retrouve seulement ce qu’elle a abandonné depuis Hobbes et dont aucune autre instance ou aucune discipline scientifique ne s’est emparée à sa place : la terre, la mer, le ciel ou le monde qui sert d’habitation commune aux hommes et dans lequel chacun reçoit pour en user et pour en vivre la main et la pensée de son semblable et toutes les choses matérielles qui les côtoient. Dans la politique, à proprement parler, nous ne « vivons » pas avec les autres et nous n’avons pas d’autre monde que celui que nous faisons apparaître par notre pensée. Nous discutons, nous faisons des lois, nous nous disputons et nous nous détruisons ; nous sommes amis ou ennemis. L’ami véritable et respecté comme personne, qui est ce que nous pouvons faire de mieux en politique, est au-delà de l’économie qui ne connaît que l’utile ; l’ennemi, qui est ce que nous pouvons faire de pire, est en-deçà de l’économie qui veut la vie de celui dont elle fait usage. On doit parler d’une vie économique ; on ne peut parler d’une vie politique. C’est en ce sens que le don est étranger à la politique. L’idée générale est donc la suivante : si l’économiste ne traite pas du don, personne d’autre n’en parlera.
La deuxième idée est plus particulière. Elle porte sur la notion de bien et de richesse. Tous les biens ne sont pas des richesses. Il en est ainsi de ce qu’on appelle volontiers aujourd’hui à la suite de J. Rawls « les liberté de base » qui sont au premier rang « des biens premiers ». Les libertés ne sont pas des richesses. Elles n’entrent pas dans la consommation et elles ne sont pas reçues comme un don lié au fait de vivre ensemble dans un monde. Les libertés sont définies par des droits. Tout droit est un produit de la pensée qui nous fait citoyen ou « personne juridique », ayant une existence dans un espace politique défini. À titre de personne juridique, je ne détiens pas un droit comme un élément ordinaire de ma propriété et je ne peux en user à la manière dont je fais usage d’un service de mon semblable ou d’un bien matériel. Posséder ou détenir un droit, c’est pouvoir l’exercer ; exercer un droit et, dans le cas particulier de la liberté, affirmer sa liberté, c’est pouvoir agir en justice en faisant intervenir un personnage hautement politique défini comme magistrat. Le consommateur n’est pas un citoyen. L’agent économique, considéré du point de vue de la consommation, a un lieu de vie qui réfléchit le monde. Ce monde lui est donné. Il le partage avec ses semblables dans la servitude de la consommation. L’être humain n’est pas naturellement libre lorsqu’il entretient sa vie en vue d’en jouir le mieux qu’il est possible ; il le devient seulement à titre de citoyen par une création de l’esprit dans l’espace de la politique. Traiter tous les biens sous la même catégorie de richesses relève de la confusion utilitariste entre la vie économique et l’existence politique. La théorie économique actuelle des droits de propriété n’a sans doute pas pour objectif explicite de définir la propriété, mais seulement de proposer au cas par cas une solution au problème des externalités. Mais en son fond elle relève de cette même confusion entre vie économique et existence politique.
III. USAGE DES RICHESSES, LIEU DE VIE, TRAVAIL
311. La consommation se dit de l’acte par lequel un individu fait un usage de ses richesses. Faire usage de ses richesses veut dire mener sa propriété à sa fin. Consommer des objets à titre de richesses, ce n’est pas d’abord les détruire, les anéantir ou les épuiser, mais accomplir, parfaire ou porter à leur plénitude la fonction qui les réunit. En ce sens, consommer, ce n’est pas consumer –de consumere, consumpsi, consumptum– mais c’est d’abord faire la somme ou former un total –formé de cum et de summa dans consummo. Dans la consommation, on détruit sans doute des objets un à un, mais on porte à sa perfection la qualité qu’ils constituent ensemble ; on anéantit des instruments saisis séparément, mais on leur donne d’abord la réalité de leur unité. Ce n’est qu’en négligeant le lien des richesses à la propriété qu’on fait basculer la notion de consommation sur son seul aspect négatif de destruction. Aucune limite alors n’est plus tracée pour empêcher d’associer la consommation à une idée de dévoration et de considérer tous les biens à partir de leur seule disparition sous la voracité du besoin. C’est au contraire en s’appuyant sur la notion de propriété qu’on peut définir la consommation de manière positive comme un usage répondant à la qualité des biens. Il y a un art consommé du consommateur, parce que la consommation est elle-même une forme consommée de la vie. On ne vit pas d’abord pour survivre en se nourrissant d’une vie qu’on détruit, mais on vit d’abord pour vivre sa propre vie au mieux ou pour jouir de sa vie selon sa perfection propre. Il ne s’agit pas ici d’une description ou d’un fait empirique, il s’agit d’un principe et d’une définition. La consommation est l’usage des richesses dans l’unité de la propriété qui les rassemble et sous l’orientation du bien-vivre.
32Dans l’usage des richesses, on distinguera donc trois moments : l’usure de l’objet, l’instrumentation du moyen selon un savoir-faire et le moment de l’appropriation. L’usure de la richesse comme objet a ses formes et ses durées. On fatigue plus ou moins vite l’être humain dont on se sert et qui est à son tour plus ou moins résistant. On épuise plus ou moins vite les choses selon le soin et l’attention qu’on leur accorde et selon leur propre durée de vie. Par ailleurs, chaque richesse envisagé comme moyen ou comme instrument dont on se sert pour vivre a ses règles d’usage qu’on apprend comme technique et dont la mise en œuvre requiert une habileté, une compétence acquise dans l’expérience et une maîtrise de la situation. On parle à juste titre d’un art de la consommation. Mais c’est avec le troisième moment de l’appropriation que l’usage des richesses ou la consommation prend le sens positif d’un accomplissement. Si l’appropriation de l’objet était seulement conçue à l’image d’une ingestion de nourriture ou d’une exploitation du semblable, alors, par effet de retour, le premier et le deuxième moment de l’usure et de l’instrumentation de l’objet resteraient sous l’horizon de la destruction et de la vie qui se reproduit sans fin. Quand la prise de possession est au contraire soutenue par un acte plus primitif d’accueil ou d’acquiescement à l’égard de l’objet, la consommation toute entière est alors placée sous l’orientation du bien-vivre. Consommer, ce n’est pas d’abord, dans un mouvement de fusion qui ne laisse aucune distance, incorporer à sa vie d’autres objets ou d’autres corps, c’est d’abord marquer une réserve, se tenir auprès de l’objet, ouvrir entre soi et soi-même une distance où l’objet prend un moment sa forme de don. L’injonction du bien-vivre ou l’appel à vivre sa vie propre perd son sens lorsque le moyen de vivre n’est pas en tout premier lieu, avant l’usure qui le fait disparaître, avant son instrumentation selon un savoir-faire et au creux de son appropriation, un objet qui fait face à l’individu dans son irrécusable altérité. Consommer pour bien vivre en accueillant cette pluralité des moyens dont chacun tire sa vie, c’est ouvrir en soi-même un espace pour cette altérité de l’objet. Robinson lui-même, avant de se faire maître et possesseur de son île, se met intérieurement en mouvement en s’exposant aux objets qui l’environne.
REMARQUE. Marx présente la notion de consommation dans un texte célèbre de l’Introduction générale à la Critique de l’Économie Politique de 1857. À première lecture, il semble que la consommation contient encore l’idée d’achèvement. Consommer, dit Marx, c’est détruire, mais c’est aussi porter à sa perfection une fonction ou son objet. Mais quel est cet objet ou quelle est cette fonction ? On s’aperçoit alors qu’il ne s’agit pas de la propriété du consommateur, mais du produit et de la production. « Le produit atteint son ultime accomplissement dans la consommation, dit Marx… C’est dans la consommation seulement que le produit devient réellement produit… La consommation n’est pas seulement l’acte final grâce à quoi le produit devient produit, mais encore celui grâce à quoi le producteur devient producteur » (Pl. 1965 I/p. 244ss). En réalité, ce que le texte veut faire comprendre, c’est que la production et la consommation sont « les moments d’un seul acte… ou d’un seul procès où la production est le véritable point de départ et par conséquent le facteur prédominant… qui fait de la consommation un facteur interne de l’activité productive (id., p. 247). Il ne faut donc pas se laisser prendre à l’apparence et croire qu’il y a chez Marx une indépendance de la consommation et du consommateur. Consommer pour lui, c’est encore produire et c’est la production seule dont on peut dire en vérité qu’elle s’achève à travers la destruction de la consommation. Comme telle, la consommation n’est pas en elle-même un accomplissement. Il suffit de détacher la consommation du mouvement dialectique qui la rapporte à la production et de la considérer sous sa forme empirique la plus simple, pour s’apercevoir qu’elle n’a plus qu’un seul sens. Consommer, c’est détruire et anéantir.
Marx achève un mouvement commencé ‚ au début des temps modernes et dont les Physiocrates marquent une étape essentielle. Chez les Physiocrates, la propriété, sans doute, garde encore un sens qui la rattache à la consommation. La classe des propriétaires distincte de la classe productive et de la classe stérile est aussi la classe qui réunit les seuls individus du Royaume ayant la liberté de choisir ce qu’ils veulent consommer –objets de décoration ou nourriture abondante, « luxe de décoration » ou « faste de subsistance ». Ailleurs, dans les autres classes, la consommation est tellement contrainte et l’urgence des besoins naturels est si forte qu’on se reproduit plutôt qu’on ne consomme. Or cette propriété dont la consommation semble un accomplissement réunit des richesses au centre desquelles se trouve un don de la nature. Consommer, c’est mener à sa fin une propriété ; être propriétaire, c’est recevoir le don qu’une Nature généreuse renouvelle périodiquement. En ce sens, on peut croire que la Physiocratie poursuit la tradition aristotélicienne et que le Tableau Économique qui retrace le circuit de cette économie du don s’insère dans l’espace dessiné par le livre I de la Politique d’Aristote. Cependant, déjà, chez les Physiocrates, pour le dire à la manière de Marx, « la production est le véritable point de départ », le don de la Nature est un produit, la consommation des propriétaires est l’usage du produit net, le produit net constitue la richesse essentielle de la nation, consommer veut dire fondamentalement dépenser –c’est-à-dire consumer et détruire. Sur cette lancée, on peut comprendre qu’A. Smith franchisse aisément le pas suivant et qu’il puisse assimiler la production de la Nature à un travail productif gratuit et que Marx puisse tout aussi facilement achever le mouvement en rapportant ce don du travail productif gratuit dont bénéficie la classe des propriétaires au surtravail des prolétaires. La consommation n’a plus désormais que le sens rétréci qu’on lui connaît aujourd’hui ; la propriété, comme le dit Marx, prend le travail pour « essence subjective » ; le travail est rapporté entièrement au processus de production : il est travail-productif ; la production humaine est l’acte économique essentiel en-deçà duquel se trouve le vide de la table rase ; le don de la Nature, compté encore un moment comme part gratuite du produit global disparaît à son tour ; le constructivisme introduit par Hobbes au niveau théorique gagne l’étage des pratiques et envahit toute l’économie, dont la consommation est alors exclue.
A contrario, il apparaît ainsi clairement que les trois notions de consommation, de propriété et de don s’enchaînent l’une à l’autre pour former un bloc indivisible. La consommation n’est pas une production ou un moment du processus productif ; la propriété ne se ramène pas aux moyens de production et ne tient son sens, au contraire, que sous le point de vue du consommateur et de son usage des richesses pour jouir de la vie ; le don, enfin, s’exténue et disparaît lorsqu’il est tenu pour la qualité ou la part d’un produit au lieu d’être seulement et plus simplement ce qu’on accueille dans l’espace intérieur d’une subjectivité qui s’ouvre à l’altérité de l’objet. En résumé, la notion de consommation est perdue lorsque l’usage des richesses n’est qu’usure de l’objet et habilité instrumentale ; elle est au contraire conservée et comprise lorsqu’elle est fondée sur l’acquiescement d’un sujet à l’objet.
332. Lorsqu’il consomme, l’être humain est avec tout son corps en un lieu du monde. Mais ce lieu n’est pas semblable au cercle étroit dans lequel s’inscrit la subjectivité vivante de l’animal. « L’animal, dit Hegel, est une réalité particulière, il a son instinct, et ses moyens de satisfaction sont délimités et indépassables. Il y a des insectes qui sont liés à une plante bien déterminée ; d’autres animaux évoluent dans un cercle plus large et peuvent vivre sous des climats différents, mais il y intervient toujours quelque chose qui, par rapport au cercle qui est celui de l’homme, demeure limité » (1975, Ad. au § 190 p. 70). L’homme peut parcourir toute la surface de la terre, recevoir, s’approprier, entretenir et jouir de sa vie en n’importe quel endroit du monde. Il est en ce sens un consommateur universel. Tout ce qui peuple la terre, êtres humains, animaux ou choses, peut un jour lui être utile et compté comme richesse.
34Il a cependant lui aussi un lieu de vie, un site et un abri où s’exercent l’usure, l’instrumentation, l’appropriation et l’accueil des objets de consommation que sont les êtres semblables à lui et les biens matériels. On peut parler d’emménagement ou de ménage dont la fonction est d’assurer un ordre de classement et d’usage à ses richesses ; ou encore de demeure qui fixe dans l’espace et le temps son plan de consommation ; ou encore d’installation domestique ou de foyer qui donne une proximité singulière à sa propre vie. L’homme consommateur n’est pas un animal au cercle limité, mais il n’est pas non plus un spectateur du monde substituable à tout autre, un voyageur sans feu ni lieu, un vivant dont la vie se vivrait partout, nulle part, dans une sorte d’extension indifférente de son corps et de sa subjectivité à l’univers tout entier. L’universalité du consommateur n’est pas une universalité abstraite. Le consommateur n’est pas à l’image du marchand des économies dominées par la circulation sans frontière de l’argent. Tout ce qui est dans le monde peut devenir utile, mais consommer, faire usage des richesses ou mener sa propriété à sa fin est l’activité d’un soi qui habite le monde en s’enveloppant dans un chez-soi. C’est à partir de ce lieu ou de cet enveloppement sur soi que chaque individu peut faire venir à lui, accueillir, s’approprier, instrumenter et user tout ce qui remplit l’univers.
35Pour éviter le caractère naturaliste propre au lieu de vie dans la consommation animale, il faut alors préciser que le ménage, la demeure, l’installation domestique ou le foyer qui abrite la consommation de l’être humain prend tout à la fois des formes historiques et mobiles. On dira, en d’autres termes, que le lieu de vie est chez les hommes « une institution ». Seuls les hommes ont des institutions, c’est-à-dire des manières de vivre dont les règles ou les normes sont à la fois multiples, changeantes et, par ailleurs, objectivées ou objectivables, conscientes et partiellement aménageables. Il y a donc une institution propre à la consommation. C’est à cette institution qu’on rattache de manière plus ou moins étroite la notion de « famille ». La famille est l’institution en laquelle chaque individu se tourne vers les objets de l’univers pour les accueillir comme richesses.
36Plusieurs traits distinguent la famille de toute autre institution. C’est dans la famille, d’abord, que les êtres humains apparaissent, se développent, se divisent, s’émancipent et disparaissent. C’est dans la famille, ensuite, que la polarité des sexes et la différence des âges trouvent leur premier langage et leur derniers récits. C’est dans la famille, enfin, que se trouvent ces milles et un petits savoirs particuliers qui reposent les esprits de la puissance et de la grandeur des arts, des sciences, de la politique et des choses sacrées. Mais tous ces traits ou d’autres de la même espèce manquent encore le point décisif. La famille abrite la consommation. Elle se définit par la propriété. Dans la famille, un individu trouve ce qui lui est le plus utile pour l’entretien et la poursuite de la vie bonne : d’abord, quelques semblables et quelques biens matériels courants ou quotidiens, ensuite des « habitudes familières » qu’il transpose sur des services et des biens dont il use de manière plus épisodique. Il n’y a pas famille seulement par le sang, le sexe ou la communauté des savoirs, mais aussi et peut-être d’abord par la proximité des objets usés, instrumentés, appropriés et accueillis selon des habitudes qui font le caractère de chaque consommateur. Si la consommation est le premier acte économique, alors la famille, bien avant le marché ou les centres de production, est la première et la grande institution économique. Elle est là où il y a consommation et donc d’abord là où se recueille l’acquiescement aux richesses du monde.
37Il faut bien s’entendre sur ce point. Il paraît clair que le cadre familial, tel qu’il est aujourd’hui physiquement et juridiquement déterminé, n’offre au consommateur de nos sociétés marchandes qu’une gamme réduite dans l’usage de ses semblables et de ses biens matériels. Le consommateur semble sortir constamment de cette famille au cadre étroit pour aller vers d’autres individus et d’autres biens matériels pour en consommer sur place, comme on dit volontiers, les services et la substance. Il en serait en particulier ainsi pour toutes sortes de services –sécurité, éducation, santé, communications et loisirs– qui nous projetteraient aujourd’hui dans de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles formes de vie commune et de nouvelles institutions économiques. Tout cela peut en effet être aisément justifié. Toutefois, il y a une idée qu’il faut défendre. Quelle que soit dans ces descriptions de la consommation hors famille la part revenant à la confusion chrématistique entre les richesses réelles et les fausses richesses d’argent, qui fait de nous des consommateurs aussi abstraits que des marchands, il reste qu’il n’y a pas de consommation qui ne crée une proximité du consommateur avec l’objet qu’il consomme et qui ne tisse un lien de similitude, de voisinage, de familiarité et d’habitude. L’usage des richesses en multipliant les réseaux, crée des racines et produit des appartenances que chacun rapporte mentalement à un lieu de vie originaire. Je consomme assurément aujourd’hui plus qu’autrefois hors du cadre physique de ma famille juridique, mais je ne consomme jamais sans la référence plus ou moins implicite de ce qui en fait le cœur, en dehors de l’image mental d’un chez-moi et sans rapporter cette instrumentation des objets du dehors à ce dedans que constitue pour moi le schéma d’une habitude familiale très ancienne. Là où j’use, instrumente et m’approprie l’objet et là surtout où je m’ouvre à l’objet en accueillant son altérité, sa forme et sa durée, là se trouve la substance, le souvenir ou la présence imaginaire d’une famille. Le cadre géographique et juridique est une chose, mais l’apprentissage originaire de l’entretien de ma vie parmi des semblables et des choses quotidiennes est toute autre chose. S’il n’y avait pas pour moi au sein de cette famille moderne au cadre si étroit la présence réelle ou imaginaire d’une forme aussi ancienne que ma vie dans l’usage des services et des biens matériels à quoi toutes les autres formes de consommation ultérieure se relient comme à leur modèle, leur idéal ou leur nostalgie –il faudra être plus précis ultérieurement –, si l’entretien de ma vie n’était pas toujours et encore orienté par l’idée de cet abri et de cette demeure où s’origine mon habitude quotidienne, si la consommation n’était plus qu’une dévoration sans le moment décisif par lequel, sous la protection et par l’éducation de la famille, l’objet se tient un temps auprès de moi comme autre pour être reçu comme don, alors je ne serais plus en effet qu’un individu sans feu, ni lieu, perdu dans un monde trop large ou égaré dans ce qu’on appelle « la grande société ».
REMARQUE. C’est à Heidegger qu’on doit aujourd’hui d’avoir réveillé les pensées qui s’attachent à la demeure, au séjour et à l’habitation des hommes sur la terre. Une de ses plus belles méditations sur ce point s’appelle « Bâtir, habiter, penser » (1958, p. 170-193). Rien n’y évoque sans doute directement l’économie, la consommation, l’usage des choses pour la vie bonne et l’institution humaine qui l’abrite en leur donnant un lieu. Jamais le terme de bonheur n’est cité. Il semble que nous soyons ici à un autre étage de la pensée, là où se dessine la destinée spirituelle des hommes et sans qu’il soit question de leurs simples conditions de vie. Mais en fait il n’en est rien. L’économie au sens qu’on lui donne ici est la matrice dans laquelle s’inscrit souterrainement la méditation de ce texte.
Les hommes, dit Heidegger, habitent la terre en un sens très ancien du mot « habitation » et c’est parce qu’ils habitent ainsi la terre qu’ils peuvent la cultiver, l’entretenir, la transformer, l’utiliser et y faire apparaître des choses. À leur tour, ces choses orientent l’espace en créant des places et des lieux. Un pont, par exemple, « ne prend pas d’abord place en un lieu pour s’y tenir, mais c’est à partir du pont lui-même que naît un lieu » (id., p. 183). Ce sont les choses qui rassemblent et « accordent chaque fois des espaces » (id., p. 183). La perception du temps et de l’espace et l’étude savante des mouvements dépendent ainsi de cette manière particulière d’habiter la terre. Que veut dire alors exactement « habiter » ? Habiter, séjourner, demeurer ou aménager a lieu « quand nous laissons dès le début quelque chose dans son être, quand nous ramenons quelque chose à son être et l’y mettons en sûreté, quand nous l’entourons d’une protection… Habiter, dit encore Heidegger, veut dire rester enclos dans ce qui nous est parent… » (id., p. 176). Ainsi, avant toute production ou avant toute usure, instrumentation et appropriation dans la consommation, au cœur de cette appropriation elle-même par quoi il peut y avoir ensuite usage puis production de choses, de lieux et d’espaces orientés et étudiés, il y a « cet acte positif » (id., p. 175) qui est de laisser être auprès de soi « enclos dans ce qui nous est parent » une chose d’avant toutes les choses tenues ultérieurement pour richesses –la terre, le séjour sur la terre, les jours et le temps de vie sur la terre. Habiter est une manière de recevoir la terre elle-même comme don– « la terre, la mer et autre milieu, qui nous sont accordés » comme le dit Aristote déjà cité sur ce point (Pol. I 1258a 23). L’habitant de Heidegger est en fait le consommateur d’Aristote. L’univers tout entier lui est accessible, tous les lieux du monde dessinés par les choses utilisées et produites sont orientés par cet enclos primitif de la parenté dans lequel l’être humain s’ouvre à l’altérité du monde et des objets.
383. L’usage des richesses dans un lieu de vie comprend donc trois moments distincts : l’usure, l’instrumentation et l’appropriation de l’objet. L’appropriation de l’objet, à son tour, se dédouble en prise de possession et accueil. Le lieu de vie institué ou « la famille » abrite en particulier ce moment décisif de l’accueil de l’objet ou de l’ouverture de la subjectivité du consommateur à l’altérité des êtres humains et des biens matériels qu’il tient pour richesses. Il faut maintenant qualifier de manière plus précise cette relation d’accueil qui engage le consommateur à la fois en lui-même et vers l’extérieur à l’égard des objets. Quelle est la nature de l’expérience vécue par le consommateur lorsque l’objet se présente ainsi à lui pour qu’il en fasse usage ?
39On a parlé antérieurement à l’occasion des biens durables de la stabilité et de la gratuité des œuvres d’art. Cette comparaison avait alors pour office d’associer à la notion de richesse l’idée d’un monde donné en-deçà de toute prise et de toute production. Mais cette comparaison induirait en erreur si elle laissait croire que le consommateur ressemble à un artiste et accueille l’altérité de l’objet selon une attitude « esthétique » d’étonnement et de contemplation devant le fait brut d’une apparition et d’une présence primitive. « Le regard du peintre, dit Merleau-Ponty, demande… à la lumière, l’éclairage, les ombres, les reflets, la couleur… comment ils s’y prennent pour faire qu’il y ait soudain quelque chose… pour nous faire voir le visible » (1964, p. 29). Le consommateur n’est pas un peintre. Sa sensibilité n’est pas éveillée par l’œil et le regard. Son corps n’est pas le corps d’un voyant fasciné par le visible et laissé en quelque sorte en suspens en dehors de tout acte. Il y a au contraire quelque chose d’obscur et d’aveugle dans le corps à corps et l’ouverture du consommateur à l’égard de ses objets. Ce corps à corps du consommateur dans l’expérience des objets est un travail comme « usage de soi par soi ». C’est dans et par l’usage de soi-même et c’est dans et par le sentiment du temps de peine qu’implique tout travail que le consommateur s’ouvre à l’altérité de ses objets. C’est donc par son travail qu’il reconnaît le travail de son semblable.
REMARQUE. Il peut sembler sans doute hautement paradoxal de dire de la consommation du consommateur qu’elle se rattache au travail. Pour nous, en effet, la valorisation du travail depuis le 18e siècle et la définition commune par laquelle nous délimitons son essence en font un facteur, une force ou une puissance productive. Travailler, pensons-nous le plus souvent, c’est pour tout vivant transformer un objet pour l’adapter à un besoin et en préparer la consommation qui vient après. Travailler pour tout homme, c’est se dégager de l’animalité par l’intelligence des outils et le plan de production que celle-ci permet. Depuis A. Smith, Hegel ou Marx, la valeur et la définition du travail découlent de la pré-éminence accordée à la production sur tous les autres actes économiques.
Mais cette valorisation moderne est en partie suspecte et cette définition trop hâtive. Le travail n’est devenue une valeur première dans les sociétés qu’en raison de l’éloge moderne de la maîtrise sur la nature et du privilège accordé au constructivisme. Le travail n’est alors considéré comme activité louable que sous la condition et le point de vue du produit. Le travail, dit-on, c’est ce qui permet aux hommes de produire leurs propres conditions de vie. Or sous cet angle, la valeur accordée au travail risque toujours de profiter encore davantage à la valeur des machines, à leur puissance et à leur résistance, à l’intelligence qui les guide ou qui les construit, à l’esprit inventif qui les crée et qui les fait jouer l’une avec l’autre comme s’il s’agissait de nos plus beaux jouets. Dans cette perspective, la valeur du travail productif est d’abord la valeur de la créativité dans le jeu. Pour dire au contraire que travailler n’est pas seulement jouer et pour affirmer une autre valeur dans le travail, il faut donc changer de perspective et considérer le fait qu’un homme au travail n’est pas d’abord ou seulement un agent productif, que l’expérience première d’un corps ou d’un esprit en travail n’est pas l’expérience exclusive d’une activité transitive dont le sens ne lui serait donné que par la qualité du résultat et que, sous l’angle subjectif, le travailleur ne se tient pas d’abord pour une force qui veut maîtriser la résistance d’une matière et la former à l’image de son désir. On rappellera sur ce point les indications des historiens de l’Antiquité grecque ou juive qui rapportent comment, d’Hésiode à Xénophon et dans une bonne partie de la littérature biblique, le travail est vécu comme un service sacré ou une forme de vie religieuse et de participation à un ordre divin. On évoquera aussi les allusions de Locke et de Hume qui, avant le basculement de la notion du côté de la production et de la transformation de la nature, parlent encore du travail comme une sorte de passion primitive par quoi la vie de l’homme se rattache à la vie et la pulsation du monde hors de lui. On retiendra surtout les propos de H. Arendt ou de S. Weil, qui tentent chacune à sa manière, d’arracher la représentation que nous nous faisons du travail du seul horizon de l’œuvre, de la fabrication et de la technique. Mais tout cela ne peut pas être présenté ici en détail.
Sur le concept de travail en général, on peut se limiter à deux remarques. D’abord, il faut dire que le travail des hommes désigne toujours à la fois une activité et une passivité. Comme activité, le travail prend un caractère objectif et relève de l’activité productive. Que la production soit utilitaire, artistique, scientifique ou psychologique, quelque soit l’objet soumis à transformation, soi-même ou un autre objet que soi-même, l’activité productive suppose toujours une intelligence technique dont la forme la plus haute est l’invention de règles, de méthodes, d’outils ou de machines utilisés comme moyen de production. On reviendra ultérieurement sur la notion d’invention. Mais on peut déjà dire ici que c’est seulement comme activité productive que le travail rejoint le caractère inventif du jeu. Marx l’indique à sa manière mieux que tout autre. Là où les sociétés humaines se dégagent enfin des formes d’oppression sous lesquelles se sont développées les forces productives, en ce lieu ou ce non-lieu identifié comme utopie communiste, le travail peut apparaître pour ce qu’il est, « l’activité positive et créatrice de la vie elle-même », faisant de l’homme un poète ou un artiste aussi joyeux qu’un enfant (1968 II/ p. 292).
Comme passivité, passion, affect ou sentiment, le travail se rattache à toutes les passions humaines. Il est, comme le suggère Hume, la passion des passions, leur passion mère ou « leur matrice », « une passion dépourvue de forme propre et capable de les prendre toutes », selon les belles expressions de D. Delleule (1979, p. 272) et de G. Granel (1981, p. XXIII). Il est un labeur, une peine et une fatigue, dont le sens dernier est plus ontologique que psychologique. Il exprime la souffrance du temps ou plus précisément, il est la marque que le temps astronomique inscrit sur chaque corps sous forme de temps de peine, à la manière d’un sceau. En ce sens, le travail comme passivité est aussi ce par quoi la vie des hommes se mesure naturellement comme grandeur. Il n’y a pas d’autre affect ou d’autre sentiment dans l’existence humaine où le temps –entendu comme temps astronomique ou comme temps objectif correspondant aux mouvements des astres et saisi dans nos horloges– s’inscrit dans notre corps comme une grandeur commune. Que serait la vie sociale si à l’heure de l’horloge ne correspondait aucun sentiment commun et quel autre sentiment commun peut-on trouver en dehors du sentiment de l’heure de peine au travail ? « Des quantités égales de travail doivent être, dans tous les temps et dans tous les lieux, d’une valeur égale pour le travailleur » dit A. Smith dans la Richesse des Nations (1991 I/ p. 102). Le propos peut sembler maladroit, mais il est profond. Tout homme peut s’adresser à son semblable en sachant que l’abstraction d’une heure d’horloge se vit approximativement de la même manière pour eux deux et relève de la même mesure vivante. Sur cette notion de mesure aussi, on reviendra bientôt. Mais on peut dire déjà que sous cette perspective subjective, le travail n’est jamais un jeu et ne relève pas de l’intelligence technique, mais plutôt d’une intelligence pour laquelle la mesure des passions s’appelle une éthique.
On peut donc valoriser ou magnifier le travail de deux façons différentes et relativement contraires : par l’intelligence technique qui guide son exercice et se perfectionne au plus haut d’elle-même dans l’invention et la création ou par le sentiment qui l’habite et qui le marque du sceau unique d’une temporalité mesurée par tous les hommes comme grandeur vécue ensemble. Dans le premier cas, l’éloge du travail a pour illustration majeure l’entrepreneur qui innove, le bricoleur qui improvise ou l’artiste qui crée des formes nouvelles. Dans le second cas, l’apologie du travail est l’exaltation de la solidarité qui lie les ouvriers dans le labeur quotidien et l’exercice répété de leur force contre la résistance de la matière.
La seconde remarque porte sur l’unité des deux aspects objectif et subjectif du travail. Il n’y a pas d’action ou d’activité humaine sans passion. Il n’y a pas de production humaine sans la souffrance du temps. Il n’y a pas de technique et de jeu qui n’impliquent une économie et une éthique comme mesure du temps de peine et réciproquement. Quel que soit l’époque ou le degré de division dans la notion de travail entre l’intelligence technique et la simple exécution, le travail de chacun n’est jamais assez créatif pour échapper à la répétition et faire oublier la peine qui le rattache à tous ses semblables et le travail n’est jamais assez souffert et mesuré solidairement ensemble dans l’obscurité d’une passion pour faire oublier ses formes individuelles d’improvisation et d’invention. Mais en quoi précisément la technique et le temps de peine se rattachent-ils l’un à l’autre ? Il faut suivre ici les suggestions de E. Bloch dans « le Principe Espérance » (1976). Ce qui fait l’unité de ces deux aspects du travail vient d’un sentiment qui n’est pas immédiatement ou analytiquement inclus dans le sentiment du temps et qui s’ajoute synthétiquement à lui. Le travailleur est en attente de son produit et cette attente est une espérance. L’heure de travail est, sous l’angle de cette espérance, non pas un temps de souffrance inutile, mais un temps productif qui conduit vers le résultat voulu. Le travail n’est pas vain. C’est pourquoi le travailleur peut rapporter l’intelligence de son produit et de son processus de formation à la grandeur inscrite dans son corps, transférer la mesure subjective de son temps de peine en mesure objective de productivité ou opérer des calculs techniques d’efficience en heures astronomiques de travail ou en temps de travail abstrait proposés au jugement d’autrui. Sans ce principe d’espérance, l’intelligence technique du travail productif conduite individuellement par chacun et l’expérience affective du temps de peine au travail éprouvée solidairement par tous resteraient à leur tour à jamais disjointes. En ce sens, l’espérance du travailleur fait de l’homme un peu plus qu’un animal laborans et qu’un homo faber (A. Berthoud 2002, p. 195ss).
À partir de ce point, on peut revenir à H. Arendt et proposer une correction. Sans doute, H. Arendt a le mérite de libérer la pensée moderne de sa confusion sur le travail productif en isolant l’animal laborans de l’homo faber et en rapprochant le travail de la consommation. Mais cette séparation est trop forte et le rapprochement reste obscur. Nous ne savons pas chez elle ce que recouvre l’économie et nous ignorons quelle fonction occupe le sentiment du temps de peine dans l’usage des richesses. Contre elle, il faut affirmer que, sous la perspective de l’économie, la vie et le monde relèvent d’un même plan et que l’économie comprend à son tour deux aspects technique et éthique hiérarchiquement situés l’un par rapport à l’autre. Avec elle, sans doute, mais plus loin qu’elle, il faut déterminer le sentiment du temps de peine du consommateur comme le sentiment par lequel le consommateur peut accueillir et reconnaître le temps de travail d’autrui dans les services rendus ou dans les objets dont il fait usage.
Mais, en retour et sur la base de ce rapprochement d’H. Arendt entre le travail et la consommation, il faut aussi critiquer S. Weil. Il est vrai qu’on lui doit l’idée d’une relation organique entre le travail et le temps qui, contrairement à Hegel, s’inscrit immédiatement dans le corps comme affect et fait du travailleur la figure majeure de l’attente et de l’espérance. C’est pourquoi on peut dire que chez elle aussi, comme chez H. Arendt, les conditions semblent réunies pour faire de l’économie une science unique rattachant l’une à l’autre technique et éthique. Mais il lui manque toutefois un élément majeur. Cet élément majeur, c’est la consommation. Chez H. Arendt, la notion de consommation n’est pas développée et reste insatisfaisante, mais elle est présente. Chez S. Weil, l’usage des richesses est absorbé par la production et en devient un moment. Il n’y a pas davantage de consommation qu’il n’y en a chez Marx. Le travail est pour elle une activité dominée par sa passivité et la souffrance du temps. Mais la seule activité qu’elle conçoit est la production matérielle et la transformation de la nature. On comprend en ce sens comment S. Weil peut considérer le travail manuel ou le travail physique dans l’industrie ou l’agriculture comme le travail par excellence. Or cela ne va pas de soi. Si on se tient au niveau du concept de travail en général sous ses deux aspects objectifs et subjectifs, comme on le propose ici, il n’y a aucune raison de privilégier le travail physique. On peut aussi bien dire que l’apprentissage, l’acquisition des savoirs et tout le travail de formation et d’éducation de soi aux vertus intellectuelles et morales est un bon exemple du travail en général. Ce serait même le meilleur exemple, s’il est vrai que tout travail, comme le dit volontiers Y. Schwartz, est d’abord « un usage de soi » (1988) et que le premier besoin ou le premier désir de l’homme est, comme le suggère la première ligne de la Métaphysique d’Aristote, « le désir de connaître ».
En outre, cet exemple illustre parfaitement la réponse à la question de savoir comment il peut y avoir dans la consommation à la fois et sans séparation, activité et passivité, production ou transformation de soi, d’une part, passion, souffrance du temps, attente et espérance, d’autre part. Le travail comme « passion dépourvue de forme propre et capable de les prendre toutes », selon l’expression citée il y a un instant à propos de Hume, peut sans contradiction prendre la forme matricielle des passions propres à la consommation. Il faut un travail sur soi du consommateur pour poser devant lui sa propriété et ses richesses en les accueillant dans leur altérité. Mais il faut surtout faire l’expérience affective de porter en soi la marque du temps comme heure de peine pour découvrir dans la présence des objets offerts à la consommation la peine et la quantité de travail fourni par son semblable.
404. Le consommateur reconnaît ainsi par l’expérience de son propre travail sur soi qu’il est au bénéfice du travail d’autrui. Les objets dont il use dans un lieu de vie réfractent ce qu’il éprouve lui-même comme transformation de soi et comme souffrance du temps. Cette réfraction est diffuse et plus ou moins directe. Elle est directe dans l’usage des services de son semblable et indirecte dans l’usage des biens durables et non durables. Elle est générale et diffuse dans ce qui constitue sa propriété et son lieu de vie. Le monde tout entier avec son ciel et sa terre lui paraît ainsi donné à travers le travail des hommes –les hommes du présent et les hommes des générations antérieures. Cette reconnaissance est davantage un sentiment qu’un savoir. C’est par le sentiment qu’il éprouve dans son travail qu’il reconnaît le travail des autres. C’est par l’heure de peine inscrite dans son corps qu’il se lie à l’heure de peine mesurant le temps productif des autres. On peut dire que ce lien est au cœur de ce qu’on appelle la sympathie. Il faudra dire ultérieurement comment la sympathie se rattache à l’éthique propre au consommateur. À ce stade, il suffit de dire que ce sentiment partagé du temps de travail comme souffrance et heure de peine dans l’accueil des objets du monde peut tempérer la relation d’instrumentation du consommateur à l’endroit des richesses dont il use. Cette instrumentation est l’exercice d’un pouvoir. Or là où il y a pouvoir, il peut toujours y avoir abus de pouvoir, exploitation sans limite du semblable et des choses. La sympathie rend possible une modération et l’usage convenable de ses richesses. On débouche ainsi sur la question de la mesure et de l’économie dans la consommation.
REMARQUE. On dit souvent à la suite de Marx qu’il n’y a pas de notion de travail humain chez Aristote. Cela est vrai si l’on entend par travail ce que l’on valorise en l’homme comme force productive et invention technique depuis le 18e siècle. Chez Aristote, en effet, produire n’est pas un acte spécifiquement humain, et à ce titre le travail productif peut être aussi bien le fait d’une navette, d’un esclave ou de n’importe quel artisan. L’invention technique de l’homo faber est une activité dangereuse parce qu’elle est sous la menace de l’ivresse de l’infini. Mais cela est faux si l’on entend par travail le dynamisme primitif par lequel un être vivant se transforme pour s’ouvrir au monde et en accueillir la pulsation et l’altérité des objets comme s’il s’agissait d’un don des dieux. Cette activité est en effet le propre de l’homme. Elle définit la consommation et son moment le plus intérieur dans l’usage des richesses, l’habitation du monde et la reconnaissance de ses semblables. Seul l’homme vit ainsi dans un monde et en use de cette manière. Ce n’est pas par la production des richesses mais par leur consommation qu’on accède au travail chez Aristote.
Cette idée, toutefois, n’est pas présentée d’une manière facilement accessible. D’abord, parce que l’habitation du monde dans le lieu familial n’est pas seulement un lieu de consommation, mais aussi une institution productive dans laquelle s’exercent les premiers aspects d’une division du travail productif. Ensuite et surtout parce que cette activité de travail, où se mêlent les références à la consommation et à la production, est décrite à partir d’un centre constitué par la relation antique du maître et de l’esclave.
L’esclave chez Aristote, s’il est légitime et s’il n’est pas issu de la violence des guerres ou des acquisitions contre-nature, comme le sont toutes les acquisitions de la mauvaise chrématistique, se caractérise par trois traits. Il est d’abord une force ou une puissance comparable sur ce point à un animal domestique comme le bœuf. Il est ensuite une force animée de la parole qui lui permet de recevoir des ordres et d’obéir autrement que ne le fait tout autre animal, même si son esprit ne s’élève pas jusqu’à l’intelligence délibérative qui précède les choix. Il est enfin une force ou une puissance dont l’exercice se fait de manière répétitive ou mécanique, excluant toute capacité à modifier d’elle-même son programme ou son opération. C’est avec ces caractères qu’il est un instrument légitime dont le maître se sert avec art, selon son habilité, sa compétence, son intelligence de la situation et sa vertu propre. Il est un instrument de production comparable à une machine et il est surtout un instrument de consommation. À côté ‚ des serviteurs ou des artisans associés à la famille, du gestionnaire auquel sont déléguées des tâches d’économie comptable, des enfants qu’on élève et de l’épouse aimée et traitée comme un être égal à soi-même, qui tous séparément relèvent, à titre d’objet de consommation, d’une instrumentation spécifique et d’une forme particulière d’autorité ou de maîtrise, l’esclave occupe une position tout à fait singulière. Sans doute, il est d’abord un vivant autre que le maître et dont le maître fait usage comme il fait usage de quelques uns de ses semblables faisant partie de ses richesses ou de sa propriété. Mais il est aussi et surtout une partie du maître, le prolongement de son corps ou la partie de son corps soumise à la nécessité de vivre avec la peine et la joie qui lui sont associées. Il représente en cela un aspect du travail du maître. L’esclave dont parle Aristote n’est pas seulement un objet de consommation, il est surtout « un instrument d’action » ou de vie qui dispense le maître d’une partie de son propre travail de vivre. Le maître use des autres en usant d’abord de lui-même, mais cet usage de soi pour se transformer soi-même est en bonne partie reporté sur l’esclave.
Ce report fragmente l’unité du travail. De l’esclave, en effet, ne sont pas seulement exclues les formes délibératives et inventives de l’esprit. Ce qui lui manque aussi et qui est confié au maître, c’est l’expérience de l’altérité de l’objet dans l’accueil du monde. Cela veut dire que chez Aristote, l’esclave éprouve la souffrance du temps, et le sceau de l’heure de peine, mais qu’il laisse au maître la reconnaissance du travail des autres. Le maître, à son tour, ignore le compte douloureux des heures de peine, mais c’est à lui qu’est accordé le don fait aux hommes de « la terre, du ciel et du milieu » derrière lequel se tiennent les dieux et le travail des hommes. Aristote présente ainsi les aspects objectifs et subjectifs du travail selon une curieuse division et en faisant disparaître l’attente et l’espérance qui donnent unité au concept. Du côté du maître ou de la partie supérieure de son âme se trouvent l’intelligence technique et l’ouverture au monde. Du côté de l’esclave ou du corps du maître et de la partie basse de son âme se trouvent la force productive et la souffrance du temps. L’esclave est bien la figure du travailleur manuel dont parle volontiers S. Weil.
Or cette distinction a un grand avantage philosophique. Elle exhibe la relation de pouvoir mise en œuvre en tout travail. Aristote l’appelle « pouvoir despotique » ou « despotikes ». Il s’agit du pouvoir par lequel les forces aveugles et le sentiment du temps de l’esclave sont éclairés, déterminés, contenus et organisés par le maître selon son intelligence technique et son ouverture au monde. Il ne s’agit pas ici du pouvoir général inclus dans la relation d’instrumentation d’un objet et que le maître exerce en tout acte de consommation. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus précis. En tout travail, dans la transformation de soi ou dans la transformation d’un autre objet que soi, il existerait, selon Aristote, une forme particulière de domination qui tranche sur toute autre domination –domination du père sur l’enfant, du maître sur le disciple, de l’homme sur la femme, du roi sur ses sujets ou du magistrat sur un citoyen. C’est ce pouvoir qui est le pouvoir économique par excellence et que Platon aurait le tort de ne pas identifier correctement. C’est d’ailleurs l’enjeu principal du Livre I de « la Politique ». La théorie doit mettre à jour le pouvoir économique spécifique en le séparant de tous les autres pouvoirs politiques, de manière à pouvoir montrer dans quelles conditions particulières cette séparation des pouvoirs est abolie. Ces conditions définissent selon Aristote la chrématistique et la tyrannie. Aristote reproche à Platon de distinguer les pouvoirs selon leur seule forme d’exercice et de négliger leur finalité, de ne pas voir ce qui sépare fondamentalement en matière de pouvoir l’économie et la politique et d’ignorer en conséquence les raisons éthiques et historiques de leur confusion. La tyrannie commence, lorsque sous le règne de la chrématistique ou de l’argent, le pouvoir despotique, le travail, la servitude, l’intelligence technique faisant usage de la mesure en temps de peine, la consommation et les richesses envahissent la cité et se confondent avec l’existence sous le Droit, l’usage de tous les autres biens et l’intelligence éthique de leur mesure spécifique. La tyrannie commence quand la politique est jugée en termes de travail. Si l’on dit que cette confusion est un trait par lequel nous identifions volontiers l’utilitarisme, alors on peut dire en ce sens qu’Aristote reproche à Platon son utilitarisme.
IV. LE BON USAGE DES RICHESSES OU L’ÉCONOMIE DE LA CONSOMMATION
411. Le consommateur ne fait pas seulement usage de ses richesses, mais il veut en faire un bon usage en conduisant sa propriété à sa fin. Cette volonté de bien consommer est inscrite en lui comme une volonté de vivre et de bien vivre ou de jouir de sa propre vie. Au regard de cette volonté, sa propriété lui apparaît comme une ressource fragile. Il veut alors en prendre soin en la maintenant dans la durée. Ce souci peut même déborder le temps de sa propre existence et l’entraîner à vouloir faire de sa propriété un héritage. La fragilité de sa propriété qui le rend incertain de l’avenir se rattache à plusieurs causes possibles. Mais toutes ensemble, elles constituent ce qu’il appelle la rareté. Par rapport à la multiplicité de ses besoins en lesquels s’exprime son désir de vivre, il n’est pas toujours assuré que ce qu’il a lui suffit. Il lui faut donc apprendre à gérer, administrer, prévoir et mesurer ses richesses. Le consommateur doit devenir économe.
42Par économie, on entend aujourd’hui le plus souvent trois choses distinctes. En premier lieu, une disposition d’esprit acquise ou innée, qui porte la plupart des hommes à ne pas gaspiller leurs ressources et à prévoir au contraire les mauvaises saisons et les aléas du sort. Ensuite, un aspect de la vie commune et une sphère distincte de la politique selon laquelle des actes relatifs à la production, la distribution et la consommation des richesses s’enchaînent étroitement les uns aux autres pour former un système qui se reproduit plus ou moins de lui-même selon ses propres lois. Enfin, un savoir codifié, transmis et de plus en plus développé jusqu’à devenir une science, exposant alors des règles universelles de prévoyance et des lois de reproduction du système des richesses. On parle ainsi d’un économe, d’une économie et d’une science économique. L’esprit d’économie du consommateur relève du premier sens. Il est vrai que le second sens est aussi présent lorsqu’on suppose, comme on le fait ici, que la consommation reste le premier acte de toute économie, en dépit de l’importance accordée dans les temps modernes à la production ou aux actes de distribution comme l’échange ou le prêt. Il est vrai encore qu’on engage le troisième sens, lorsqu’on affirme que la science économique est en premier lieu une science du vivre et du bien-vivre dont le consommateur est le support. Mais à ce stade, ce qu’il s’agit de saisir, c’est de quelle manière le consommateur est économe.
43Le consommateur prend soin de sa propriété. Il en use le mieux possible. Faire usage d’une chose n’est pas la renouveler ou la reproduire. Le consommateur n’est pas un producteur. Il n’est donc pas économe au sens où il chercherait le rapport convenable entre sa consommation et ses conditions de reproduction ou entre l’effet cherché dans la consommation de ses richesses et la dépense ou le coût exigé par la production de ses richesses. Le problème économique du consommateur n’est pas d’avoir demain autant ou plus qu’aujourd’hui. Le problème économique est pour lui de bien user de ce qu’il a aujourd’hui et demain sans poser la question de l’origine et du coût de ses ressources. À ce consommateur, il faut appliquer la formule de Rousseau : « l’économie s’entend plutôt du sage ménagement de ce qu’on a, que des moyens d’acquérir ce que l’on n’a pas » (1964 Pléiade III/ p. 266). On ne confondra donc pas l’économie de la consommation, qui est un art et une éthique de l’usage des richesses et l’économie de la production et de la reproduction, qui répond à la question de savoir comment s’enrichir ou rester au moins aussi riche qu’avant. La rareté est donc une notion générale qui n’indique pas à elle seule à quelle notion d’économie il convient de s’attacher.
44Toutefois, on peut dire de toute économie – entendu au premier sens comme esprit ou intelligence – qu’elle est une disposition à tirer le meilleur parti de ce qui est donné, à « préférer un gain plus grand à un moindre » (J.S. Mill) ou à « vouloir le plus par le moins » (Wicksell). C’est dire que l’intelligence économique porte sur du plus et du moins, c’est-à-dire sur des grandeurs. Le consommateur tient ses richesses pour des grandeurs dont il mesure les valeurs et dont il calcule les rapports en vue de choisir les meilleurs au regard de sa propriété. Il y a donc un calcul économique du consommateur.
REMARQUE. Dans la théorie moderne classique ou néoclassique, tout calcul économique est sous la perspective de la production de richesses. Sous cet angle, il est un examen des proportions entre la grandeur du produit et les grandeurs exprimant la dépense des forces productives à l’œuvre dans le processus de production. La notion d’économie se confond avec la notion d’efficience ou de productivité. Le plus, c’est le plus de produit. Le moins, c’est le moins de dépense. Économiser, c’est réduire la dépense. Or la dépense ou ce qui est économisé se ramène toujours en dernière instance à du temps – entendu comme temps objectif ou astronomique saisi dans nos horloges. Être économe, c’est obtenir le plus par le moins et plus précisément, pour un produit donné, minimiser les moyens identifiées en temps d’horloge– ou pour des moyens donnés, maximiser le produit, le résultat ou la fin. Dans ces conditions, le calcul économique ne diffère pas de l’art mécanique dont le but, comme le dit Montesquieu, est de trouver le maximum d’effet « en employant aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible » (Esprit des Lois, 1951, p. 255). Le processus de production est à l’image du fonctionnement d’une machine.
Ce calcul économique sous perspective productive ou mécanique est transposé dans la délibération du consommateur néo-classique, considéré comme « machine de plaisir » (Edgeworth). Sa délibération repose sur la séparation entre la fin et les moyens. Il maximise une fin donnée sans en discuter en même temps la valeur. En suivant la terminologie de M. Weber, on peut dire qu’il est « wertfrei ». Que cette fin s’appelle bonheur, bien-être, satisfaction ou utilité, comme telle, elle ne constitue pas un problème. Il est vrai, comme l’observe Sraffa, que la théorie néo-classique du producteur s’est historiquement développée à la suite de la théorie du consommateur et sur son modèle. Mais, plus profondément, il faut dire que le consommateur néo-classique est considéré à la façon d’un producteur de son propre bonheur et que la théorie du consommateur s’inscrit logiquement sous la catégorie de production. Consommer, c’est produire un résultat par l’usage de moyens dont l’examen et la mise en œuvre n’affectent pas la qualité ou l’identité de la fin. On va des biens et des services consommés au bonheur produit comme on va d’une matière première à un résultat extérieur. L’acte de consommation ne doit être qu’une activité transitive dont l’existence ne compte pas comme moment heureux. Dans ces conditions, le calcul économique du consommateur néo-classique enjambe l’usage des richesses ou l’activité même de consommation et détermine un rapport entre un produit à maximiser et une contrainte donnée par le revenu d’une production antérieure. Dans le langage de la théorie, on dit que l’exécution n’est qu’une application sans épaisseur propre, qu’il délibère sur des moyens à fin donnée, que la fin ou ce qui est désirable est défini par une structure des préférences et que le choix lui-même est une maximisation sous contrainte de richesse. En fait, il n’y a là rien d’autre qu’un calcul d’efficience ou un problème mécanique du maximum d’effet. Être économe, c’est « économiser », ce qui signifie toujours, pour une même dépense, obtenir le plus grand produit ou, pour un même produit, diminuer la dépense ou le temps passé à gagner le revenu donnant lieu à dépense. Le plus et le moins sont séparés par un acte neutre qui ne contient lui-même ni le plus ni le moins ou ne compte pas comme grandeur. Ce qu’il s’agit au contraire d’exhiber, lorsqu’on distingue la consommation de la production et qu’on prend en compte l’acte même de la consommation, c’est une idée d’économie qui ne consiste pas à déterminer un rapport de plus et de moins extérieurs l’un à l’autre, mais à composer une moyenne ou un milieu entre un plus et un moins comptés comme deux excès contraires de l’acte lui-même. Il ne s’agit donc plus seulement de réduire des dépenses ou des coûts. Il faut agir selon la bonne mesure. Il s’agit de trouver la bonne mesure. Être économe, ce n’est pas diminuer toujours davantage le temps de production, mais c’est user de ses richesses selon la mesure convenable au regard de sa propriété.
On objectera peut-être qu’il n’y a pas de calcul économique sans prix, entendu comme grandeur monétaire, et que la notion d’économie impliquée dans le calcul économique diffère précisément de l’art mécanique par le fait de la monnaie. À ce titre, l’institution monétaire et la théorie de la monnaie, dont l’objet commun est d’éclairer la formation des prix, feraient alors la différence entre l’art des machines et le calcul économique. Mais cette idée selon laquelle l’économie se définit par la monnaie et le calcul économique par la mesure en prix n’est pas convaincante. Elle repose sur la seule différence du contenu de la mesure – mesure mécanique en temps d’horloge ou mesure sociale en monnaie. Or ce qui doit faire la différence entre l’esprit d’économie du véritable consommateur et l’art mécanique ou le calcul strictement technique doit porter plus loin : non pas sur le seul contenu de la mesure, mais sur la question de savoir si la mesure est donnée préalablement au calcul, comme le sont toutes les mesures objectives ou si la mesure relève d’une notion extensive incluant l’engagement de l’agent dans ses actes.
452. Sous le point de vue de la production et de la mécanique, les mesures sont données –qu’elles soient mesures en termes de prix, d’unités physiques ou de temps d’exercice d’une force, entendu comme temps d’horloge. Un producteur ou une machine ne définit pas ses propres mesures en lesquelles s’expriment les grandeurs de ses moyens. Il en est de même pour le consommateur néo-classique. Le prix et les mesures propres aux quantités physiques de ses biens et services lui sont donnés antérieurement à son calcul. Toutes ses ressources composent une seule grandeur exprimée comme prix de sa richesse globale ou de son budget de dépense –au regard duquel il peut alors examiner les relations entre les quantités particulières, les prix unitaires et les satisfactions ou la part de bien-être qu’apporte chaque panier de biens indépendamment de tous les autres. On dira au chapitre suivant que, malgré toutes ses avancées, la critique institutionnaliste ne franchit pas sur ce point le pas décisif.
46Mais sous le point de vue de la consommation véritable définie en dehors de la perspective de la production, le calcul économique ne peut pas davantage se faire selon des mesures antérieurement données qu’il ne peut s’exercer à fin donnée. Les deux idées vont ensemble. Le choix se fait dans l’usage ou à même l’activité. L’acte de consommation et le choix économique lui-même comptent comme moment de vie. Vivre et bien vivre est une fin immanente et non séparable de l’instrumentation des objets. Calculer et choisir le meilleur, c’est aussi donner forme et déterminer son désir ou sa volonté de vivre et de bien vivre. Cela veut dire que les opérations consistant à mesurer, calculer et économiser ne se distinguent plus comme les moments séparés d’une intelligence technique ou mécanique qui n’engage jamais la subjectivité de l’opérateur. Il s’agit maintenant pour l’agent, à propos de chaque objet ou de chaque usage, de trouver sa mesure particulière au regard d’une totalité qui lui est propre – la totalité de sa propriété qui est comme son corps extérieur dans lequel se déploie la durée de sa vie. Être économe et calculer de bons rapports, c’est d’abord savoir définir des mesures singulières et établir des rapports analogiques entre elles dans un ensemble qui les embrasse. Cela vaut en particulier pour le temps de travail vécu par le consommateur, comme « usage de soi par soi » et pour le temps de travail fourni par le service de son semblable. Même lorsque ces temps de peine se comparent et se proposent au jugement de son semblable sous la forme de grandeurs abstraites comptées comme temps d’horloge, ils restent toujours inscrits dans une discussion subjective et des échanges d’opinions dominées par des formes analogiques. Le bon usage de son semblable suppose que le consommateur ne mesure pas son semblable selon une forme d’objectivité technique qu’il n’emploierait pas pour lui-même. Il y aurait autrement abus et mauvaise économie au détriment de son semblable.
REMARQUE. L’histoire de la notion de mesure peut sans doute être vue, à partir de la pensée grecque, comme l’histoire de son rétrécissement progressif. Au départ, « mesurer » veut dire au moins trois choses. En premier lieu, il s’agit de déterminer des grandeurs par des nombres ou plus précisément de déterminer comme nombre le rapport d’une grandeur à une autre prise pour unité. Par exemple, on mesure une distance par le rapport d’une grandeur dite « longueur » à une autre longueur prise pour unité de mesure et identifiée dans un étalon. Ou encore, on mesure une valeur d’échange ou un prix par une autre valeur d’échange ou un autre prix, tenu pour unité et identifié par une quantité d’or ou ce qui lui tient lieu de signe. Ici, on passe de l’idée de grandeur, comme ce qui est susceptible de plus ou de moins, à l’idée de nombre, par l’intermédiaire d’une troisième idée réunissant le choix d’une unité de mesure et le choix de son expression dans un étalon identifié à l’aide d’un dispositif technique. La multiplication et la diversité des opérations de mesure indiquent ainsi le progrès technique d’une société. En second lieu, mesurer veut dire modérer des passions ou les actions excessives dans lesquelles les passions viennent au jour. En ce cas, les passions sont tenues pour des grandeurs et leurs excès sont définis par rapport à une norme, une grandeur normale ou ce qu’on appelle aussi une bonne mesure servant de critère. L’accent est alors mis sur l’opération consistant à résorber les mouvements qui s’écartent en plus ou en moins ou bien d’un nombre choisi comme référence ou bien de ce qui en tient lieu sous la forme d’un exemple type. Par exemple, mesurer sa colère dans certaines situations, c’est savoir retenir son émotion à un niveau tenu pour normal et représenté par des exemples où tel ou tel acteur a su garder sa maîtrise de soi. Une colère maîtrisée et légitime s’appelle une colère sans excès. La mesure ou la modération des passions est une éducation qui relève plus de l’éthique que de la technique. Enfin, en un troisième sens, mesurer veut dire repousser l’épreuve de l’indistinction des ordres, de la confusion des domaines et de l’indétermination des choses en se plaçant du côté de la réalité et de ses limites. Au contraire, perdre toute mesure ou perdre le sens des limites, c’est tomber dans l’illusion et perdre le sens de la réalité. Un esprit qui prend la mesure des choses se dit d’une personne qui sait se garder du désordre des rêves et des séductions de l’illusion. On dit volontiers à ce sujet qu’il n’y a rien de meilleur que le travail pour revenir au sens de la mesure et de la réalité. On retrouvera ce troisième sens dans le dernier chapitre à propos de la critique de l’illusion dite « critique dialectique » qu’on rattachera à la notion de sujet moral.
Ces trois sens se trouvent chez Aristote : la détermination théorique d’une grandeur par des nombres –opération dont la règle théorique repose sur une mathématique des nombres et dont la règle pratique repose sur une technique ; la correction pratique des actes en fonction d’un critère– opération éthique qui repose sur une identification historique et culturelle des normes, des grandeurs normales et des exemples d’action ; l’épreuve personnelle d’adhésion aux limites de la réalité –opération intérieure de l’esprit qui repose sur une sagesse acquise avec toutes les autres vertus de l’âme ou du cœur. Pour Aristote, ces trois opérations sont liées et s’enchaînent dans l’ordre inverse. C’est le sens de la réalité et de sa mesure qui permet de connaître les bonnes mesures. C’est la volonté de résorber les mouvements excessifs qui incite à les déterminer comme grandeurs. C’est enfin l’invention des dispositifs techniques et des étalons de mesure qui produit dans son sillage un développement de la mathématique des nombres. Par exemple, dans l’échange présenté au Livre V de l’Éthique à Nicomaque, les individus déterminent des grandeurs de temps de travail par un nombre en faisant usage du dispositif monétaire, modèrent l’excès de leurs passions pour parvenir à un juste milieu représenté par les exemples d’hommes justes et affrontent la tentation de la richesse illusoire représentée par l’argent en conservant le sens de la richesse réelle. Mais l’ordre logique et ontologique va de ce dernier sens où l’esprit affronte la démesure vers le premier sens où le prix juste est représenté par un nombre rationnel en passant par une éthique de la mesure. Le dispositif monétaire n’est pas une institution arbitraire commandée seulement par sa convenance au regard du développement des échanges et de leur reproduction. Son choix relève de l’éthique et sa pérennité est plus profondément sous la menace de la démesure de la richesse illusoire de l’argent. (A. Berthoud, 1981).
Aujourd’hui, le plus souvent, la notion de mesure ne recouvre plus au sens propre qu’une opération technique et qu’une théorie mathématique des nombres. La modération des excès et le sens de la réalité ne paraissent des mesures que selon des acceptions dérivées et impropres du terme. Les raisons de ce rétrécissement s’enracinent au plus profond de notre histoire. Nous pensons communément que toute réalité –y compris la réalité sociale– est infinie et que les normes, au nom desquelles des grandeurs peuvent paraître excessives, sont de part en part historiques et ne réfléchissent aucun ordre donné des fins. On dissipe des illusions de la même manière qu’on institue des grandeurs normales : non par un sens ontologique et éthique, mais par l’extension de nos pouvoirs et de nos constructions. Ce qui est réel, c’est ce que nous produisons. Ce qui est modéré, c’est ce qui reste au voisinage des conditions de reproduction. Le sens de la mesure des choses et la définition des bonnes mesures ne relèvent plus que du premier sens technique. Mesurer, c’est faire apparaître des nombres parmi les êtres humains et les choses. La notion moderne d’économie est directement dépendante de cette idée commune. Le calcul économique n’implique pas une réflexion sur les grandeurs et les mesures à partir de l’éthique et de l’ontologie –en l’occurrence une réflexion sur les relations entre mesure monétaire et richesse illusoire. Le calcul économique n’est qu’une opération sur des nombres à préférences et fins données et à mesure monétaire donnée et, en cela, il n’est qu’une technique non distinguable de l’art des machines. C’est à ce sens trop étroit qu’on veut s’opposer ici.
473. Le consommateur mesure l’usage de ses richesses en référence à sa vie, sa vie bonne et sa propriété qui l’enclôt et lui sert de support comme organe ou corps extérieur. Vivre et bien vivre ne constituent pas pour lui une fin séparable de l’instrumentation des objets ou extérieure à son activité, comme s’il s’agissait d’un produit. Le calcul économique ne se fait pas à fins et mesures données, mais inclut la définition des mesures. C’est là une différence décisive avec le simple calcul technique du consommateur néo-classique.
48Il y a trois choses à considérer. À un premier niveau, le consommateur use de choses ou de biens matériels. À cette étape, le calcul économique semble encore assez proche du calcul utilisé dans l’économie de la production. Les biens matériels sont identifiés par des quantités en termes de mesures physiques –3 kilos de tomates, 20 mètres de toile de telle qualité, une demi-heure de restauration rapide dans une brasserie de gare de province, deux heures de télé en solitaire etc. Chaque usage de ces biens a une utilité distincte de tout autre. Certains de ces biens ont un prix unitaire, d’autres n’en ont pas, mais peuvent être évalués en termes de prix par approximation en les supposant un moment comme des quasi-marchandises. En dehors de cette dernière difficulté qui suppose de définir pour certains biens une mesure monétaire qui n’est pas préalablement donnée, le calcul du consommateur dispose ici des trois mêmes espèces de grandeurs que le calcul mécanique de l’agent néo-classique– quantité physique ; utilité ou valeur d’usage ; prix ou valeur d’échange.
49À un second niveau, le consommateur fait usage de ses semblables et le bon usage prend alors la forme d’un souci pour le travail d’autrui et, comme le dit Aristote, « d’un intérêt à l’excellence des personnes ». Ici, le calcul économique s’éloigne du calcul technique ou mécanique. On peut sans doute encore trouver quelques unités de mesure physiques pour saisir certains usages en termes de grandeurs connues –une heure de discussion avec un ami, deux heures de spectacle en famille, trois jours de visite accompagnée etc. Mais on s’avance très vite en terrain subjectif où chacun crée ses mesures, compare des grandeurs deux à deux et calcule des rapports d’analogie, sans équivalence possible avec des mesures physiques objectives et du temps d’horloge. Vivre et bien vivre dans un lieu de vie et dans la proximité de quelques personnes dont on retire une aide, des conseils, des distractions diverses, des soins plus ou moins continus et la sécurité d’une présence stable constitue un ensemble d’actes et de services entremêlés qui ne se détachent pas le plus souvent les uns des autres. Faute d’identification précise en termes de grandeurs physiques, l’utilité tirée de chaque acte séparé devient indéterminable. Par ailleurs, la plupart de ces services n’ont pas de prix monétaires et sont difficilement imaginables sous la forme de marchandise. Le plus ou moins bon usage ne relève donc plus d’une comparaison faite entre grandeurs physiques et prix antérieurs à l’usage lui-même. C’est dans l’usage que les mesures sont définies et les comparaisons établies. Le travail d’autrui et l’excellence des personnes ne sont des qualités identifiables qu’au regard du travail du consommateur et de la valeur qu’il y attache lui-même. Pour chaque consommateur, il y a des excès possible par lesquels il surestime ou sous estime le rapport entre son travail et le travail de son semblable. En la matière, il n’y a pas de règle commune et chacun a sa propre mesure. Cette mesure entre deux excès de la relation entre soi et autrui porte un nom. Il s’agit d’une vertu.
50Une vertu se dit tout à la fois d’une disposition d’esprit, d’une intention et d’un acte qui vise et atteint sa fin propre. « Nous devons remarquer, dit Aristote, que toute vertu pour la chose dont elle est la vertu a pour effet à la fois de mettre cette chose en bon état et de lui permettre de bien accomplir son œuvre propre : par exemple, dit-il, la vertu de l’œil rend l’œil et sa fonction également parfaits… De même, la vertu du cheval rend un cheval à la fois parfait en lui-même et bon pour la course, pour porter son cavalier et faire face à l’ennemi » (Eth. Nic. II 5 1106a 13s). Dans cette définition générale, la vertu n’implique pas immédiatement l’éthique de la liberté et une notion définie du Bien, mais seulement la finalité immanente d’une action. Être un consommateur économe dans l’usage de soi et dans l’usage de ses semblables au regard de sa propriété est ainsi une vertu dont l’exercice se rattache à d’autres vertus. Ces autres vertus sont l’attention, la mansuétude ou la douceur. Se traiter soi-même avec douceur et traiter avec douceur les personnes qui nous servent complètent la vertu d’économe ou l’estimation convenable des rapports entre sa propriété, la grandeur physique du service et le prix qu’il coûte en travail fourni par soi et par autrui. Ici, il n’y a pas de dispositif technique et objectif qui puisse remplacer l’engagement du consommateur, dont l’expression singulière se trouve à chaque fois dans l’acte même ou l’usage.
51À un troisième niveau enfin, le consommateur fait usage de ses richesses et conduit sa propriété à sa fin en regroupant de manière continue dans un ensemble unique la multiplicité de ses actes sur ses semblables et sur les choses. Vivre et bien vivre ou consommer pour vivre et bien vivre, ce n’est pas seulement mener plusieurs opérations successives sur les choses et sur les personnes, mais c’est plus encore intégrer à chaque moment présent et en un seul acte une pluralité d’opérations passées. On vit et on cherche toujours à bien vivre dans l’actualité ou pour le jour d’aujourd’hui. Si le consommateur répondait à la question de savoir comment produire un bonheur maximum dans les circonstances et la situation qui lui sont propres, il pourrait appliquer un modèle général de calcul au cas particulier qui le définit. On irait d’un algorithme de la décision à son usage selon des paramètres et des valeurs actuels. Mais ici, il s’agit de vivre et de bien vivre avec sa propriété. Or vivre, ce n’est pas reproduire instant après instant un même état, par dessus le vide ou une discontinuité entre périodes, mais c’est continuellement reprendre, prolonger, intégrer, actualiser et totaliser dans le moment actuel une multiplicité diffuse d’opérations souvent minuscules et toujours étalées dans des durées plus ou moins longues.
52On peut dire ainsi que l’intelligence économique du consommateur, l’estimation des choses et les vertus de douceur à l’attention du travail de son semblable s’exprime dans une relation au temps qui évoque une certaine forme de patience. Il faut dire à nouveau que faire usage d’objets à titre de richesses, ce n’est pas seulement leur infliger une usure et les transformer en instruments, c’est aussi et d’abord les accueillir dans leur altérité. La marque principale de cette altérité se trouve dans la durée propre de chaque chose et dans le temps de travail de chaque personne. Être bon économe dans l’acte qui intègre au présent toutes les opérations techniques et analogiques du passé suppose de se tenir patiemment auprès de la durée des choses et du temps de travail de ses semblables. Cette patience est une qualité de l’attente. Le bon économe fait de son propre travail une attente patiente. Ici le calcul économique est au plus loin du calcul technique du producteur, de l’art mécanique et du consommateur néo-classique pour lequel le temps est quelque chose de l’autre côté de soi-même et dont on tente toujours plus de se rendre maître. L’économie de la production est une économie de l’impatience pour laquelle il y a toujours trop de temps. L’économie de la consommation est au contraire une économie de la patience et de l’attente.
REMARQUE. À la notion de servitude près, le calcul économique du consommateur trouve son modèle dans le calcul divin exposé par Leibniz. Deux traits en particulier en dessinent le contour. Il s’agit d’abord d’un calcul du meilleur ou de la plus grande jouissance possible. Pour Leibniz, Dieu ne produit pas le meilleur des mondes possibles pour qu’un autre que lui en jouisse, mais d’abord pour que la grandeur de son amour à lui et la délectation qu’elle suppose atteigne son niveau maximum. L’amour est « une délectatio in felicitate alterius ». Cette définition célèbre de l’amour est la clé qui ouvre la compréhension de la création. Dieu se donne continuellement à lui-même une altérité ‚ pour qu’auprès de l’autre et dans son usage, il éprouve « la joie que l’on prend au bonheur d’autrui ». Il est vrai que créer implique l’idée de conduire au devant de soi ou « produire » ce qu’on appelle alors un objet, mais cette production divine est plus qu’une fabrication ou une construction qui laisse par principe à l’extérieur de son opération un produit dont l’existence se sépare du créateur lui-même. Quand la création est le mouvement de l’amour lui-même, autrui est un objet d’amour que la jouissance divine se donne continuellement à elle-même. L’amour divin est un usage d’autrui et fait d’autrui son moyen. La consommation de Dieu est son amour. C’est aussi pourquoi le calcul du meilleur ne s’arrête pas au seul calcul d’une efficience ou d’un maximum d’effet pour lequel le produit serait rapporté à un coût. Il n’y a coût et dépense dans la création divine que sous un point de vue qui n’engage pas encore le motif le plus profond de l’amour et du Bien. Sous la perspective du Bien, le mal n’est pas une entité réelle dont la grandeur compterait comme grandeur négative ou dépense qu’il s’agirait de minimiser. Contrairement à l’interprétation d’Elster (1975) retenue volontiers par les économistes, le calcul divin n’est pas le calcul d’un entrepreneur ou d’un artisan. Il n’y a pas de plus par le moins dans l’amour. Il n’y a pas de moins, de négatif, de vide ou de manque en Dieu. Il y a seulement plusieurs manières possibles d’aimer dont Dieu ne retient dans l’éternité de son choix que la plus parfaite ou la plus accomplie.
Chez Descartes, par contre, l’univers crée n’est qu’une admirable machine dont Dieu use pour la manifestation de sa gloire et de sa puissance. La création est moins un don que l’amour se fait à lui-même qu’une fabrication qui réfléchit l’intelligence de son auteur. Le Dieu de Descartes est un Dieu producteur. Ses produits ne sont pas des richesses ou des biens faits pour la jouissance ou la délectation, comme des notes de musique pour la félicité du musicien. Ses produits sont livrés comme des matières inertes ou des instruments dociles à la reproduction et la transformation sous la maîtrise de celui que Dieu élit parmi toutes ses créatures pour représenter sa technique. Le Dieu de Leibniz fait du calcul un art musical. Le Dieu de Descartes est plus austère et fait du calcul une comptabilité d’entrepreneur. C’est ainsi qu’il annonce l’agent néo-classique. Il est de l’autre côté de la consommation et de l’action dont la fin, comme le dit Aristote de la « praxis », est immanente à l’activité elle-même. Chez Leibniz, l’amour de Dieu est une action qui se donne continuellement ses propres objets selon un calcul qui invente ses propres mesures.
Second trait : dans ce calcul divin présenté par Leibniz, il n’y a pas de réalité préalable qui imposerait ses mesures à l’invention de l’amour. Cela veut dire d’abord que chaque créature ou chaque substance est à elle-même sa propre essence sans être jamais comparable à une autre sous le seul point vue de la quantité ou de la grandeur. Ce que Leibniz appelle « le principe des indiscernables », selon lequel les distinctions en grandeur de temps et d’espace ne suffisent pas pour distinguer deux individus, est une expression directe de l’amour de Dieu. L’amour incline à individualiser toute chose et à actualiser toute individualité ‚ en refusant la double abstraction d’une mesure commune et d’une généralité inactuelle. Toute monade est unique et exprime tout ce qu’elle a déjà été dans l’actualité de son action présente. En cela, son état est une sorte d’infini actuel dont le calcul intégral peut donner l’image. Cela veut dire ensuite que l’ensemble des monades ou l’univers crée n’est pas une somme de moyens dont dériverait, chacun pour son compte, une quantité déterminée de bonheur, dont l’agrégation ferait à son tour un total. Ce que Leibniz appelle l’ordre, l’harmonie ou la justice de l’univers ne relève pas de l’addition, mais du principe de la multiplication, qui est aussi un principe de l’amour. L’amour n’additionne pas, mais multiplie, parce que l’amour va à l’esprit et que « l’esprit peut appliquer toute chose en l’utilisant, ce qui est en soi-même l’augmenter ou la multiplier » (1994, p. 206). Quand le consommateur ne produit son bonheur qu’en faisant usage de biens matériels ou de services considérés comme des choses, le principe de la multiplication ne peut pas s’exercer. L’arithmétique morale du 18e siècle ou l’utilitarisme de Bentham relèvent de l’addition. Le consommateur fait alors ses comptes comme un entrepreneur ou un producteur. Le bonheur total est une somme nette de bonheurs partiels. Helvétius et Bentham prolongent Descartes. Lorsque le consommateur trouve au contraire son bonheur dans l’usage de ses semblables autant que dans l’usage des choses, sa jouissance se réfracte comme une faisceau de lumière de miroir en miroir et le bonheur se multiplie en se partageant. La théorie des sentiments moraux d’A. Smith et l’utilitarisme de J.S. Mill prolongent Leibniz et son calcul divin.
Mais l’auteur qui a sans doute été le plus proche de la notion d’harmonie divine est aussi celui qui s’en est rendu l’accès le plus difficile. Dans un texte de 1875 consacré à la Critique du programme de Gotha, Marx présente la phase finale de la société communiste et le principe du partage selon les besoins. Ce principe est un principe d’individualisation radicale qui exclut de considérer les hommes « sous un même point de vue ou sous un aspect unique et déterminé » (Pl. I/p. 1420). Le droit doit donc disparaître, puisque « par sa nature, le droit ne peut consister que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous » (id., p. 1420). Toute abstraction ou détermination externe devient impossible. Chaque individu est à lui-même sa propre mesure. Nous sommes dans la réalité enfin advenue du règne monadique, où la jouissance se partage en se démultipliant selon un calcul que personne ne peut faire à la place d’un autre. L’économie demeure, mais son concept et sa réalité ne se séparent plus. Fourier que Marx admire parlerait à ce stade d’utopie et y verrait sans doute la consommation retrouvée au terme de l’histoire. Le principe communiste « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » signerait pour lui le retour d’une économie de la production à une économie de la consommation où la consommation redevient d’abord l’usage de tous par chacun. À son tour, cette vie commune sous le bien-vivre commun ne serait pour lui rien de plus qu’une autre expression pour dire la perfection divine de « la joie qu’on prend au bonheur d’autrui ». Mais Marx conserve une économie de la production, écarte la consommation, veut éviter l’utopie et refuse toute théologie de l’amour. La seule chose qu’il s’autorise est uniquement de rattacher le travail directement au besoin. L’harmonie universelle de la société communiste est le règne d’un travail devenu « le premier besoin de la vie » (id., p. 1420). Les suggestions de Fourier lui sont inaccessibles. Il faudra attendre E. Bloch et son « Principe Espérance » pour qu’un lien positif rattache dans la pensée socialiste l’utopie d’une société finale à une religion et une théologie de l’amour. On retrouvera dans le dernier chapitre l’idée selon laquelle l’économie véritable, assimilable au règne monadique où la consommation est orientée vers la jouissance de l’amour, se situerait à la fin de l’histoire.
V. LE BONHEUR DU CONSOMMATEUR
531. Dans le bon usage des richesses qui fait de lui un économe, le consommateur trouve son bonheur. Tout homme sans doute cherche le bonheur et quelques uns le trouvent et peuvent se dire heureux. Le consommateur heureux est l’homme qui trouve son bonheur dans l’économie de ses richesses. Ce bonheur dans le bon usage des richesses n’est qu’une partie du bonheur puisque un homme n’est jamais défini par la seule consommation. Mais ce bonheur particulier n’en est pas moins tout entier du bonheur. Les biens, qu’ils soient biens intérieurs ou extérieurs, s’ajoutent, se multiplient et se complètent de sorte qu’ils sont tous plus ou moins grands, mais du bonheur, en tant que tel, lorsqu’il est trouvé, vécu ou éprouvé, nous ne disons pas qu’il pourrait être plus grand encore. En cela, comme le dit Aristote, « le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même » (Eth. Nic.I 1097b 20). Dans le bon usage de ses richesses, le consommateur trouve cette sorte de perfection ou de suffisance qui caractérise le fait d’être heureux.
54Toutefois, on se tromperait si l’on comprenait cette suffisance du bonheur comme l’expression d’une forme autarcique de l’économie. Ce serait confondre la consommation avec des formes de production. Être un consommateur heureux par le fait d’user de ses richesses comme il convient peut être le fait d’un homme qui, par ailleurs, obtient ses ressources selon une division du travail très avancée. La suffisance du bonheur désigne la fin ultime de tous nos actes et non une forme ou une manière de vivre parmi les autres hommes. Cela veut dire que la suffisance du bonheur porte sur le rapport de chacun à soi-même. Dans le bonheur qu’il trouve à être un bon économe, le rapport à soi du consommateur est ce qu’on peut appeler « un amour de soi ». Être heureux de ce bonheur propre au consommateur, c’est s’aimer soi-même.
55Cela veut dire essentiellement trois choses : du plaisir, de l’estime de soi et un contentement relatif à la suffisance de sa vie. D’abord, s’aimer soi-même comme consommateur, cela veut dire trouver du plaisir dans l’usage de ses semblables et des choses qui comptent pour soi comme richesses et composent sa propriété. Il n’y aurait pas de bonheur et d’amour de soi si tous les sens plus ou moins diversement sollicités dans l’usage des richesses ne procuraient pas des moments renouvelés de jouissance. L’amour est d’abord du plaisir et l’amour de soi est du plaisir à vivre sa vie comme subjectivité vivante dans l’usage des objets comptés comme richesses. Mais le plaisir est une sensation dont l’événement est discontinu et dont l’expérience est sans durée. Une série d’instants discontinus de plaisirs ne fait pas encore le bonheur d’une vie et la pérennité d’un amour de soi.
56Ensuite, s’aimer soi-même comme un bon consommateur veut dire trouver dans sa vertu de consommateur – son économie, sa douceur, sa patience– un sujet de contentement durable. Il n’y aurait pas non plus d’amour de soi s’il n’y avait pas un soi à aimer qui, à même la subjectivité éclatée dans la discontinuité des plaisirs, se développe au long de la vie et se maintient dans la durée. C’est cette constance de soi que la vertu établit. Sans doute, la vertu du consommateur n’est pas une vertu majeure comme le sont, par exemple, les vertus politiques de la justice ou du courage. Elle ne relève que de l’éthique économique qui n’est pas une éthique de la liberté. Le soi que l’homme aime comme consommateur n’est pas le meilleur de soi. Mais il est assez pour susciter, comme en tout autre amour qui se maintient à travers les plaisirs par la qualité de ce qu’il vise, une estime, une reconnaissance et une forme d’amitié. Ce que le consommateur heureux aime de soi-même à travers l’éveil de ses sens et de son plaisir et dans une sorte d’amitié pour soi-même, c’est la qualité de son calcul économique ou sa vertu d’économe.
57On sait que ce calcul n’est pas un calcul exact ou précis, opérant sur des nombres que des dispositifs techniques permettraient de faire apparaître comme autant de mesures des grandeurs concernés par la consommation. Il ne s’agit que d’un calcul approximatif et toutefois suffisant, fondé sur des analogies entre des formes subjectives et des formes objectives de mesures. Chaque consommateur invente ses mesures ou reste seul maître de ses analogies à la manière d’un artiste calculant les proportions de son œuvre ou à la façon d’un dieu exprimant son amour dans la création du meilleur des mondes possibles. C’est dire que le consommateur ne peut pas déléguer son calcul à un autre que lui-même. De la même manière qu’aucune vertu n’est générale et que chacun a sa propre façon d’être courageux, bienveillant, juste ou amical, le consommateur par son calcul ou son économie trouve et aime en soi une forme constante et singulière de lui-même. L’amour de soi est non substituable. Cela veut dire aussi qu’il n’y a pas de mesure générale et qu’il appartient à chacun de trouver sa manière à lui d’être économe et de faire un bon usage de ses richesses par l’usure, l’instrumentation et l’accueil dans la douceur et la patience de son travail.
58Enfin s’aimer soi-même comme consommateur implique encore une autre forme d’amour que la seule amitié. « Il y a deux choses qui poussent les gens à se préoccuper de quelque chose et à l’aimer (philein), dit Aristote, à savoir le fait que c’est propre (idion) et le fait que c’est ce dont on se contente (agapeton) » (Pol II 1262b 22 traduction R. Brague 1988). L’idée est la suivante : elle porte sur la notion de propriété privée. Ce que je suis seul à posséder et à aimer (philein) est aussi ce que je possède en tout et pour tout et dont, pour cette raison même, je me contente en l’aimant (agapein). Or cette chose, c’est ma vie, que je n’ai pas choisie, qui m’échoit ou qui m’est donnée ; et non seulement ma vie, mais aussi le soin de ma vie qui s’exprime dans la singularité de mon calcul économique sur ce qui entretient ma vie. Les objets qui composent ma propriété et la vie que je possède en propre composent ainsi dans un lieu de vie institué, une seule et unique totalité dont le sens profond est d’être l’objet dont je me contente. L’amour de soi du consommateur est une sorte d’amitié ou d’estime de soi (philia) qui enveloppe en plus un amour content de la suffisance de sa propriété (agapé).
59Cette triple tonalité du bonheur ou de l’amour de soi du consommateur –plaisir, philia et agapé ou encore jouissance dans l’estime de soi et dans l’accueil de la suffisance de sa vie et de tout ce qui l’entretient– permet alors de définir deux excès contraires. D’un côté, ce qu’on appelle généralement « l’amour-propre » qui entraîne le consommateur à ne plus s’aimer que par une forme de préférence pour soi-même au détriment d’autrui, en prenant sa place ou depuis sa place. D’un autre côté, l’ascèse ou la haine de soi, qui consiste à se contenter de la vertu qui assure la constance de soi en refusant la multiplicité discontinue des plaisirs. L’amour-propre du consommateur oublie l’agapé qui est l’amour content de soi-même et accueillant la vie et les objets qui lui échoient. L’ascèse oublie les plaisirs qui accompagnent la philia et l’agapé. Le bonheur du consommateur est un amour de soi qui évite l’enflure de l’amour-propre et la sécheresse de l’ascèse : il aiguise le plaisir de ses sens dans l’usage de ses richesses, il se réjouit de la qualité de son calcul et il est content de ce qu’il a. Il faudra dire dans un instant comment l’argent ou la forme chrématistique de l’économie bouleverse cet ordre en confondant en une seule passion ces deux excès contraires de l’amour-propre et de l’ascèse.
REMARQUE SUR LE BONHEUR. Quelle différence peut-on faire entre Économie et Politique au regard du bonheur ou quelles sont les formes économiques et politiques du bonheur ? Cette question doit être posée ici, mais elle est fort difficile à traiter et la réponse ne peut qu’être ébauchée. Il faut sans doute commencer par rappeler quels sont les caractères substantiels et formels que nous associons communément à l’idée que nous nous faisons du bonheur avant de les décliner sous le mode économique de l’amour de soi et sous le mode politique de l’attente de l’amour mutuel.
A. Du bonheur, il semble qu’on en parle communément en distinguant au moins quatre sortes de caractères substantiels. D’abord, être heureux est le fait d’un individu qui se plaît à ressentir son état de bonheur. Il y a un sentiment de plaisir en tout bonheur. C’est pourquoi on dit du bonheur qu’il s’agit d’un état intérieur, subjectif et individuel. Toutefois, on distingue le plus souvent le bonheur du seul plaisir. La différence repose sur le sentiment du temps. Le plaisir est dans l’instant et, comme le notaient déjà Aristote ou Épicure, un seul instant de plaisir semble aussi parfait qu’une éternité de plaisir. Mais l’instant et l’éternité ne font pas la durée du temps avec son présent qui passe, son passé qui ne revient jamais réellement dans le souvenir présent qu’on en a et son avenir qui n’arrive toujours qu’à son heure malgré toutes nos facultés d’anticipation. Le plaisir abolit le temps. Le bonheur s’éprouve au contraire dans tous les modes du temps. Le moment du bonheur gonfle le temps présent en sauvant le bonheur passé de l’oubli et en chassant l’inquiétude de l’avenir. En cela d’ailleurs, le temps du bonheur n’est pas le temps linéaire dans lequel se mesurent les périodes homogènes de nos activités et de notre travail. Il est plutôt un temps de fête ou, comme on dit parfois « un temps kairologique », qui ramène à soi et condense sur la qualité singulière de son moment présent tous les souvenirs et toutes les attentes. C’est d’ailleurs aussi parce que la méditation, la réflexion ou la contemplation, mieux que toute autre forme de vie, ramasse la temporalité sur son exercice actuel dans l’acquiescement au passé et à l’avenir qu’on dit souvent qu’il y a plus de bonheur dans la sagesse que dans toute autre qualité humaine.
Ensuite, le bonheur se dit généralement d’un état visible et constatable par tous. C’est ce qui fait du bonheur un état objectif. Un homme peut cacher son mal ou ses malheurs, mais quand le bonheur entre dans sa vie, il est rare que les autres se méprennent. Le bon sens en énumère volontiers les formes ordinaires : la santé, des moyens suffisants d’existence, des amis, le succès de ses entreprises, la capacité à s’adapter au monde qui l’environne, un caractère stable et maître de ses humeurs et pour tout dire une sorte de perfection ou d’excellence dans l’accomplissement singulier de ses actes et de ses œuvres. Être heureux est le fait d’une vie réussie et accomplie. Or la qualité d’un être qui accomplit sa fonction est désigné en général par le vieux mot de vertu. On peut citer à nouveau le texte d’Aristote. « C’est par la vertu de l’œil, dit Aristote, que la vision s’effectue en nous comme il faut. De même, la vertu d’un cheval rend un cheval à la fois parfait en lui-même et bon pour la course » (Eth. Nic. II 1106a 15). Un homme heureux est un homme dont les vertus propres sont assez développées pour lui permettre au vu de tous de faire ce qu’il a à faire et de vivre la vie qui lui échoit en propre.
Un troisième trait qu’on ajoute communément à l’idée de bonheur est le fait de lui associer une simplicité et un sens de la réalité que les plaisirs, les vices ou les malheurs ne peuvent pas apporter. C’est l’aspect épistémique et ontologique du bonheur. Il est possible, comme on le dit souvent, que les malheurs ou les souffrances forment les caractères et approfondissent notre expérience des hommes. Il est possible aussi que la méchanceté et les vices du mal commis ou du mal subi développent en nous l’astuce, la ruse, une forme d’intelligence technique et un esprit d’invention sans pareil. On peut convenir enfin que les plaisirs donnent à la pensée une agilité et une lucidité qu’un homme heureux ne connaît sans doute pas. Mais pour le sens commun, c’est dans le bonheur qu’un homme découvre le fond de son humanité. C’est cette connaissance que nous appelons amour ou esprit d’amour. Nous avons tous « un penchant au mal », comme le dit Kant. Mais nous avons plus encore, ajoute-t-il, « une disposition au bien ». Personne ne se croît naturellement voué au mal et au malheur. Être heureux ou être content de sa vie, dans le double sens où l’on jouit de sa vie et où l’on s’en contente, ne semble pas un leurre ou une illusion. Le mal et le malheur égarent, obscurcissent et trompent plutôt nos pensées. L’esprit de haine enlève leur réalité aux choses et aux humains. Ce n’est pas le mal ou le malheur qui révèlent en définitive l’homme à lui-même et le fait accéder à son être le plus profond, comme on le croit souvent depuis Hobbes en perdant le fil du bon sens. C’est au contraire, comme le disent mieux Platon, Aristote ou Leibniz, le bonheur, l’esprit d’amour et le contentement de soi qui éveillent à la réalité du monde et à l’être véritable. L’homme heureux sait qu’il ne rêve pas quand son cœur est rempli d’amour, qu’il approuve sa vie ou devient ami de lui-même.
Enfin, il faut retenir de l’opinion courante que le bonheur couronne sans doute une vie qui le mérite et qu’il y a un art du bonheur, mais qu’il survient aussi et plus profondément encore par chance, hasard ou bonne fortune. L’homme heureux sait bien que le bonheur lui est donné par surcroît, comme une faveur du destin ou une bénédiction des dieux. C’est là le caractère religieux ou sacré du bonheur. C’est pourquoi le bonheur se vit dans la superstition ou la louange, les rites ou les prières, les cérémonies secrètes ou les grandes liturgies. Nous travaillons à notre bonheur comme s’il s’agissait d’un objectif sous notre dépendance et nous en construisons les chemins avec une obstination d’autant plus remarquable que nous ne savons pas vraiment le définir, mais sa venue nous prend par surprise, nous met sous sa dépendance et nous fait comprendre qu’il se trouvait déjà là, tout près de nous et depuis le début à portée de nos mains, avec sa suffisance et sa perfection. Le bonheur est un problème et prend la forme d’une addition ou d’une somme tant qu’il est recherché et son désir fait notre histoire, mais un homme heureux est sans histoire et son bonheur l’élève au-dessus de toute attente et de tout calcul. On peut citer à nouveau en le développant le propos d’Aristote. « Le bonheur est la chose la plus désirable de toutes, tout en ne figurant pas cependant au nombre des biens, puisque s’il en faisait partie il est clair qu’il serait encore plus désirable par l’addition fût-ce du plus infime des biens : en effet, cette addition produit une somme de biens plus élevée et de deux biens le plus grand est le plus désirable. On voit donc que le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même et il est la fin de nos actions » (Eth. Nic. I 1097b 20). C’est cette perfection du bonheur trouvé, plus et autre que la somme de tous les biens cherchés, qui nous rend chacun égal aux dieux.
Ainsi le bonheur se vit, se montre, se pense et se révèle. Il est à la fois un état subjectif vécu comme un sentiment, un aspect objectif de la vie parmi les hommes, une relation à la réalité la plus profonde de nos cœurs et une évocation d’un horizon au-dessus de notre condition humaine. Or tout cela est dit à la fois par chacun de nous de la manière la plus banale et par les plus hautes poésies et les plus grandes littératures. Le bonheur – les plaisirs, les vertus, la connaissance apportée par l’amour, les bonnes ou les mauvaises fortunes– c’est le thème ordinaire de nos bavardages et le premier objet de nos chants et de nos arts. En cela, la notion de bonheur relève de la pensée pratique et échappe au contrôle de la pensée théorique. Que le bonheur soit une notion pratique, on peut le vérifier encore de plusieurs façons.
D’abord, les notions pratiques, comme le sont par exemple les notions éthiques de justice, de volonté ou de liberté, sont des notions qui ne relèvent pas seulement de définitions pragmatiques ou de définitions d’usage soumises aux limites des temps et des lieux. Elles atteignent l’universel au sens où ce qu’on en dit ou les définitions qu’on en donne peuvent valoir pour tous les hommes de toutes les sociétés et peuvent se faire comprendre par tous. De la même manière, lorsque nous tentons de dire ce qu’est le bonheur ou ce qu’il n’est pas ou les confusions dans lesquelles nous tombons fréquemment à son propos, nous visons une essence. Il est vrai que dans cette tentative, rares sont les esprits capables de dire l’universel dans le trait singulier. C’est en cela d’ailleurs qu’il y a de grands poètes ou de grands écrivains, alors que la notion même de grandeur paraît inconvenante lorsqu’il est question de la formation théorique et de la méthode des savants.
Ensuite, les notions pratiques sont des notions approximatives. Il n’est pas nécessaire que la définition qui exhibe leur essence vise la même exactitude que celle qui est requise dans les définitions plus instrumentales des notions théoriques. Si l’on parle d’un corps chimique, d’une région de la terre ou d’une pièce mécanique, on est en droit d’exiger une identification objective par l’application rigoureuse de tout l’appareil conceptuel d’un temps et d’un lieu dérivant des catégories de quantité, de qualité et de causalité. Le bon sens s’offusquerait au contraire si l’on voulait saisir de la même manière ce qu’il en est d’un acte injuste, d’un choix volontaire ou d’un combat contre une oppression. Mais ce qui manque au regard de la précision théorique est compensée par l’usage d’exemples ou d’illustrations historiques. On est courageux comme Achille ou libre comme Socrate. Une notion théorique appelle des preuves ou des fondements. Le régime logique qui lui correspond ne demande pas le récit de cas exemplaires. L’essence universelle d’une définition pratique exige au contraire sa représentation et sa symbolisation dans une action singulière. Il en est ainsi pour le bonheur. La vie heureuse se définit à même le récit symbolique de tel ou tel exemple bien choisi.
Enfin, les notions pratiques relèvent de discours fortement marqués par la dimension intersubjective. Un homme s’adresse toujours à ses semblables lorsqu’il définit et illustre ce dont il s’agit quand il est question de justice, de courage, de volonté ou de liberté. Il veut directement ou indirectement les persuader et les entraîner à agir. Cette forme de discours définit la Rhétorique au sens le plus ancien. Il y a assurément une forme théorique de discours sur les notions pratiques qui se met à une certaine distance de l’action. L’Éthique, le Droit, la Politique et l’Économie ne sont pas au même niveau que la Rhétorique. Mais une notion pratique ne prend son sens que dans l’action. Il n’y a pas d’action sans passion et jugement. La Rhétorique pousse l’auditeur à éprouver des passions et à s’engager dans des jugements et sur des valeurs. Elle conseille ou déconseille, accuse ou défend, loue ou blâme et, en chaque cas, met en scène les notions pratiques et leurs exemples. Il ne s’agit plus ici de diviser, de déduire et de relier des notions, comme le font par moment les philosophies pratiques lorsqu’il s’agit de justifier devant la raison la particularité et la primauté de l’horizon pratique. Il s’agit encore moins d’imiter le discours des sciences qui élèvent leurs notions théoriques au plan des faits ou de ce qui se fait et récuse le plan des opinions et de ce qui se dit. Il s’agit précisément d’examiner ce qui se dit et de former des opinions justes avec l’idée selon laquelle, comme le dit Léo Strauss, « la mise en doute de toutes les opinions ne conduit pas à la vérité mais dans le vide » (1954, p. 139). Il n’y a pas de philosophie pratique –Éthique, Droit, Politique et Économie– qui ne soit suivie d’une Rhétorique et d’un art de vivre ou d’agir au mieux dans le domaine concerné. Il en est de même pour le bonheur. Le bonheur est le grand thème des philosophies pratiques et de la Rhétorique. On ne disserte pas longtemps du bonheur sans s’adresser à soi-même ou sans adresser à l’autre la question de son propre bonheur.
B. Qui est l’homme capable d’être ainsi heureux, de ce bonheur caractérisé par ces traits matériels et formels qu’on a dits ? Peut-il être aussi bien un consommateur qu’un citoyen, un agent économique qu’un acteur politique ? S’il est vrai que le bonheur est la fin de tous nos actes et qu’il s’éprouve, se montre, se pense et se révèle dans une sorte de suffisance et de perfection en chacun, faut-il alors distinguer l’économie et la politique comme deux manières différentes d’être heureux ? Il faut partir de la réponse d’inspiration kantienne en la formulant d’abord sous sa forme la plus abrupte.
Dans l’économie considérée sous la perspective de la consommation et du travail, il y a un bonheur de vivre qui s’exprime dans un amour de soi, mais il n’y a pas d’autrui ou d’autre comme personne entrant dans la relation que chacun entretient avec soi-même. Le consommateur est un moi sans autrui. Il vit auprès de lui-même, il ne vit pas avec des personnes. Il ne connaît seulement qu’un usage de soi et des objets hors de soi. Pour lui, tout est instrumenté. Dans la consommation, l’autre que moi n’est pas une personne, mais un semblable dont je me sers. L’économie ne contient que des relations de services qui font d’elle une forme de vie commune sous servitude. Dans la politique considérée sous la perspective de la loi et du Droit, il y a au contraire des personnes, des sujets de droit, des citoyens libres, mais il n’y a pas de bonheur et d’amour, au sens où il n’y a pas de jouissance dans l’estime de soi et le contentement de sa vie parmi les autres. Le citoyen existe avec et pour les autres sans avoir comme tel une vie à vivre et un moi à aimer. La politique se distingue de l’économie en ignorant la vie, le bonheur de vivre et l’amour de soi dans l’usage ou l’instrumentation des choses et des êtres humains. Elle est seulement le domaine du respect des autres dans le cadre des lois et sous la contrainte d’un Droit. Par rapport à l’économie, la politique ajoute l’existence des autres comme personnes, mais elle perd le bonheur et l’amour de soi. Elle a pour fin la paix et la sûreté des personnes et des biens par le moyen du Droit et de son appareil répressif. Elle n’a pas pour fin l’amour des personnes. Ce qui menace l’économie ou ce qui constitue le défaut du consommateur, c’est la perte de l’amour de soi dans l’amour-propre et l’ascèse, qui font passer la prise avant le don ou la production avant l’accueil. Ce qui menace la politique ou constitue le défaut du citoyen, c’est de mettre en avant et au-dessus du respect des personnes un désir de pouvoir et de domination, qui laisse alors passer la violence et détruit la loi.
Mais l’opposition est précisément trop abrupte et doit être tempérée par deux corrections importantes. La première donne à la politique son orientation lointaine au-delà de la fin immédiate de la paix et de la sûreté des personnes et des biens. C’est en particulier la leçon des commentaires de E. Weil (1963) et de O. Höffe (1985). Sous inspiration kantienne, on doit assurément définir la politique par le Droit et le Droit par la morale. On dit alors avec justesse que la politique ou l’État est le lieu d’exercice d’une législation externe ou d’une extériorisation publique et contraignante du devoir d’universaliser les maximes de ses actions ou d’agir avec et pour les autres en ne les traitant jamais simplement comme des moyens mais aussi et toujours comme des fins. Mais la philosophie pratique vise plus haut que le devoir et n’oublie pas le bonheur qu’elle retrouve comme souverain bien et comme matière la plus profonde du désir. Les dures contraintes du Droit et de la Politique sont en fait une éducation au bonheur qui demande que chacun en soit digne. Plus encore, la philosophie pratique ouvre sur l’histoire et situe la politique par rapport à la destinée finale des hommes. L’établissement d’une législation universelle que tout homme a le devoir de réaliser ne fait pas de son désir de bonheur un rêve. Personne n’a le droit de s’en inspirer dans ses choix, mais tous ont le droit d’espérer que le cours du monde y conduit et chacun a même le devoir d’y croire. À ce titre, les institutions de la politique peuvent et doivent apparaître au citoyen comme les institutions de l’attente légitime du bonheur de tous. Contre les critiques de Hume et des sceptiques, Kant réhabilite les notions d’espérance et de foi en les transposant de la théologie dans la philosophie morale et politique (P. Ricoeur 1969, p. 393s). À travers Hegel, Marx et les socialismes, nous sommes tous sur ce point les héritiers de Kant.
La seconde correction donne à la politique une substance qui s’ajoute sur un mode mineur à la définition antérieure et plus formelle selon laquelle l’État préserve la communauté humaine de la violence par l’établissement d’un Droit et d’une contre-violence légitime. L’idée ici n’est plus seulement de transformer les institutions relatives à la paix et la sûreté en institutions d’attente du bonheur, mais d’inscrire déjà dans l’existence même de la communauté humaine et de la pluralité des hommes qui la composent une attestation ou un signe du bonheur attendu. Il faut suivre ici les commentaires précieux de H. Arendt sur Kant, concentrés en particulier dans son dernier texte « Juger, sur la philosophie politique de Kant » (1982). Il est vrai que l’action politique doit se garder de prendre le bonheur, l’amour, la fuite loin du malheur ou la pitié pour motif politique. Le refus de l’utilitarisme benthamien ou de toute politique hédoniste de tradition physiocratique est sur ce point sans réserve. L’effusion de la bonté se retourne facilement en terreur ou la bienveillance du législateur en despotisme. La généralité de la loi interdit la relation particulière du sentiment et du cœur. Les citoyens et l’homme d’État ne doivent pas agir selon leurs désirs ou sur la base de leurs préférences. Les choix collectifs ont pour critère politique le degré d’ouverture ou de fermeture à l’universel ou à l’avenir, jamais les degrés de jouissance ou les quantités de plaisir. Mais la politique n’est pas seulement le domaine des choix et des actions collectives sous un Droit, même si c’est là sa définition majeure. Elle n’est pas seulement le cadre formel du faire ou de l’agir. Elle a aussi une substance. Cette substance est un partage commun des opinions multiples sur le passé et sur l’avenir, sur ce qui s’est fait et sur ce qui peut se faire et sur le sens de son histoire. Il y a au cœur de la politique une réflexion menée sur elle-même selon une pluralité irréductible de points de vue. Leibniz parle à ce point de « conversation des esprits ». Ici, les citoyens ne sont plus des acteurs, mais des spectateurs de leurs propres actes. Ce sont les jugements de spectateurs qui élargissent la pensée, nourrissent une culture et des arts, constituent une sphère publique, arrachent les hommes à l’obstination et parfois la folie de leurs actes et les ramènent à leur commune humanité. Ici, le sentiment et le cœur reprennent leur droit. Chacun cherche avec les autres le sens de sa destinée. Chacun demande à l’autre une révélation sur soi-même. Chacun éprouve en lui la présence de l’autre comme un autre soi-même avec lequel il lui faut nécessairement s’entretenir et qu’il peut aimer de la même amitié que celle qu’il a pour soi-même. L’interprétation de Kant par H. Arendt nous ramène auprès d’Aristote. La politique est sous le glaive, le bonheur n’est qu’un bonheur attendu, mais déjà le lien qui tisse la pluralité humaine dans l’entretien mutuel atteste que le vrai bonheur attendu et espéré ne peut être qu’un bonheur partagé dans la parole et que l’amour de soi doit inclure l’amour des autres et par les autres. « Il n’en est pas pour les hommes comme pour les bestiaux où la vie en société consiste seulement à paître dans le même lieu… L’homme heureux a besoin de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu’en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées » (Eth. Nic. IX 1170 b10-15).
Quelle réponse en définitive avancer à la question de savoir ce qui oppose l’économie et la politique en matière de bonheur ? On peut sans doute résumer les choses ainsi. L’économie et la politique sont toutes deux les institutions de l’éthique et du bonheur. À ce titre, elles relèvent toutes les deux de la philosophie pratique et de la Rhétorique. Les entretiens sur le bonheur ont pour thème l’amour de soi dans le bon usage des richesses ou l’amour mutuel dans le respect des personnes. Mais le temps et les caractères substantiels du bonheur se déclinent de manière différente et presque opposée. Dans l’économie, le bonheur est présent sous une forme étroite, immédiate et matérielle. Dans la politique, au contraire, le bonheur est en chacun le bonheur de toute l’humanité et il est en cela plus spirituel que matériel, mais il n’est qu’un bonheur attendu ou médiat. Le bonheur du consommateur est un bonheur de vivre sa vie dans une sorte de jouissance matérielle de ses biens, qui s’éprouve immédiatement tout au long de ses jours et qui ne concerne que lui dans une identité sans altérité – bonheur fait de multiples plaisirs, bonheur sous la main et relativement stable, mais qui, malgré sa suffisance, ne semble qu’une partie du bonheur au regard du bonheur attendu avec les autres, qui est alors un bonheur dont on se veut digne par ses vertus majeures, dont la pensée nous ouvre par avance sur une réalité autrement plus profonde de notre être et dont la venue paraît dépendre beaucoup plus que dans l’économie de la faveur des dieux ou du hasard. Le bonheur du citoyen s’atteste dans l’usage de la raison commune, l’échange des opinions et le partage des jugements sur le sens de la destinée comme un bonheur plus profond de l’âme ou de l’esprit. Mais sa présence est alors plus évoquée que réellement éprouvée. Dans l’austérité de l’existence sous la loi, les plaisirs collectifs de la conversation et des arts ne sont que les promesses d’un bonheur situé à l’horizon lointain des institutions et des médiations historiques. Il est un bonheur qu’il faut croire par devoir et qu’il est sans doute permis d’espérer selon toutes les formes de l’espérance collective. Mais au regard du bonheur présent dans l’économie, son attente est inquiète et fragile.
Il y a sans doute toujours dans l’économie la proximité du malheur sous la forme de la pauvreté. Le consommateur sait que le don de la terre, du ciel ou du milieu peut soudain lui manquer. Mais son infortune sera toujours moins grande que le malheur qui peut frapper le citoyen. C’est dans la politique que la condition humaine découvre sa grandeur parce que c’est là que la pensée de l’amour accède à la réalité la plus profonde et à l’idée que l’autre est proche de soi-même. Mais c’est aussi dans la politique que les hommes connaissent leur véritable misère et leur plus grand défi parce que c’est en elle qu’autrui peut prendre la forme du méchant ou du fou, qu’il s’agit pourtant à chaque fois de traiter comme personne dans son humanité. L’économie ne connaît pas la méchanceté ou la folie. Elle connaît le malheur, la famine ou la maladie, qui sont les effets de ses propres erreurs et quelquefois de la mauvaise fortune. Elle ne connaît pas le mal et la perte de la raison qui dépassent toute erreur possible et viennent soudain fondre sur l’histoire comme un pur hasard et dont on ne sait plus que faire. C’est pourquoi les guerres, l’anarchie ou la tyrannie –où la méchanceté, la folie et leurs mauvais traitements peuvent se déchaîner– ne sont sans doute jamais tout à fait les expressions d’un malheur économique. Il faut dire plutôt à l’inverse que l’économie peut servir de rempart contre la misère politique lorsque celle-ci frappe les hommes et il est permis de croire que l’attente patiente dans le travail qui est le propre de l’économie peut permettre à certaines époques de surmonter l’impuissance politique et le désespoir de ne jamais arriver aux temps historiques d’une humanité heureuse. Sur ce point, il faut sans doute se mettre du côté d’Aristote contre Platon. Ce n’est pas l’économie qui envahit la politique de sa démesure. C’est au contraire, l’économie –dans sa forme primitive ou dans sa signification la plus profonde– qui, sans pour autant lui donner son sens, peut contenir la démesure et le grand malheur de la politique. Le bonheur étroit, immédiat ou matériel du consommateur a, en cela, la valeur à la fois d’un socle pour l’histoire politique et d’un témoignage sur l’objet lointain de l’espérance qui l’habite.
602. Lorsque le consommateur fait un bon usage de ses richesses ou lorsqu’il est économe et qu’il trouve alors le bonheur comme amour de soi, il réalise son désir et satisfait ses besoins. La vie est désir de vivre. Tout désir de vivre est désir d’être heureux. Chacun désire vivre. Le désir du consommateur est un désir de vivre et de bien vivre sa vie en faisant usage de ses richesses. C’est ce désir qui se décline en besoins.
61Or ces besoins ne peuvent être délimités et circonscrits, comme semblent l’être les besoins animaux. Ils sont au contraire sujets à une indétermination qui rend vaines ou, à tout le moins, fort conventionnelles les distinctions souvent proposées entre besoins naturels et besoins artificiels ou entre besoins de première nécessité et besoins de luxe ou de raffinement. Dans toutes les sociétés humaines, semble-t-il, on retrouve cette même démultiplication infinie des besoins humains. La question se pose d’ailleurs de savoir pourquoi il en est ainsi.
62La réponse ne serait pas facile à donner si les besoins humains n’avaient pour objets que des choses ou des biens matériels et si le consommateur ne se trouvait ainsi qu’en relation avec la nature. Il faudrait en effet supposer alors une sorte d’insatisfaction originelle du besoin, une imitation continuelle d’autrui ou un goût pour la quantité pure que rien, par la seule analyse de la notion de besoin, ne permet de justifier. La réponse, au contraire, est aisée si l’on pose, comme on doit le faire, que le premier objet du besoin humain n’est pas la nourriture, le vêtement ou le logement, mais la présence du semblable et le service de sa main ou de sa pensée. En effet, à la différence d’une chose dont le caractère inerte et stable donne au besoin qui lui correspond une délimitation précise, la main et la pensée sont essentiellement inventives et font du besoin qui en fait usage un besoin plastique, instable et déformable. En ce cas, pour expliquer la démultiplication des besoins, il n’est pas nécessaire d’invoquer maladroitement une sorte de pulsion native qui s’exercerait sous le regard des autres en vue d’accumuler toujours plus. Il suffit de s’en tenir au caractère spontané, imprévisible et inventif de toute relation humaine. Par le fait même que le premier de tous les besoins humains est le besoin de l’autre, le besoin de chacun est entraîné dans une histoire qu’aucune nature ne détermine à l’avance. Il est en cela historique ou culturel. Il n’est donc pas infini, parce qu’il négligerait la qualité ou la valeur d’usage pour s’attacher d’abord à la quantité ou sa valeur d’échange. Il est infini parce qu’il est constitué par la présence d’autrui et que la valeur d’usage d’une main ou d’une pensée ne se laisse pas longtemps contenir dans une qualité et une quantité fixes.
63C’est ce foisonnement continu et imprévisible des besoins qui exprime le désir de vivre heureux. On rattache volontiers le bonheur à la bonne fortune –comme le rappellent les étymologies du mot français « bonne-heure » ou du mot grec « eu-daimon », bon génie. Faire usage de ses richesses et en particulier de son semblable pour vivre et vivre heureux, ce n’est pas gagner par un chemin sans surprise et une sorte d’agrégation mécanique des plaisirs un état final et une situation assurée. Autrui peut toujours se soustraire à un besoin passé, décevoir une attente, surprendre par la seule indétermination de sa vie, susciter en chacun un besoin jusque là inconnu et retarder d’autant l’événement d’une perfection à laquelle l’idée de bonheur est associée. Il y a dans le fait d’être heureux une chance, qui vient directement du fait de rencontrer sans l’avoir prévu une correspondance harmonieuse et durable entre ses goûts ou son caractère et les figures de ses semblables dont on utilise les services.
REMARQUE. Quelle différence peut-on faire entre les besoins et le désir du consommateur de vivre heureux ? Dans le dernier chapitre, on reprendra longuement ce point en compliquant la question par l’addition de la notion kantienne de volonté. On s’en tient ici à une première série de remarques. Sans doute, lorsque la sphère des besoins humains n’est plus limitée au seul domaine des choses matérielles et qu’elle s’étend au contraire aux services du semblable, la différence entre le besoin et le désir ne peut plus correspondre à la différence souvent invoquée entre la sphère biologique et la sphère psychique ou sociale. De fait, la différence est ailleurs. Elle ne porte pas sur le contenu des objets, mais sur la forme ou le type de relation aux objets. Au regard de la réalité accordée aux objets, on doit opposer la solidité et la consistance du besoin à la fragilité du désir. Du désir, en effet, le minimum qu’on puisse dire est sans doute ceci, qu’on trouve exprimé clairement chez Descartes ou Pascal : il s’agit d’une passion ou d’une « agitation de l’âme » –tenue volontiers aujourd’hui pour le résumé de toutes les passions ; d’une passion qui « dispose l’esprit à vouloir pour l’avenir les choses que l’âme se représente être convenables » (Descartes, 1952, p. 735) ; et d’une passion dont les représentations prennent volontiers les formes du rêve et du fantasme. Désirer, c’est déjà obscurément penser, puisque l’âme ou la psyché est concerné ; c’est obscurément penser des choses comme bonnes et possibles, car ce qui apparaît comme impossible ou mauvais n’est pas objet de désir ; et c’est obscurément penser sous une forme qui s’autorise toutes les illusions et les fausses apparences, puisque les rêves et les fantasmes se soutiennent du fait de manquer à la vérité ou de la travestir. La différence du désir et du besoin est ici. Le besoin investit son objet – une chose ou un aspect humain– comme le désir, mais il ne le fait pas de la même manière. Pour le besoin, on peut dire que l’objet n’est qu’un moyen soumis à une urgence ou une nécessité comparable à une force physique et mécanique. La connaissance du besoin est une connaissance technique des causes matérielles de sa satisfaction. Pour le désir, l’objet n’est plus seulement un moyen. Il est aussi et davantage l’expression même de la fin, du désirable, de la vie et du bonheur. C’est par son désir plus que par son besoin qu’on peut dire que la vie du consommateur est une action dont la connaissance relève de l’éthique et pas seulement une production ou une reproduction d’elle-même. C’est aussi par le désir que le bonheur est sujet au rêve, au fantasme et à la logique de la fausse apparence.
On ne dira donc pas que l’objet du besoin est menacé d’inconsistance ou d’irréalité. Choisir les objets de ses besoins ne relève sans doute pas d’un calcul exact ou d’une détermination précise, mais le jugement mis en œuvre reste un jugement déterminant. Conduire son désir vers sa fin suppose bien autre chose. Cela implique d’abord l’exercice d’une autre sorte de jugement –un jugement sur le sens ou la valeur du désir et de sa fin. Cela suppose aussi une critique qui passe au crible la pensée obscure d’un désir dont la matière est naturellement livrée au jeu des illusions. Il y a en cela une formation ou une conversion du désir comme il y a une éducation de la vertu d’économie. Le désir contient et oriente le foisonnement de nos besoins en se tournant lui-même vers la réalité. Le bonheur peut être dit la fin immanente de tous nos actes, mais le bonheur reste un problème. L’amour de soi ne va pas de soi. Ce que le consommateur saisit d’abord de lui-même, ce n’est pas seulement ses défauts d’économe, c’est aussi ses passions excessives de l’amour-propre et de l’ascèse qui répondent à ses confusions sur les richesses. Au point de départ, le consommateur ignore le plus souvent ce qu’il en est de son véritable bonheur ou de la réalité de son désir.
C’est de cet ensemble de notions étroitement articulées les unes aux autres que l’Économie Politique ou la science économique moderne a voulu s’émanciper. Elle rejette l’examen de la consommation et ne s’intéresse qu’au choix du consommateur –identifié par une structure de préférences. Elle ignore la primauté du besoin d’autrui et construit la notion d’un service immatériel hors symbole et sans parole sur le modèle de la chose naturelle et du bien matériel. Elle confond le désir avec le besoin, expulse de son horizon ce qui constitue la pensée obscure d’un objet illusoire et promeut la forme claire et distincte d’une connaissance transparente à tous. Elle coupe son investigation du choix de consommation de toute autre forme de jugement que le jugement déterminant d’une rationalité instrumentale, dont l’expression n’a pour forme que le calcul technique. Elle dédaigne ainsi la critique de la fausse apparence et suppose une fois pour toutes que le bonheur ou ce qu’elle appelle pudiquement le bien-être n’est pas un problème pour son agent. Cette émancipation brutale de tout ce qui constitue la sphère psychologique –parallèle à l’émancipation voulue de tout ce qui évoque la morale ou l’éthique –laisse l’économie dans un état de pauvreté conceptuelle dramatique que les décors et les apparats mathématiques cachent de plus en plus mal. Un seule notion émerge de cette table rase et concentre sur elle seule toute la problématique de la consommation. Les besoins et le désir du consommateur se résument dans un « intérêt ».
Comment la science économique définit-elle l’intérêt du consommateur ? En fait, lorsqu’on y réfléchit, on s’aperçoit que la réponse n’est jamais fournie. L’intérêt est un motif de choix qui n’a lui-même pour contenu que la fonction qu’il est chargé de remplir. Il doit permettre au consommateur d’avoir un accès simple, immédiat et transparent à lui-même –en dehors de toute relation psychologique à son semblable et à l’abri de tout égarement sur lui-même. L’intérêt n’est qu’une sorte de force pulsionnelle ou biologique dont l’exercice s’éprouve de l’autre côté de la pensée. Les préférences qui en déploient l’épaisseur ne sont pas des élans intérieurs, mais des états physiques que le consommateur découvre à son propos et comme de l’extérieur de lui-même, à travers ce que Pareto appelle précisément « une photographie ». Mais ces caractères n’ont même pas ce sens minimum aux yeux de la science économique, puisque ce sens ne pourrait leur venir que de leur opposition aux besoins et au désir dont la science économique veut précisément ignorer les notions. L’intérêt n’est donc pour elle en définitive qu’un mot pour désigner la base intangible et individuel du choix – ou un signal pour ouvrir la route de la maximisation sous contrainte. En tant que tel, il ne doit pas retenir l’attention. Ce n’est qu’au-delà de ses frontières que la science économique positive laisse implicitement à la philosophie le soin de faire l’éloge de l’intérêt comme une sorte de passion –« passion d’intérêt », « passion des richesses », « passion du gain ou de l’avoir » –passion continue et relativement inoffensive, qui fixe les humains dans des occupations suffisamment prenantes pour leur faire oublier la férocité du sexe et du pouvoir – Mandeville, Spinoza, Hume.
643. La difficulté principale d’être un bon économe trouve sa source dans la fragilité du désir, sa tendance à se tromper d’objet ou sa propension à trouver son plaisir dans de fausses apparences. Quelle est plus précisément la forme fondamentale de l’illusion du consommateur ? On l’a déjà évoquée. Le consommateur confond facilement les richesses réelles, définies par leur capacité à lui procurer un plaisir, une estime de soi et un contentement relatif à la suffisance de sa vie, avec des richesses nominales ou des richesses apparentes dont l’apparence s’exprime dans la seule quantité. En ce cas, être riche ne se mesure plus dans la possession d’une propriété, mais dans la différence entre les deux états d’une quantité considérée à deux périodes différentes. C’est l’idée d’enrichissement qui donne son sens à l’idée de richesse. L’homme riche est alors celui qui l’est toujours davantage ou qui possède le pouvoir de l’être bientôt plus encore. Richesse est pouvoir.
65Pourquoi le désir du consommateur prend-il cette forme ? Il faut dire sans doute que cette question n’a pas de réponse et qu’elle reste à ce titre une énigme. Cette énigme est connue sous le nom de l’énigme de l’argent. À ce sujet, on doit distinguer trois choses : les circonstances qui président à la confusion du désir entre richesses réelles et fausses richesses ; la portée de cette confusion ; l’origine ou la cause de cette confusion. C’est seulement sur ce troisième point que porte l’énigme de l’argent.
66a) Dans quelles circonstances ou à quelle occasion le désir de vivre et de bien vivre prend-il la quantité pour la qualité ? Posée en ces termes, la question peut recevoir une réponse précise. Pour qu’il y ait confusion entre deux objets, il faut qu’il y ait entre eux une forme ou une apparence commune. Pour que les richesses réelles prennent la forme d’une quantité, il faut qu’elles tombent un moment sous une même unité de compte qui permet de les identifier toutes ensemble par un nombre ou de les compter comme la valeur unique d’une même grandeur. Le problème est alors de savoir à quel moment et en quel lieu apparaît cette grandeur unique de toutes les richesses réelles. À cette question, on répond ordinairement et de manière satisfaisante en indiquant que cette grandeur unique est ce qu’on appelle la grandeur monétaire qui apparaît sur les lieux d’échange marchand. La monnaie est le nom par lequel on repère l’objet dont on se sert pour acheter des biens sur un marché et par la grandeur duquel on compte la valeur des richesses qu’on se procure ainsi. C’est donc avec l’échange, sur les marchés et en faisant usage de la monnaie, comme moyen d’échange et unité de compte que le désir du consommateur trouve l’occasion de se tromper lui-même. On parle alors lorsque le vocabulaire d’une langue le permet –ce qui est le cas dans la langue française– d’une confusion entre la monnaie et l’argent. Aristote le premier a parlé de confusion entre le moyen et la fin de l’échange. La monnaie, qui ne devrait être considérée que sous la forme de sa double fonction –moyen d’échange et unité de compte– est élevée au rang de richesse réelle. Ce qui ne devrait être qu’un dispositif technique pour faciliter les échanges et identifier leur valeur est investi du désir de vivre et de vivre heureux. Ce qui ne devrait être tenu par la pensée que sous l’espèce d’un équivalent général et d’un signe de la valeur des richesses au regard de l’échange et sous la seule perspective du marché est pris par le consommateur comme l’essence de sa richesse. Ce qui n’est qu’un point de vue ou qu’une pensée de marchand sur son pouvoir devient une pensée de consommateur sur son avoir et sur son être. Mais, en tout cela, l’énigme reste entière. L’historien, l’anthropologue et le philosophe peuvent tour à tour raconter la naissance des monnaies et décrire les premières confusions entre la pensée marchande et le désir du consommateur. La question de savoir pourquoi le point de vue marchand sur la quantité et la valeur d’échange envahit l’institution familiale, le souci de la qualité et de la valeur d’usage reste sans réponse.
67b) Quelle portée faut-il attribuer à cette confusion entre richesses réelles et richesses nominales ou monétaires ? On peut aussi sur cette question formuler une réponse relativement claire, en la présentant en trois points. D’abord, l’objet du désir du consommateur devient alors une accumulation infinie –puisqu’il appartient à la nature d’une quantité ou de son expression dans des nombres d’être sans limite. Ensuite, le désir lui-même prend la forme d’une passion –appelée souvent « désir d’argent » ou « passion d’argent »– où l’ascèse et l’amour-propre se confondent et se renforcent l’un l’autre. L’ascèse diffère la jouissance présente dans un désir de jouir ultérieurement et toujours davantage. L’amour-propre se développe dans la comparaison avec autrui à quoi l’échange livre maintenant sans répit le consommateur. Le désir d’argent entraîne ainsi le consommateur hors de lui-même et loin du plaisir d’aimer. En voulant toujours plus et jamais moins qu’un autre, le consommateur tombe dans l’inquiétude et découvre son malheur : « son indigence augmente à mesure que croît le pouvoir de l’argent » (Marx, 1968 Pl. II p. 91). En troisième lieu, l’argent imprime sa forme aux biens tenus comme richesses. Tous les biens sont maintenant comptés comme les parties d’un seul bien homogène. Leur délimitation qualitative doit devenir assez précise pour autoriser une détermination quantitative. Pour cette raison, les choses et les biens matériels deviennent le modèle de tous les biens. L’instrumentation du semblable perd son premier rang et le service immatériel est identifié par référence aux biens matériels. Le choix du consommateur peut ainsi s’exercer selon une pensée pour laquelle la critique de l’illusion, le jugement de sens et l’exercice de l’analogie deviennent inutiles. La délibération relève d’un jugement déterminant dont l’expression est un calcul exact. Le désir d’argent prend la forme d’une mathématique de la décision.
68Le consommateur devient ainsi une sorte de marchand dont la science évoque ce qu’Aristote appelle la mauvaise chrématistique. Sa substance psychologique et éthique se réduit à ce désir d’avoir toujours plus et jamais moins qu’un autre. Sa pensée est envahie par le calcul des nombres. Son désir veut s’assouvir dans des opérations comptables. Rien ne semble plus séparer son être de l’agent économique de la science économique moderne. En ce sens, la science économique n’apparaît pas seulement comme un prolongement de la chrématistique qui consolide l’illusion première en lui donnant une voix et une forme scientifique. Elle est aussi une science de l’ascétisme et de l’amour-propre qui ne sait plus rien du bonheur, qui ne veut que l’accumulation et la pure possibilité ou le pur pouvoir d’être riche et plus riche qu’un autre et qui, selon le mot de Marx, en s’opposant au mercantilisme, refoule « la forme barbare de son principe fondamental » (1965 Pl. I/p. 420). Mais il reste que tous ces propos qui affichent la parenté de l’argent, du pouvoir, de la chrématistique, du mercantilisme et de l’économie politique ou de la science économique moderne ne disent toujours rien sur l’origine ou la cause du désir d’argent.
69c) Il faut essayer de bien cerner l’énigme de l’argent en l’isolant de deux problèmes qui s’en approchent au plus près tout en restant encore inscrits l’un et l’autre dans ce qui constitue les circonstances et les effets du désir d’argent. Premier problème : comment l’échange monétaire devient-il un moment d’une opération qui l’englobe à titre de moyen et dont la fin est de faire toujours plus d’argent ? Ce problème porte sur les relations entre l’échange et le prêt ou, plus précisément sur les relations entre l’échange marchand et le prêt monétaire avec capital et intérêt. Second problème : comment les besoins indéfinis du consommateur sont-ils recouverts et transformés par le désir d’une quantité pure ou d’une accumulation infinie ? C’est ici le problème de savoir comment les nombres, les comptes et leur écriture viennent s’imposer à la pensée du consommateur et troubler ou pervertir son rapport aux objets.
70On peut dire sans doute que ces deux problèmes sont assez voisins. Dans le premier cas, l’échange devient le moment d’une opération dont la figure est circulaire. La richesse acquise au terme d’un prêt à intérêt est toujours ensuite relancée dans un autre prêt et cela sans fin. Dans le second cas, la pensée confond le signe et la chose et le désir court éperdument de signe en signe ou de nom en nom sans jamais quitter l’abstraction et la généralité de leur matière et atteindre la réalité. Dans les deux cas, on parle volontiers avec une nuance toujours péjorative de « spéculation » –spéculation capitaliste et spéculation de l’esprit. Capitaliser et s’enfermer dans les comptes apparaissent comme les deux aspects sous lesquels on saisit communément l’égarement du désir d’argent. L’argent est de la monnaie transformée sans fin en capital ; l’argent est de la richesse en général, la généralité de la richesse, la richesse envisagée seulement comme possible et dans l’abstraction de son concept. Dans l’argent, par le prêt à intérêt et par le maniement des signes et des écritures, le consommateur-marchand de la chrématistique poursuit sans fin la réalité inaccessible de la richesse en général. Mais, encore une fois, la question reste sans réponse de savoir comment apparaissent cet argent, ce désir d’argent et cette chrématistique ou pourquoi la consommation se laisse envahir par le prêt à intérêt et pourquoi le désir de vivre et de vivre sa vie comme une vie heureuse se laisse recouvrir par les abstractions des comptes. L’énigme de l’argent, c’est donc l’énigme de la pensée spéculative ou de la vie désirée à travers un miroir ou encore l’énigme de la confusion entre la vie pratique et la pensée des nombres.
71Or si l’on ne peut pas répondre à la question sur l’origine ou la cause du désir d’argent ou si l’on ne peut pas dépasser le plan de l’énigme et de son expression habituelle en termes de mythes ou de légendes, alors il faut dire que la critique de la fausse apparence n’a pas de terme assignable. Jamais nous ne pourrons savoir si l’éducation de notre désir de consommateur a été assez loin pour nous mettre à l’abri de la fragilité de notre désir et d’une rechute dans la confusion entre vraie et fausse richesse. Jamais même nous ne pourrons écarter le doute qui accompagne notre égarement, selon lequel notre véritable nature de consommateur ne serait à tout prendre que la substance de l’agent de la chrématistique ou de la science économique contemporaine. On doit toutefois le répéter : tout homme cherche le bonheur, quelques uns le trouvent, le consommateur est l’homme qui cherche et trouve une partie de son bonheur dans le bon usage de ses richesses. La fragilité du bonheur et l’aveuglement du désir n’enlèvent rien à la valeur de ces premières propositions. Tout homme porte en lui l’assurance sourde, indéfectible et plus profonde encore que son doute rémanent, que, de l’autre côté de sa pensée chrématistique, se trouve en lui une disposition à être bon économe, à trouver son bonheur et à s’aimer lui-même.
REMARQUE SUR LE TAUX D’INTÉRÊT. Il serait sans doute utile qu’on nous propose un jour en parallèle une histoire des légendes et des mythes sur le désir d’argent et une histoire des tentatives diverses pour donner une forme conceptuelle à ce que les mythes présentent sous les figures variées de l’allégorie et du symbole. Marx, Simmel, Freud, W. Reich, Girard, Aglietta et Orléan composeraient, entre autres, la dernière partie du second récit. Mais il serait sans doute plus utile encore de pouvoir disposer d’une histoire réfléchie du prêt et du taux d’intérêt en rapport avec l’énigme de l’argent. Ce qui manque en effet à notre connaissance dans les études sur le sujet – Mélitz, Noonan, Roover et autres historiens cités dans les articles érudits de Lapidus (1987 et 1991)– c’est de situer l’histoire morale de l’intérêt et de l’usure, dont il est fait abondamment état, sous l’orientation de la question plus générale de l’agent économique et du consommateur. Sous cette perspective, il faudrait indiquer comment l’énigme de l’argent se laisse un peu mieux approcher lorsqu’on souligne la profonde transformation qui affecte la définition de l’agent économique dans le passage d’une économie sans prêt à intérêt à une économie avec prêt à intérêt. Avant, l’agent économique est d’abord un consommateur qui accueille le don du ciel et de la terre et s’ouvre par la peine de son travail au travail de ses semblables. Après, l’agent économique est un producteur ou un entrepreneur défini en dehors de l’aspect subjectif du travail, situé au-dessus du temps, impatient de sa résistance, enragé à le maîtriser et soucieux de l’économiser comme un bien rare. La transformation de l’agent économique se lit ici dans sa relation au travail et au temps. L’énigme de l’argent serait alors l’énigme de l’abandon d’une économie humaine centrée sur le consommateur, le travail et l’accueil du don de la nature. On consacre la dernière remarque de ce chapitre à présenter quelques éléments du problème.
A. La théorie moderne définit le prêt comme un service susceptible d’être offert et demandé sur un marché comme n’importe quel autre bien ou service marchand. Elle rejette l’idée selon laquelle le prêt est une relation spécifique de distribution à côté de l’échange, de la répartition et du don. Elle ramène le prêt sous la catégorie de marchandise qui est pour elle la catégorie centrale de son économie. Or la notion de marchandise repose sur l’idée d’une séparation entre trois grandeurs perçues de manière indépendante par chaque agent offreur ou demandeur : l’utilité du bien sous l’angle de sa consommation privée et subjective ; la quantité physique du bien reliée à une production objective ; la valeur d’échange ou le prix du bien sous la perspective de l’échange commun. La marchandise est ainsi une chose jugée utile par des êtres de besoin, physiquement identifiable pour tous et douée d’un prix public. Si aux yeux d’un agent une de ses grandeurs ne peut pas varier indépendamment des deux autres, alors le bien ou le service ne peut pas être considéré par lui comme une marchandise et l’opération qui le distribue d’une main à une autre ne peut pas être traitée comme échange marchand.
Selon la théorie moderne du prêt, il faut comprendre que lorsque j’emprunte la valeur de 100 $, sous la forme d’un bien quelconque ou d’une somme d’argent, pour la rembourser un an plus tard à un taux d’intérêt de 6 %, cela revient en réalité à une double opération d’achat et de vente avec le même partenaire : j’achète aujourd’hui un objet à 106 $ dont mon partenaire accepte le paiement différé en fin de période dans un an, puis je lui revends cet objet un an plus tard à sa valeur de 100 $. Le prêt se décompose ainsi en deux opérations d’échange à deux temps différents. Or dans le premier échange, j’achète en fait deux choses : d’une part, un bien matériel ou une somme d’argent, déterminé selon son utilité, sa quantité physique et son prix de 100 $ ; d’autre part, un service spécifique consistant à disposer dès aujourd’hui de ce bien ou de cette somme d’argent plutôt que dans un an. C’est ce service spécifique qui est proprement appelé par la théorie le service du prêt et c’est le prix de ce service que je verse sous la forme d’un intérêt –dans l’exemple, 6 %. Ce qu’on appelle communément intérêt est donc en réalité – ou dans la réalité saisie par la théorie – un prix ou un prix marchand.
Puisque le service du prêt est considéré dans la théorie moderne comme un service marchand, même si le marché de ce service n’est pas considéré lui-même en dehors du marché du bien « prêté », il faut logiquement que l’utilité et la quantité physique de ce service puissent varier indépendamment l’une de l’autre et indépendamment du prix. À cette exigence, la théorie répond de la manière suivante. L’utilité du service correspond à un désir ou une passion relative au temps d’attente, dite « impatience ou préférence pour le temps présent ». La quantité physique du service est une quantité de temps d’attente appelée durée du prêt et mesurée en périodes objectives de temps d’horloge. La demande ou l’offre qui se présente sur ce marché et dont le taux d’intérêt est la variable d’ajustement est donc la demande ou l’offre d’une quantité de temps d’attente – ou durée objective du prêt – en fonction de l’impatience subjective pour le temps présent.
On peut citer à ce point un texte de I. Fisher tiré de son ouvrage sur le taux d’intérêt. « La théorie de l’intérêt, dit-il, ressemble étroitement à la théorie des prix, dont elle n’est en fait qu’un aspect particulier. Le taux d’intérêt correspond à un prix dans l’échange entre des biens présents et des biens futurs. Dans la théorie des prix ordinaires, le taux d’échange entre deux articles quelconques est fondé pour partie sur un élément psychologique ou subjectif –leur désirabilité marginale relative. De la même manière, dans la théorie de l’intérêt, le taux d’intérêt ou la prime dans l’échange entre les biens présents et les biens futurs est fondé pour une part sur un élément subjectif, une désirabilité marginale relative, qui est proprement la préférence marginale pour des biens présents au regard des biens futurs. Cette préférence est appelée préférence pour le temps ou impatience humaine. L’autre part sur laquelle est fondée le taux d’intérêt est l’occasion d’investir » (1930 p. 61).
Dans cette conception du taux d’intérêt illustrée par le texte de Fisher, le point décisif est donc celui-ci : la contrainte logique de la définition du service du prêt comme marchandise ou du taux d’intérêt comme prix impose l’idée d’une distinction rigoureuse dans l’esprit de l’agent entre, d’une part, l’aspect objectif du temps d’attente ou durée du prêt analogue à la quantité physique de n’importe quel autre bien ou service matériel et, d’autre part, l’aspect subjectif du temps d’attente, comme temps dont le moment le plus proche du moment présent est toujours préféré selon un degré variable au moment ultérieur, analogue à la valeur d’usage de n’importe quelle autre marchandise.
On notera dans cette conception qu’il importe peu que le bien ou le service qui sert d’occasion au service de prêt et de support pour son marché fictif prenne la forme d’un bien réel ou d’une somme d’argent. Que le niveau du taux d’intérêt soit déterminé par un marché de l’argent, comme phénomène monétaire spécifique, à la manière de Keynes, ou par un marché de fonds prêtables, comme phénomène réel, à la manière de l’orthodoxie néo-classique, cela ne change rien à l’idée essentielle selon laquelle le service du prêt est un service marchand et le taux d’intérêt la variable d’ajustement entre offre et demande de ce service. Keynes et l’orthodoxie s’opposent sur les facteurs qui déterminent la variation du taux d’intérêt, mais ils partagent la même conception du prêt comme acte d’échange marchand et la même distinction impliquée par cette conception entre l’aspect objectif du temps d’attente –tenu pour une quantité physique compté en temps d’horloge– et l’aspect subjectif du temps d’attente qui en fait une utilité pour un désir ou un bien rare comparable à d’autres biens rares.
Dans un article écrit à l’époque de Fisher ou de Keynes, Roseinstein-Rodan dit que le temps intervient dans la théorie économique de trois manières différentes : comme période ou longueur de temps d’une activité économique quelconque, comme vitesse d’ajustement entre variables et comme « bien économique » (1934, p. 77). Cette classification est intéressante, mais elle manque de rigueur et de perspective historique. Il n’y a en réalité que deux formes sous lesquelles le temps apparaît en économie. La première forme correspond à ce qu’on a plusieurs fois appelé le temps objectif ou astronomique. C’est le temps défini par Aristote comme « la nombrabilité du mouvement selon l’avant ou l’après » (Physique IV 11 219b) et identifié comme une propriété physique des êtres corruptibles ou c’est le temps ramené par Kant à une forme a-priori de la sensibilité à la source de l’identification objective des phénomènes. Cette première forme ne distingue pas l’économie de toutes les autres sciences. La seconde forme, par contre, est subjective et propre à l’économie. Elle n’est pas subjective au sens de Saint-Augustin, de Husserl ou de Heidegger, pour qui le temps se définit en correspondance étroite avec l’état de l’âme ou la passivité de la vie affective. Elle est subjective au sens particulier où elle s’inscrit dans le travail vécu comme temps de peine et attente. C’est cet aspect subjectif dont s’empare la théorie moderne. Mais elle s’en empare en le soustrayant du travail, tenu seulement pour un acte productif, et en le posant face au désir de l’agent comme un temps d’attente comparable à d’autres ressources rares et entrant à ce titre dans la catégorie, comme le dit Roseinstein-Rodan, des biens économiques. Or cette idée du temps comme bien économique ou comme bien rare situé face à un désir maître de soi, transparent pour lui-même et nécessairement atemporel dans le moment de son affirmation est une idée tout à fait nouvelle par rapport à la pensée d’Aristote et la scolastique du Moyen-Âge.
B. Pourquoi la scolastique condamne-t-elle le taux d’intérêt dans le cas du prêt d’argent, en le distinguant soit du profit légitime dans le cas d’un prêt permettant un investissement, soit des formes acceptées de la rente tirée de la location ou du prêt des terres et des biens immeubles ? Une des clés de cet interdit repose sur la différence entre les biens immeubles ou durables dont l’usage se prolonge sur plusieurs périodes et les biens fongibles ou non durables dont l’usage et la possession ne peuvent pas donner lieu à une distinction réelle. Or une somme de monnaie considérée comme telle dans sa fonction de pouvoir d’achat ou de moyen de paiement n’est qu’une sorte de bien fongible ou non durable.
On peut citer ici une partie de l’argumentation de Thomas d’Aquin. « L’usage de certains objets se confond avec leur consommation. Du fait que l’on concède l’usage à autrui par vente ou prêt, on lui cède l’objet. Si quelqu’un voulait vendre d’une part du vin et d’autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose ou mieux vendrait ce qui n’existe pas. Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est de soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas » (Somme Théologique II-II Qu. 78 Art. 1).
Qu’est-ce qui n’existe pas, selon Thomas d’Aquin, et que ses adversaires prétendent faire exister pour justifier le fait du taux d’intérêt ? Réponse : un service distinct du prêt lui-même. Pour s’opposer à cette idée et se faire comprendre de la manière la plus simple, Thomas d’Aquin prend l’exemple de la vente d’un bien de consommation –mais cela ne veut pas dire que pour lui l’échange et le prêt relèvent de la même relation. La vente, dit-il, est un service rendu par un individu à un autre. S’il en était autrement, la notion de justice commutative perdrait tout sens. Ce service se définit par le fait de concéder à un autre l’usage de l’objet et l’objet lui-même, moyennant un prix. Le niveau de ce prix est plus ou moins juste selon que le service rendu répond plus ou moins bien au service réciproque rendu par l’acheteur. Mais le prix comme tel est unique et concerne à la fois l’objet et l’usage de l’objet– sans différence possible entre l’un et l’autre, du moins lorsqu’il s’agit d’un bien de consommation ordinaire comme le vin et non d’un bien immeuble comme un champ. Si le vendeur prétendait vendre séparément le bien et l’usage du bien, en proposant deux prix à son acheteur, il avancerait un sophisme pour masquer un coup de force. Or c’est ce qui se passe avec le prêt à intérêt. L’argent prêté n’est pas ici un bien immeuble, une terre, une machine ou la valeur d’un bien de ce genre, tenu pour un capital physique en vue d’une production. Il est une somme d’unités monétaires dont la possession vaut immédiatement droit d’usage et dont l’usage consiste, comme le dit Thomas d’Aquin en citant Aristote, à être dépensé maintenant ou plus tard. Prêter de l’argent, c’est donc rendre à autrui le service consistant à concéder pour une période définie de temps l’usage d’une somme d’argent. Ici, dans l’exemple de Thomas d’Aquin, le prêt n’a pas d’implication productive. Il ne correspond pas à ce que Fisher appelle dans le texte cité une occasion d’investir. Demander un intérêt pour l’usage de l’argent aujourd’hui plutôt que dans un an, en plus de la concession ou du transfert provisoire de propriété, ce serait donc vouloir redoubler le service du prêt par un autre service relatif à l’usage de cet objet. C’est cet autre service que les adversaires de Thomas d’Aquin définissent comme un usage présent de la chose prêtée au regard de l’usage plus tardif que l’emprunteur n’a pas la patience d’attendre. Selon Thomas d’Aquin, il s’agit là tout simplement d’un sophisme.
Il est vrai que l’engagement du prêteur comprend des risques et mérite à ce titre des gages. Il est vrai aussi, comme le précise l’article suivant, que « le prêteur en se privant de ce qui était en sa possession subit un préjudice qui justifie une indemnité ». Mais pour autant, poursuit Thomas d’Aquin, « on n’a pas le droit de stipuler dans le contrat une indemnité fondée sur la considération selon laquelle on ne gagne plus rien avec l’argent prêté. Car on n’a pas le droit de vendre ce que l’on ne possède pas encore et dont l’acquisition pourrait être compromise de bien des manières » (id., Qu. 78 Art. 2). En somme, le prêt peut être assorti d’un paiement supplémentaire pour tenir compte de circonstances particulières relatives à la situation du créancier, mais ces gages ou ces indemnités n’entrent qu’à titre accidentel dans le contrat ou l’engagement. À titre essentiel, le prêt n’inclut pas autre chose que le transfert d’un objet pour une période définie et sa restitution en l’état ou à sa valeur en fin de période. Dans cette relation de créance et de dette, les deux parties ne sont pas dans des positions égales au regard du temps d’usage de leurs droits de propriété, comme elles le sont dans le cas de l’échange. Elles sont dans des positions inégales, asymétriques et hiérarchiques qui justifient une relation moins anonyme et un engagement plus personnel que dans l’échange. Par rapport au temps d’usage de leurs droits, le créancier a un temps que le débiteur n’a pas.
Il n’y a dans l’argumentation de Thomas d’Aquin aucune subtilité particulière et aucune référence directe à la morale. Elle consiste à affirmer simplement que le prêt n’est pas réductible à un échange marchand – ou, comme le dit la théorie moderne, un échange intertemporel– et qu’il est seulement un service entre individus inégaux au regard de leur temps de vie ou de jouissance. La morale n’intervient qu’ensuite et de deux manières. Première manière : puisque le prêt est différent de l’échange et puisque l’échange relève de la justice au sens particulier de la justice commutative, le prêt relève alors d’autres vertus que la justice qui est ici une vertu de l’égal. L’inégalité des parties dans le prêt doit être traitée et assumée – côté créancier – en termes de bienveillance. Demander le paiement d’un intérêt au débiteur, ce serait au contraire un acte de violence semblable à une rançon imposée par la force au plus faible. Seconde manière : puisque le prêt est une relation d’inégalité, vouloir y échapper – côté débiteur– en rachetant cette inégalité ou sa dette par de l’argent est une faute ou une injustice au sens le plus général. L’injustice consiste ici à violer une loi de nature ou la règle qui définit sa condition humaine. On ne rachète pas le temps ; le temps n’est pas vénal, comme le dit un commentateur (C. Spicq 1934, p. 353). Pourquoi ? Non pas parce que le temps est une propriété commune, ce qui ne voudrait pas dire grand chose ici, mais parce que le temps est d’abord le temps limité de chacun, le temps de sa vie qui s’exprime par sa naissance, par sa mort et par les passions de son âme. Vouloir racheter le temps pour effacer sa dette, ce serait alors considérer le temps de l’autre côté de soi comme une chose dont on peut disposer en se tenant soi-même en dehors du temps ou au-dessus du temps –c’est-à-dire en dehors des formes subjectives du travail.
Mais, encore une fois, ces propos relatifs à la bienveillance du créancier et à la justice du débiteur ne constituent pas le point de départ de l’argumentation de Thomas d’Aquin. L’intérêt n’est pas dénoncé lorsqu’il atteint un niveau élevé dit « usuraire » comme peut l’être un prix injuste. Il est dénoncé comme faux prix. La morale du prêt n’est pas la morale de l’échange et de la justice parce qu’en premier lieu le prêt est irréductible à l’échange.
C’est cette affirmation de base que la science économique moderne a dû écarter pour se constituer. Elle ne s’est pas seulement appuyée sur une autre morale, plus souple à l’endroit du taux d’intérêt, pour ensuite s’en émanciper, comme on le dit souvent pour faire vite. Elle ne s’est pas glissée dans les mailles de l’interdit scolastique, en exploitant certaines tolérances des textes ou en plaçant le taux d’intérêt dans le voisinage du profit légitime. Elle a dû avancer une autre notion d’économie fondée sur une autre idée d’agent économique pour tenter de déjouer l’accusation du sophisme. Dans cette économie, il n’y a plus de prêt entendu comme relation différente de l’échange. Tout acte devient un échange. À son tour, l’échange n’est plus défini comme une relation interne qui attache ensemble deux êtres pour tirer parti au mieux du service réciproque. Il devient une relation externe coordonnant les recherches menées séparément par chacun vers un état meilleur. L’agent économique est isolé de tout autre. Il n’est que le producteur réfléchi d’un état de soi-même – son bien-être, sa fortune, sa richesse– supérieur à l’état antérieur. Il n’est pas réellement un agent ou un acteur, ce qui supposerait des passions à l’endroit d’autrui, un temps vécu intérieurement et partagé avec ses semblables et un lieu du monde commun. Il est sans lieu, sans temps et sans passion, à lui-même son propre site, au-dessus du temps qu’il peut considérer alors de l’extérieur comme une chose ou un bien rare, et mis en mouvement par le seul mobile de « l’intérêt » dont il peut ignorer en lui-même la présence et la sourde passivité. Il n’a en fait rien en lui-même ou, mieux, il n’a pas de soi ou de subjectivité. Il n’est en fait qu’un économe à l’état pur, au sens où il ne veut que le plus par le moins sur la base d’un désir et de contraintes dont il n’a même pas l’expérience vive.
Le sophisme sans doute est alors écarté. La notion d’échange intertemporel à quoi le prêt est réduit n’est pas insensée ; il n’y a pas d’inconséquence à refuser pour une économie centrée sur un échange la proximité originelle des notions de service, de servitude et de dette ; il n’est pas absurde de concevoir, à propos d’un être isolé dont le désir est séparé de ses semblables, que le caractère subjectif du temps ne s’exprime plus dans la peine du travail ; enfin l’impatience pour le temps présent paraît une idée raisonnable pour celui qui ne voit dans le temps qu’une chose extérieure à sa constitution. Mais le prix de cette logique est de river la science de l’échange à la figure abstraite d’un calculateur et de refouler les conditions mêmes par lesquelles la distinction entre une économie de consommation et une économie de production est pensable. Dans les termes d’Aristote et de Marx, cet être calculateur ne serait plus que la partie la plus mécanique de la technique, absorbé par les seules quantités et, à ce titre, sous le règne de la chrématistique et de l’argent. Le temps est devenu de l’argent. Le consommateur a perdu l’aspect du travail qui le rattache au temps vécu. En perdant cette expérience affective, il perd l’accès à l’altérité du monde, des objets et de ses semblables. Il ne sait plus que le don précède la prise. Il devient l’agent d’une économie dont le seul espace est constitué par les conditions de sa propre reproduction.
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