Introduction
p. 11-16
Texte intégral
1Principal partenaire politique et commercial de la France, l’Allemagne reste mal connue des Français. Bien souvent, ces derniers ont du pays voisin une image terne et floue, qui en outre fait la part belle aux stéréotypes1. Pour remédier en partie à cette méconnaissance, source de malentendus plus ou moins dommageables, nous avons décidé de publier deux ouvrages complémentaires consacrés à l’Allemagne contemporaine2. Le premier, intitulé Qui dirige l’Allemagne ?, vise à éclairer les spécificités du processus de décision outre-Rhin. À cette fin, il analyse la nature et le rôle des principaux acteurs du pouvoir, qu’il s’agisse des institutions politiques ou de la société civile. Alors que les réformes sociales sont au cœur du débat public en Allemagne, il fait également le point sur les mécanismes économiques et sociaux du pays. Enfin, il aborde la formation de la volonté politique et la socialisation des citoyens allemands. Fruit d’une véritable réflexion franco-allemande, rassemblant les textes de politologues, économistes et germanistes de France et d’Allemagne, cet ouvrage paraît à l’occasion du cinquantième anniversaire du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa), dont la mission est précisément d’œuvrer à une meilleure compréhension réciproque entre Français et Allemands.
Les clefs du pouvoir
2Au premier abord, le système politique de la République fédérale d’Allemagne se caractérise par une stabilité considérable. Celle-ci s’inscrit dans le cadre d’un système conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et maintenu en équilibre par l’interaction de quatre piliers principaux : le gouvernement formé par le chancelier, le Parlement (Bundestag) où s’exerce l’influence des partis, les Länder dont les gouvernements sont représentés au Conseil fédéral (Bundesrat) et la Cour constitutionnelle fédérale, chargée de la protection des droits fondamentaux et du contrôle du pouvoir politique. Si cette stabilité a assuré l’impressionnante longévité politique des coalitions gouvernementales, force est de constater que la mondialisation et l’individualisation de la société allemande mettent en exergue les faiblesses inhérentes au système politique allemand, marqué par une forte décentralisation et l’existence de nombreux contre-pouvoirs.
3Cette ambiguïté qui caractérise le système politique allemand frappe notamment le système des partis. Comme le note Andreas Kiessling, ces derniers continuent à jouer un rôle de première importance en Allemagne. Ce sont eux qui permettent le recrutement du personnel politique, ainsi que la désignation des hauts fonctionnaires et autres responsables. Toutefois, on remarque une désaffection croissante vis-à-vis des partis allemands, qui se manifeste en particulier par une baisse massive de leurs adhérents et le succès électoral de partis populistes, voire extrémistes, notamment à l’échelle régionale. À cela s’ajoute la lassitude et le désintérêt à leur égard, l’abstentionnisme croissant et la volatilité des électeurs. Mais, malgré tout, les partis conservent une position dominante dans le système politique allemand. Comme le montre Jérôme Vaillant, il en va de même de la position que la Constitution et la réalité de la vie politique allemandes attribuent au chancelier fédéral. Celui-ci détient l’essentiel du pouvoir en Allemagne et se présente comme le véritable chef de l’exécutif. En même temps, son autorité politique doit beaucoup à son habileté, à son caractère et au contexte politique et économique – puisqu’il est considéré comme le principal responsable de l’efficacité gouvernementale et du climat général dans lequel évolue l’économie allemande.
4Autre pilier du système politique allemand, le fédéralisme allemand se caractérise quant à lui par son extrême complexité. D’après Anne-Marie Le Gloannec, ce dernier est non seulement exécutif et unitaire, mais il a fini par générer un partage des compétences contradictoire qui réduit les compétences des Länder à l’échelle régionale tout en les élargissant au niveau national. D’où des pertes d’efficacité et des prises de décisions suboptimales, ainsi que des blocages fréquents entre le Bundestag et le Bundesrat, entre le Bund et les Länder et entre le gouvernement et l’opposition. Dans ce contexte, l’une des fonctions prioritaires de la Cour constitutionnelle consiste à régler les différends entre l’État fédéral et les États fédérés. Car, comme le note Karlheinz Niclauss, la structure fédérale de la RFA nécessitait la création d’une instance judiciaire suprême capable de faire contrepoids au centralisme weimarien, jugé responsable de la montée du nazisme. Aujourd’hui, une grande majorité d’Allemands estiment que la Cour constitutionnelle est l’institution politique la plus crédible outre-Rhin. Mais les compétences étendues, l’influence et le prestige politiques dont elle bénéficie s’inscrivent dans une logique d’équilibre des pouvoirs qui, loin de surmonter les contradictions du fédéralisme, maintient la séparation des pouvoirs entre l’État fédéral et les Länder.
L’impact des contre-pouvoirs
5Outre l’interaction entre les quatre institutions susnommées, on ne saurait comprendre le fonctionnement de la démocratie allemande sans saisir le rôle de contre-pouvoir que joue la société civile. Qu’ils œuvrent au sein d’organismes caritatifs, d’institutions religieuses, de syndicats, etc., les Allemands cherchent en effet à s’organiser pour prendre en charge leur propre destin, de façon autonome vis-à-vis de l’Etat et en dehors de tout réseau productif. Il est d’ailleurs révélateur que 80 % d’entre eux estiment que la politique ne peut être efficace que si les citoyens s’en mêlent, et que deux tiers d’entre eux préfèrent vivre dans une société dans laquelle les citoyens ont une influence directe sur les décisions importantes que dans une société dans laquelle les élus endossent seuls les responsabilités politiques3.
6Au sein même de la société civile allemande, les intellectuels jouent un rôle que l’on ne saurait négliger. Comme le laisse apparaître Denis Goeldel, ils ont longtemps su s’allier avec le pouvoir, à l’Ouest comme à l’Est de l’Allemagne. Depuis les années 1990, après des décennies d’engagement et de luttes, la critique des intellectuels s’est assagie. Malgré l’apparition de nouveaux problèmes, liés à la mondialisation ou à l’identité allemande, ou au contraire le retour de problèmes que l’on croyait à jamais révolus, telle la remise en cause de l’Etat-providence, le front commun des intellectuels a éclaté ; pire, leur discours semble résigné et fataliste. Cependant, le déclin des intellectuels utopistes laisse la place à une génération de « nouveaux hérétiques », plus féminisée, très présente dans les domaines de la culture et des médias, et dont on n’a pas encore saisi toute l’importance. Plutôt que de vouloir transformer le monde, ces derniers tentent de le rendre supportable.
7Au cours des décennies, et en particulier suite à la réunification, la nature et le rôle mêmes de la société civile allemande ont fortement évolué. Alors que les institutions traditionnelles ont longtemps représenté d’importants vecteurs d’identité collective et participé activement à la dynamique sociopolitique du pays, elles peinent aujourd’hui à mobiliser les citoyens et à peser sur le processus de décision politique. Ainsi en va-t-il des Églises chrétiennes qui, selon l’analyse de Claire de Galembert, sont devenues des « colosses au pied d’argile », dont la représentativité s’effrite en raison du processus de laïcisation et de pluralisation des croyances religieuses. Ainsi en va-t-il également des syndicats qui, comme le laisse apparaître Gilles Leroux, sont aujourd’hui confrontés à un phénomène de désyndicalisation massive et de dégradation de leur image auprès l’opinion publique allemande. Mais, bien qu’affaiblis, Églises et syndicats peuvent redevenir des acteurs importants de la vie politique et économique du pays, à condition bien sûr qu’ils sachent s’adapter aux nouveaux défis qu’ils rencontrent.
8En outre, cette désaffection des citoyens vis-à-vis des institutions traditionnelles n’est pas pour autant synonyme de repli sur la sphère privée. Si ces derniers sont devenus plus individualistes, ils continuent à vouloir modeler leur environnement sociopolitique. D’où l’émergence, en particulier au niveau local et régional, de formes d’engagement certes moins contraignantes, mais tout aussi efficaces en termes de contrepouvoir. Ainsi que l’analyse Xavier Volmerange, c’est notamment le cas des « initiatives citoyennes » (Bürgerinitiativen), ces référendums que décide d’organiser un groupe de citoyens pour s’opposer à une décision contestée du conseil municipal. Apparue dans les années 1970, cette forme de participation est devenue courante outre-Rhin. Face aux difficultés économiques et sociales que connaît aujourd’hui l’Allemagne, il est en tout cas indispensable que la société civile, dans ses différentes formes, contribue à la dynamique sociopolitique du pays.
L’économie : crises et réformes
9Lorsque la coalition rouge-verte arrive au pouvoir en 1998, l’Allemagne a déjà connu plusieurs années de stagnation économique qui coïncident avec le ralentissement de la conjoncture internationale et la réunification. Dans un premier temps, le gouvernement Schröder a certes profité de la reprise mondiale des années 1999 et 2000, mais la fin brutale de la croissance américaine en 2000 et le choc du 11 septembre ont mis en exergue les nombreux déficits dont souffre le système économique allemand. Brossant un vaste tableau de la crise et des réformes économiques en Allemagne, Isabelle Bourgeois insiste sur les facteurs endogènes de la « germanosclérose » : perte de compétitivité, rigidités du marché de l’emploi, dysfonctionnements dus à l’unité allemande, dérives du fédéralisme, crispations corporatistes et manque de dynamisme démographique. Revenant ensuite sur l’ensemble des réformes économiques adoptées par le chancelier Schröder dans le cadre de l’agenda 2010, elle reconnaît que l’Allemagne change, tout en restant sceptique quant aux chances de réformer le système social sans rompre avec le système bismarckien et le modèle rhénan.
10Il est vrai que le démontage de l’État social est bien avancé, tout comme la « remise en question des acquis sociaux ». En témoignent à la fois la politique du gouvernement Schröder et les nombreuses prises de position de l’opposition, des experts et des intellectuels allemands. Quelle que soit leur appartenance politique, tous réclament des changements profonds et cherchent à sensibiliser l’opinion publique en insistant sur la gravité de la situation économique de l’Allemagne. Patricia Commun montre qu’à travers ces prises de positions a lieu en Allemagne une véritable « révolution des valeurs », qui aboutit à une triple remise en question de la solidarité interprofessionnelle, de la solidarité nationale et de la solidarité intergénérationnelle tout en favorisant l’émergence de nouveaux mouvements associatifs, voire de nouveaux réseaux de solidarité. Ce « remodelage » constituerait le support principal des réformes en cours et pourrait favoriser l’émergence d’une « nouvelle économique sociale de marché » plus conforme aux réalités économiques mondiales. À travers une analyse des concepts d’égalité, d’équité, de justice sociale, de liberté et d’individualisme, Serge Gouazé montre quant à lui que l’idéal égalitaire, jadis si cher aux sociaux-démocrates et dans une moindre mesure aux chrétiens-démocrates, fait l’objet d’une critique qui, en Allemagne, transcende les clivages politiques et divise les partis. Les systèmes de protection sociale étant dans une impasse financière, due au déclin démographique, à l’unification et à la situation du marché de l’emploi, la réforme de l’État-providence est inéluctable. D’après l’auteur, si l’Allemagne s’est engagée dans la voie des réformes, ce n’est pas en raison d’une soudaine attraction pour le modèle néolibéral d’inspiration anglo-saxonne, mais contrainte et forcée.
11Cette contrainte et la révolution des valeurs qu’elle engendre ont également des conséquences dans d’autres domaines. Ainsi, selon Florence Rudolf, la politique de l’environnement, qui fait pourtant partie des éléments structurants de l’identité de l’Allemagne contemporaine, ne figure plus parmi les priorités des Allemands. Dans son article, l’auteur revient sur la genèse du mouvement écologique et sur son emprise croissant sur les politiques gouvernementales des trois dernières décennies avant de conclure qu’en dépit des avancées réalisées par l’actuelle coalition rouge-verte et d’une sensibilité toujours très grande des Allemands pour l’écologie, cette dernière fait, elle aussi, les frais de la récession économique et du remodelage socio-politique que la crise a rendu nécessaire outre-Rhin.
La république des citoyens
12La socialisation dont bénéficient les citoyens allemands se caractérise par un certain nombre de traits particuliers. Certes, comme dans le reste de l’Europe, ce sont d’abord la famille et l’école qui sensibilisent les jeunes Allemands aux règles sociales et leur transmettent un premier corpus de valeurs. Mais, plus qu’ailleurs, ces deux institutions sont aujourd’hui en crise. Bien que l’idéal familial soit resté populaire, on assiste depuis plusieurs années à une remise en cause des modes de vie traditionnels qui, comme le note Robert Hettlage, n’est pas sans conséquences pour le renouvellement démographique du pays. Concernant la proportion de femmes sans enfant, l’Allemagne se situe en effet dans le peloton de tête mondial, ce qui implique un inquiétant vieillissement de la population et fragilise le contrat intergénérationnel. De même, comme le laisse apparaître Werner Zettelmeier, le système éducatif allemand est confronté depuis plusieurs années à des problèmes « systémiques, budgétaires et pédagogiques », dont les Allemands ont d’ailleurs récemment pris conscience. La publication des résultats de l’étude PISA, qui a confirmé les lacunes des élèves outre-Rhin, s’est ainsi traduite par un débat public particulièrement vif et l’annonce d’une série de réformes par le gouvernement – il est notamment prévu de redéployer des moyens vers les secteurs primaire et préélémentaire.
13Parmi les autres spécificités de la socialisation « à l’allemande », du moins par rapport à un pays comme la France, on note l’absence de grandes écoles, distinctes de l’université publique, dans lesquelles seraient formées les élites du pays. On ne saurait cependant en conclure que l’Allemagne ne dispose pas de structures de formation spécifiques. Comme l’analyse Wichard Woyke, il y existe de nombreuses fondations – politiques notamment – qui ont précisément pour rôle de participer à la formation des citoyens. En dehors de leur mission de socialisation politique auprès d’un public élargi et de leurs activités de recherche, celles-ci s’attachent en effet à soutenir les jeunes les plus talentueux (Begabtenförderung) en leur octroyant des bourses d’étude et en leur fournissant un encadrement intellectuel de qualité. En outre, sans remettre en cause ce principe inhérent à la démocratie allemande, la modernisation engagée de l’enseignement supérieur, sur laquelle revient Werner Zettelmeier, fera probablement évoluer ce système. Le renforcement de la compétition entre établissements supérieurs dans un avenir proche, comme d’ailleurs le débat sur l’instauration d’une université d’élite, lancé en 2004 par le parti du chancelier Schröder, laissent en tout cas supposer un changement de mentalité outre-Rhin.
14Quant aux médias, conformément à la Loi fondamentale, ils participent à la formation de l’opinion en relayant les interventions des personnalités politiques, en orientant le débat et en contrôlant les instances publiques. En ce sens, et comme le remarque Manuela Glaab, ils jouent outre-Rhin un véritable rôle politique. L’auteur aborde la façon dont les médias remplissent leur fonction de socialisation, en mettant en exergue les tendances de la « société médiatique » d’une part, et de la « démocratie médiatique » d’autre part. Étudiant les rapports entre médias, monde politique et société civile à la suite des bouleversements du paysage médiatique qu’a connus récemment l’Allemagne, elle montre que ces derniers remettent en cause les règles traditionnelles du jeu démocratique. À travers le portrait des médias se profile donc en quelque sorte celui de la démocratie allemande, qui ne cesse d’évoluer sans rien perdre de sa remarquable solidité.
Notes de bas de page
1 Voir C. Demesmay, « Derrière le discours de l’amitié franco-allemande, quelle réalité ? », in C. Demesmay et H. Stark (dir.), Radioscopies de l’Allemagne 2005, Paris, Ifri, 2005.
2 Intitulé Qui sont les Allemands ?, le second ouvrage est consacré à la perception de soi et la relation à l’autre (parution en automne 2005 aux Presses Universitaires du Septentrion).
3 W. Bürklin et C. Jung, « Deutschland im Wandel », in K.-R. Korte et W. Weidenfeld (dir.), Deutschland-Trendbuch, Opladen, Leske + Budrich, 2001, p. 704. Sondage réalisé par Ipsos en novembre 2000.
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