Peut-on éviter la surveillance ?
p. 227-232
Texte intégral
1La surveillance n’est pas une notion récente. En France, la surveillance était gérée par le Ministère de la Défense et visait à assurer la sécurité du territoire1. Cette surveillance était alors acceptable puisqu’elle rentrait dans les objectifs même des prérogatives de l’État2. Le glissement de la surveillance entendue en terme territorial à la surveillance des individus sur un territoire présente le même objectif : la sécurité. En effet, au cours de ces dernières années, les sociétés démocratiques ont connu un nombre croissant d’actes terroristes, et ont vu le taux de criminalité de leurs zones urbaines augmenter de façon importante. Pour parer ces menaces, et en vue d’assurer la sécurité des citoyens, les États se sont tournés vers des mesures techno-sécuritaires (vidéosurveillance, biométrie, puces RFID…). Progressivement ces technologies ont été implantées dans des points stratégiques, à risque (aéroport, banques…), puis se sont développées dans le quotidien des citoyens (zone urbaine, domotique, géolocalisation…). Gérée par le Ministère de l’intérieur, cette surveillance des individus est, nous dit-on, voulue par le citoyen lui-même. Le citoyen consent à la sécurité, mais consent-il aux conséquences de la mise en place des mesures techno-sécuritaires dans la société numérisée ? En clair, la surveillance entendue dans une acception large, soulève la question de la protection de la sphère privée, du risque de déviances possible, de l’amoindrissement des libertés individuelles… Partant de ce constat, l’individu peut-il échapper à la surveillance ?
2Les gouvernements sont concernés par le risque accru d’insécurité. Afin de mieux appréhender les menaces criminelles et dans le but de permettre l’identification de suspects, les autorités présentent les mesures techno-sécuritaires comme un moyen infaillible de prévention des risques. Toutefois, il est nécessaire ici de nuancer le propos. La mise en place de la surveillance est basée sur une idée de prévention des risques incertains. Or, ni les études scientifiques, ni les décideurs politiques, ni les juristes ne nous permettent de savoir si un risque surviendra, et quand il aura lieu ; qu’il s’agisse de délinquance, violence ou acte terroriste. La question qui se pose alors est de savoir s’il est nécessaire d’accepter de mettre en œuvre la surveillance dans chacun des domaines de la vie quotidienne, dans les lieux publics et privés, alors que l’on ne peut prédire de l’éventualité d’un dommage ? À son époque déjà, Lucrèce écrivait : « Et quand bien même j’accorderais à ces gens qu’assurément on ne sait rien, je leur demanderais, comment, n’ayant jamais trouvé la vérité, ils savent ce qu’est savoir et ne pas savoir, d’où ils trouvent la notion du vrai et du faux et par quelle méthode ils distinguent le certain de l’incertain »3. Tout l’intérêt de l’application de la surveillance par prévention à tel ou tel risque est résumé par ces quelques vers de Lucrèce.
3D’autre part, et pour permettre au citoyen de pouvoir préserver son anonymat, garantie de la protection des Libertés individuelles, il est nécessaire de s’attarder ici à la problématique des données collectées par les technologies de la surveillance. Certains pays, à l’instar de la Suisse, de la France, du Danemark, de l’Allemagne et du Canada, sont sensibles aux questions de la protection des données et recherchent des solutions pour garantir la préservation de l’anonymat de leurs citoyens. En Suisse, par exemple, le préposé fédéral à la protection des données a émis des recommandations sur l’utilisation de la vidéo surveillance. Cette dernière « ne peut être effectuée que si l’atteinte à la personnalité est justifiée par le consentement des personnes concernées, par un intérêt prépondérant public ou privé ou par la loi4. Aussi, la vidéosurveillance doit être un moyen adéquat et nécessaire à la réalisation de l’objectif poursuivi, à savoir la sécurité, notamment la protection contre les atteintes aux biens et/ou aux personnes. Elle ne peut être retenue que si d’autres mesures moins attentatoires à la vie privée telles que verrouillages complémentaires, renforcement des portes d’entrée, systèmes d’alarme, s’avèrent insuffisantes ou impraticables5,6 ». Néanmoins, force est de constater que l’encadrement juridique actuel concernant la protection des données personnelles, et plus loin l’organisation de la surveillance, tant au niveau national qu’à l’international, n’est pas suffisant, et est loin d’être efficient. L’organisation de la traçabilité humaine en est la preuve. Enfin et concernant les autorités de contrôle, et plus précisément les autorités en charge de la protection des données personnelles, ces dernières s’avèrent inefficaces car peu connu des citoyens. Il est nécessaire de garder à l’esprit ici que les technologies de surveillance et les implications de ce phénomène revêtent un caractère invisible pour le citoyen… La problématique de la société de la surveillance reste donc fortement liée dans sa mise en œuvre à la prise de conscience de l’individu de ces techniques. L’État doit intervenir en opérant une balance équilibrée entre surveillance, sécurité et vie privée ; et l’individu doit, quant à lui, agir pour la protection de sa vie privée.
4L’un des moyens d’actions que pourrait avoir l’individu afin de protéger sa vie privée, et donc d’échapper à la surveillance, serait le recours aux technologies tendant à la protection de la vie privée7. Les législations nationales adoptées en vertu de la directive relative à la protection des données confèrent aux autorités nationales compétentes un certain pouvoir pour déterminer les caractéristiques techniques précises du système de traitement. Les autorités nationales chargées de la protection des données pourraient exiger d’intégrer et d’utiliser certaines technologies renforçant la protection des données personnelles lorsque le traitement de données en cause l’impose. Toutefois ces technologies semblent inapplicables à la surveillance8, puisque la sécurité semble être promue au rang des droits fondamentaux. L’objectif de protection des données personnelles, et plus loin de la vie privée paraît inconciliable avec la surveillance utilisée à des fins sécuritaires. Aussi, malgré un arsenal juridique supérieur aux pays de common law, la protection de la vie privée semble être accaparée par les entreprises privées. Dès lors, cette protection n’est plus une « affaire d’État », mais le fait d’entreprises privées motivées par l’aspect lucratif. Partant de ce constat, il ne semble pas possible pour le citoyen d’éviter la surveillance.
5Par l’émergence d’un ordre public sécuritaire, l’État jusqu’alors définit comme un État-Providence, vient asseoir son pouvoir sur une idéologie sécuritaire, devenant ainsi un véritable État gendarme. Bien qu’inscrit dans les prérogatives étatiques, la protection de l’ordre public par la surveillance utilisée à des fins sécuritaires vient redéfinir la notion même d’ordre public, ayant ainsi des répercussions sur les pouvoirs de police… L’objectif de sécurité humaine est louable lorsque cette notion est entendue dans sa dimension internationale. Appliquée au niveau national, cette notion prend un autre visage et risque de faire dévier les sociétés démocratiques fondées sur les droits de l’Homme et des Libertés, à une société du risque individuelle et individualisée. Les envies sécuritaires entraînent plus loin une redéfinition de certaine notion juridique telle que la délinquance9, qui semble être justifié au vu du sentiment d’insécurité.
6Basé sur la prévention des risques, et, plus loin, sur le principe de précaution, la mise en œuvre de la surveillance aux fins de sécurité n’est pas sans poser de problèmes. Elle induit potentiellement un véritable contrôle des populations non pas par l’État, mais de plus en plus par le secteur privé, organisant ainsi une véritable traçabilité de l’être humain. Pire encore, tout se passe comme si, l’homme vivait en démocratie en liberté surveillée, sans même s’en rendre compte. La prise de conscience de l’individu de l’ampleur de ce phénomène ne peut alors se faire que grâce à l’intervention des autorités compétentes en ce domaine. Mais, pour se faire, encore faut-il que l’État accepte de leur donner un réel pouvoir en la matière.
7Dans ce contexte, force est de constater qu’il est nécessaire de donner à la surveillance, entendue dans une acception large, un encadrement juridique prenant en compte une balance, voire un équilibre entre la sécurité voulue par l’État, et les libertés et droits fondamentaux des individus.
8Quelques pistes de réflexion semblent alors possibles. Si, le principe de précaution paraît s’appliquer à la surveillance à des fins sécuritaires, pourquoi ne pas calquer le régime de précaution à la surveillance, du moins en ce qui concerne l’établissement de la situation de précaution, et donc de risques potentiels. Il serait, en effet, judicieux d’établir une sorte d’étude d’impact préalable à l’instauration d’un système de surveillance afin de connaître le risque potentiel.
9Enfin, de même qu’il existe une charte de l’environnement, ou encore un grenelle de la téléphonie mobile, il serait intéressant de se pencher sur l’idée d’une charte de l’environnement numérique. La dématérialisation des données issues de la surveillance pose de nombreux problèmes, et cette charte pourrait apporter des réponses clés.
10« L’adversaire d’une vraie liberté est un désir excessif de sécurité »10… Cette citation trouve totalement application au domaine de la surveillance. L’utilisation des technologies de la surveillance et du contrôle à des fins sécuritaires ne peut en aucun cas parvenir à une société totalement aseptisé… Trop de sécurité, sans prise en compte des droits fondamentaux du citoyen, n’aboutira qu’à une redéfinition négative des libertés de ce dernier.
Notes de bas de page
1 « La surveillance du territoire s’entend de ce que les forces terrestres doivent participer à la protection du territoire national, assurer la permanence à la mer de la force océanique stratégique, surveiller et contrôler les approches du territoire national, assurer de façon permanente la surveillance et le contrôle des approches aériennes du territoire » définition tirée du Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale, disponible sur le site du ministère de la défense à l’adresse suivante :
http://www.defense.gouv.fr/livre_blanc/les_reperes/le_format_des_armees/les_formats_des_armees__1/les_formats_des_armees
2 L’article 5 de la Constitution de 1958 dispose en effet que « le Président veille au respect de la Constitution. (…) Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités ».
3 Lucrèce, De la nature des choses, traduit du latin par H. Clouard, G.F.- Flammarion, Paris, 1964, p. 130
4 Application du principe de licéité.
5 Application du principe de proportionnalité.
6 Propos recueilli dans le 15e rapport d’activités du préposé fédéral Suisse à la protection des données et à la transparence, disponible à l’adresse suivante :
http://www.edoeb.admin.ch/dokumentation/00445/00509/01255/index.html?lang=fr.
7 De l’anglais, PET’s, Privacy Enhancing Technology.
8 Exemple de la carte biométrique anonyme.
9 Redéfinition donnée par le rapport préliminaire de la commission prévention du groupe d’études parlementaires sur la sécurité intérieure, présidé par Jacques-Alain Bénisti, Sur la prévention de la délinquance, où le simple citoyen recourant à l’aide social est considéré comme un délinquant potentiel.
10 Jean de La Fontaine, extrait de la fable : Le loup et le chien.
Auteur
Doctorante en Droit public. Ses recherches portent sur la remise en cause de la vie privée par la surveillance dans la société numérisée. Elle est membre du conseil scientifique de la Mission Lille Eurométropole Défense Sécurité, chargée des questions relatives à l'intelligence économique et à la cybercriminalité.
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