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De la vidéosurveillance comme manifestation des raisons d’être ensemble

p. 201-226


Texte intégral

« Mon commandant, demanda-t-il, d’une voix calme en apparence, est-ce que je puis jeter un coup d’œil au nord, voir ce qu’il y a par-delà ces murs ?
— Par-delà ces murs ? Je ne savais pas que vous vous intéressiez aux panoramas, répondit le commandant. »
D. Buzzati, Le désert des Tartares

Introduction

1Le territoire peut se définir comme espace physique. Il peut être décrit comme simple superficie spatiale, une carte présentant les frontières d’un pays, illustrant les ressources naturelles en présence. Il peut aussi être décrit en termes de représentations, sous la forme, par exemple, de réseaux complexes que forment les manières juridiques et culturelles d’être ensemble au titre de l’occupation d’une superficie matérielle partagée. La représentation du territoire, de sa richesse, du sentiment d’être en relation avec lui prend sa source dans de multiples références. Dans les deux cas, espace physique ou espace symbolique, des indicateurs sont avancés : unités de surface, degrés des pollutions, pratiques culturelles.

2L’activité de surveillance s’inscrit dans l’une ou l’autre de ses définitions. Elle concerne aussi bien la défense de l’espace du territoire que la conservation de patrimoines multiples. La surveillance privilégiera ce qui s’observe, s’objective, ce qui se contrôle. L’activité de surveillance rend nécessaire une représentation a priori du territoire. En même temps, cette activité forge la représentation du territoire.

3La construction réciproque entre territoire et surveillance nous amène dès à présent à formuler deux hypothèses. Tout d’abord, pouvons-nous affirmer que si les pratiques de surveillance se modifient, c’est que se modifient les représentation du territoire surveillé ? Dans cette perspective, nous devons estimer que les pratiques de surveillance rendent compte des modifications du territoire tel que nous nous le représentons. Ensuite, nous avançons l’hypothèse du rôle des pratiques de surveillance dans la transformation des représentations du territoire, et donc dans les manière d’être ensemble.

4Dans le cadre d’un séminaire organisé au sein du programme CAnADA, il nous a été demandé de nous interroger sur « la qualification d’un comportement anormal ». Pour les commanditaires du programme, cette qualification constituait un point de passage nécessaire à la conception de « caméras intelligentes »1 capables de lancer sans intervention humaine des alertes en cas de danger. Réfléchir à la conception de telles caméras doit tenir compte d’une stabilité de la demande et d’une évolution de la réponse pour au moins deux raisons. Premièrement, les « caméras intelligentes » sont censées améliorer les trois fonctions classiques de tout système de vidéosurveillance : produire des données destinées à l’activité de surveillance, inscrire ces données dans un programme de surveillance, participer à l’orientation et au déclenchement d’interventions jugées nécessaires au regard des informations fournies et des objectifs politiques poursuivis. Remarquons que ce cadre fonctionnel préexiste à l’invention ou à la mise en œuvre des technologies que nécessitent les « caméras intelligentes » et leurs interfaces sociales. Telle est la dimension de la stabilité. Deuxièmement, l’évolution technique porte sur trois pratiques émergentes : l’interprétation automatique des images à partir de données-types ou de comportements-types, l’utilisation possible des caméras dans des espaces non-industriels comme les espaces publics ou les établissements recevant du public, la généralisation de l’acceptation politique et sociale de ces caméras pour surveiller des comportements humains en situation d’être ensemble. Ces trois pratiques s’inscrivent dans une évolution de la réponse à la fois technique et sociale. Cette double évolution constitue donc une innovation. En effet, elle se manifeste par une acceptation tacite ou affirmée de la présence des caméras dans des espaces et à destination de publics de plus en plus vastes. Les « caméras intelligentes, bien que pourvues de possibilités techniques nouvelles ne viendraient que prolonger les manières existantes de surveiller.

5En réponse à la demande qui nous a été formulée, nous nous interrogerons sur la nature de la surveillance qui devrait s’exercer pour déceler l’anormalité d’une situation ou d’un comportement, mais aussi, et par extension, sur ce qui devient nécessaire aux supposées « caméras intelligentes » pour repérer des comportements jugés anormaux. Comment se définit ce qui est normal et ce qui ne l’est pas ? Quelles solutions techniques sont apportées pour le faire ? Le but de notre propos ne sera pas bien sûr d’éclairer de manière technique ces modalités de tri, mais plutôt de comprendre en quoi cette manière répond aux raisons de l’acceptation politique de la possibilité du tri. Il sera également de recenser les conséquences de cette politique.

1. Territoire et surveillance

6Surveiller, c’est veiller à quelque chose. C’est également orienter, pour une personne ou un groupement de personnes, l’acte de veille vers un objet défini à l’avance. Quel est cet objet ? Pour l’œil des « caméras intelligentes », il s’agit d’un objet physique, par exemple un espace ou le comportement d’une personne. Cet objet physique est un espace pensé puisque l’alerte se déclenchera à partir d’un référentiel constitué d’objets ou d’événements anormaux. La surveillance de l’espace physique est inséparable de l’existence d’un territoire pensé. Surveiller exige de faire référence objectivement et subjectivement à un espace physique, mais aussi pensé, construit à partir d’expériences, d’émotions et de significations culturelles et sociales partagées.

7Nous l’avons dit : surveiller, c’est aussi veiller sur un objet constitué au préalable. Le territoire va, par la signification des situations ou des comportements que possède a priori le surveillant, inspirer l’orientation et la réalisation de la surveillance. C’est la représentation que possède le surveillant de la situation ou du comportement qu’il surveille qui oriente la surveillance elle-même.

8Surveiller un territoire c’est vouloir assurer son intégrité. Dans ce cas, les surveillants ou leurs commanditaires estiment que cette intégrité maintient la valeur ou les valeurs auxquelles tiennent les propriétaires réels ou symboliques, individuels ou collectifs attachés au territoire2. À divers titres, ils tiendront à cette valeur parce que l’intégrité, la non-violation de l’espace dans lequel ils résident temporairement ou non assurera la sécurité de cette résidence. Mais, sur ce territoire à la fois imprécis mais parfaitement défini, résideront ou passeront d’autres humains que ceux qui y résident habituellement et/ou qui ont le droit d’y résider. Dans les deux cas, surveiller un territoire revient à surveiller les humains qui y résident.

9Nous pourrons aussi vouloir surveiller un territoire dans lequel nous ne résidons pas ou dont nous ne sommes pas propriétaires, parce qu’il peut représenter une menace pour l’intégrité du territoire dans lequel nous résidons. Nous estimerons que des humains peuvent avoir l’intention de vouloir mettre à mal l’intégrité du territoire dans lequel nous résidons. S’ils n’ont pas cette intention, nous pouvons leur prêter.

10Veiller à, veiller sur : pour ces deux orientations de surveillance, il s’agit de maintenir l’état de la surface du territoire, par exemple l’espace territorial, mais aussi d’assurer les formes d’une résidence définie selon des normes auxquelles tiennent les résidents. Comment cette intention est-elle satisfaite ? La surveillance s’exerce sur la surface de l’espace (sécurité intérieure), à sa périphérie (sécurité des périmètres, des frontières). Elle peut s’exercer au-delà de la périphérie, notamment si les surveillants estiment que le faire permet d’identifier et de neutraliser plus facilement une menace vis-à-vis de la surface à protéger3. Cette surveillance de guet suppose un « œil » vivant ou matériel exercé. Quelles compétences doit-il posséder ?

11Nous supposons trois situations différentes. Première situation : la surveillance s’exerce grâce à l’œil humain. Dans ce cas, observation et interprétation se confondent dans le même espace-temps, dans la même intention, dans la même expérience. Deuxième situation : la surveillance s’appuie sur l’interprétation d’une image fixe ou mobile transmise en temps réel ou différé grâce à l’utilisation d’une installation technique de vidéosurveillance. Temps ou espaces sont divisés. Dans ces deux premières situations, l’interprétation reste assurée par les humains. Troisième situation : la surveillance peut également s’exercer grâce à l’utilisation d’un logiciel assurant la lecture automatique d’images produites par des caméras. Dans cette situation, l’interprétation ne sera plus directement assurée par les humains, même si l’intervention humaine agit ici et maintenant mais de manière indirecte à travers les algorithmes du logiciel utilisé.

12Dans ces trois situations, pour surveiller, il est nécessaire d’avoir préalablement répondu à plusieurs questions aux réponses plus ou moins sophistiquées. Que faut-il surveiller ? Qu’est-ce qui peut représenter et annoncer un danger contre lequel se prémunir ? Jusqu’où le risque de voir ce danger compromettre notre résidence est-il acceptable ? Ces différentes questions renvoient à des faisceaux de réponses différents. Par exemple : inventaires, des dangers pour la première, stratégies et ingénierie concernant le maintien de l’ordre ou l’accroissement de la sécurité pour la deuxième, définition de politiques publiques pour la troisième. Dans tous les cas, les réponses apportées ne peuvent être esquissées sans que des références culturelles et sociales soient convoquées et permettent de donner une signification à ce qui semblera vu et qui déclenchera alertes ou interventions.

13Sur le plan politique, surveiller poursuit une intention, celle de la possibilité d’une vie sans danger. La mise à l’écart de tout ce qui pourrait la menacer, voire y mettre fin est rejeté. Il va donc s’agir de nommer les dangers, d’évaluer les risques de leur apparition et de leurs effets, éventuellement de les hiérarchiser dans le cadre de politiques de prévention. Les critères habituellement retenus pour définir les risques sont « gravité » et « fréquence ». Ils renvoient à des normes sociales. Pour estimer la gravité, il est nécessaire de se référer à un jugement qui définit de manière simple ce qui est plus ou moins grave, important ou négligeable, acceptable ou inacceptable, habituel, ou exceptionnel. Ce jugement se doit d’être partagé. Et si la fréquence renvoie à une simple pratique comptable, elle n’échappe pas à une réflexion portant sur ce qu’il est nécessaire de compter pour estimer le poids social d’un danger, ou pour anticiper sur son apparition ou sur ses conséquences. Comme la gravité, la fréquence renvoie à des normes établies.

2. Une intensification du phénomène d’installation de la vidéosurveillance

14Que représente la vidéosurveillance dans l’espace public ? En 2009, en Grande Bretagne, 4,2 millions de caméras étaient officiellement répertoriées. En France environ 400 000. À Paris, on estimait leur nombre à environ 31 000. La RATP prévoyait l’utilisation de quelques 6 500 caméras en 2010 pour surveiller l’ensemble de son réseau.

15En France, en 2007, le marché de la vidéosurveillance était estimé entre 800 millions d’euros et 1,5 milliards d’euros selon les sources, avec un taux de croissance d’environ dix pour cent par an. Il était prévu une multiplication par deux de la demande publique en cinq ans. 2 000 collectivités locales (sur environ 36 000) auraient d’ores et déjà installé la vidéosurveillance sur leur territoire. Le rapport Melchior (IGA) d’octobre 2007 prévoyait le passage de 350 000 à 1 million de caméras en quelques années. Michèle Alliot-Marie, ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités locales et de l’immigration de mai 2007 à juin 2009, affichait la volonté de voir augmenter de manière significative le nombre de caméras de vidéosurveillance sur la voie publique avant la fin 2009. « J’ai lancé, dès mon arrivée au ministère de l’Intérieur, un vaste plan d’équipement en matière de vidéoprotection, qui se traduira à la fin de cette année par un triplement des caméras de voie publique. On passera de 20 000 à 60 000 », déclarait-elle en ajoutant que « dans la prochaine loi sur la sécurité intérieure, 555 millions d’euros seront consacrés sur cinq ans au développement des nouvelles technologies : police technique et scientifique et vidéoprotection »4.

16Il est difficile de s’y reconnaître dans la diversité de ces chiffres. Ils traduisent toutefois un mouvement d’intensification des installations de vidéosurveillance et surtout de la banalisation sociale du phénomène. Cette intensification se traduit par une demande sociale de vidéosurveillance, totalement indépendante de la preuve de son efficacité. Dans un sondage commandé par la CNIL à IPSOS (mars 2008), les Français exprimaient très majoritairement leur faveur pour la vidéosurveillance des espaces publics. Ils revendiquaient aussi que les installations capables de les surveiller soient elles-mêmes surveillées. Il semble rassurant que le surveillant soit aussi surveillé. Mais qui peut le faire et comment ? Selon le principe de la variété requise, ou « loi d’Ashby », un système de contrôle devrait posséder un degré de complexité supérieur au système qu’il cherche à contrôler ! Que peut-il en être de la vidéosurveillance ?

3. Une évolution manifeste de la question politique de la vidéosurveillance

17Il y a à peine dix ans, l’intérêt de l’installation de la vidéosurveillance dans les espaces publics nourrissait encore bon nombre de débats portant sur la menace que celle-là représentait pour les libertés publiques. Puis une autre question s’est progressivement imposée notamment du fait du coût de son installation et de son fonctionnement : quelle était son efficacité, notamment en matière de prévention des risques ? S’imposait de réfléchir à la manière d’évaluer son efficacité. Il s’avéra difficile de le faire pour plusieurs raisons : peu d’analyses de la situation préalable à l’installation ; peu de chance d’identifier des rapports de causalité entre une éventuelle baisse de la délinquance et l’installation de vidéosurveillance. Cette difficulté d’évaluation perdure, même si, aujourd’hui, ce serait plutôt l’évaluation de l’évaluation de la vidéosurveillance qui poserait question, surtout lorsqu’on observe des cas manifestes de concentration des pouvoirs. En effet, ce sont parfois les mêmes qui procèdent au diagnostic initial de sécurité communal, qui vendent, installent et entretiennent le système technique de vidéosurveillance, et qui évaluent ses effets en matière de prévention des risques. Si ce ne sont pas les mêmes, la manière que les différents intervenants ont de concevoir les questions de surveillance et de prévention est partagée.

18La succession de ces trois étapes, installation, évaluation de l’effet, évaluation de l’évaluation a constitué pour nous trois orientations de recherche. Il nous semble qu’à chaque étape un pas a été franchi pour fonder le caractère indispensable de la vidéosurveillance en matière de sécurité et de prévention des risques, y compris en l’associant à d’autres modes de surveillance. Des questions anciennes ont disparu. Des nouvelles ont surgi. « Faut-il installer une vidéosurveillance ? » devient :» Comment le faire ? », « Où faut-il l’installer ? » « Comment peut-on évaluer son efficacité puisqu’elle est installée ? » se substitue à : « Est-elle efficace quand elle est installée ? »

19Ces glissements de préoccupations esquissent une évidence. La vidéosurveillance est de plus en plus visible dans les espaces publics et les citoyens tendent à la plébisciter. On dit qu’elle est efficace. Comment encore le prouver, ne serait-ce que pour justifier aux yeux des derniers opposants une généralisation et/ou une sophistication des systèmes de vidéosurveillance ? Un temps viendra peut-être où la vidéosurveillance se dispensera de cette justification. Peut-être sommes-nous déjà entrés dans ce temps-là ?

20D’un point de vue anthropologique, cette variation de préoccupations présente un grand intérêt. La préoccupation récente pour l’évaluation de l’évaluation de la vidéosurveillance relève d’une volonté étatique (Ministère de l’Intérieur, Ministère de l’Équipement…) ou territoriale (communes…), même si, par ailleurs, ces mêmes sources peuvent se dispenser de résultats probants permettant de justifier des décisions d’installations nouvelles. Comment expliquer cette contradiction apparente. Nous suggérons deux pistes. La première concerne l’attrait pour la vidéosurveillance au titre d’une rationalisation systématique de la surveillance que permet la sophistication technique des systèmes mis en place. Cette rationalisation apparente renforcerait l’attrait de la surveillance. La seconde concerne l’influence réciproque de la rationalisation technique de la surveillance et celle de l’évaluation de l’efficacité que cette rationalisation est censée produire.

21Pour confirmer ces deux explications, deux difficultés se font jour. Tout d’abord, comment s’y prendre pour identifier à coup sûr un danger, ici associé à un « comportement anormal » ? Est-il possible de le faire ? Ensuite, comment s’y prendre pour évaluer avec certitude la production de sécurité d’un appareil de surveillance, et, notamment dans le cas où l’évaluation s’avérerait possible et positive, justifier à terme d’une généralisation de cet appareil ? Là encore, est-il possible de le faire ?

22Ces difficultés nourrissent des pratiques sociales de résistance face à une rationalisation du « social ». Ce mouvement de rationalisation s’inscrit dans des temps sociaux longs. La vidéosurveillance constitue un effet de ce mouvement. Par « rationalisation », nous entendons une généralisation du raisonnement instrumental dans l’explication et l’orientation de la vie sociale, et, par « social », le sens que Hannah Arendt attribue à ce concept (Arendt, 1961). Le « social » est le résultat de la disparition progressive d’une distinction franche entre sphère publique et sphère privée, le « public » devenant « une fonction du privé », et le « privé », « la seule et unique préoccupation commune ». Les raisonnements dominants en matière de sécurité d’un territoire reflètent la volonté politique de rationaliser l’activité de surveillance, c’est-à-dire d’améliorer sa productivité du point de vue des services qu’elle est censée rendre.

23Plusieurs questions se dessinent. Elles esquissent une problématique. Tout d’abord, est-il envisageable que l’accroissement de la demande de sécurité entraîne de manière quasi mécanique la mise en œuvre d’appareils et de dispositifs de surveillance ? Ne peut-on pas inverser cette interrogation et considérer que c’est plutôt la sophistication des appareils de surveillance, leur disponibilité sur un marché travaillé par le « sentiment d’insécurité » qui exacerbe mécaniquement la demande de sécurité ? Ensuite, est-ce la capacité technique des citoyens à être identifié dans l’espace public qui menace l’existence de l’identité de chacun ? Au contraire, n’est-ce pas une crise de la valeur attachée à l’identité personnelle qui engendre à la fois une indifférence vis-à-vis de sa propre identification et une revendication en faveur d’un renforcement des processus d’identification des autres ?

4. La dialectique identité - identification

24Cette succession de suppositions contradictoires déroutent moins si l’on s’interroge sur les effets politiques des appareils de surveillance. Le recueil de leur manifestation (Pécaud, 2002a ; 2002b ; 2003 ; 2005) nous a permis de construire une problématique de la vidéosurveillance des espaces publics. Nous la formulerons de la manière suivante :

25Premièrement, le point de vue que chacun se fait de sa propre identité, de ce qui constitue ses propriétés, la capacité qu’il a à se projeter dans l’avenir définit le degré attendu en matière de protection vis-à-vis de ce qui l’entoure, les humains comme les non-humains. La surveillance et la supposée protection du territoire occupé et parcouru qu’elle offre constitue une forme de protection parmi d’autres.

26Deuxièmement, d’un point de vue anthropologique, les formes de surveillance, notamment celles qui permettent l’identification des personnes et qui pourraient révéler leur intention rendent compte en partie de la conception collective des valeurs de l’identité de chacun, de sa préservation et de sa protection. C’est ainsi qu’une identification mécanique des comportements et encore plus des intentions suppose une définition mécanique de l’homme et de son projet d’existence. C’est donc au titre de cette définition que la vidéosurveillance traduit, pour ceux qui l’installent et l’utilisent, l’idée qu’ils se font de l’identification des hommes et la lecture de leurs intentions.

27De manière plus générale, l’identification d’une personne a toujours à voir avec l’identité de cette personne. Elle traduit la dynamique de l’appropriation de cette identité. Par là, l’acceptation ou le rejet de la forme d’identification exprime le mouvement d’une identité en œuvre. Parallèlement, l’idée que nous nous faisons de notre identité est le résultat des formes l’identification. L’identité se construit dans un processus de désignation, d’authentification mais aussi de reconnaissance sociale. Ce processus est permanent même si les ingrédients qui le composent peuvent s’avérer historiquement et culturellement variés et changeants.

5. L’interprétation de l’image, pierre d’achoppement de la mécanisation de la surveillance

28La vidéosurveillance se définit comme une technologie, c’est-à-dire un ensemble d’objets techniques au service d’un projet politique de surveillance et de prévention des risques mis au service de la sécurité publique. Cette technologie révèle les intentions du projet politique qui la supporte, comme elle peut aussi lui donner forme et l’orienter. La surveillance est réalisée grâce à la production d’images fixes ou animées. Les images produites dépendent des réponses apportées à des questions simples : qui ou quoi veut-on surveiller, comment le faire, quel résultat veut-on obtenir ?

29Les images se doivent d’être interprétées afin de fournir une information utile au surveillant et d’orienter la réponse technique à apporter en matière de protection. Cette interprétation sera ponctuelle ou systématique, subjective ou automatisée, a posteriori ou décidée à l’avance. Par exemple, les logiciels sur lesquels se penche le programme CAnADA devraient être capables d’interpréter en temps réel les images produites, éventuellement de déclencher des alertes en fonction d’indicateurs simples (ex : présence/absence de quelqu’un dans le champ de la caméra), ou d’interpréter des séquences estimées rendre compte d’une dangerosité potentielle (ex : abandon d’un bagage dans le hall d’une gare).

30Nous pourrions sophistiquer cette description, mais nous n’en aurons pas besoin. Il s’agit d’admettre que la mise en œuvre d’un système de vidéosurveillance permet d’établir un processus d’identification des citoyens via une technologie. A contrario, la compréhension de la technologie mise en œuvre n’apporte pas de réponse à la compréhension du processus d’identification lui-même. Identifier quelque chose ou quelqu’un, c’est d’abord et toujours ajouter une signification à ce qui n’en a pas a priori. Cette signification est non seulement constitutive de l’identification, mais aussi constitutive de l’identité de ceux qui surveillent comme de ceux qui sont surveillés.

31Une image produite par la caméra 14 le 7 juillet 2005 à 7h 21 mn, 54 secondes a fait le tour du monde des media. Essayons de décrire cette image et de l’analyser du point de vue du processus d’identification qu’elle suggère. À première vue, elle semble banale, montrant un groupe de citoyens s’apprêtant à franchir l’entrée d’un métro. Mais, quand nous apprenons que la caméra 14 fait partie du dispositif de surveillance du métro londonien, nous attribuons aux informations que contient cette image une signification nouvelle. Nous nous rappelons que ce jour-là, la ville de Londres fut l’objet de plusieurs attentats meurtriers. À partir de là, c’est comme si nous reconnaissions les auteurs de ces attentats. À travers l’identification des personnages mis en scène, nous attribuons à ces derniers une identité particulière, nous surinterprétons en quelque sorte ce que l’image nous montrait à voir jusqu’alors.

32Cette image est troublante. Elle n’a aucune signification particulière tant que les charges explosives que nous supposons contenues dans les sacs à dos que portent ces personnages n’ont pas explosé, et que les media nous informent que ces personnages sont bien les auteurs des attentats. Du point de vue du guet, nous ne voyons pas grand chose, sauf à considérer a priori que tous les porteurs de sac à dos sont porteurs d’explosifs !

33Une image n’a pas de valeur significative sans l’interprétation qu’elle engage. Si l’image ne dit rien, nous disons toujours quelque chose de l’image. L’image produite par la vidéosurveillance aurait-elle pu empêcher ces hommes de pénétrer dans le métro ? Pour éviter les attentats à venir, il aurait fallu plusieurs choses. A posteriori, paraissent évidentes. Le surveillant aurait dû savoir que les personnages visibles sur l’image seraient bien les auteurs des attentats à venir, et que ces derniers avaient décidé de passer à l’acte ce jour-là, à cette heure-là. Cette connaissance aurait dû entraîner leur neutralisation. Il n’en rien été. Autre scénario : il aurait aussi fallu que ces personnages se sachent surveillés et qu’ils estiment qu’il leur serait impossible de pénétrer dans le métro sans être reconnus et interpellés. Il n’en a rien été non plus. Mais être reconnus ne préoccupe plus à ce moment ces personnages qui se laissent voir. Pourquoi ? Parce qu’ils vont mourir. Ils ont déjà quitté le territoire surveillé, celui que la surveillance a pour charge de surveiller. De ce fait, ils ne sont plus ni reconnaissants, c’est-à-dire symboliquement présents aux autres, ni reconnaissables par les autres. Ils ont décidé de quitter la communauté des vivants.

6. Qu’est ce qui nous identifie et pourquoi faut-il que nous soyons identifiés ?

34Cette image pose deux questions : comment et par qui sommes-nous identifiables ? ; Pourquoi faut-il que nous soyons identifiés ? La première question suscite une série de réponses. Elles portent sur l’identité, considérée comme la reconnaissance de soi par soi mais aussi par les autres. Cette reconnaissance s’accompagne de ce que Ricœur appelle « le souci de soi » (Ricœur, 1990). Ce souci de soi équivaut au souci des autres.

35Nous nous identifions comme des sujets uniques, à la fois permanents, finis, différents des autres. L’un des fondements de l’identité est celui de la capacité à se définir et à se maintenir comme soi tout en étant différent de l’autre. En même temps, nous identifions les autres comme des autres « nous-mêmes », distincts de nous, mais, pas suffisamment différents pour que nous les considérions de manière étrangère. Sans cette capacité, nous ne pourrions pas être en relation avec les autres. Ne pas reconnaître les autres, c’est prendre le risque de ne pas être reconnu par eux. Max Weber estime que l’activité humaine ne peut être qualifiée d’action sociale que si elle signifie à peu près la même chose pour celui qui la réalise comme pour celui qui la voit réalisée (Weber, 1921). Il en est de même pour l’identité. Elle ne peut se détacher de l’identification.

36Une autre réponse consiste à considérer qu’il existe un processus d’identification (de soi et des autres) qui procède de logiques d’action telles que le mimétisme, l’identification, l’analogie et la ressemblance d’un côté, la distinction de l’autre. Enfin, l’une des conditions de l’identification, c’est que nous possédions des caractéristiques physiques, psychologiques, sociales que nous croyons immuables ou plus ou moins stables, et qui nous servent de références.

37Qu’entendons-nous de la part des personnes que nous avons interrogées à propos de la vidéosurveillance ? Une grande majorité déclare qu’elles veulent bien être surveillées par des caméras dans la mesure où « elles n’ont rien à se reprocher ». Elles revendiquent que leur activité peut être insignifiante. La liberté d’action ne serait pas entravée par la vidéosurveillance à condition que l’action entreprise soit socialement conforme. Traduction : un comportement « social », au sens de l’action sociale, est normativement acceptable. La normativité qu’il présente est le signe du caractère sociable de celui qui agit. Cette sociabilité peut donc être soumise à une surveillance, tant qu’elle se manifeste banalement. La banalité de l’action rend son auteur anonyme, à l’abri de tout risque de stigmatisation qui viserait une anormalité visible du point de vue du système de surveillance et de son éventuel programmation.

38D’une certaine manière, c’est tout ce qui ne me distinguerait pas des autres, tout ce que les autres et donc moi accepteraient comme conforme, comme normal qui me constituerait socialement. A contrario, ce qui me distinguerait trop des autres me menacerait dès lors que ce comportement serait surveillé et considéré comme anormal. Il n’y a ni contradiction, ni paradoxe dans cet argumentaire.

39L’identification est à la fois un mouvement de construction de soi et de reconnaissance de l’autre. L’une vient avec l’autre. L’identification est aussi un mouvement simultané de reconnaissance de soi et de construction de l’autre. L’identification comme double mouvement procède de pratiques sociales multiples. Nous évoquerons les pratiques éducatives, les phénomènes de projection, mais aussi et bien sûr les pratiques de surveillance et de contrôle.

40La seconde question évoquée relève d’une toute autre réflexion. Pourquoi devrions-nous être identifiés alors que notre existence se déroulerait « dans » le « social » ? Pourquoi devenons-nous objet à identifier pour les autres, ceux qui nous gouvernent, qui nous protègent et/ou nous contraignent en même temps ? La nécessité d’être identifié que nous supposons ici renvoie à l’existence d’un projet d’organisation politique ou sociale dont la fiabilité et la pérennité et, peut-être aussi, la moralité dépendraient d’une capacité à contrôler les êtres qui composent cette organisation, qu’ils soient normaux ou anormaux, conformes ou innovants, afin qu’ils puissent vivre ensemble. Cette question permet d’aborder les formes d’organisation sociale dans lesquelles le projet de vidéosurveillance prend forme.

7. Surveillance déclinante, contrôle émergent

41Deux grandes formes d’organisation de la vie sociale s’entrechoquent. La vidéosurveillance apparaît comme un dispositif hybride participant des deux. En effet, elle relève d’une société de surveillance finissante et d’une société de contrôle en train de se généraliser. D’un côté, l’observation d’un espace physique et symbolique, de l’autre le contrôle des flux, d’un côté la société de surveillance, héritière d’une société de souveraineté sans doute en perte de vitesse, de l’autre la gestion des flux humains, définie selon un modèle industriel post-fordien axé sur la maîtrise des flux, lui même en voie de généralisation.

42Michel Foucault distingue deux types de société (Foucault, 1977a). Tout d’abord, la société de souveraineté se structure autour de la question du territoire. Cette société compte sur la surveillance pour maintenir l’intégrité d’un espace physique défini selon des dimensions matérielles et symboliques. La sécurité porte sur les frontières, et le souverain exerce un droit de vie ou de mort sur les sujets qui menacent l’intégrité du territoire. La vidéosurveillance s’inscrit dans ce contexte. Puis, émerge la société disciplinaire. Il ne s’agit plus de surveiller un territoire mais bien un corps social. Le territoire correspond à des flux sociaux identifiés à travers des singularité : les migrants traversant les frontières, les délinquants se déplaçant au gré des concentrations de richesses à détourner, les personnes âgées descendant vers le soleil. La surveillance s’exerce sur les corps, sur ce que les corps ont d’apparent lorsqu’ils sont attachés au territoire. Ce pouvoir est dit biopolitique. Il s’applique à la discipline du corps social. Ainsi voit-on se juxtaposer un ensemble de milieux clos, sorte de micro-territoires spécialisés, chacun ayant ses propres lois. Ces micro-territoires contiennent des sujets qui, au-delà, appartiennent tous à une société de masse. Ils sont fabriqués par des structures architecturales et sociales qui les éduquent et les contraignent. Foucault relève des similitudes et des répétitions entre les formes d’organisation que sont l’école, la prison, l’hôpital, la caserne, l’usine… (Foucault, 1977a). Le panoptique conçu par Jeremy Bentham devient l’archétype de la société disciplinaire (Bentham, 1791). Les micro-territoires renvoient tous à la même dimension concentrationnaire. Leur distribution générale sature un espace sociopolitique plus vaste que l’espace/temps que chacun construit, et dont témoignent les parcours de vie de ceux qui les fréquentent. Ceux-là font l’expérience renouvelée d’une même contrainte par corps. La répétition de cette contrainte participe à une surveillance générale à laquelle peut se substituer l’auto-contrôle.

43Gilles Deleuze prolonge et réoriente la réflexion de Foucault (Deleuze, 1990 ; 1991). La société de contrôle se dispense de territoires. C’est une société « à l’air libre », fragmentée spatialement, organisée en réseaux, en circuits, une société dont la sécurisation passe par « le relevé des positions de chacun en milieu ouvert ». La surveillance de cette société produit des informations éparses, lesquelles rassemblées constitueraient une sorte de double numérique.

44Les réseaux sociaux qui se font et se défont exigent de la part d’une centralité chargée de surveiller un ensemble défini (ex : un état, une entreprise…) un contrôle flexible qui ne gêne pas la réalisation de l’action individuelle, l’initiative individualiste, en phase d’anomisation. Gilles Deleuze évoque le management de l’entreprise post-fordiste comme modèle social généralisé. Parmi les caractéristiques de ce modèle d’organisation de l’action collective, la gestion des flux, la réactivité, les rotations et les déplacements ainsi que la circulation des informations apparaissent comme les plus importantes caractéristiques de la maîtrise, donc du contrôle social.

8. Et si la vidéosurveillance n’était plus un problème ?

45L’usage de la vidéosurveillance témoigne d’une société où sont repérables les traits de chacun des différents idéaux-types sociaux que nous venons d’énumérer. D’une part, elle participe à la fois au contrôle de territoires certes ouverts mais contraignants par corps, et au contrôle des flux de population. Elle est ancrée à la fois dans la question du territoire et dans celle de la territorialisation, deux dimensions qui contribuent à la construction de l’identité individuelle et collective.

46Les nouvelles technologies de surveillance telles les RFID5 suggèrent de nouvelles formes de revendication (admises ou imposées) en matière de surveillance. Elles permettent de suivre à la trace chacun de nous sans engendrer de contrainte corporelle. L’individu repérable est libre de ses déplacements. La carte des flux devient le territoire. Cette surveillance se fait dans la durée. Se constitue une mémoire des déplacements socialement furtifs, capable de construire une identité sociale établie par l’inventaire des rencontres effectuées, des déplacements réalisés.

47Terminons par le contresens dont ont fait l’objet les travaux d’Adolphe Quetelet concernant le concept d’homme moyen (Quetelet, 1997). Ce concept correspond à la distribution normale des particularités de chaque homme au regard d’une loi générale de type macrosocial (loi de Gauss). Depuis le début du vingtième siècle, la société de surveillance mais aussi, à une moindre mesure, la société de contrôle ont en quelque sorte naturalisé l’homme moyen et considéré sa réalité à grande échelle via les dispositifs sociaux de reproduction et de contrôle et à stigmatiser les marges. Le contrôle social de la masse peut s’exercer de différentes manières : par prise en compte des particularités, par réduction des particularités.

48La future société de masse rencontrera les perspectives de la physique sociale décrite par Quételet. La surveillance finit par assimiler l’homme moyen à l’homme « normal ». L’homme moyen devient un homme caractérisé par des besoins auxquels l’organisation économique et politique va devoir répondre. Il va être saisi selon des stéréotypes qui deviennent les indicateurs de besoins à satisfaire. Vont apparaître également et simultanément des pratiques intégratives et culturellement ou socialement discriminantes. La surveillance par vidéo exprime ce détournement naturaliste. Elle participe à l’intégration par l’appel au mimétisme et à la stigmatisation par désignation des distinctions.

Conclusion

49Nous avons souhaité évoquer la question des rapports entre les formes de surveillance qui relèvent du contrôle social externe et les formes d’identité sociale, notamment celles contenus dans ce qu’on appelle le lien social, c’est-à-dire les raisons d’être ensemble et les manières d’être ensemble.

50En termes d’identité, nous pouvons évoquer l’importance sociale attribuée aux pratiques du self-control entendues comme contrôle de soi sur soi, comme manières d’exercer notre propre maîtrise, de prendre cas (ou soin) de nous-mêmes. Ces manières vont des plus intériorisées (dans l’ordre de ce qui va de soi) aux plus volontaires, comme les décisions que nous prenons pour nous conformer à ce qui est attendu de nous ou à ce qui nous semble favorable. Nous pouvons également considérer le renforcement technique du « contrôle externe » exercé par des individus ou par des « appareils » au sens d’organisations ayant pour mandat d’exercer un contrôle sur des individus (ex : la police). Ce contrôle se manifeste par l’application de procédures de contrôle et d’éventuelles sanctions (peines ou récompenses).

51La distinction entre contrôle de soi et contrôle externe définit un espace social parcouru de dynamiques identificatoires (socialisation, identification), de tensions (violence) qui passe d’un contrôle à l’autre. Il comporte de nombreux appareils de contrôle dont fait partie la vidéosurveillance.

52Les formes de surveillance d’une part, les raisons d’être ensemble et les manières de l’être d’autre part se construisent simultanément. Mais l’état et l’évolution des technologies de surveillance pose un dernier problème. Comment se fait-il que la revendication pour plus de liberté individuelle, pour plus de déréglementation en général puisse se trouver contemporaine d’une aspiration à plus de sécurité, aspiration justifiant l’intensification de la surveillance et du contrôle ?

53La vidéosurveillance apporte une réponse à ce paradoxe qui n’est sans doute qu’apparent. On peut la voir comme un système de transition entre les deux formes de société évoquées. Pourtant le rôle qui lui est dévolu nourrit plusieurs ambiguïtés. Les unes concernent la décentralisation, donc la multiplication de la vidéosurveillance. La vidéosurveillance s’inscrit alors dans la logique post-moderne du contrôle, un contrôle multicentralisé et contribue à l’affadissement de la surveillance conçue comme un exercice de guet qui peut protéger une société attachée à un territoire. Les autres concernent la persistance de la production d’une surveillance de territoire dans une société qui prône sans cesse la valeur des libertés individuelles et valorise les déplacements sans entrave. Ainsi s’impose le vocable de vidéo-protection pour évoquer ce qui était appelé auparavant vidéosurveillance.

54La protection n’aurait plus besoin de territoire pour s’exercer. Elle s’intégrerait aux flux humains eux-mêmes, notamment grâce à l’incorporation imaginaire des normes ou l’incorporation réelle des balises mobiles que sont les RFID. Être détectable partout et à tout moment, porter la mémoire des caractéristiques que nous ignorons nous-mêmes assurerait notre protection. Curieusement, nous retrouvons la proposition de R. Winicott lorsque ce dernier rappelait que seule la sécurité extérieure en provenance de l’entourage familial devait à termes apporter au nourrisson une sécurité intérieure disponible à tout moment et en toutes circonstances (Winicott, 1989).

Discussion

55Le projet de recherche CAnADA tel que nous l’avons compris suggère une série de questions auxquelles nous nous proposons d’apporter des éclairages suggérés par nos propres terrains de recherche.

56La première concerne les présupposés qui participent à la possibilité d’analyse en temps réel des images dans le cadre d’une politique de prévention sociale. L’analyse envisagée s’appuie sur des modèles probabilistes et non déterministes. Elle se veut novatrice dans la mesure où elle cherche à dépasser la simple reconnaissance des formes et leur suivi dans le temps (tracking). Pour cela, elle cherche à s’appuyer sur la complexité supposée du réel, mais aussi sur la capacité à en rendre compte en temps réel. Quatre présupposés sont à l’œuvre dans cette intention.

57Tout d’abord, l’orientation de l’action : si cette analyse vise à comprendre l’intention de l’« objet » observé à partir de son comportement, elle ne prend pas en compte l’influence possible du contexte de surveillance sur la formation même de ce comportement. Or il existe une dialectique comportementale entre le surveillant et le surveillé. Deux séquences d’orientation sociale de l’action peuvent être envisagées : la première peut être consignée comme une liaison entre (INTENTION - ACTION), la seconde comme (INTENTION - ACTION) - CONTEXTE). Cette dernière séquence tient compte de normes de comportement. Ces derniers se répartissent selon un continuum COMPORTEMENTS ALLANT DE SOI - COMPORTEMENTS CONSCIEMMENT ADAPTÉS À DES CIRCONSTANCES ANALYSÉES (STRATÉGIES).

58Ensuite, la multitude des rationalités en œuvre : même si généralement les logiciels de reconnaissance s’annoncent de type probabiliste et non déterministe, la liaison entre intention et action reste envisagée du point de vue de la seule rationalité instrumentale ou de son application technique (nous parlerons alors de rationalité technique). La personne à surveiller est prise en compte de l’extérieur, et son intention est déduite du seul point de vue de la dynamique de son comportement. Sont donc implicitement rejetées des dimensions relevant d’autres types de « rationalité » comme les oublis, lapsus, erreurs. Peut-on dire à coup sûr qu’un bagage sera volontairement abandonné ou simplement oublié ? De même, ne faut-il pas admettre que des intentions dolosives se traduiront en comportements visiblement conformes ?

59De plus, il nous faut revenir à l’action sociale. Selon Max Weber, l’action sociale suppose une signification collective attribuée à cette action. Deux modes de fabrication de cette signification peuvent être distingués. Tout d’abord cette signification apparaît dans le cadre des rapports entre surveillant et surveillé. L’analyse en temps réel des situations observées n’échappe pas à cette dynamique sociale. Elle se fait simplement en temps différé, soit avant, notamment par l’élaboration des modes d’analyse programmés, soit après (ou presque « pendant ») à partir du traitement des données enregistrées (cf. : reality mining). Ensuite, l’élaboration de cette signification se fait en dehors du système technique de surveillance lui-même (ou avec lui lorsque l’action comporte une stratégie consciente qui prend en compte l’intention de l’appareil de surveillance). Elle se fabrique dans la pression exercée par les uns sur les autres que celle-là soit synchronique (éducation, tradition, interdits…) ou diachronique (mimétisme, conformisme, contrôle construit ici et maintenant…). La signification collective de l’action est en soi une construction sociale de l’action dans laquelle le dispositif technique de surveillance joue son propre rôle.

60Enfin, les logiques de l’action collective sont également signifiantes pour ce qui ne se voit pas et qui relèverait de l’hypothèse d’un substrat social. Par exemple, un même comportement pourra prendre des significations différentes selon les cultures à partir desquelles il sera observé. Si les cultures ne déterminent pas mécaniquement les comportements, les significations qui leur sont attribuées définissent les cultures.

61La deuxième question porte sur la possibilité épistémologique de constituer ou non une typologie des « signaux visuels de dangerosité ». Du point de vue d’une socio-anthropologie des risques, la réponse ne peut être que nuancée. Sa formulation passe par une déconstruction des présupposés que contient en soi la formulation de cette possibilité. Il nous semble nécessaire d’en distinguer au moins trois. Tout d’abord, aucune dangerosité n’est visible en soi. La désignation des dangers est au minimum conjointement nourrie par une vision du monde (que nous appelons monde vécu) et par une intention, sans présager d’une liaison entre elles relevant de la rationalité instrumentale. De plus nous considérons qu’il n’existe pas de dangers « naturels » au sens où une puissance évocatrice attachée à leur morphologie les rendrait immédiatement visibles. Cela ne nous empêche pas d’admettre que des phénomènes naturels, c’est-à-dire constitués dans le réel, peuvent mettre directement en danger l’intégrité des êtres vivants, et, parmi eux, les humains. De plus, cette mise en danger peut se faire à l’insu de ceux qui, à un autre moment, admettent l’existence de ces dangers et de leurs effets. Enfin, même si nous admettions l’existence de dangers « naturels », ce que nous ne ferons pas, leur manifestation devrait obligatoirement être lue, c’est-à-dire interprétée. Elle ne pourrait être naturellement visible. Cette manifestation devrait se traduire au minimum par le fait de nommer, de désigner le danger et d’en évaluer sa prégnance, même à travers des catégories comme la fréquence et la gravité, habituellement utilisées en prévention des risques du fait de leur objectivité apparente. Elle se donnerait comme une signification construite dans un contexte général de significations. Le sens prendrait naissance dans un contexte.

62La troisième question a trait aux paradigmes scientifiques indispensables à la constitution de cette supposée typologie. De toute évidence, nous avons affaire à une vision comportementale de la dangerosité, c’est-à-dire à une sémantique du danger qui exclut toute interprétation, même si, par ailleurs, l’utilisation des réseaux dynamiques baysiens pour concevoir des solutions informatiques en matière d’analyse des images permet de dépasser l’impasse du déterminisme. Dans ce cas, l’analyse des images se fait par référence à des situations dangereuses précédemment établies, et non par un raisonnement causal qui relierait de manière systématique un objet, un ensemble d’objets (phénomène) et un indice de dangerosité. Toutefois, en termes de prévention des risques, le paradigme interactionniste ne peut être négligé. Il existe des phénomènes d’adaptation du surveillé au surveillant et réciproquement. Ces phénomènes se traduisent, par exemple, par l’adaptation des formes de délinquance à la surveillance des situations dans lesquelles elles se produisent, comme la rapidité et l’intensification de l’action de délinquance, le déplacement géographique de la délinquance, voire la réduction éventuelle de certains actes délictueux. Ces phénomènes se traduisent également par l’orientation de la surveillance vers tel type de population plutôt que vers tel autre, par sa concentration dans le temps ou dans l’espace, etc..

63La quatrième question concerne le statut social des objets techniques. Là aussi, il s’agit d’une affaire de choix paradigmatique. Ou bien nous acceptons une neutralité axiologique de l’objet technique, rendant ainsi hommage à la qualité d’une production technique dont la vertu ne dépendrait que de l’usage qui en serait fait par les humains, ou bien nous considérons que l’objet technique contient en propre une multitude de scripts sociaux, établis en amont par des intentions et en aval par des usages (usages officiels ou détournés). Dans cette perspective, il nous faut admettre que, si nous contrôlons les objets techniques, nous sommes également contrôlés par eux. L’hypothèse de l’existence de scripts sociaux inhérents aux objets techniques inscrit les rapports entre ces objets d’une part, leurs utilisateurs ou bénéficiaires d’autre part, dans un rapport plus général existant entre humains et non-humains. Cette perspective anthropologique offre la possibilité de renouveler en profondeur l’interrogation contemporaine qui porte la prévention des risques. Elle offre la possibilité d’une rupture réelle avec les solutions mécanistes qui président aux choix d’installer ou pas une vidéosurveillance.

64La cinquième question concerne la qualité éthique d’une telle typologie au cas où elle serait constituée. Nous ne souhaitons pas nous prononcer sur cette qualité tant que ne sont pas déconstruits les présupposés que nous venons d’évoquer. La réflexion éthique ne peut apparaître comme le supplément d’âme de choix techniques qui s’imposeraient sans discussion, sans déconstruction des présupposés qui les ont fait adopter. Ou la réflexion éthique a présidé à l’élaboration des choix techniques et dans ce cas, elle constitue l’un des scénarios inhérents à l’objet technique. Ou ce travail n’a pas été fait, et dans ce cas, la réflexion éthique n’a plus guère le choix que de cautionner ou de refuser les usages qui seront fait des objets techniques. Depuis le moment où a été décidé de dédier à la vidéosurveillance la surveillance des espaces publics, nous assistons à une sophistication des techniques déjà utilisées : enregistrement, possibilité de manier à distance la caméra, de zoomer, amélioration de la netteté de l’image, transmission, stockage, analyse différée ou en temps réel, etc.. Les choix qui sont faits correspondent à autant d’avancées techniques que tentent d’imposer les fabricants aux utilisateurs. Cela démontre que la réflexion éthique ne porte plus sur l’utilisation ou non de la vidéosurveillance, mais sur des questions présentées comme secondaires. Elle concerne, par exemple, la capacité qu’ont les images à pouvoir être utilisées dans la recherche de « preuves » judiciaires, ou le respect de la vie privée quand, dans les mouvements de rotation qui leur sont commandées les caméras balayent des espaces privés et que les caches informatiques sont déréglés. L’ensemble des améliorations techniques vise la netteté et la rapidité d’enregistrement, occultant d’autres questions possibles.

65La sixième question vise une clarification non seulement de la nature du ou des dangers auxquels renvoient les signes visuels mais aussi de leur mode social de désignation. Il s’agit de savoir qui désigne les dangers qu’il va s’agir de surveiller, et pourquoi des dangers seront mis en avant plutôt que d’autres ? Ces questions sont à la fois normatives au sens où elles renvoient à des classifications de valeurs, et politiques du point de vue des choix décisionnels qu’elles impliquent. Les réponses qui peuvent leur être apportées passent par une réflexion sur les formes de pouvoir et sur le rôle des normes sociales dans le sentiment d’acceptation de ces formes de pouvoir ou le sentiment de familiarité que ces dernières suscitent. Nous n’aborderons que partiellement cette question tant elle est vaste et semble décalée par rapport à la situation présente en matière d’installation de vidéosurveillance. Toutefois, nous souhaitons revenir sur quelques éléments significatifs du sondage évoqué précédemment. Trois chiffres suffiront. Tout d’abord, 65 % des Français interrogés estimaient que la vidéosurveillance permettait de lutter contre la délinquance et le terrorisme. Pourquoi donc cette formulation amalgamant deux actes délictueux sans grande ressemblance de nature, si ce n’est que, de notre point de vue, elle rendait compte de l’élargissement contemporain de la loi sur la vidéosurveillance aux questions de terrorisme ? Ensuite 71 % d’entre eux pensaient qu’il n’existait pas assez de caméras dans les espaces publics. Enfin, 79 % estimaient important qu’un organisme indépendant puisse contrôler les dispositifs de vidéosurveillance pour garantir le respect du droit à la vie privée. Pourquoi cette ambivalence de sentiment à l’égard de la vidéosurveillance qu’on semble appeler de ses vœux et que l’on craint en même temps. Ne pouvons-nous pas admettre qu’elle renvoie à l’évolution de l’idée que chacun se fait de la vie privée et au constat que cette dernière est dorénavant réduite à la seule intimité, au titre notamment d’une sécurité que nous souhaiterions et pour laquelle l’État nous serait encore redevable.

66La septième question porte sur la manière politique dont est posée la question de la surveillance et de la sécurité à laquelle renvoie l’usage de la vidéosurveillance et de la constitution d’une éventuelle typologie des signes de dangerosité. Michel Foucault apporte des réponses pertinentes à cette question en dégageant les deux voies qu’emprunte le libéralisme politique à partir du XVIIIe siècle (Foucault, 1978). Il distingue une voie révolutionnaire tablant sur l’idée d’une liberté inaliénable, sans condition, relevant d’un droit naturel et attribuant au peuple l’idée d’une souveraineté opposable à tout calcul d’intérêt. Cette voie est balisée par une rationalité juridico-déductive. Mais il distingue également une voie utilitariste pour laquelle la liberté est définie au titre de la capacité que son exercice aurait à apparaître légitime au plus grand nombre. De fait, cette voie privilégie non plus la naturalité de la liberté mais plutôt celle des intérêts au nom desquels les citoyens l’exerceraient mais aussi des conditions dans lesquelles ils le feraient. Cette dernière voie donne naissance à ce que Michel Foucault appelle la biopolitique, c’est-à-dire à une manière d’exercer le pouvoir à partir de la « nature » d’une population analysable, calculable. Dans cette perspective, il nous semble que la vidéosurveillance peut être comprise soit comme un « appareil » de surveillance et de contrôle social remettant en cause des libertés publiques inaliénables, c’est cette voie qu’emprunte les quelques opposants à cette technologie, soit comme un « appareil » utile garantissant des libertés individuelles ou collectives analysées selon un calcul des risques au titre de la désignation des dangers qui menaceraient ces libertés. Dans ce cas, sont légitimées et acceptées d’éventuelles restrictions des libertés individuelles dès que leur application représenterait un danger à leur existence et à leur exercice !

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Quételet, Adolphe, Physique sociale ou Essai sur le développement des facultés de l’homme (1861), Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des Lettres, 1997

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Weber Max., Économie et société/1, Les catégories de la sociologie, Pocket, Paris, rééd. 1995

Winicott Donald. W., L’enfant et le monde extérieur, Payot, Paris, 198

Notes de bas de page

1 On parle de « caméras intelligentes », capables d’analyser en temps réel et sans intervention humaine les images qu’elles produisent. Aujourd’hui, ces caméras sont principalement utilisées dans le monde industriel pour assurer une bonne marche en avant des installations de production.

2 Un agent municipal m’a rapporté qu’une personne âgée, surprise en train de voler des plantes dans un jardin public, aurait affirmé qu’elles lui appartenaient du fait que la ville les avait achetées avec l’argent de ses impôts…

3 Les méthodes utilisées pour assurer la sécurité des stades de football illustre ces différentes manières de surveiller. La surveillance intérieure est assurée par des caméras, généralement équipées de zooms puissants, reliées à un poste de contrôle et par des placiers chargés d’observer directement le public installé dans les tribunes. La surveillance des frontières passe par des caméras généralement manipulables à distance, installées aux abords immédiats du stade et par les contrôles d’accès imposés au public. Enfin, la surveillance de l’extérieur passe par l’observation vidéosurveillée ou directe des mouvements de foule dans la ville quelques heures avant le début du match, ou, encore plus en amont, par infiltration policière de groupes de supporters supposés dangereux.

4 Le Monde, 16 février 2009.

5 Radio Frequency Identification.

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