Droit et normalité : appréhension et évaluation des comportements anormaux
p. 119-131
Texte intégral
1Le droit, en ce qu’il réalise un encadrement normatif des conduites, participe à la fixation de la ligne séparative entre comportements normaux et anormaux. La norme juridique, qui formule interdits et prescriptions, dessine les contours des conduites stigmatisées par le droit comme déviantes. Le propre du droit serait d’ailleurs, selon le Doyen Carbonnier, de se saisir de l’anormal.
2Pour mesurer la portée de la relation qui s’établit entre norme juridique et déviance, il est nécessaire de se livrer à une réflexion préalable sur le concept même de normalité. Ce terme a été défini par André Lalande, dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, comme « ce qui se rencontre dans la majorité des cas d’une espèce déterminée » (Lalande, 1988, sens C). Le qualificatif « normal » renverrait donc au comportement moyen observé dans un groupe social donné, le comportement déviant étant celui qui s’écarte du comportement habituel. Une analyse statistique des conduites permettrait d’en découvrir la substance. Devrait donc être considéré comme normal tout fait caractérisé par une présence constante et régulière dans un groupe social donné. Tout comme la maladie est un fait normal de la vie physiologique d’un individu, le crime devrait donc être regardé comme un phénomène normal de la vie en société car inhérent à toute vie collective (Durkheim, 1895 : 66)1. Droit et normalité opèreraient donc dans des champs distincts : alors que le droit formule un devoir être (sollen), la normalité ne serait que l’expression d’un être (sein) statistiquement constaté ; alors que le droit concourt à modeler les comportements sociaux, la normalité ne ferait que livrer un état des lieux objectif et neutre des pratiques sociales.
3En travaillant sur le fait biologique, Canguilhem a pourtant démontré que la normalité ne peut être cantonnée dans l’ordre du fait (Canguilhem, 1966). Un jugement de valeur est inhérent à toute appréciation formulée en terme de normalité. L’anormal n’est pas seulement ce qui s’éloigne d’une moyenne objective, il est ce qui s’écarte d’une norme sociale reçue par le groupe et qui se traduit par une conduite majoritairement conforme à celle-ci. La normalité est donc révélatrice d’une force normative à l’œuvre dans le corps social (Chassagnard-Pinet, 2009), la régularité statistique d’une conduite n’étant que la traduction dans les faits d’une norme préexistante, d’un modèle d’action prescrit par la collectivité. « Le normal, c’est, relève Canguilhem, l’effet obtenu par l’exécution du projet normatif, c’est la norme exhibée dans le fait » (Canguilhem, 1966 : 180).
4Porteuse d’un modèle de conduite, la normalité interfère nécessairement avec le projet normatif du droit. Si la normalité ne peut être réduite à la légalité, le droit livre une expression institutionnelle de la normalité. Il réalise un processus de normalisation qui prend une double voie : la prohibition de la conduite anormale, désignée comme telle, mais aussi, la légitimation de la conduite normale, consacrée comme telle. C’est à la première fonction du droit – appréhender les comportements anormaux menaçant l’équilibre social pour les prohiber, les sanctionner ou les encadrer – que nous nous intéresserons.
5Les codes ont pu être décrits comme « de merveilleux “moules” à réduire les “anomalies sociales” » (Arnaud-Duc, 1986 : 134 ; Bastide, 1964 : 13) mais il faut rechercher dans quelles conditions le droit réagit aux déviances. Comment le droit appréhende-t-il le comportement anormal ? Une conduite n’est pas normale en soi mais du fait du jugement de valeur porté sur elle et au regard de l’étalon choisi pour formuler ce jugement de valeur. La notion de normalité étant un concept dynamique, intrinsèquement mouvant et fluctuant, l’appréciation de la conduite d’un individu en terme de normalité nécessite de construire un modèle référentiel : l’homme normal.
1. Appréhender le comportement anormal
6« Le législateur ne doit point frapper sans avertir », estimait Portalis. La protection de la liberté individuelle impose que le sujet soit averti des comportements, stigmatisés comme déviants, qui déclencheront une sanction de la puissance publique. Le droit doit permettre à l’individu d’apprécier, a priori, la licéité de la conduite qu’il va adopter. C’est ce qu’exprime, en droit pénal, le principe de légalité.
7Le principe de légalité – Le principe de légalité s’est affirmé à la Révolution en réaction à l’arbitraire de la répression exercée sous l’Ancien régime. C’est d’abord Montesquieu qui, dans L’esprit des lois, émet l’idée que la protection de la liberté individuelle impose que les incriminations et les peines soient prévues par la loi. La définition précise et préalable des interdits qui pèsent sur les individus protège ces derniers de l’arbitraire. Beccaria estime ainsi que « l’opinion que chaque citoyen peut faire tout ce que la loi ne défend pas, sans crainte d’autres inconvénients que ceux qui résultent de l’action même, est un dogme que tous les peuples doivent croire, que tous les magistrats doivent proclamer et placer sous la sauvegarde incorruptible des lois, dogme sacré sans lequel il ne peut exister de société légitime ».
8Cette exigence sera consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : l’article 8 proclame que « nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée ». Ce principe de la légalité sera ensuite repris dans le Code pénal de 1810 puis dans le nouveau Code pénal2. Il est également formulé par de nombreux textes internationaux : Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (art.11), Pacte international pour les droits civils et politiques de 1966 (art. 15) et aussi Convention européenne des droits de l’homme de 1950 (art. 7).
9Les sources normatives – Le principe de légalité ne se contente pas d’exiger une formulation préalable de l’incrimination et de la peine, il limite aussi strictement le type de normes pouvant les formuler : « Nul ne peut être puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas définis par la loi, ou pour une contravention dont les éléments ne sont pas définis par le règlement »3. Le principe de légalité restreint donc la nature des normes juridiques susceptibles de définir les infractions et les peines. S’agissant des peines, cette exigence est absolue, aucune exception n’est admise. Un arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, une convention collective, une circulaire, un règlement intérieur ou une norme privée ne peut en aucun cas prévoir une sanction pénale. En revanche, ce principe connaît quelques assouplissements pour les incriminations. Le législateur peut procéder à une délégation en faveur d’une norme inférieure mais encore faut-il qu’un texte législatif ait effectivement procédé à cette délégation.
10Conditions qualitatives – Pour s’assurer du respect de ce principe de la légalité, la Cour européenne des droits de l’homme vérifie, outre l’existence d’une règle de droit préalable, que l’interprétation que la jurisprudence en fait était raisonnablement prévisible4 et qu’ont été respectées « des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité »5. « Il faut d’abord, relève la Cour, que la loi soit suffisamment accessible ; le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné ; en second lieu, on ne peut considérer comme une loi qu’une norme énoncée avec suffisamment de précision pour permettre à un citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir à un degré raisonnable, dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé »6.
11De même, le Conseil constitutionnel juge que l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 impose « la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire »7. Cette exigence a conduit le Conseil constitutionnel à censurer certaines dispositions légales qui, par exemple, ne définissaient pas de manière assez précise les éléments constitutifs d’une infraction. A ainsi été déclarée inconstitutionnelle la disposition d’une loi qui prévoyait la mise en cause de la responsabilité du fournisseur d’hébergement « en absence de diligences appropriées »8. Sur la base des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le Conseil constitutionnel a, en outre, consacré, dans une décision du 16 décembre 19999, l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi qui impose au législateur « d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ».
12Cette exigence de clarté et de prévisibilité de la loi n’est pas cantonnée au droit pénal, elle se propage à l’ensemble des matières juridiques. Le producteur du droit doit édicter des règles précises et stables, il doit pour ce faire « rétrécir à l’extrême le cercle de l’indéterminé » (Dabin, 1935 : 111). L’exigence de sécurité juridique suppose donc « un appareil conceptuel et une terminologie relativement rigides » (Bergel, 1999 : 224) restreignant la part d’incertitude et le besoin d’interprétation inhérente à toute formulation.
13Demogue, bien qu’érigeant la sécurité juridique en fondement du droit, qualifiait pourtant ce dessein d’« idéal utopique » (Demogue, 1911 : 86). Il subsiste nécessairement une part d’indétermination que le droit n’est pas à même d’éradiquer. « Pour avoir la sécurité complète, constate cet auteur, il faudrait l’immobilité indéfinie de la société » (ibid.).
14Droit à texture ouverte- Le comportement anormal dont le droit essaie de se saisir est fuyant. Il ne se laisse pas facilement enfermer dans les lignes rigides d’un texte de loi. Comme le relève Durkheim, « un fait social ne peut (…) être dit normal pour une espèce sociale déterminée que par rapport à une phase, également déterminée, de son développement » (Durkheim, 1895 : 57). La normalité est une notion au contenu mouvant, qui doit constamment être redéfini, réajusté. « Le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique », précisait aussi Canguilhem (1966 : 176). Par ailleurs, l’infinie diversité des comportements anormaux ne permet pas au droit, pas plus qu’à n’importe quelle autre norme, d’en dresser une liste exhaustive et immuable. La nature instable de la ligne séparative dressée entre normalité et anormalité rejaillit sur la règle de droit qui essaie de s’en saisir.
15Les règles juridiques constituent « en vérité, relève Amselek, une étrange réalité, aux contours irrésolus, à la teneur indécise, sans fixité » (Amselek, 1994 : 58). L’infinie diversité des situations de fait impose la flexibilité du droit. Le législateur recourt alors à « des concepts d’un maniement assez aisé et assez souple, pour enfermer la vie sociale dans un cadre accommodé à sa complexité, à sa mobilité, à sa fluidité incessante » (Gény, 1914 : 163-164). Le droit se libère de l’ordre de l’absolu, auquel il aurait aimé se rattacher, pour pénétrer l’ordre du relatif. « Quittant l’univers des certitudes, il s’efforce de prendre en compte la complexité du réel ; et rompant une certaine dogmatique juridique, il entend faire preuve de pragmatisme » (Chevallier, 1998 : 671).
16Afin que la norme juridique ne soit pas figée dans une formulation rigide, le législateur insère des notions au contenu non-prédéterminé (encore appelées standards juridiques ou notions-cadre) au sein de la règle de droit (bonne foi, bonnes mœurs, faute, raisonnable…), donnant ainsi un contenu évolutif à la prescription juridique. Ces notions introduisent volontairement une part d’indétermination dans la formulation de la règle de droit. L’impératif énoncé par la norme juridique sera déterminé a posteriori, lors de son application. Ce n’est plus au législateur mais d’abord au destinataire de la norme, ensuite à son interprète, notamment au juge, de donner une teneur concrète à la norme. Cela suppose donc la construction d’un référent – l’homme normal – sur lequel le juge ou l’interprète de la norme pourra s’appuyer pour formuler un jugement sur la conduite litigieuse.
2. Construire un référent : l’homme normal
17L’homme moyen – L’essor de la statistique, au XIXe siècle, permet la découverte de régularités dans les données naturelles et sociales, desquelles on fait émerger des lois. La théorie des moyennes est rattachée à la loi dite « normale »10, dénomination suggérant la normalité de la tendance dominante. À partir des régularités sociales ainsi constatées, Quetelet infère l’existence d’un « homme moyen », qu’il érige en idéal. L’« homme moyen » est regardé comme une représentation objective de la société, un référent nécessaire à la formulation d’un jugement sur l’individu. L’homme moyen est « dans une nation ce que le centre de gravité est dans un corps ; c’est à sa considération que se ramène l’appréciation de tous les phénomènes de l’équilibre et du mouvement » (Quetelet, 1835 : 251). Cette icône, fruit d’une moyenne statistique, est érigée en modèle par son créateur.
18L’exemplarité a pourtant très vite été contestée à cet homme moyen. Ce dernier n’est que l’assemblage d’attributs composites, dégagés par voie de statistique : « l’homme qui en serait doué, fait-on remarquer, ne serait en effet ni beau, ni laid, ni bon, ni mauvais ; image des imperfections de la foule, il en réaliserait tout au plus le type de la médiocrité » (Bertillon, 1876 : 265). Des constantes statistiques observées dans une société ne peut être dégagé un idéal, susceptible d’être érigé en référent.
19Le fait social a, comme s’est attaché à le démontrer Durkheim, une existence objective, distincte de la simple accumulation des actes individuels. Pèse sur l’individu une conscience collective, faite des croyances et des sentiments communs aux membres de la société, qui ne peut être réduite à la moyenne des consciences individuelles11. Par le procédé statistique, n’est obtenu « que le sentiment social diminué de tout ce qu’il a perdu en s’individualisant » (Durkheim, 1897 : 361). « C’est donc une erreur fondamentale, estime Durkheim, que de confondre, comme on l’a fait tant de fois, le type collectif d’une société avec le type moyen des individus qui la composent. L’homme moyen est d’une très médiocre moralité. Seules les maximes les plus essentielles de l’éthique sont gravées en lui avec quelque force, et encore sont-elles loin d’y avoir la précision et l’autorité qu’elles ont dans le type collectif, c’est-à-dire dans l’ensemble de la société » (Durkheim, 1897 : 359). Le type collectif, que Durkheim oppose au type moyen, est caractérisé par son extériorité : il procède des états sociaux, non des états individuels.
20Le bon père de famille – Lorsque le juge est appelé à qualifier le comportement d’un sujet, l’appréciation s’opère à l’aune de la normalité. La faute qui engage la responsabilité civile de son auteur, l’indignité ou l’ingratitude qui entraîne la déchéance d’un droit… sont autant de notions qui procèdent d’une déviance au regard de la conduite normale. Inversement, la bonne foi, les bonnes mœurs, le bon père de famille ont la normalité pour essence. La normalité préside ainsi à toute qualification juridique qui a la conduite de l’homme pour objet. Le juge doit alors se livrer à une appréciation a posteriori de la conduite adoptée par l’individu au regard d’un référent qui prend, en droit civil, les traits du bon père de famille. La conduite requise ne pouvant être définie en des termes précis, émergea cette image référentielle dont chacun peut avoir une compréhension et une représentation immédiate.
21La construction de ce référent permet de donner, rétrospectivement, un contenu circonstancié aux obligations qui pesaient, par exemple, sur l’auteur du dommage. La faute est « l’inexécution d’une obligation préexistante », relevait Planiol (Planiol, 1905 : 283), mais dont le contenu n’est pas nécessairement prédéterminé. « Est constitutif d’une faute, tout manquement, si minime soit-il, volontaire ou involontaire, par acte ou par omission, à une norme de conduite préexistante. Cette norme de conduite a sa source soit dans la loi ou les règlements (droit pénal, droit civil, droit administratif…), – édictant une obligation, déterminée ou indéterminée – soit dans une série de règles de vie sociale, de morale, de convenance ou de technique, non formulées en textes législatifs : loyauté, bienséance, sang-froid, prudence, diligence, vigilance, habileté, déontologie professionnelle…, le tout selon le critère de l’homme normal de l’époque, du milieu, de la région » (Dabin, 1949 : 57).
22Cet étalon étant retenu comme point de comparaison, reste à en déterminer l’essence : le moyen, le soutenu, l’optimum ? « Type abstrait de l’homme adroit et sûr de ses actes » pour certains (Gény, 1902 : 838), « type humain statistique » pour d’autres (Dejean de la Bâtie, 1965 : n° 173), ou encore « type idéal de l’homme honnête et adroit » (Ripert & Boulanger, 1957 : n° 899), autant de formules qui marquent des divergences quant à l’acception de ce référent. Ce modèle ne serait-il que l’incarnation de la conduite moyenne : « l’homme moyen ni particulièrement soigneux, ni par trop négligent » (Lévy-Bruhl, 1953-1954 : 383) ? Le risque est alors d’ériger en modèle un être relativement médiocre. Ce type abstrait imposerait-il, au contraire, une certaine conception de la conduite idéale dans un milieu donné : un modèle « doté d’une sorte de coefficient de dépassement de soi-même » (Seyrat, 1985 : 130) ? Le bon père de famille n’est ni l’homme idéal, ni l’homme moyen, ni l’incarnation des plus hautes valeurs morales, ni le produit des pratiques statistiquement constatées12. « Le type de comparaison ce n’est ni l’homme très prudent ou très avisé, ni l’homme moyennement prudent ou moyennement avisé, c’est l’homme prudent et avisé » (Mazeaud & Tunc, 1934 : n° 428)13. Le droit « ne doit exiger de l’individu, dans ses rapports avec ses semblables, que la somme d’application et de soins compatibles avec les conceptions normales de l’époque » (Légal, 1922 : 129). Ce référent est le reflet des attentes et valeurs sociales communément partagées par les membres de la communauté : non ce qui est ordinairement fait mais ce qui est tenu comme devant être (Mazeaud & Tunc, 1934 : n° 444).
23Expression de la normalité, le bon père de famille ne trouve sa matière ni dans l’idéal, ni dans le donné statistique : il tire sa substance du jugement d’opportunité né de la confrontation de l’idéal et du réel. Il découvre la mesure de son comportement dans le sens commun14. À travers ce référent c’est à « un jugement spontané, intuitif du juge (l’évidence morale) » que l’on s’en remet (Carbonnier, 1969 : n° 228). « Bien que personne n’ait une connaissance a priori de la normalité, nous reconnaissons presque instinctivement l’anormalité. Nous n’avons rien d’autre que l’expérience pour évaluer l’usuel ou l’inusuel, et nous utilisons les données qu’elle nous fournit pour opérer une classification différentielle » (Wilkins, 1964 : 57). Le recours à l’image du bon père de famille révèle cette démarche intuitive. Cette icône a une force évocatrice qui dispense d’une définition rigoureuse de la faute. À la précision des termes est préférée la puissance suggestive d’une normalité incarnée.
24Perdant de sa force évocatrice, l’image du bon père de famille connaît une certaine désuétude15. Sont sollicitées d’autres icônes. L’homme normal se fait caméléon pour adapter son degré de diligence à la position économique ou sociale qui lui est attribuée. L’appréciation in abstracto sollicite une figure unique mais aux multiples déclinaisons : le bon consommateur (envers lequel on est moins exigeant), le bon professionnel (jugé avec plus de rigueur). La notion d’homme raisonnable est préférée en droit anglais et américain à celle de bon père de famille qualifiée de « plus frustre et plus élémentaire » (Tixier, 1956 : 276). Pourtant, cet homme raisonnable trouve sa substance moins dans la “raison” que dans le “ reasonableness” (le caractère raisonnable). L’homme raisonnable n’est pas conduit par « un système de principes a priori qui règle la pensée »16 mais par le fruit de l’expérience et le sens de la modération. Sa conduite est raisonnable, non rationnelle. Le raisonnable implique « une conformité aux principes du sens commun »17. Son appréhension est intuitive et casuistique. Le raisonnable repose lui aussi sur un jugement d’opportunité fondé sur la mesure et l’expérience.
25Le droit ne parvient pas à s’affirmer comme un système autonome de normalisation (Loschak, 1983 : 76-77). Il recourt à la force normative de la normalité pour donner corps au discours référentiel qu’il véhicule. Il propage une certaine représentation du normal et assure une reproduction des comportements considérés comme normaux selon un processus mimétique (Loschak, 1983 : 54). Il participe en cela à une homogénéisation des conduites inhérente à tout processus de normalisation (Foucault, 1975 : 216).
Bibliographie
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10.4324/9781315013497 :Notes de bas de page
1 Pour qui le crime « présente de la manière la plus irrécusée tous les symptômes de la normalité ».
2 Sur le principe de la légalité, RPDP 2001, p. 247 et s.
3 Art. 111-3 Code pénal.
4 CEDH 30 mars 2004, n° 53984/00, Radio France c. France, RTD. civ. 2004, p. 801, obs. J.-P. Marguénaud.
5 CEDH, 15 novembre1996, Cantoni c. France, Rec. 1996 V, p. 1627.
6 CEDH 2 août 1984, Malone, série A, n° 82.
7 C. const., n° 80-127 DC, 19 et 20 janvier 1981 ; n° 84-176 DC, 25 janvier 1984 ; n° 86-210 DC, 29 juillet 1986 ; n° 86-213 DC, 3 septembre 1986.
8 C. const., 27 juillet 2000, n° 2000-433 DC, JCP 2000, actu. p. 1739.
9 Décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, JO 22 décembre 1999, p. 19041.
10 Encore dénommée « loi de Laplace-Gauss », « loi gaussienne », « chapeau de gendarme », « courbe en cloche » ou « loi des erreurs ». Cette découverte mathématique majeure du XIXe siècle démontre que tous les phénomènes sociaux présentent une régularité lorsqu’ils sont observés en grand nombre. (Armatte, 1991 : 63).
11 « On diminue la société quand on ne voit en elle qu’un corps organisé en vue de certaines fonctions vitales. Dans ce corps vit une âme : c’est l’ensemble des idéaux collectifs. Mais ces idéaux ne sont pas abstraits, de froides représentations intellectuelles, dénuées de toute efficacité. Ils sont essentiellement moteurs ; car derrière eux, il y a des forces réelles et agissantes : ce sont les forces collectives, forces naturelles, par conséquent, quoique toutes morales, et comparables à celles qui jouent dans le reste de l’univers » (Durkheim, 1897 : 449).
12 Comp. (Légal, 1922 : 103) pour qui le droit prend « comme règle la conduite normale de la moyenne des hommes »
13 Assimilant le bon père de famille au « citoyen avisé » : C.A. Bordeaux, 29 février 1996, Juris-Data n° 041280.
14 Faisant référence aux « normes de civilité communément admises » : T.G.I. Montargis, 8 décembre 1999, d. 2000, inf. rap. p. 15 (SEITA déclarée pour partie responsable du préjudice subi par un fumeur atteint du cancer). La conduite, tel le fait de fumer, n’est pas fautive lorsqu’elle est « connotée de manière très positive » (ibid).
15 Voir, toutefois, (Pollaud-Dulian, 1997 : 361) soulignant l’actualité de la référence au bon père de famille en droit des affaires.
16 V° Raison, n° 5, Le petit Robert. Dictionnaire de la langue française.
17 In Dictionnaire rationaliste, Paris, éd. l’Union rationaliste, pp. 407-408, cité par (Khairallah, 1984 : 439).
Auteur
Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Lille 2. Rattachée au CRD&PD-Demogue, groupe d’étude des doctrines juridiques, elle est auteure d’une thèse sur la La normalité en droit privé français. Elle a notamment publié « La contractualisation de la production normative », (co-dir. D. Hiez), aux éditions Dalloz, en 2008.
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