L'enjeu démographique dans les débats et la mise en place des réformes des politiques familiales en France et en Allemagne : 1990-2008
p. 55-71
Résumé
Depuis les années 1990, l’importance de l’enjeu démographique dans les réformes des politiques familiales s’est estompée en France alors qu’il occupait une place centrale en Allemagne. Ces deux pays sont, en effet, confrontés à des situations différentes en la matière. En effet, dans un contexte où elle subissait l’emprise croissante des politiques de l’emploi, la politique familiale française qui a longtemps poursuivi un objectif explicitement nataliste, a relégué celui-ci au second plan du fait de sa fécondité relativement élevée. En revanche, en Allemagne, la faible performance du système éducatif, le vieillissement accru de la population et ses conséquences sur les retraites, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée ont joué un rôle décisif dans les processus qui ont conduit à une remise en cause des fondements et des principes qui avaient prévalu jusque là dans la politique familiale.
Texte intégral
1Depuis 2000, et en particulier sous la présidence allemande de janvier à juin 2007, l’Union européenne a renforcé l’attention portée à la question démographique et invité les États membres à mettre en œuvre des politiques visant à soutenir la fécondité et à permettre aux parents d’avoir le nombre d’enfants qu’ils souhaitent. Les enjeux démographiques sont, en effet, devenus plus pressants en raison du non renouvellement des générations et de la baisse de la fécondité qui prend des proportions préoccupantes dans certains pays occidentaux. La diminution de la population ainsi que son vieillissement sont les principaux enjeux de cette évolution. Les États membres ont diversement répondu aux recommandations communautaires. Leurs réponses politiques ne sont pas seulement liées à leur situation démographique mais dépendent aussi de la légitimité accordée à l’État pour traiter de cette question, des moyens mis en œuvre et des présupposés relatifs aux résultats escomptés. La France et l’Allemagne présentent deux cas intéressants à examiner car ces deux pays sont confrontés à des situations différentes en la matière, et leurs politiques démographiques ont suivi des trajectoires opposées, dessinant un chassé croisé au cours des dernières décennies. En effet, la politique familiale française qui a longtemps poursuivi des objectifs explicitement natalistes, a relégué ces objectifs au second plan depuis les années 1990, du moins dans les discours officiels car certains fondements « natalistes » de sa politique familiale subsistent. Depuis les années 2000, la France mène une politique articulée à des présupposés différents de ceux qui ont prévalu au cours des Trente Glorieuses. En Allemagne, en revanche, après avoir été longtemps négligées ou même ignorées, les préoccupations liées à la très faible fécondité sont apparues sur l’agenda des politiques sociales dans les années 2000. Dans quelles circonstances, ces préoccupations et les moyens d’y faire face ont-ils pu figurer sur l’agenda des politiques familiales alors que ce phénomène datait des années soixante et que le taux de fécondité était déjà bien inférieur à celui de la France dans les années 1960-70 ? Pourquoi la question de la fécondité est–elle passée au second rang des objectifs affichés de la politique familiale en France ?
2Pour analyser et évaluer le rôle et l’importance des enjeux démographiques dans les réformes des politiques familiales, il convient de les resituer dans le contexte économique et politique respectif de chacun des deux pays au cours de la période considérée. Il sera alors possible d’examiner les raisons pour lesquelles les politiques familiales de la France et de l’Allemagne se sont positionnées différemment à l’égard de cette question. Enfin, la mise en perspective des réformes récentes dans les deux pays permettra d’interroger la manière dont cette question est appréhendée et discutée.
La place de l’enjeu démographique dans les politiques familiales : rappel historique
Le retour du refoulé en Allemagne
3Dès le milieu des années 1960, en ex-RFA, le nombre moyen d’enfants était déjà bien inférieur à celui de la France : en 1970, l’indice conjoncturel de fécondité était respectivement de 2,02 et 2,47 et dix ans plus tard de 1,45 et 1,94. Alors qu’en France, dès l’amorce de cette baisse en 1965, les pouvoirs publics et les associations familiales commencèrent à s’alarmer et à envisager des dispositifs favorables à la relance de la natalité, les pouvoirs publics et le monde politique dans l’ex-RFA faisaient preuve d’une grande indifférence à l’égard de cette situation. Cette question restait un tabou en raison du passé national-socialiste et des objectifs explicitement natalistes poursuivis par l’ex-RDA.
4Pourtant sous le gouvernement d’Helmut Kohl (de 1983 à 1998), les deux ministres de la famille (CDU, Parti chrétien-démocrate) Heiner Geissler et ensuite Rita Süssmuth (qui réformèrent le congé parental en le rendant plus neutre du point du vue du genre) furent les premiers responsables politiques depuis la guerre à évoquer la question du déclin de la fécondité. Ils furent tous les deux l’objet d’attaques virulentes de la part des féministes et des partis de l’opposition (le SPD, Parti social-démocrate allemand, et les Verts). Rita Süssmuth avait pourtant mis l’accent sur l’égalité des genres dans la famille. Elle fut aussi la première à souligner, en faisant référence aux pays nordiques et à la France, qu’une meilleure articulation travail/famille pouvait avoir un effet sur la fécondité.
5On persista toutefois longtemps à penser, dans les milieux conservateurs proches du pouvoir, qu’en permettant aux femmes de se consacrer à plein temps à l’éducation de leurs enfants et en versant des prestations financières généreuses aux familles, il serait possible d’enrayer le déclin de la fécondité2. Pourtant, l’augmentation significative du Kindergeld (AF) au milieu des années 1990 – suite à des décisions de la Cour constitutionnelle (Bundesverfassungsgericht) en 1990 et 1992 et de nouveau, entre 1999 et 2002, l’augmentation des prestations et des avantages fiscaux (Kinderfreibeträge) n’eurent aucun effet sur les taux de fécondité, alors que le taux d’emploi des mères restait en même temps bien inférieur à celui de la France. La persistance de la faible fécondité ne pouvait donc être attribuée à une croissance significative et concomitante du taux d’emploi des mères.
6À la suite de l’arrivée au pouvoir de la coalition rouge-vert en 1998, on commença à tirer les leçons de ces expériences et les regards se tournèrent vers la Suède et la France, deux pays où la participation des mères au marché du travail est élevé et la fécondité bien supérieure à la moyenne européenne : le processus de social learning entra en action et la recommandation „von den Nachbarinnen lernen“ fut adoptée.
7En réalité, lors du premier mandat, le gouvernement fut surtout préoccupé de « flexibiliser » le marché du travail jugé trop rigide et de faciliter l’accès – en particulier aux mères – au marché de l’emploi en développant les mini-jobs et les emplois à temps partiel. Lors du second mandat, la ministre de la Famille mit l’accent sur l’égalité des sexes sur le marché du travail et dans la famille et entreprit de développer les politiques d’accueil du jeune enfant. Dans ce contexte, la question de la fécondité commença à s’immiscer dans les interstices des débats sur ces questions3, en dépit de la réticence des sociaux-démocrates (SPD) à l’égard d’un thème qu’ils jugeaient réactionnaire. Il fallut donc attendre l’arrivée au pouvoir de la grande coalition pour que ce thème apparaisse au grand jour sur l’agenda politique. C’est ainsi qu’en 2006, le rapport annuel sur la politique familiale remis au gouvernement mit en exergue « la promotion des enfants » et fit des propositions dont la philosophie s’inspirait des idées natalistes. Dans un contexte économique et social propice aux changements, la ministre de la famille Ursula von der Leyen ne craignit pas d’affirmer „Deutschland braucht mehr Kinder“ (l’Allemagne a besoin de plus d’enfants), un des slogans illustrant la volonté du gouvernement de tenter de remédier à ce problème.
Du natalisme à l’autosatisfaction en France
8À la différence de l’Allemagne, la France a une longue tradition nataliste en arrière-plan de sa politique familiale. Cette tradition s’enracine dans des courants politiques qui, au tournant du XXe siècle, ont présenté la « dépopulation » comme un « risque majeur » pour l’avenir de la nation française4. L’enjeu démographique a depuis plus d’un siècle été l’objet de préoccupations pour les pouvoirs publics, soutenus en cela par une grande partie de la société civile et des partis politiques, au point d’en faire une « obsession » nationale5. De fait, l’enjeu démographique reste présent dans le contenu et les instruments de la politique familiale. Il a ses experts, ses institutions de recherche et prodiguent des conseils aux gouvernements. Les démographes jouissent d’une reconnaissance forte, et sont sollicités pour éclairer les gouvernements sur la situation démographique et les décisions qui peuvent être prises en la matière.
9L’argument démographique, et notamment le souci de soutenir la natalité, a été fortement présent dans la construction de la politique familiale d’après guerre : les allocations familiales ne sont toujours pas allouées au premier enfant mais à partir du deuxième et leur montant est progressif avec le nombre d’enfants. Le soutien aux familles nombreuses était alors un objectif fort de la politique d’aide aux familles, prenant des formes variées, se concrétisant notamment par la création d’une carte « famille nombreuse » qui donne toujours accès à des réductions de tarifs, dans les transports publics notamment. Les mères de familles nombreuses bénéficient d’une reconnaissance de la part de la nation toute entière pour la contribution qu’elles apportent ainsi à l’édifice national. Et la forte protection dont bénéficie la maternité en France s’enracine dans l’idée qu’elle est un pilier de la société.
10Dans les années d’après-guerre, la dimension démographique de la politique familiale prit la forme de mesures visant à soutenir financièrement les familles. Il s’agissait d’alléger les coûts des enfants pour leurs parents, et notamment des enfants de rang trois et plus, pour les inciter à en avoir davantage. Jusqu’aux années soixante, la politique familiale promut le modèle du couple traditionnel en aidant généreusement les familles où seul l’homme pourvoyait aux ressources du ménage. À ce titre, l’Allocation de Salaire Unique (ASU), pendant longtemps versée indépendamment des revenus de la famille, était emblématique d’une politique soutenant la maternité et la mère au foyer sur le présupposé que la participation des mères au marché du travail pourrait les conduire à limiter leur nombre d’enfants. Par ailleurs, le poids de l’argument démographique pesa en faveur de l’inclusion parmi les bénéficiaires de l’ASU, des enfants nés hors mariage ou de nationalité étrangère, qui en avaient été exclus lors de l’instauration de cette prestation par le régime de Vichy.
11Sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, dans les années soixante-dix, la politique familiale connut un infléchissement avec la mise sous conditions de ressources d’une partie des prestations familiales : introduction d’une logique d’assistance, souci de neutralité à l’égard du travail féminin dans le calcul du montant des allocations furent à l’origine de cet infléchissement. Toutefois, le « ciblage » en faveur des familles nombreuses témoignait de la persistance de l’enjeu démographique et des préoccupations liées à la baisse de la fécondité. Les débats sur les moyens d’encourager les familles à avoir un troisième enfant étaient vifs dans l’enceinte politique comme dans les media et parmi les experts, conduisant même à instaurer une prime d’un montant forfaitaire pour la naissance d’un troisième enfant. Sa durée fut toutefois éphémère. Le constat d’une participation croissante des femmes au marché du travail, et en grande majorité à temps plein, a conduit les politiques à développer des prestations de soutien à la conciliation entre travail et vie familiale, une orientation que l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 ne remit pas en cause. Les écoles maternelles et les services d’accueil pour les jeunes enfants ont été développés ainsi que des prestations monétaires visant à soutenir les mères dans leur « choix » de poursuivre leur activité professionnelle ou de s’occuper de leurs enfants, au moins temporairement. Lors de sa création en 2005, l’allocation parentale d’éducation (APE) réservée aux familles de 3 enfants ou plus, devait permettre aux parents (de fait aux mères) d’interrompre leur activité professionnelle pour s’occuper de leur dernier enfant jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de trois ans. La rhétorique nataliste était encore présente dans les arguments justifiant la mise en place de cette allocation, comme celle relative à l’égalité entre hommes et femmes même si celle-ci n’aboutit pas aux résultats espérés. En dépit des débats houleux qu’a suscités la mise en place de cette prestation, accusée par certains d’être une incitation pour les mères à se retirer du marché du travail et à retourner au foyer, à l’encontre de leurs aspirations à l’émancipation vis-à-vis de leur conjoint “breadwinner”, la création de l’APE marqua un tournant dans les présupposés relatifs à la prise en compte de l’enjeu démographique dans la politique familiale. En effet, il ne s’agissait plus seulement pour les politiques d’alléger les coûts directs des enfants mais aussi d’alléger les coûts indirects en aidant les mères à se maintenir dans l’emploi et en offrant des « facilités » pour le faire. En outre, les politiques prirent note de l’inversion de la corrélation entre travail et maternité : travail et maternité ne sont plus mis en concurrence mais peuvent être « conciliables » si les politiques aident les parents à gérer cette tension. On observait en effet que les pays où le niveau de la fécondité se maintient le mieux sont ceux où les femmes participent en plus grand nombre au marché du travail, et à l’inverse, les pays qui enregistrent les baisses de fécondité les plus fortes sont ceux ou les mères sont moins présentes sur le marché du travail. Le France devient à la fin des années 1990 le pays emblématique, avec la Suède, d’une politique de « conciliation » qui participait au soutien de la natalité6. Les mesures d’incitation directe à la fécondité ne furent plus de mises, laissant la place à d’autres objectifs prioritaires pour la politique familiale. Le niveau élevé du chômage a sans doute contribué à mettre en sourdine la question de la fécondité : les réformes de la politique familiale en 1994 témoignent du fait que les pouvoirs publics ont été avant tout préoccupés par la création d’emplois et la diminution du chômage7. La réforme du système de prestations pour le soutien à l’accueil des enfants en 2004 visait ainsi à renforcer le soutien à la conciliation entre travail et vie familiale, présupposant que le bon niveau de la fécondité dont la France ne manque pas de s’enorgueillir est attribuable à cette politique8.
12Ainsi, le soutien à la natalité qui reste l’un des piliers de la politique familiale française est devenu un objectif moins explicite depuis deux décennies. Mais le phénomène de “path dependency” reste effectif puisque les dispositifs assignés à cet objectif sont restés en place : un système de transferts par le biais du quotient familial et des prestations familiales qui avantage les familles nombreuses, se distinguant ainsi des autres pays européens et en particulier de l’Allemagne.
Des situations démographiques contrastées en France et en Allemagne, mais des défis communs
13L’enjeu démographique majeur dans les pays occidentaux au début du XXIe siècle est le vieillissement de la population. Après le baby-boom d’après guerre, les pays d’Europe de l’Ouest sont confrontés depuis les années 1960 à une baisse de la fécondité et à un allongement de l’espérance de vie. Bien que les évolutions aillent dans la même direction, l’Union européenne n’est pas un espace homogène au regard des tendances démographiques. Non seulement l’intensité des changements varie, mais aussi leur rythme, ce qui influe sur les réactions des acteurs politiques aux défis que posent ces évolutions pour les sociétés occidentales.
Des situations contrastées
14En l’absence de compensation par l’immigration, l’effet combiné de la baisse de la fécondité et de l’allongement de l’espérance de vie conduit à une élévation de l’âge médian de la population, et à un accroissement du ratio de dépendance en faveur des personnes âgées. La notion de dépendance, que ce soit en raison de l’émancipation tardive des enfants vis-à-vis de leurs parents ou bien en raison de l’accroissement du nombre de personnes âgées, détermine les relations entre les générations, à la fois du point de vue des relations économiques (financement des retraites et des besoins croissants en soins), du marché du travail et des relations familiales.
15Les enjeux démographiques diffèrent en France et en Allemagne et en premier lieu du point de vue du niveau de la fécondité qui est en 2008 en France le plus élevé d’Europe (avec l’Irlande) et l’un des plus bas en Allemagne (tableau 1) mais avec de notables variations régionales (tableau 2).
Tableau 2 – Evolution de l’indice conjoncturel de fécondité (ICF) de 1990 à 2008
France | Allemagne : Anciens Länder2 | Allemagne : Nouveaux Länder3 | |
1990 | 1.72 | 1,45 | 1,51 |
1995 | 1.80 | 1,33 | 0,83 |
2000 | 1.87 | 1,41 | 1,21 |
2005 | 1.92 | 1,35 | 1,29 |
2006 | 2.00 | 1,34 | 1,30 |
2007 | 1.98 | 1,37 | 1,36 |
2008 | 2.02 | 1,37 | 1,40 |
16En 2008, l’espérance de vie à la naissance était légèrement plus élevée en France qu’en Allemagne, notamment pour les femmes. Il était de 77,5 ans en France et 77,3 ans en Allemagne pour les hommes, et de 84,3 ans et 82,6 ans respectivement pour les femmes.
17Les projections de population effectuées par Eurostat à l’horizon 2060 (Eurostat, 2009) indiquent que le départ à la retraite des générations du baby boom va accélérer le processus de vieillissement et peser sur le ratio de dépendance9. Ce ratio qui était de 0,25 dans l’Europe des 27 États membres et en France (soit 4 personnes en âge de travailler pour une personne âgée de 65 ans et plus) était de 0,30 en Allemagne. Les projections démographiques indiquent qu’en 2050, ce ratio serait de 0,50 dans l’EU 27, 0,45 en France et 0,56 en Allemagne, c'est-à-dire seulement deux actifs pour un retraité si les tendances démographiques restent inchangées (Eurostat, 2009 : tableau 1.19, p. 74). Seule une augmentation de l’immigration et de la fécondité pourraient ainsi modifier sensiblement cette tendance en générant un accroissement de la population. De fait, un changement de la structure d’âge de la population parait inévitable : la proportion de la population en âge de travailler va continuer de baisser tandis que la proportion des personnes âgées va continuer à augmenter. Le groupe d’âge avec la croissance la plus rapide est celui des 80 ans et plus dont la proportion dans la population dans l’UE 27 pourrait presque tripler d’ici 2050, passant de 4 % en 2008 à 11 % en 2050 (Tableau 3).
L’enjeu démographique dans les débats publics
18La diversité des évolutions contribue à orienter les débats sur la question démographique, devenue à l’échelon communautaire une véritable « cause » pour l’avenir de l’Europe, comme l’atteste le nombre de recherches commandées sur le sujet et de communications de la commission10. Le déclin de la population d’une part, son vieillissement d’autre part, ont mis sur l’agenda politique les questions de prise en charge des personnes âgées dépendantes, de l’immigration (pour compenser la faiblesse de l’accroissement naturel de la population et pour combler les besoins en main-d’œuvre), et le niveau de la fécondité. Les pays susceptibles d’être les plus concernés à court terme par les conséquences et la stagnation démographique sont ceux qui ont la fécondité la plus basse et où l’immigration ne compense pas le faible niveau de l’accroissement naturel. L’Allemagne fait partie de ces pays qui ont un accroissement naturel limité de leur population combiné avec un ratio de dépendance relativement élevé. C’est la prise de conscience de cette situation qui a conduit l’Allemagne à remettre la question démographique sur l’agenda politique et à se préoccuper du niveau de la fécondité et des enjeux liés au vieillissement de la population comme l’avenir des retraites ou la prise en charge des personnes âgées.
19Mais c’est surtout la fécondité qui fait débat dans les politiques familiales, ainsi que les présupposés qui servent de fondements à l’intervention politique dans ce domaine. Car un effet des politiques sur la fécondité n’est plus attendu de mesures accélérant le rythme des naissances ou encourageant l’augmentation de la taille de la famille mais plutôt de mesures visant à limiter la tension entre emploi et famille, tout en allant dans le sens d’une plus grande égalité entre les hommes et les femmes. La remontée de la natalité en France est ainsi souvent attribuée au fait que les mères peuvent poursuivre leur activité professionnelle tout en ayant des enfants, aidées en cela par la politique familiale. C’est cet argument qui est mis en avant par les politiques, les media et la plupart des experts. C’est aussi cet argument qui a été « exporté » vers les pays voisins, l’Allemagne notamment ou de nombreux échanges ont eu lieu sur cette question depuis une décennie.
Les réformes de la politique familiale en France et en Allemagne à l’épreuve des défis démographiques
20Pourquoi, actuellement, l’enjeu démographique ne revêt-il pas la même importance en France et en Allemagne ? C’est à cette question que nous tentons maintenant de répondre.
L’évolution des politiques familiales en France : du soutien à la natalité au soutien à la parentalité
21Bien que la France soit moins touchée que ses voisins par le vieillissement de la population, ces enjeux ne sont pas absents du débat public même s’ils sont parfois relégués au second rang des priorités. En France ces débats s’inscrivent dans un contexte de forte institutionnalisation de ces questions. L’organisme en charge d’éclairer ces débats est le Haut Conseil de la famille créé en 2008, en remplacement du Haut Conseil à la population et à la famille – HCPF – qui avait été institué en 1945 en même temps que le comité interministériel pour « éclairer le Président de la République et le gouvernement sur les problèmes démographiques et sur leurs conséquences à moyen et à long terme dans les domaines de la fécondité, du vieillissement et des mouvements migratoires, ainsi que sur les questions relatives à la famille ». Ce nouveau Conseil remplace également les conférences de la famille au cours desquelles le gouvernement présentait chaque année les grandes orientations et l’état d’avancement de la politique familiale aux associations du mouvement familial et aux organismes qualifiés en la matière. Il a pour mission d’animer le débat public sur la politique familiale, de formuler des avis et de proposer des réformes, ainsi que de mener des réflexions sur le financement de la branche famille de la sécurité sociale11.
22Depuis les années 1990, l’État se veut plutôt un « arbitre » qui accompagne les évolutions de l’institution familiale, ouvrant le champ à de nouvelles thématiques comme la question de la parentalité dans un contexte de diversification des structures familiales et d’augmentation du taux d’activité des femmes. Si les préoccupations natalistes resurgissent régulièrement dans le débat public pour légitimer des mesures visant à favoriser les familles nombreuses par exemple12, la politique familiale ne se veut plus ouvertement nataliste, mais cherche plutôt à garantir le « libre choix des familles » en donnant les moyens aux parents d’avoir le nombre d’enfants qu’ils désirent. Compte tenu de l’importance de l’emploi des mères, cette politique ne peut se contenter de compenser les charges de famille mais se donne aussi pour objectif de permettre de concilier une vie familiale avec une vie professionnelle. La réforme de la prestation d’accueil des jeunes enfants en 2004 visait à prendre en compte cet objectif et « à simplifier le système d’aides ». Elle a consisté à améliorer la solvabilisation des familles qui recourent à un mode de garde formel, à diminuer les frais de garde, à inciter les mères dans le cadre du recours au congé parental à travailler à temps partiel plutôt que de cesser complètement de travailler. Tout en avançant une rhétorique du « libre choix » des parents, il s’agissait de faciliter le maintien du lien avec l’emploi pour les mères de jeunes enfants. De fait, on observe que la fécondité n’augmente que pour les femmes de plus de trente ans, qui en général ont un emploi. Il convient alors de ne pas les décourager d’avoir un enfant en accordant la priorité au développement de l’offre d’accueil des enfants, ce que prévoit le Plan Petite enfance de 2006, et aux prestations réduisant les frais de garde, ce que vise le « complément de libre choix du mode d’accueil ». Toutefois, les préoccupations démographiques sont absentes de ces nouvelles priorités de la politique familiale qui, depuis les années 1990, est sous l’emprise croissante des politiques de l’emploi.
Des réformes radicales en Allemagne
23Les réformes en Allemagne ont eu une tout autre portée et ont souvent été qualifiées de paradigmatiques. L’objectif démographique a été étroitement imbriqué aux questions liées aux politiques de l’emploi. Autrement dit les préoccupations liées à la situation de la fécondité se sont encastrées dans une problématique plus globale dominée par l’impératif de soutenir la compétitivité économique de l’Allemagne. L’objectif nataliste a été clairement affiché dans ces réformes, et ceci d’autant plus que dans les anciens, comme dans les nouveaux Länder, l’ICF oscille entre 1.3 et 1.4 depuis quelques années.
24Outre le développement des infrastructures d’accueil des jeunes enfants, la réforme la plus emblématique du changement auquel on a assisté a été l’instauration de l’Elterngeld en 2007, largement inspiré du modèle suédois13. Un des objectifs fut de permettre aux femmes – surtout les plus qualifiées – de ne pas devoir renoncer à la maternité pour des raisons financières et professionnelles, en limitant la durée d’interruption de leur activité professionnelle à un an mais en la rémunérant de façon avantageuse (67 % du salaire antérieur). Une des critiques adressées à ce dispositif fut qu’il était évidemment antiredistributif, mais cela témoignait du souci de cibler les femmes qualifiées qui souvent renoncent à être mères pour des raisons liées à leur carrière. Le législateur cherchait aussi à encourager les couples à réduire l’intervalle inter-génésique : le montant de l’Elterngeld est augmenté de 10 % si un enfant naît dans les 24 mois suivant la naissance du précédent.
25Parmi les nombreux facteurs qui expliquent que l’objectif démographique ait pu être affiché si clairement, figurent aussi celui lié à l’enjeu du financement des retraites et les pressions du patronat et des employeurs en général pour mettre en place des mesures permettant le recrutement et la fidélisation des femmes qualifiées.
L’enjeu du financement des retraites
26Compte tenu du poids croissant, au sein de la population, des personnes âgées de plus de 65 ans et de ses répercussions sur un système de retraite par répartition, la question de la fécondité a été un sujet incontournable lors des débats sur la réforme des retraites14. À l’occasion de ces débats, les pouvoirs publics et le gouvernement mirent en avant les répercussions d’une faible natalité sur la croissance économique et sur le financement futur des politiques sociales. La rhétorique qui accompagna alors les discours sur le « manque d’enfants » participait parfois d’un certain catastrophisme. S’appuyant sur les travaux de l’Office statistique qui prévoyait une forte baisse de la population allemande à l’horizon 2050, le ministre de l'Intérieur Wolfgang Schäuble affirmait fin 2006 : « L'Allemagne vieillira par conséquent clairement au cours des prochaines décennies. L'immigration peut, certes, ralentir, mais non stopper cette tendance. »
…. mais la pénurie de travailleurs qualifiés représentait un enjeu tout aussi primordial
27Jusque dans les années 1980, l’économie allemande – encore axée sur l’industrie et la production de biens de consommation15 – eut moins besoin que la France de faire appel aux femmes sur le marché du travail et eut recours, pour combler le déficit de main d’œuvre qualifiée, à l’immigration et à l’embauche de travailleurs venus des pays d’Europe du Sud et de Turquie. Toutefois, à partir des années quatre-vingt, la croissance économique reposa essentiellement sur le développement des services et des technologies de pointe.
28Dans un contexte de compétitivité intense, les entreprises allemandes commencèrent à être confrontées à un besoin croissant de main d’œuvre qualifiée : selon un récent rapport remis au ministère de l’Économie, la pénurie actuelle de main d’œuvre qualifiée, d’ingénieurs et techniciens en particulier, coûterait à l’économie allemande environ 20 milliards d’euros par an, soit 1 % du PIB16. Selon la Chambre de Commerce et d’Industrie (Deutscher Industrie-und Handelskammerstag, DIHK), 57 % des entreprises interrogées (tous secteurs confondus et quelle que soit la taille de l’entreprise) affirmaient, fin 2008, que le principal handicap à l’innovation qu’elles rencontraient était la pénurie de main-d’œuvre ayant les compétences requises. Celle-ci est aggravée par la désaffection actuelle des jeunes à l’égard des métiers scientifiques et techniques.
29En dépit de la crise économique, les entreprises restent donc soucieuses de fidéliser leur „qualifizierte Fachkräfte“17 compte tenu, notamment de la diminution depuis 1998 de la population en âge de travailler18 et du fort ralentissement de l’immigration depuis 2001 comme le montrent les données récentes de l’OCDE19. Dans ce contexte, les femmes qualifiées représentent un potentiel20 susceptible de pallier, au moins partiellement, cette pénurie. Leur mobilisation pour le marché du travail nécessitait toutefois un développement accru des infrastructures d’accueil des jeunes enfants. Dès lors, le patronat allemand ne ménagea pas son appui à la ministre Ursula von der Leyen, devenue depuis le changement de gouvernement fin 2009, ministre du Travail, comme en témoignent les prises de position du président du directoire du groupe BASF et des représentants des entreprises Bosch et Thyssen-Krupp favorables à la proposition, en février 2007, de tripler le nombre de places en crèches d’ici 2013. Le PDG de BASF, Jürgen Hambrecht, répliqua vivement aux attaques et critiques des conservateurs de la grande coalition qui accusaient la ministre de vouloir subordonner la politique familiale aux impératifs des politiques de l’emploi et déclara que « les enfants, l’État et l’économie bénéficient du fait que la question de la formation précoce des jeunes enfants soit prise plus au sérieux ».
Conclusion
30En France, le niveau relativement élevé du taux de fécondité a sans doute contribué à reléguer les enjeux démographiques à l’arrière-plan des préoccupations liées à la montée du chômage, à la lutte contre la pauvreté et la volonté politique de promouvoir l’emploi féminin. C’est dans ce contexte que la politique familiale a subi l’emprise des politiques de l’emploi. En Allemagne, les résultats de l’enquête PISA, la réforme du système des retraites, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée ont joué un rôle décisif dans les processus qui ont conduit à une remise en cause des fondements et des principes qui avaient jusque là prévalu. La question de la faible fécondité n’a pu surgir sur l’agenda des politiques publiques qu’en étant étroitement articulée et portée par d’autres enjeux de nature économique et budgétaire. Les logiques qui ont sous-tendu la décision d’introduire des réformes sont toutefois de même nature dans les deux pays : l’ordre économique a prévalu, les contraintes liées à la compétition économique ayant pesé lourd dans la balance.
31En Allemagne au regard de l’objectif visant à encourager ou à permettre aux couples d’avoir des enfants, les résultats sont pour l’instant décevants. Après une légère augmentation en 2007 (liée à un changement du calendrier des naissances), l’ICF se maintient à un niveau très bas. La proportion de femmes sans enfants a encore augmenté21 : 21 % des femmes nées de 1964 à 1968 (âgées de 40 à 44 ans) n’ont pas eu d’enfants contre 12 % de celles nées entre 1944 et 1948, ce phénomène affectant en particulier les anciens Länder. Et le nombre de naissances a diminué, passant de 767 000 en 2000 à 682 524 en 2008. Sans doute les espoirs qu’avaient suscités les réformes participaient-ils d’une certaine naïveté : les facteurs explicatifs des comportements de fécondité et de leur évolution sont multiples et une politique volontariste ne suffit pas pour remédier à une situation ancienne.
Notes de bas de page
2 J. Fagnani, « Family Policies in France and Germany : Sisters or Distant Cousins ? », Community, Work and Family, 2007, n 1, p. 39-56.
3 H. Bertram, H. Krüger, K. Spiess (éd.), Wem gehört die Familie der Zukunft. Expertisen zum 7. Familienbericht, Berlin, Ed. Barbara Budrich, 2006.
4 H. Le Bras, F. Ronsin, E. Zucker-Rouvillois (éd.), Démographie et politique, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 1997.
5 H. Le Bras, Marianne et les lapins. L’obsession démographique. Paris, Olivier Orban, 1991.
6 M.-T. Letablier, « Why France has High Fertility : the impact of Policies supporting Parents », The Japanese Journal of Social Security Policy, 2008, vol. 7 (2), décembre, p. 41-56.
7 J. Fagnani, 2007, op. cit.
8 Cette autosatisfaction proclamée par les acteurs politiques se retrouve aussi dans les media. Dans un discours sur la politique familiale prononcé le 13 février 2009 au Palais de l’Elysée, le Président de la République déclara : « La France, et ce n’est pas un hasard, a une natalité robuste, le meilleur taux de fécondité en Europe, avec plus de 2 enfants par femme – 834.000 enfants sont nés en France l’an passé – C’est un record depuis 30 ans. On ne va tout de même pas changer un système qui nous a permis d’avoir une politique familiale qui a ces résultats ».
Pour illustrer la position des media, on citera le titre du journal Le Monde du 20 octobre 2009 qui consacre une double page à cette question : « Démographie, l’exception française. Championne d’Europe de la fécondité, la France a adopté le modèle familial scandinave qui associe travail des femmes et naissances hors mariage, ce qui ne l’empêche pas d’être touchée par le vieillissement de la population ». L’article s’accompagne d’un long entretien avec François Héran, l’ancien directeur de l’Institut national d’études démographiques sur les raisons de cette situation. Le rôle de la politique familiale française y est souligné en ces termes : « La clé de la politique familiale française, c’est sa continuité : elle fait l’objet d’un consensus très fort, acquis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et régulièrement reconstruit depuis lors par les générations successives. Lors de la dernière campagne présidentielle, en 2007, ni la droite, ni la gauche n’ont d’ailleurs remis en cause les fondements de cette politique ».
9 Ce ratio est calculé avec au numérateur la population de 65 ans et plus et au dénominateur la population en âge de l’activité (15-64).
10 En particulier la communication sur « The demographic future of Europe – from challenge to opportunity » (COM (2006) 571final), approuvée par la commission en octobre 2006, qui fait le point sur la situation démographique de l’Union européenne et établit une feuille de route. Elle souligne que l’UE a devant elle une dizaine d’années pour préparer les mutations liées notamment au vieillissement des cohortes du baby-boom. Cette préparation doit se faire « dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, mais avec un renforcement des actions dans les domaines du vieillissement actif, de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, de l’égalité des chances et de l’adaptation des infrastructures » (discours de Vladimir Spidla, commissaire européen, en ouverture des travaux du groupe d’experts sur les questions démographiques). Cinq thèmes de travail sont identifiés dans cette communication : le renouveau démographique, le potentiel de population active, l’efficacité du travail, l’immigration, la viabilité des finances publiques.
11 Ce Haut Conseil se compose de 52 membres : des représentants de l’État, des collectivités territoriales, des organismes de sécurité sociale, des partenaires sociaux, du mouvement familial ainsi que sept personnalités qualifiées désignées par le ministre en charge de la famille.
12 M. Godet, E. Sullerot, La famille, une affaire publique, Rapport du Conseil d’Analyse Economique n° 57, Paris, la Documentation française, 2005.
13 J. Fagnani, « Les réformes de la politique familiale en Allemagne. L’enjeu démographique », Institut Français des relations Internationales (IFRI), Coll. Notes du CERFA, 2010, Octobre, n° 71.
14 M. Veil, « Allemagne : retraite à 67 ans. Baisse des pensions ou nouvelle culture de travail dans la vieillesse ? », Chronique internationale de l’IRES, 2007, n° 105, p. 3-17.
15 Source : StBA 1998a http://www.v-g-t.de/karten4/u1_tab1_1.htm
16 I. Bourgeois, « La crise : une chance pour les PME allemandes », Regards sur l’économie allemande, 2009, n° 9, mars.
17 DIHK-Mittelstandsreport 2009
18 Depuis 1998, la population âgée de 15-64 ans diminue de 0,1 % à 0,6 % par an et augmente par contre de 0,4 % à 0,7 % en France (Source : IMK, Berlin, 2008).
19 Source : OCDE, 2009,
http://ocde.p4.siteinternet.com/publications/doifiles/812008071P1T025.xls
20 H. Holst, Die stille Reserve am Arbeitsmarkt, Berlin, Ed. Sigma, 2002.
21 Mikrozensus 2008 – Neue Daten zur Kinderlosigkeit in Deutschland, Pressekonferenz am 29. Juli 2009, Berlin.
http://www.destatis.de/jetspeed/portal/cms/Sites/destatis/Internet/DE/Presse/pk/2009/Kinderlosigkeit/
Auteurs
Directrice de Recherche au CNRS, Centre d'Économie de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Directrice de Recherche au CNRS, Centre d'Économie de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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